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Aurora Floyd/38

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 239-252).

CHAPITRE XXXVIII

Dépisté.

Il est à peine nécessaire de dire qu’avec le bouton de Crosby dans sa poche et avec les renseignements obtenus de Dawson le jardinier, soigneusement recueillis dans son esprit, Grimstone regardait d’un œil particulièrement intéressé Steeve Hargraves l’idiot.

L’agent n’était pas venu à Doncastre tout seul. Il avait amené avec lui un humble allié, dans la personne du petit homme à l’air misérable qui avait rencontré l’idiot à la station du chemin de fer, et qui avait reçu l’ordre de faire une garde secrète autour d’Hargraves. C’était par conséquent une chose très-facile que de reconnaître l’idiot dans la ville de Doncastre, où il avait été généralement connu dès son enfance.

Grimstone avait été chez un médecin et lui avait soumis le bouton pour qu’il l’examinât. Les taches qu’il y avait dessus étaient bien ce que l’agent avait supposé : du sang, et le chirurgien découvrit un tout petit morceau de cartilage adhérent à l’anneau ébréché du bouton ; mais le même chirurgien déclara que ce projectile n’avait pas pu servir au meurtrier de Conyers. Il n’avait pas traversé le corps ; il avait seulement fait une blessure superficielle.

Grimstone devait donc suivre la trace de l’une des bank-notes ; et, dans ce dessein, lui et son allié se mirent à suivre l’idiot pour découvrir tous les endroits qu’il avait habitude de fréquenter. Les repaires préférés d’Hargraves étaient au nombre d’une demi-douzaine d’auberges très-obscures ; Grimstone alla en personne dans chacune d’elles.

Mais il ne put rien découvrir. Toutes ses recherches aboutirent seulement à savoir qu’on n’avait pas vu Hargraves changer ou essayer de changer quelque billet que ce soit. Il avait payé tout ce qu’il avait consommé et avait dépensé davantage qu’il n’en avait l’habitude ; en outre, il avait bu beaucoup plus qu’il ne l’avait jamais fait auparavant. Mais il avait payé en argent, sauf dans une occasion où il avait changé un souverain. L’agent alla à la Banque ; mais on n’y avait vu personne répondant au signalement d’Hargraves. Il chercha à découvrir quelque ami ou compagnon de l’idiot ; mais là encore il se trouva en défaut ; le familier à moitié imbécile des écuries de Mellish ne s’était jamais fait d’amis, car il était entièrement dépourvu de qualités sociales.

La manière dont Grimstone s’efforçait de se rendre maître de toutes les informations qu’il désirait avoir, était quelque chose de vraiment merveilleux ; et, dans l’après-midi, le lendemain de son entrevue avec le jardinier Dawson, il avait fait en sorte de mettre de côté tous les faits établis ci-dessus, et avait réussi à capter la confiance de la vieille propriétaire de l’humble demeure dans laquelle Hargraves avait élu domicile.

Il est à peine nécessaire pour cette histoire de dire comment l’agent se mit à l’œuvre, car tandis qu’Hargraves s’épaississait la cervelle avec de la bière dans une salle basse des environs, et que l’allié de Grimstone faisait bonne garde et se tenait prêt à donner l’éveil sur tous les mouvements de l’individu soupçonné, Grimstone interrogeait si habilement l’hôtesse de l’idiot qu’en moins d’un quart d’heure il avait pris possession de cette faible intelligence, et qu’il put faire ce qu’il voulut de la vieille et de son misérable logis.

Son plaisir particulier était de faire un examen détaillé de la chambre occupée par l’idiot, et des autres pièces, des buffets et des cachettes dans lesquels Hargraves avait accès. Mais il ne trouva rien qui le récompensât de sa peine. La vieille femme avait l’habitude de recevoir des locataires de passage se reposant une nuit ou deux à Doncastre avant d’aller plus avant dans leurs courses vagabondes, et l’habitation, composée de six chambres, était meublée d’une façon si mesquine que l’on pouvait prévoir dès l’entrée qu’il n’y aurait à payer que de quatre à six pence pour une nuit. Il y avait peu de cachettes, point de tapis sous lesquels on aurait pu cacher de gros rouleaux de bank-notes, point de cadres de tableaux derrière lesquels le même genre de propriété aurait pu être celée, point de corniches massives ou de cartonnières aux franges épaisses couvrant les rideaux et offrant des cachettes poudreuses dans lesquelles les titres d’une demi-douzaine de fortunes pouvaient rester et pourrir. Il y avait deux ou trois recoins dans lesquels Grimstone pénétra avec une chandelle : mais il ne découvrit rien de plus important que de la faïence, des allumettes, du bois à brûler, des pommes de terre, des cordes sur lesquelles pendait par-ci par-là un oignon qui poussait tristement dans ces sombres solitudes à l’ombre de bouteilles de gingerbeer vides, d’écailles d’huîtres, de vieux souliers et de vieilles bottes, de souricières en désordre, de filets noirs, de champignons humides s’élevant comme des spectres dans l’humidité et l’obscurité.

