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Aurora Floyd/39

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 252-272).
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CHAPITRE XXXIX

Bulstrode expie le passé.

Mellish et Bulstrode se promenaient de long en large sur la pelouse devant les fenêtres du salon pendant la même après-midi que l’agent et son subordonné avaient perdu de vue Hargraves. C’était un temps lourd que cette période de veille et d’attente, d’incertitude et d’appréhension, et le pauvre John s’agitait amèrement sous le fardeau qu’il avait à supporter.

Maintenant que le bon sens de son ami était venu à son secours, et que quelques simples paroles prononcées ouvertement avaient dissipé le terrible nuage du mystère, maintenant qu’il était tout à fait assuré de l’innocence de sa femme, il n’avait plus de patience pour les campagnards stupides qui se tenaient à distance de la femme qu’il aimait. Il aurait voulu sortir et se battre pour sa femme outragée, et renvoyer toutes les injures à la face des gens qui avaient attaqué son Aurora idolâtrée. Comment osaient-ils, ces lâches calomniateurs, garder une mauvaise pensée contre la plus pure, la plus parfaite des femmes ? Naturellement Mellish oubliait complètement que lui, le défenseur légitime de toute cette perfection, avait souffert que son esprit fût obscurci par l’ombre de cet odieux soupçon.

Il haïssait ses anciens amis de jeunesse pour leur éloignement ; les domestiques de sa maison, pour l’expression à moitié soupçonneuse, à moitié solennelle de leur physionomie qu’il savait tenir à l’horrible soupçon qui semblait grandir à chaque heure. Il se mit dans une grande fureur contre son sommelier à cheveux gris qui l’avait porté sur son dos dans son enfance, parce que le fidèle domestique avait essayé de supprimer certains journaux contenant de sombres allusions au mystère de Mellish.

— Qui vous a dit que je ne désirais pas lire le Manchester Guardian, Jarvis ? — dit-il furieux. — Qui vous a donné le droit de me dicter ce que j’ai à lire ou ce que je ne dois pas lire ? J’ai besoin du Guardian d’aujourd’hui ! d’aujourd’hui et d’hier, et de demain, et de tous les autres journaux qui entrent dans la maison. Je ne veux pas qu’ils soient inspectés par vous, ni par qui que ce soit, pour voir s’ils sont convenables ou non, avant qu’ils me soient apportés. Croyez-vous que je m’effraye par ce que ces barbouilleurs à un penny la ligne peuvent écrire ? — hurla le jeune squire frappant sur la table devant laquelle il était assis. — Laissez-les écrire ce qu’ils voudront sur mon compte. Mais qu’ils écrivent un mot qui puisse être tourné en insinuation sur la plus pure et la plus fidèle femme de la chrétienté, et par le Seigneur qui est au-dessus de moi, je donnerai une volée telle à ces barbouilleurs, imprimeurs, éditeurs, et à chaque homme de leur espèce, qu’ils s’en rappelleront jusqu’au dernier jour de leur vie.

Mellish disait tout cela malgré la présence de Bulstrode. Le jeune député de Penruthy ne passa d’aucune manière un temps agréable pendant ces quelques jours d’anxiété et d’incertitude. Un gardien placé pour veiller sur le cœur d’un jeune tigre des jungles, et pour empêcher le noble animal de commettre aucune imprudence, aurait à peine pu trouver son œuvre plus dure que celle que Bulstrode faisait, patiemment et sans se plaindre, par pure amitié.

Mellish errait, sous la garde de ce surveillant amical, avec ses cheveux châtains fiévreusement désordonnés, comme un champ d’épis mûrs qui a été battu par un ouragan d’été, ses joues pendantes et pâlies, et des poils jaunes comme le chaume au menton. Je suis sûr qu’il avait fait le vœu de ne se raser, ni de se faire raser, jusqu’à ce que le meurtrier de Conyers eût été trouvé. Il se tournait avec désespoir vers Talbot, mais avec un empressement plus sauvage encore vers l’agent, le chasseur professionnel qui l’avait, d’une manière tacite, mis sur la voie du véritable meurtrier.

Pendant tout le cours de ce jour d’août si agité, encore chaud et cependant couvert de nuages pluvieux, le maître de Mellish Park allait çà et là, tantôt s’asseyant dans son cabinet, tantôt errant sur la pelouse ; puis parcourant le salon de long en large, déplaçant, dérangeant, retournant les jolis meubles ; montant et descendant l’escalier, s’étendant sur le perron, et parcourant le corridor en dehors des chambres dans lesquelles Lucy et Aurora étaient assises ensemble, ayant l’air de s’occuper, mais seulement attendant, attendant, attendant toujours la fin qu’il désirait.

Le pauvre John se souciait à peine de rencontrer sa chère et bien-aimée femme ; car ses grands yeux sérieux lui demandaient toujours la même chose ouvertement, et réclamaient toujours une réponse qu’il ne pouvait donner.

C’était un temps triste et fatigant. Je me demande en écrivant ceci, et en songeant à une tranquille habitation du comté de Somerset dans laquelle une terrible action a eu lieu, dont le secret n’a jamais été révélé, et qui peut-être ne le sera jamais qu’au jour du jugement, ce qu’a dû souffrir chaque membre de cette famille ? Quelles lentes agonies, quelles tortures toujours écrasantes, pendant que le cruel mystère était la seule sensation, le seul sujet de conversation de mille heureux cercles de famille, de mille salles de tavernes, et de quantité d’agréables clubs ! un thème commun et toujours intéressant, pour lequel les voyageurs des wagons de première classe rompaient ces cérémonieuses montagnes de glace qui entourent tout Anglais qui voyage, et le rend amical et confiant ; un thème sur lequel même des ennemis tacites peuvent causer plaisamment sans crainte de se briser sur les récits cachés à l’insinuation personnelle. Que Dieu aide cette habitation et toute semblable demeure pendant ce lugubre temps d’attente qu’il lui plaît de prolonger, jusqu’au jour où il lui plaira de révéler la vérité ! Que Dieu aide les patientes créatures qui plient sous le fardeau d’un injuste soupçon, et le supportent jusqu’à la fin.

Mellish s’agita sans cesse tout ce jour d’août tant que l’agent n’apparut pas. Pourquoi ne venait-il pas ? Il avait promis d’apporter ou d’envoyer des nouvelles de ses démarches. Talbot assurait en vain son ami que Grimstone poursuivait son œuvre, que la découverte qu’il avait à faire ne se faisait pas en un jour, et que Mellish n’avait qu’une seule chose à faire, c’était de se tenir aussi tranquille que possible et d’attendre patiemment l’événement qu’il désirait si vivement.

— Je ne vous dirais pas cela, John, disait Bulstrode de temps en temps, — si je ne croyais… comme je sais que Grimstone le croit… que nous sommes sur la bonne voie, et près de nous emparer du misérable qui a commis le crime. Vous n’avez rien à faire qu’à être patient et à attendre les résultats des efforts de Grimstone.

— Oui, — s’écriait John, — et pendant ce temps tous ces gens disent des choses cruelles sur ma chérie et s’éloignent d’elle. Non, je ne peux pas supporter cela. Je fuirai cette maudite habitation, je la vendrai, je la brûlerai, je… je ferai tout pour m’en aller et pour éloigner celle qui m’est chère des misérables qui l’ont insultée.

— C’est ce que vous ne ferez pas, John, — s’écria Talbot, — jusqu’à ce que le meurtrier de Conyers soit découvert. Alors allez-vous-en aussitôt qu’il vous plaira, car la vue de cette maison ne peut que vous être désagréable au moins pour un certain temps. Mais jusqu’à ce que la vérité soit connue, vous devez y rester. S’il y a quelque soupçon contre Aurora, sa présence ici démentira mieux ce soupçon. C’est son voyage précipité à Londres qui a d’abord fait parler sur son compte, — ajouta Bulstrode qui naturellement ignorait complètement qu’une lettre anonyme de Mme Powell avait d’abord éveillé les soupçons de la constablerie de Doncastre.

Ainsi, pendant ce long jour d’été, Talbot raisonnait et réconfortait son ami, sans jamais se fatiguer de sa tache, sans jamais perdre un moment de vue les intérêts d’Aurora et ceux de son mari.

Peut-être était-ce une punition qu’il s’était imposée pour l’injure qu’il avait faite à la fille du banquier, autrefois, dans la chambre de Felden. S’il en était ainsi, il faisait pénitence de gaieté de cœur.

— Le ciel sait combien je serais charmé de lui rendre service, — pensait-il ; — sa vie n’a été qu’un chagrin, malgré la fortune de son père. Je remercie le ciel que ma pauvre petite Lucy n’ait jamais été l’héroïne d’une tragédie comme celle-ci. Je remercie le ciel que ma pauvre petite existence coule égale et placide dans un canal tranquille.

Il ne pouvait penser sans frissonner que l’histoire colportée à travers le West Riding aurait pu être l’histoire de sa femme. Il ne pouvait que se réjouir en pensant que le nom de la femme qu’il avait choisie n’était jamais sorti du seuil de sa propre maison pour être le sujet de l’entretien des étrangers.

Il y a des choses complètement insupportables pour certaines gens, mais qui, aux yeux d’autres, ne sont nullement terribles. Mellish, calme dans sa croyance en l’innocence de sa femme, aurait voulu l’emmener avec lui, après avoir fait raser du sol la maison de ses ancêtres, en défiant tout le comté d’York de trouver un seul défaut et une seule tache à sa belle renommée. Mais Talbot serait devenu fou de douleur à la pensée que des langues vulgaires avaient flétri ce nom qu’il aimait, et il aurait voulu, après le triomphe de l’innocence de sa femme, pouvoir oublier ou racheter par la torture cette agonie insupportable. Il y a des gens qui ne peuvent oublier, et Bulstrode était de ces gens-là. Il n’avait jamais oublié sa douleur de Noël à Felden et le combat qu’il s’était livré à Bulstrode Castle. Aussi n’espérait-il jamais l’oublier. Le bonheur pur et sans mélange du présent, quel qu’il fût, ne pouvait effacer l’angoisse du passé. Il restait seul ; tant de mois, de semaines, de jours et d’heures d’indicible douleur, séparés du reste de sa vie, resteraient toujours comme une pierre commémorative sur la plaine unie du passé.