Grimstone sortit sale et mal à son aise d’une de ces sombres cachettes, après une recherche infructueuse qui l’avait occupé et fatigué pendant deux heures.

— D’autres feront l’affaire et me couperont l’herbe sous le pied si je perds ainsi mon temps, — pensa l’agent. — L’homme a l’argent sur lui, c’est aussi clair que le jour ; et quand bien même j’aurais le loisir de fouiller Doncastre jusqu’à ce que mes cheveux grisonnent, je ne trouverais pas ce que je désire.

Grimstone ferma la porte du dernier buffet qu’il avait examiné avec une violente impatience, et se tourna ensuite vers la fenêtre. Il n’y avait aucune trace de sa vedette dans la petite allée devant la maison, et il eut le temps de pousser plus loin les choses.

Il avait tout examiné dans la chambre de l’idiot, et avait particulièrement fait attention à la garde-robe d’Hargraves, qui consistait en une pile de vêtements, dont chacun portait dans sa coupe et sa mode le cachet d’une individualité différente, et par là attestait lui-même qu’il avait appartenu à un autre maître. Il y avait un newmarket de Mellish et une culotte de chasse, que le grand Poole avait seul pu faire, usée aux genoux, mais autrement pas trop mauvaise pour être portée. Il y avait une jaquette en toile et un vieil habit de livrée ayant appartenu à un des domestiques du Park ; des revers de bottes dépareillés, de toutes les formes connues, depuis le blanc sans tache, à la délicate couleur crème de Champagne des dandys, jusqu’à la teinte vinaigre favorite des hardis hobereaux de campagne ; un chapeau de groom avec un galon terni et un fond ébréché ; des souliers à clous qui avaient dû appartenir à Dawson, des culottes de velours à côtes qui n’avaient pu servir qu’à un gardien de maison de fous, mort il y a longtemps ; il y avait un habit qui portait l’horrible empreinte d’une terrible action commise depuis peu. C’était l’habit de chasse en velours porté par Conyers, l’entraîneur, qui, percé par la balle meurtrière et inondé par un torrent de sang, avait été pris par Hargraves dans la confusion de la catastrophe. Toutes ces choses, avec divers débris, tels que des éperons et des manches de fouets, des morceaux de harnais cassés, des bouts de cordes et autres saletés que la misère seule aime à accumuler, étaient empaquetées dans une lourde malle couverte d’une peau galeuse, et protégée par une douzaine de mètres de cordes nouées, lacées et ficelées ensemble d’une manière que l’idiot avait considérée comme suffisante pour défier le plus habile voleur de la chrétienté.

Grimstone n’avait pas eu beaucoup de peine à briser cette fermeture de nœuds, et avait fouillé la malle de fond en comble ; il avait même examiné de près la serrure, il avait tâté chaque tête de clou en cuivre pour s’assurer si l’un d’eux avait été touché ou enlevé. Il croyait possible que deux mille livres de la banque d’Angleterre eussent été clouées sous la peau galeuse. Il poussa un profond soupir quand il eut achevé son inspection, remit les habits un à un dans la malle, renoua la corde usée, et avec un soupir plus profond encore, il tourna le dos à la chambre de l’idiot.

— Ce n’est pas bon, — pensa-t-il, — le gilet à raies jaunes n’est pas parmi les habits, et l’argent n’est caché nulle part. Serait-il assez prudent pour avoir détruit ce gilet ? Cela m’étonnerait. Il en avait un en laine rouge ce matin, peut-être a-t-il celui à raies jaunes dessous.