Floyd était assis avec sa fille et Lucy dans la chambre de Mme Mellish, la plus agréable chambre pour plusieurs raisons, principalement parce qu’elle était éloignée du bruit de l’intérieur et de la chance d’une invasion fâcheuse. Tous les chagrins de la maison s’étaient fait jour loin de la présence du vieillard, et aucune parole n’était tombée devant lui qui pût lui faire deviner que son unique enfant était soupçonnée du plus affreux crime qu’une femme ou un homme puisse commettre. Mais Floyd n’était pas facile à tromper là où le bonheur de sa fille était en question : il avait surveillé cette belle figure, dont les expressions variées étaient un des plus grands charmes, assez longtemps et assez sérieusement pour être devenu familier aux charmes de ses regards. Aucune ombre sur l’éclat de la beauté de sa fille ne pouvait échapper aux yeux du vieillard, pas plus qu’elle n’aurait pu s’étendre sur son livre de banque. Aurora s’asseyait à côté de son père dans sa jolie chambre, elle lui parlait et elle l’amusait, tandis que John allait çà et là et se rendait fatigant à son ami Bulstrode. Mme Mellish répétait à son père qu’il n’y avait aucune cause de tourment : ils étaient anxieux, seulement anxieux, que l’homme coupable fût trouvé et remis à la justice ; rien de plus.

Le banquier acceptait assez tranquillement cette explication de la pâleur de sa fille ; mais il n’était pas moins inquiet : inquiet, il savait peine pourquoi ; mais l’ombre d’un sombre nuage s’appesantissait sur lui et rien ne pouvait la chasser.

Ce long jour d’août se dévora ainsi lui-même, et le soleil bas, brillant dans un nuage lugubre derrière les arbres de Mellish Park jusqu’à ce qu’il rendît cet étang, à côté duquel l’homme assassiné était tombé, semblable à une mare de sang, annonça qu’un autre jour de veille et d’inquiétude était près de commencer.

Mellish, trop inquiet pour rester assis au dessert, avait été sur la pelouse : il était accompagné de son infatigable gardien, Bulstrode ; il s’occupait à parcourir de haut en bas l’herbe tendre et les corbeilles de fleurs de Dawson, regardant toujours vers le sentier qui menait à la maison, et murmurant des anathèmes contre l’agent retardataire.

— Encore un jour qui est près de finir, le ciel en soit loué, Talbot ! — dit-il avec un sourire impatient ; — je me demande si demain nous conduira plus près de ce que nous désirons ? Qu’arrivera-t-il si cela dure longtemps ? Qu’arrivera-t-il jusqu’à ce qu’Aurora et moi soyons devenus fous par cette misérable anxiété et cette attente ? Oui, je sais que vous pensez que je suis un fou et un lâche, Talbot ; mais je ne peux pas supporter cela tranquillement, je ne le peux pas. Je sais qu’il y a des gens qui peuvent garder leur peine pour eux et souffrir sans se plaindre ; je ne le peux pas, moi. Il faut que je pleure quand je souffre, ou je me briserais la cervelle contre le premier mur que je rencontrerais pour faire une fin. Pensez que tout le monde peut soupçonner ma chérie !… pensez qu’ils peuvent croire qu’elle est…

— Pensez que vous l’avez cru vous-même, John ! — dit gravement Bulstrode.

— Ah ! c’est ma peine la plus cruelle, — s’écria John. — Si moi… qui la connais, et qui l’aime, et qui crois en elle, comme jamais un homme n’a cru en une femme ; si j’ai pu être effrayé et rendu fou par cet horrible enchaînement de cruelles circonstances, dont chacune, que le ciel me vienne en aide, était dirigée contre elle : si j’ai pu être étourdi par ce coup au point que mon cerveau ait vacillé et que je sois devenu presque fou en doutant de mon très-cher amour, que peuvent penser les étrangers qui ne la connaissent ni ne l’aiment, mais qui sont seulement trop prêts à croire tout ce qui est infâme ! Talbot, je ne veux pas supporter cela plus longtemps. Je vais à Doncastre trouver ce Grimstone. Il doit avoir fait quelque chose aujourd’hui. J’y vais.

Mellish aurait marché tout droit vers les écuries ; mais Talbot le saisit par le bras.

— Vous pouvez le croiser en route, John, — dit-il. — Il est venu hier dans la nuit, il peut venir aussi tard ce soir. On ne peut pas savoir s’il vient par le grand chemin ou à travers champs. Vous pouvez ne pas le rencontrer.

Mellish hésitait.

— Il se pourrait qu’il ne vînt pas ce soir, — dit-il, — et je vous le répète, je ne puis supporter cette attente !

— Laissez-moi alors aller jusqu’à Doncastre, — dit Talbot, — et vous, restez ici pour recevoir Grimstone s’il arrive.

Mellish fut considérablement adouci par cette proposition.

— Vous voulez bien aller à la ville, Talbot ? — dit-il. — Sur ma parole, c’est beau de votre part de me l’avoir proposé. Je n’aurais pas aimé manquer cet homme sous aucun prétexte ; mais en même temps je ne me sens pas disposé à attendre s’il ne vient pas. Je suis sûr que je suis un grand embarras pour vous, Bulstrode ?

— Pas du tout, — dit Talbot avec un sourire.

Peut-être souriait-il involontairement en voyant combien peu Mellish avait conscience des embarras qu’il leur avait donnés pendant cette pénible journée.

— J’y vais avec grand plaisir, John, — dit-il, — mais faites seller un cheval pour moi.

— Certainement ; prenez Red Rover, mon cheval de chasse. Allons aux écuries et ce sera fait tout de suite.

La vérité est que Talbot aimait beaucoup mieux courir lui-même après Grimstone, plutôt que ce fût Mellish qui fît cette commission ; car il aurait été aussi facile au jeune châtelain de traduire un numéro du Sporting Magazine en grec que de garder un secret pendant une demi-heure, quoique sérieusement décidé, ou consciencieusement déterminé à le faire.