Grimstone brossa la poussière et les toiles d’araignées de ses habits, lava ses mains dans un graisseux bol plein d’eau bouillante que la vieille femme lui apporta, et s’assit ensuite devant le feu, nettoyant pensivement ses dents, et fit un froncement de sourcils qui cacha momentanément ses petits yeux gris.

— Je n’aime pas à être battu, — pensa-t-il, — je n’aime pas à être battu.

Il doutait qu’un magistrat consentît à lui accorder un ordre d’arrestation contre l’idiot sur la seule preuve qu’il avait en sa possession le bouton taché de sang de Crosby, de Birmingham, et sans cette autorisation il ne pouvait chercher les billets sur la personne qu’il soupçonnait. Il avait interrogé tous les domestiques de Mellish Park, mais il n’avait rien pu découvrir qui pût jeter de la lumière sur les actions d’Hargraves pendant la nuit du meurtre. Personne ne se rappelait l’avoir vu, personne n’avait été dans la partie sud des bois cette nuit-là. Un des garçons avait passé devant la loge du nord en allant de la grande route aux écuries, au moment où Aurora entendait le coup de feu dans le bois, et il avait vu une chandelle brûlant à la fenêtre la plus basse, mais naturellement ceci n’indiquait ni une chose ni une autre.

— Si nous pouvions trouver l’argent sur lui, — pensa Grimstone, — ce serait une jolie preuve du vol, et si le gilet d’où vient le bouton était en sa possession, ce ne serait pas une mauvaise preuve pour l’accuser du meurtre, et si l’on arrivait à réunir ces deux choses… Mais il nous faut donner un vigilant coup d’œil sur mon ami, pendant que nous faisons nos recherches, et je veux être pendu s’il ne nous donne pas le change, s’il ne part pour Liverpool, et s’il n’est pas hors du pays avant que nous sachions de quel côté nous retourner.

Le vrai de l’affaire était que Grimstone n’agissait peut-être pas aussi consciencieusement dans cette affaire qu’il aurait pu le faire, si l’amour de la justice seul et nulle idée de récompense, eût été la règle principale de sa conduite. Il aurait pu avoir toute l’aide qu’il aurait voulu de la constablerie de Doncastre, s’il avait voulu se fier à ses membres ; mais comme un individu très-rusé qui possède un cheval de trois ans, qu’il considère comme un fort coureur, est capable de tenir secrètes pour ses amis et le monde du sport, les capacités de son cheval, tandis qu’il place sur le dos de l’animal une énorme somme d’argent, de même Grimstone voulait garder ses renseignements pour lui seul jusqu’à ce qu’ils lui eussent rapporté leur fruit d’or sous la forme d’une petite récompense du gouvernement et d’une grande de Mellish.

L’agent avait raison de dire que les limiers de Doncastre, trompés par un double de cette même lettre qui avait d’abord éveillé l’attention de Scotland Yard, étaient dans le mauvais chemin comme il l’avait été, et il fut très-content de les laisser dans l’erreur où ils étaient.

— Non, — dit-il, — c’est un jeu dangereux ; mais je le jouerai simplement, et jusqu’à la fin, sans personne que Chivers pour m’aider ; un billet de dix livres le contentera si nous gagnons la récompense.

Ayant fait ce calcul, Grimstone s’en alla, après avoir récompensé l’hôtesse par un don que la vieille femme considéra comme princier.

Il l’avait complètement trompée sur l’objet de ses recherches, en lui disant qu’il était clerc de notaire, envoyé par son patron pour chercher un codicille qui avait été caché quelque part dans la maison par un vieillard qui y avait vécu dans l’année 1783, et il s’était efforcé, dans le cours de la conversation, de tirer de la vieille femme, qui était loquace, tout ce qu’elle avait à dire sur l’idiot.

Ce n’était pas beaucoup, certainement. À sa connaissance, Hargraves n’avait pas changé un billet. Il avait payé sa nourriture, mais il n’avait pas dépensé un shilling par jour. Quant à des billets, il n’était pas le moins du monde probable qu’il en eût ; il se plaignait toujours de sa pauvreté, et disait que ses petites économies ne dureraient pas longtemps.

— Cet Hargraves est trop profond pour tous ceux qui l’appellent idiot, — pensa Grimstone en quittant la maison meublée, et en se dirigeant lentement vers l’auberge où il avait laissé l’idiot sous l’œil vigilant de Chivers. — J’ai souvent entendu dire que ces demi-idiots ont plus d’esprit dans leur petit doigt qu’un homme ordinaire dans toute sa personne. Un autre homme n’aurait jamais pu résister à la tentation de changer un de ces billets ; ou il s’en serait allé portant ce gilet, ou il l’aurait caché le jour du meurtre, ou il aurait changé une chose ou une autre qui lui aurait fait mettre le grappin dessus ; mais le nôtre n’a rien fait de tout cela. Il cache ses billets et il cache le gilet, puis il rit au nez de ceux qui le cherchent, et boit sa bière aussi à son aise que n’importe qui.

Ayant ainsi réfléchi, l’agent se dirigea vers l’auberge où il avait laissé Hargraves. Il commanda un verre de grog au comptoir, et marcha dans la salle, espérant voir l’idiot apparaître soudain devant son verre, quoique gardé par l’œil en apparence indifférent de Chivers. Mais il n’en fut pas ainsi. La salle était vide, et par de prudentes investigations il découvrit que l’idiot et son surveillant étaient partis depuis plus d’une heure.

Il avait été défendu à Chivers de laisser sa proie s’éloigner hors de sa vue, sous quelque prétexte que ce fût, excepté si l’idiot était revenu à la maison tandis que Grimstone était occupé à fouiller son domicile, dans lequel Tom n’avait que quelques pas à faire pour donner l’éveil à son chef. Partout où Hargraves allait, Chivers le suivait ; mais il devait, avant tout, agir de façon à n’élever dans l’esprit de l’idiot aucun soupçon qui pût lui donner à penser qu’il était suivi.

Comme on vient de le voir, le pauvre Chivers n’avait pas une tâche facile, et il s’était efforcé de l’accomplir avec beaucoup d’habileté. Si Hargraves était assis à boire pendant une demi-journée, Chivers devait aussi boire ou faire semblant de boire pendant le même temps. Si l’idiot montrait quelque disposition à être communicatif, et donnait à son compagnon occasion de se lier avec lui, l’aide de l’agent était obligé d’employer sa plus grande adresse et sa plus grande discrétion pour profiter de cette bonne chance. C’est une étonnante prévision de la Providence qui fait que la trahison, qui serait horrible et haïssable dans un autre homme, est considérée comme parfaitement légitime dans l’homme qui est employé à poursuivre un meurtrier ou un voleur. Les vils moyens que le criminel emploie contre son inoffensive victime sont à leur tour employés contre lui, et le misérable qui rit de la pauvre dupe qu’il a entraînée à sa ruine par ses mensonges, est attrapé à son tour par quelque tromperie, ou par quelque pitoyable moyen usé de l’espion salarié qui a été gagné pour l’amener à sa perte. Pour celui qui s’est mis en dehors de la société, le sens de l’honneur est nul et vide. Son existence est un perpétuel danger pour les femmes innocentes et les hommes honorables, et l’agent qui l’arrête à la fin rend à la société un tel service qu’il doit contre-balancer la lâcheté des moyens dont il s’est servi. Le temps de Jonathan Wild et de ses compagnons est loin, et ceux qui arrêtent les voleurs ne commencent plus leur carrière comme voleurs. Les agents de police sont aussi honnêtes qu’ils sont intrépides et rusés, et ce n’est pas leur faute si l’immonde nature de tout crime leur donne de temps en temps d’immonde besogne à faire.

Mais Hargraves n’avait pas fourni l’occasion pour laquelle Chivers était resté et avait attendu ; il s’était assis mélancolique, silencieux, stupide, inabordable, et comme les ordres de Tom étaient de ne pas s’imposer à son compagnon, il avait été obligé d’abandonner toute pensée de gagner les bonnes grâces de l’idiot. C’est ce qui rendait difficile la tâche de le surveiller. Ce n’est pas une chose aisée que de suivre un homme sans faire semblant de le suivre.

C’était jour de marché, et la ville était remplie des gens bruyants de la campagne. Grimstone se souvint tout à coup de cela, et ce souvenir n’apporta aucune paix à son esprit.

— Jamais Chivers ne m’a trompé, — pensa-t-il, — et sûrement il ne le fera pas maintenant. Et j’ose dire qu’en ce qui regarde l’affaire, ils sont en sûreté dans quelque autre taverne. Je vais m’en aller et les chercher.