Bulstrode avait fait tous ses efforts pendant toute la journée pour tenir autant que possible son ami hors de portée de toute créature vivante, pleinement convaincu que les manières de Mellish le trahiraient certainement au regard le moins observateur qui pourrait par hasard le voir.

Red Rover fut sellé, et, après vingt injonctions de John, Talbot partit par un beau coucher de soleil d’été. Le plus court chemin des écuries à la grand’route le faisait passer par le cottage du nord. Il avait été fermé depuis le jour des funérailles de l’entraîneur, et les meubles qu’il contenait abandonnés aux souris et aux rats ; car les domestiques de Mellish étaient trop superstitieux et trop impressionnés par l’histoire du meurtre pour remettre ces meubles qu’ils avaient choisis pour Conyers dans les mansardes où ils avaient été pris. La porte avait été fermée et la clef remise à Dawson, le jardinier, qui était encore une fois libre de se servir du cottage pour serrer les plantes et les paillassons, les vieux châssis à concombres et les instruments de jardinage hors de service.

Cet endroit paraissait assez triste, quoique le soleil brillât en une pompeuse illumination sur une des fenêtres grillées qui faisait face à l’occident enflammé, et quoique les dernières feuilles des roses fussent encore couchées sur les hautes herbes devant la porte par laquelle Conyers avait passé pour aller à sa dernière demeure. Un des garçons d’écurie avait accompagné Bulstrode pour lui ouvrir les grilles rouillées qui pendaient pesamment sur leurs gonds et n’étaient jamais fermées.

Talbot chevaucha d’un bon trot jusqu’à Doncastre, ne quittant pas les rênes jusqu’à ce qu’il eût atteint la petite auberge dans laquelle l’agent de police avait pris ses quartiers. Grimstone avait été se rafraîchir à la hâte, après une fatigante et inutile promenade dans la ville, et il sortit la bouche pleine pour parler à Bulstrode. Mais il prit grand soin de ne pas dire que, depuis trois heures, son compagnon et lui n’avaient pas vu ni entendu parler d’Hargraves, et qu’en ce moment il n’était pas plus près de découvrir le meurtrier qu’il ne l’avait été à onze heures la nuit précédente, quand il avait découvert le premier propriétaire du gilet de fantaisie, ayant des boutons de Crosby, de Birmingham, dans la personne de Dawson, le jardinier.

— Je n’ai pas perdu une minute, monsieur, — dit-il en réponse aux questions de Talbot ; mon genre de travail est un travail tranquille, et ne paraît rien jusqu’à ce qu’il soit fait. J’avais raison de penser que l’homme que nous cherchons est à Doncastre ; ainsi, je reste à Doncastre jusqu’à ce que je mette la main dessus, à moins que je prenne des informations qui me poussent plus loin. Dites à M. Mellish que je fais mon devoir en conscience, monsieur, et que je ne boirai, ne mangerai, ne dormirai que juste ce qu’il faut pour soutenir la nature humaine, jusqu’à ce que j’aie fait ce que j’ai mis dans mon esprit de faire.

— Mais alors vous n’avez rien découvert de nouveau, — dit Talbot, — vous n’avez rien de neuf à me dire ?

— Ce que j’ai découvert n’est ni là ni ici pour le moment, monsieur, — répondit vaguement l’agent. — Prenez courage et dites à M. Mellish d’avoir confiance en moi.

Bulstrode fut obligé de se contenter de cette douteuse consolation. Ce n’était pas beaucoup, certainement, mais il se détermina à faire pour le mieux auprès de Mellish.

Il sortit de Doncastre, passa devant le Grand Cerf et les maisons aux blanches murailles des plus opulents citoyens de ce bourg prospère, et de là sur la douce montée du chemin. La défaillante lueur d’un pâle clair de lune qui se montrait de bonne heure éclairait le haut des arbres à droite et à gauche ; il laissa le faubourg derrière lui et fit le chemin comme s’il y avait eu un fantôme sous les sabots de son cheval. Il n’avait pas beaucoup d’espoir après son entretien avec Grimstone, il savait que les gens affamés de la constablerie de Doncastre avaient les yeux fixés sur tous les habitants de la maison Mellish, et que les langues scandaleuses d’un public avide s’étaient enflées jusqu’à produire un murmure assez violent contre la femme que John aimait. Chaque heure, chaque minute était d’une importance capitale. Une centaine de périls les menaçait de tous côtés. Que ne devaient-ils pas craindre de ces officieux, tenaces, désireux de se distinguer et fiers d’avoir les premiers propagé le scandale contre la charmante fille de l’un des hommes les plus riches en fonds publics ? Hayward, le coroner, et Lofthouse, le recteur, connaissaient tous deux le secret de la vie d’Aurora ; il y avait donc peu à s’étonner si, en examinant la mort de l’entraîneur à la lumière de cette connaissance, ils la croyaient coupable d’avoir eu quelque participation dans l’affreuse affaire qui avait mis fin au service de Conyers à Mellish Park.