Grimstone, comme je l’ai dit, connaissait tous les endroits fréquentés par Hargraves. Cela ne lui prit donc pas longtemps pour visiter trois ou quatre cabarets où Stephen pouvait se trouver, et découvrir qu’il n’y était pas.

— Il flâne quelque part dans la ville, — pensa-t-il, — avec mon homme sur ses talons. Je veux aller du côté du marché et voir si je ne puis les découvrir par là.

De la rue dans laquelle il marchait, Grimstone tourna dans une allée étroite conduisant à une grande place sur laquelle se tenait le marché.

L’agent, marchait d’une manière indifférente, les mains dans ses poches et un cigare à la bouche. Il avait une parfaite confiance dans Chivers, et la foule qui encombrait la place et son voisinage n’affaiblit en aucune manière son sentiment de sécurité.

— Chivers le suivra là malgré tous les obstacles, — pensa-t-il ; — il aura l’œil sur cet homme comme s’il avait à le surveiller entre Charing Cross et Whitehall quand la Reine se rend à l’ouverture du Parlement. Ce n’est pas un homme à être roulé par la foule sur une place de marché de campagne.

Calme dans ce sentiment de sécurité, Grimstone s’amusa à regarder autour de lui avec un air d’étonnement hautain les manières et les habitudes des indigènes, qui se pressaient sur la place du marché, et faisaient leurs affaires dans cette paisible ville. Il s’arrêta sur la dernière petite marche usée conduisant à la porte des comédiens du théâtre, et lut des fragments de vieilles affiches qui pourrissaient sur le linteau et le dormant de la porte. C’étaient de brillantes annonces de représentations dramatiques qui avaient eu lieu il y avait longtemps ; et au-dessus de ces reliques du passé et des taches de boue et de pluie apparaissait en grosses lettres noires le récit d’un drame plus terrible que tous ceux qu’on avait jamais joués sur ce théâtre de province. L’afficheur avait placé l’avis de la récompense offerte par Mellish, pour la découverte du meurtrier, dans tous les endroits avantageux et n’avait pas oublié cette position qui commandait un des débouchés de la place.

— C’est étonnant, — dit Grimstone, — que cette bienheureuse affiche n’ait pas ouvert les yeux à ces nigauds de Doncastre. Je suis sûr qu’ils pensent que c’est un voile épais pour les dépister ; leurs nez habiles sont entêtés dans leur détermination. Si je puis atteindre mon homme avant qu’ils ouvrent les yeux, j’aurai fait un coup de filet comme il y a longtemps que je n’en ai eu.

Grimstone s’éloigna du théâtre et traversa le marché en se livrant à ces agréables réflexions. À l’intérieur du bâtiment la clameur des acheteurs et des vendeurs était à son apogée : de bruyants campagnards causaient dans leur patois du Nord sur la valeur et le mérite de leur volaille, de leur beurre, de leurs œufs ; les marchands de viande de boucherie se mettaient en quatre pour essayer de satisfaire simultanément une douzaine de rusées femmes de charge marchandant, tandis que du dehors arrivait un bruit confus d’autres marchands et d’autres acheteurs, criant et se bousculant contre les compartiments des marchands de légumes et les brouettes limoneuses des marchands de poissons aux jaquettes bleues. Au milieu de ce bruit et de cette confusion, Grimstone marcha subitement vers son confiant allié, pâle, frappé de terreur et seul !

L’esprit de l’agent ne fut pas lent à saisir la vraie face de la situation.

— Vous l’avez perdu ! — murmura-t-il en colère, saisissant l’infortuné Chivers par le collet de son habit et le clouant aussi solidement que s’il avait la sérieuse idée de faire de lui un meuble permanent sur les dalles de la place. — Vous l’avez perdu, Chivers, — continua-t-il éperdu. — Vous avez perdu une partie que je vous avais dit avoir plus de prix pour moi que toutes les autres pour lesquelles je vous ai employé. Vous m’avez enlevé la meilleure chance que j’aie eue depuis que je suis à Scotland Yard et à vous aussi ; car j’aurais agi libéralement avec vous, ajouta l’agent, oubliant apparemment sa rêverie du matin, dans laquelle il avait pensé offrir à son aide dix livres pour le payer de toutes ses peines. J’aurais agi très-libéralement avec vous, Tom. Mais quelle est la nécessité de rester à beugler ici ? Venez avec moi ; vous me direz en marchant comment cela vous est arrivé.