Et si, par quelque horrible fatalité, le coupable devait s’échapper et la vérité n’être jamais dévoilée ! À jamais, jusqu’à ce que son nom brillant soit gravé sur une pierre tumulaire, Aurora restera-t-elle sous l’ombre du soupçon ? Peut-on mettre en doute que cette sensible et forte créature ne succombera pas sous cet insupportable fardeau, que ce fier cœur ne se brisera pas sous cette disgrâce imméritée ! Que de misère pour elle ! et pas pour elle seule, mais pour tous ceux qui l’aiment et qui ont eu quelque participation à son histoire ? Que le ciel pardonne l’égoïsme qui s’empare de sa pensée, si Talbot se souvient qu’il aura une part dans cette disgrâce amère ; que son nom est allié, quoique d’une manière éloignée, à celui de la cousine de sa femme, et que le nom de Mellish devenant synonyme de honte, jettera aussi une tache sur l’écusson des Bulstrode. Sir Bernard Burke, recueillant les légendes des familles du comté, dira cette histoire cruelle, et poussant cauteleusement à la culpabilité d’Aurora, ne manquera pas d’ajouter que la cousine de la femme soupçonnée avait été mariée à Talbot Raleigh Bulstrode, Esq., fils aîné et héritier de sir John Walter Raleigh Bulstrode, baronnet de Bulstrode Castle, Cornouailles.

Quoique l’agent de police eût affecté d’être plein d’espérance et des manières mystérieuses dans sa courte entrevue avec Talbot, il n’avait pas réussi à tromper cet homme, qui avait un vague soupçon que tout n’allait pas bien, et que Grimstone était bien loin d’être certain de son succès, comme il le prétendait.

— C’est ma ferme conviction que cet Hargraves lui a échappé ! — pensa Talbot. — Il a dit d’abord qu’il le croyait à Doncastre, et puis après il a ajouté qu’il pouvait être plus loin. Il est donc clair que Grimstone ne sait pas où il est : et dans ce cas il est assez probable que l’homme s’est enfui avec l’argent et qu’il quittera l’Angleterre malgré nous. S’il fait cela…

Bulstrode n’acheva pas sa pensée. Il avait atteint le cottage du nord et était descendu de cheval pour ouvrir la grille. Les lumières de la maison brillaient hospitalièrement au loin derrière le bois, et les voix de quelques hommes du côté des portes de l’écurie résonnaient faiblement à distance, mais le cottage du nord et la plantation négligée qui l’entourait étaient silencieux comme le tombeau et avaient un air fantastique au clair de la lune.

Talbot conduisit son cheval de l’autre côté des portes. Il regarda involontairement aux fenêtres de la loge en passant, mais il s’arrêta, comprimant une exclamation de surprise à la vue d’une faible lueur qui n’était pas le clair de lune, dans la fenêtre de la chambre d’en haut où le meurtrier avait dormi. Avant que cette exclamation eût franchi ses lèvres, la lumière avait disparu.

Si un des grooms ou un des garçons d’écurie de Mellish eût été témoin de cette courte apparition, il aurait pris instinctivement ses jambes à son cou et se serait précipité vers l’écurie en racontant l’histoire de quelque horreur surnaturelle qu’il avait vu dans le cottage du nord. Mais Bulstrode étant d’une tout autre nature, marcha doucement, tout en tenant son cheval, jusqu’à ce qu’il fût bien loin de la portée de l’oreille de qui que ce fût dans la loge. Quand il eut attaché la bride de Red Rover à un arbre, il revint vers les portes du nord, laissant le cheval sous le couvert écourter avidement les branches de coudrier pleines de rosée et quelques herbes qui étaient à sa portée.

L’héritier de sir John Walter Raleigh Bulstrode rampa vers le cottage, ne faisant pas plus de bruit que s’il avait été élevé pour la profession de Grimstone, choisissant les passages où il y avait de l’herbe sous les arbres pour étouffer ses pas prudents. Lorsqu’il s’approcha de la barrière en bois qui fermait le petit jardin du cottage, la lumière qui avait si vite disparu reparut derrière le rideau blanc de la fenêtre d’en haut.

— C’est singulier, — murmura Bulstrode en regardant cette faible lueur ; mais je suis sûr qu’il n’y a rien. Les idées que m’inspire cet endroit sont assez fortes pour taire attacher une folle importance a tout ce qui s’y rapporte. Je crois que j’ai entendu dire à John que les jardiniers y rangeaient leurs instruments, et je suppose que c’est l’un d’eux. Mais il est trop tard, cependant pour qu’ils soient à l’ouvrage.

Dix heures avaient sonné pendant que Bulstrode revenait à la maison, et il était tout à fait improbable qu’un des domestiques de Mellish fût dehors à cette heure.

Talbot se dirigea vers la porte, irrésolu sur ce qu’il ferait ensuite, mais profondément déterminé à avoir le dernier mot de ce visiteur attardé au cottage du nord, quand l’ombre d’un homme passa à travers le rideau, une ombre encore plus fatale et plus gauche que presque toutes choses ne peuvent l’être : l’ombre d’un homme avec une bosse !

Bulstrode ne poussa aucun cri de surprise, mais son cœur battit violemment et le sang lui monta au visage. Il ne se souvenait pas d’avoir vu l’idiot, mais il l’avait toujours entendu décrire comme ayant une bosse. Il ne pouvait y avoir aucun doute sur l’identité de l’ombre : il y avait encore bien moins de doute qu’Hargraves fût venu dans cet endroit pour de mauvais desseins. Qui pouvait l’amener là, à cette place que par-dessus toutes les autres, s’il était coupable, il devait éviter ? Stupide, à demi idiot, comme on le supposait, il est certain que la terreur commune au plus bas assassin, moitié brute, moitié Caliban, aurait dû le chasser de cet endroit. Ces pensées ne l’occupèrent que quelques instants où le violent battement de cœur de Bulstrode le retint sans pouvoir bouger ni agir ; ensuite, poussant la porte, il se précipita à travers le jardin, marchant sur les couches de fleurs négligées, et il essaya doucement d’ouvrir la porte. Elle était fortement fermée par une lourde chaîne et un cadenas.

— Il est entré par la fenêtre alors, — pensa Bulstrode. — Au nom du ciel, quel motif l’a fait venir ici ?

Talbot avait raison. La petite fenêtre grillée avait été presque arrachée de ses gonds et pendait parmi le feuillage en désordre qui l’entourait. Bulstrode n’hésita pas un moment à plonger la tête la première dans l’étroite ouverture par laquelle l’idiot devait avoir trouvé son chemin, et grimpa comme il put dans la petite chambre. Le treillage, traîné plus loin, pendait avec bruit derrière lui, mais pas assez pour servir d’avertissement à Hargraves, qui apparut au même moment sur la plus haute marche d’un étroit escalier tournant. Il portait une chandelle dans un mauvais chandelier d’étain à la main droite, et il avait une petite valise sous le bras gauche. Sa figure n’était pas plus blanche que d’habitude, mais son corps fut une affreuse vision pour Bulstrode, qui ne l’avait jamais vu ou qui ne l’avait jamais remarqué. L’idiot recula avec un geste d’une effroyable terreur quand il vit Talbot, et une boîte d’allumettes, qui était dans le chandelier, roula sur le plancher.

— Que faites-vous ici, — demanda Bulstrode fermement, — et pourquoi êtes-vous entré par cette fenêtre ?

— Je ne faisais aucun mal, — gémit piteusement l’idiot ; — et ce n’est pas votre affaire, — ajouta-t-il avec un faible essai d’insolence.

— C’est mon affaire. Je suis le parent et l’ami de M. Mellish, et j’ai lieu de soupçonner que vous n’êtes pas ici dans un bon dessein, — répondit Talbot. — Je veux savoir pourquoi vous êtes venu.

— Je ne suis pas venu pour voler, — dit Hargraves ; — il n’y a que des chaises et des tables ici, et je ne suis pas probablement venu pour les emporter.

— Peut-être non : mais vous êtes venu pour quelque chose, et je veux savoir ce que c’est. Vous ne seriez pas venu ici, si vous n’aviez eu une forte raison. Qu’avez-vous là ?

Bulstrode désigna le paquet que portait l’idiot. Les petits yeux rouges-bruns d’Hargraves évitaient ceux de son interlocuteur, et faisaient croire qu’il se trompait sur la direction dans laquelle Talbot regardait.

— Qu’avez-vous là ? — répéta Bulstrode. — Vous savez assez ce que je veux dire. Qu’avez-vous là dans ce paquet, sous votre bras ?

L’idiot serra convulsivement le sombre paquet, et fixa le questionneur avec quelque chose de la sauvage terreur d’un animal aux abois, sauf que, dans sa virilité brutale, il était plus gauche et peut-être plus répulsif que le plus laid des plus immondes animaux.

— Ce n’est pas à vous, ni à personne autre, — balbutia-t-il en boudant. — Je crois qu’un pauvre diable comme moi peut bien chercher le peu d’habits qu’il a sans qu’il soit traité ainsi.

— Quels habits ? Laissez-moi voir ces habits.

— Non, je ne veux pas ; ils ne sont pas à vous. Ils… C’est seulement un vieux gilet qui m’a été donné par un des garçons d’écurie.

— Un gilet ! — s’écria Bulstrode. — Faites-le-moi voir à l’instant. Un de vos gilets a été particulièrement réclamé, Hargraves. C’est un gilet couleur chocolat, avec des raies jaunes et des boutons en cuivre, si je ne me trompe. Faites-le voir.

Talbot avait presque perdu la respiration par suite de sa grande émotion.

L’idiot le regarda en face et les yeux hagards à la description du gilet ; mais il était trop stupide pour comprendre tout de suite la raison pour laquelle on lui demandait ce vêtement. Il recula de quelques pas, et prit son élan vers la fenêtre ; mais les mains de Talbot le retinrent par le collet comme dans un étau.

— Vous ferez mieux de ne pas lutter avec moi, — dit Bulstrode. — J’ai été accoutumé à me rencontrer avec les Cipayes révoltés des Indes, et j’ai combattu le tigre. Montrez-moi ce gilet ?

— Je ne veux pas.

— Par le ciel qui est au-dessus de nous, vous le montrerez !

— Je ne veux pas.

Les deux hommes se tenaient serrés l’un contre l’autre dans un combat corps à corps. Vigoureux comme était le soldat, il trouva qu’il avait affaire à forte partie dans Hargraves, dont la structure épaisse, les larges épaules, les bras nerveux étaient presque herculéens dans leur construction. Le combat dura un temps considérable, ou pendant un temps qui parut très-long aux deux combattants ; mais, à la fin, il arriva à son terme, et l’héritier de tous les Bulstrode, le commandant d’un escadron, l’homme qui avait combattu les Sikhs avides de sang, et s’était élancé contre les bouches des canons russes à Balaclava, sentit qu’il ne pouvait plus résister davantage contre le demi-idiot des écuries de Mellish. Les doigts calleux de l’idiot étaient sur son cou, les longs bras de l’idiot étaient tordus autour de lui, et en un moment Talbot Bulstrode fut étendu sur le plancher du cottage du nord, ayant le genou de l’idiot planté sur sa poitrine oppressée.

Un moment après, dans le clair-obscur de la lune, le chandelier avait été jeté à terre et foulé aux pieds, l’héritier de Bulstrode Castle vit Hagraves fouillant avec sa main libre dans sa poche de devant.

Un moment de plus, et Bulstrode entendit le bruit sec et métallique qui est inséparable de l’ouverture d’un couteau.

— Hé ! hé !… — siffla l’idiot avec son souffle chaud tout près des joues de l’homme qui était par terre, — vous désiriez voir mon gilet ; mais vous ne le verrez pas, car je ferai votre compte comme j’ai fait le sien. Il n’est pas probable que je vous laisse entre moi et deux mille livres.

Bulstrode avait une faible notion qu’une large lame de Sheffield étincelait dans le clair de lune argenté ; mais à ce moment ses sens devinrent confus sous l’étreinte de fer de l’idiot ; pourtant il comprit qu’il y avait un soudain craquement de verre derrière lui, un rapide bruit de pas et une voix étrange hurlant quelques jurons marins au-dessus de sa tête. La pression suffocante de sa gorge cessa tout à coup : quelqu’un ou quelque chose fut précipité dans un coin de la petite chambre ; et Bulstrode sauta sur ses pieds un peu troublé et effaré, mais prêt à se battre de nouveau.

— Qui est là ? — cria-t-il.

— C’est moi, Samuel Prodder, — répondit la voix qui avait proféré un affreux jurement de marin. — Vous étiez joliment près d’en finir, camarade, quand je suis arrivé. Ce n’est pas la première fois que je suis venu ici dans l’obscurité, en me promenant tranquillement et en fumant une pipe avant de rentrer.

Prodder indiquait Doncastre par un signe en arrière de son pouce.

— Je surveillais la lumière à distance ; je m’approchai subitement, il y a cinq minutes, et je vis tout près de quoi il s’agissait. Je ne sais pas qui vous êtes ou ce que vous êtes, ni pourquoi vous vous battiez ; mais je sais que vous étiez aussi près de votre mort que ce garçon l’a été dans le bois.

— Le gilet !… — s’écria Bulstrode, — montrez-moi le gilet !…

Il sauta encore une fois sur l’idiot qui s’était précipité vers la porte et essayait d’enlever le panneau avec ses entraves de fer ; mais cette fois Bulstrode avait un allié dans le Capitaine Prodder.

— Un peu de corde dans ces cas-là devient très-utile, — dit Prodder, — et pour cette raison je me suis toujours fait une nécessité d’en porter partout avec moi.

Il plongea son avant-bras dans une des vastes poches de son paletot, et en sortit un rouleau de cordes goudronnées. Ainsi qu’il aurait pu attacher un marin à un mât au dernier moment d’un naufrage, de même il attacha Hargraves, le liant à droite et à gauche, jusqu’à ce que les bras et les pieds se débattant et le tronc se tordant fussent obligés de rester tranquilles.

— Maintenant, si vous désirez lui faire quelques questions, je ne doute pas qu’il ne vous, réponde, — dit poliment Prodder. — Vous le trouverez un peu plus docile.

— Je ne puis vous remercier maintenant, — dit Talbot précipitamment, — nous aurons assez de temps pour cela tout à l’heure.

— C’est bien clair, camarade, — grogna le Capitaine, — il n’y a besoin d’aucun remercîment, là où il n’y en a point de dû. Y a-t-il quelque chose d’autre que je puisse faire pour vous ?

— Oui, beaucoup pour le moment ; mais il me faut d’abord trouver ce gilet. Où l’a-t-il mis ?… Attendez ! j’aime mieux essayer d’avoir de la lumière. Surveillez cet homme pendant que je cherche.

Prodder se contenta de secouer la tête. Il regarda les liens qui entouraient l’idiot comme le triomphe de l’art, mais il fut sur le qui-vive auprès du prisonnier pour complaire à la demande de Talbot, et prêt à se jeter sur lui s’il faisait mine de remuer.

Le clair de lune était assez brillant pour permettre à Bulstrode de trouver les allumettes et le chandelier après quelques minutes de recherches. La chandelle n’était pas devenue meilleure pendant qu’on avait marché dessus ; mais Talbot l’alluma et se mit à l’œuvre pour chercher le gilet.

Le paquet avait glissé dans un coin. Il était fortement attaché avec des cordes, et était plus lourd que s’il n’avait contenu que le gilet.

— Tenez-moi la chandelle, pendant que je défais cela, — dit Talbot, confiant le chandelier aux mains de Prodder.

Il était si impatient qu’il ne put attendre, et coupa les cordes avec l’énorme couteau de l’idiot, qu’il avait ramassé en cherchant la chandelle.

— Je le pensais, — dit-il, tandis qu’il déroulait le gilet. — L’argent est là.

L’argent était là, dans un petit portefeuille en cuir de Russie qu’Aurora avait donné à l’homme assassiné. S’il avait fallu une confirmation, le sauvage hurlement de rage qui s’échappa des lèvres de Stephen aurait offert cette preuve.

— C’est l’argent, — dit Bulstrode, — je vous prends à témoin, monsieur, qui que vous soyez, que j’ai trouvé ce gilet et ce portefeuille en la possession de cet homme, et que je les lui prends après un combat, dans lequel il a attenté à ma vie.

— Ah ! ah ! je le connais assez, — balbutia le marin ; — c’est un mauvais gredin, et lui et moi nous nous sommes déjà rencontrés.

— Je vous prends à témoin que cet homme est l’assassin de James Conyers.

— Quoi ! — hurla Prodder. — lui, ce vilain deux fois atroce, c’est lui qui m’a mis dans la tête que c’était l’enfant de ma sœur Eliza… que c’était Mme Mellish…

— Oui, oui, je sais. Maintenant nous le tenons. Courez à la maison et envoyez chercher un constable, pendant que je reste ici.

Prodder y consentit volontiers. Il avait aidé Talbot au premier moment sans aucune idée de l’importance de l’affaire. Maintenant il était tout aussi animé que Bulstrode. Il grimpa par-dessus le treillage et courut vers les écuries, guidé par la lumière des fenêtres des chambres des grooms.

Talbot attendit très-patiemment pendant son absence. Il se tint à quelques pas de l’idiot, surveillant Hargraves qui rongeait sauvagement ses liens, dans l’espérance peut-être de se détacher.

— Je serai toujours prêt pour vous, — dit le jeune habitant de Cornouailles, — si jamais vous êtes prêt pour moi.

Une foule de grooms, de garçons d’écurie vinrent avec des lanternes avant que les constables arrivassent, et à leur tête parut Mellish, très-inquiet et ne comprenant rien à ce qui se passait. La porte du cottage fut ouverte, et tous ils firent irruption dans la petite chambre, où, étourdi par les grooms, les jardiniers, les garçons d’écurie et la suite, Mellish tomba dans les bras de son ami et pleura.

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Qu’ai-je à dire de plus sur ce simple drame de la vie privée ? La fin est arrivée, L’élément dramatique qui a été intercalé dans l’histoire d’un simple propriétaire du comté d’York et de sa femme, est dorénavant banni des annales de leur vie. Le sombre épisode qui commence à la folie d’Aurora Floyd et touche à son apogée par le crime d’un domestique à moitié insensé, a été décrit depuis le commencement jusqu’à la fin. Il serait plus dangereux qu’utile de s’arrêter à décrire le jugement qui eut lieu à York, aux assises de Noël. Les preuves contre Stephen Hargraves furent accablantes, et la potence, devant le château d’York, mit fin à la vie d’un homme qui n’avait jamais été aidé ni consolé par aucun de ses semblables. On tenta de faire accepter la non-responsabilité de l’idiot, et le sobriquet qui lui avait été donné fut présenté comme excuse dans sa défense ; mais le jury, considérant les circonstances de ce meurtre, n’y vit autre chose qu’un assassinat commis de sang-froid, par un misérable dont le seul motif était la cupidité ; et le verdict qui condamna Stephen Hargraves ne fut pas accompagné par un recours en grâce. Le condamné protesta de son innocence jusqu’à la nuit qui précéda l’exécution ; mais pendant cette dernière nuit il fit l’aveu de son crime, comme c’est généralement l’habitude des gens de cette nature. Il raconta comment il avait suivi Conyers dans le bois la nuit de son rendez-vous avec Aurora, et comment il avait surveillé et écouté leur entrevue. Il avait tiré sur l’entraîneur, par derrière, tandis que Conyers était assis au bord de l’eau, regardant les billets dans le portefeuille, et il s’était servi d’un bouton de son gilet en guise de bourre, ne trouvant rien de plus convenable sous sa main. Il avait caché le gilet et le portefeuille dans un trou de la boiserie de la chambre de sa victime, et ayant été renvoyé subitement du cottage, il avait été forcé de laisser son butin derrière lui plutôt que d’exciter les soupçons. C’est ainsi qu’il était revenu la nuit où Talbot l’avait trouvé, pensant assurer sa prise, et partir pour Liverpool à dix heures le lendemain matin.

Aurora et son époux quittèrent Mellish Park immédiatement après l’entrée de l’idiot dans la prison d’York. Ils allèrent dans le sud de la France, accompagnés par Archibald Floyd, et voyagèrent à travers des contrées qui ne furent pas obscurcies par l’ombre d’aucune idée triste. Ils restèrent longtemps à Nice, où Talbot et Lucy les rejoignirent avec une suite embarrassante de bagages et de domestiques et une nourrice normande avec un enfant aux yeux bleus. Ce fut à Nice que naquit un autre baby, un enfant aux yeux noirs, un garçon, je crois, mais ressemblant étonnamment à cette solennelle figure d’enfant que Mme Alexandre Floyd avait apporté à la veuve du banquier vingt-deux ans auparavant, à Felden.

Il est presque superflu de dire que Prodder fut cordialement reçu par John et sa femme. Il est le bienvenu au Park toutes les fois que cela lui fait plaisir d’y venir : il est retenu aux Barbades pour le moment ; sa cabine déborde de présents qu’il apporte à Aurora, tels que pickles conservés dans du vinaigre, gelée de goyaves, du rhum le meilleur de la Jamaïque, et autres objets convenables à une dame. Il y eut quelques consolations pour les gens de Scotland Yard quand on sut que Mellish avait agi libéralement envers l’agent, et lui avait donné l’entière récompense, quoique Bulstrode fût l’auteur de la capture de l’idiot.

Nous laissons donc Aurora un peu changée, un peu moins brillante, peut-être, mais remarquablement belle et tendre, se penchant sur le berceau de son premier-né ; et quoiqu’il y ait de grands changements à Mellish, et des baraques construites sur l’emplacement du cottage du nord pour l’éducation des juments, et qu’une souscription soit déposée à Harper’s Common, je doute que mon héroïne se soucie beaucoup de chair de cheval ou prenne un vif intérêt aux courses et aux handicaps, comme elle l’a fait dans les jours plus anciens.

FIN