Tenant encore fortement le collet de son subalterne, Grimstone sortit de la place du marché, ne regardant ni à droite ni à gauche, quoique quantité d’yeux campagnards s’ouvrissent tout grands lorsqu’il passait, attirés sans doute par la rapidité de son pas et la détermination évidente de ses manières. Ces rustiques paysans pensaient probablement que cet homme, dans son long habit noir, et avec son regard sévère, avait arrêté ce petit homme misérable au moment où il lui volait son mouchoir et qu’il l’entraînait pour le livrer aux mains de la justice.

Grimstone relâcha son étreinte quand lui et son compagnon eurent quitté le marché.

— Maintenant, — dit-il, hors d’haleine, mais sans diminuer son pas ; — maintenant je suppose que vous pouvez me dire comment vous êtes arrivé à faire un tel… — ici un adjectif inadmissible, — bête que vous êtes ! Jamais vous ne devineriez où je vais. Je vais à la station. Jamais vous ne devineriez pourquoi j’y vais. Vous le devineriez si vous n’étiez un imbécile. Maintenant racontez-moi comment cela est arrivé, le pouvez-vous ?

— Il n’y a pas beaucoup à dire, — murmura péniblement l’humble personnage dont les fonctions respiratoires étaient tristement éprouvées par le pas de son supérieur. — Il n’y a pas grand’chose. J’ai essayé de faire connaissance avec lui, en faisant semblant d’être tranquille et sans artifice ; mais cela n’a pas réussi. Il était aussi grognon qu’un terrier, aussi je ne le contraignis pas ; mais je gardais un œil sur lui, et je me présentai à lui comme si j’étais venu à Doncastre pour une affaire de course, et comme si j’étais chargé de voir un cheval qui avait été élevé à quelques milles par une personne de Londres : lorsqu’il quitta la place, je le suivis sans me faire remarquer. Mais depuis ce moment je pensais qu’il voulait fuir, car il ne faisait pas trois pas sans regarder en arrière, et il me fit courir à faire fléchir mes jambes sous moi, elles en tremblent encore dans ce moment ; ensuite il me mena sur la place du marché, près d’une paire de vaches, et là je le perdis. J’ai été en dehors et en dedans du marché, et par-ci et par-là, jusqu’à me laisser choir, mais cela ne m’a servi à rien, et vous n’avez pas à me blâmer, car personne n’aurait pu faire davantage.

Chivers essuyait la sueur qui couvrait sa figure et qui témoignait de ses exercices. De sales petits filets descendaient de son front et coulaient sur ses pauvres joues fanées. Il essuyait ces marques de fatigue avec un mouchoir de coton rouge en poussant un soupir suppliant.

— S’il y a quelqu’un à blâmer, ce n’est pas moi, — fit-il doucement. — Depuis le commencement j’ai dit que vous deviez avoir de l’aide. Un homme qui est sur son propre terrain, et qui le connaît, est trop fort pour un seul individu étranger, quelque dur qu’il puisse travailler.

L’agent se tourna furieux contre son subordonné

— Qui est-ce qui vous blâme, — dit-il avec impatience ; — et pourquoi crier avant d’être battu ?

Pendant ce temps ils avaient atteint la station du chemin de fer.

— Depuis combien de temps l’avez-vous perdu ? — demanda Grimstone au malheureux agent.

— Trois quarts d’heure, ou peut-être une heure, — ajouta Tom d’un air douteux.

— Je suis sûr que c’est depuis une heure, — murmura Grimstone.

Il se dirigea tout droit vers un des principaux employés et demanda quels trains étaient partis dans la dernière heure.

— Deux, deux trains de marché : un du côté de l’est, chemin de Selby ; l’autre pour Penistone et les stations intermédiaires.

L’agent regarda la table des départs, faisant courir l’ongle de son pouce le long des noms des stations.

— Ce train atteindra Penistone à temps pour rejoindre celui de Liverpool, n’est-ce pas ? — demanda-t-il.

— Juste à temps.

— Quand est-il parti ?

— Le train de Penistone ?

— Oui.

— Il y a environ une demi-heure ; à deux heures trente.

La cloche avait frappé trois heures quand Grimstone se dirigeait vers la station.

— Il y a une demi-heure, — murmura l’agent. — Il a eu amplement le temps de prendre le train après avoir perdu Chivers.

Il demanda aux gardes et aux porteurs si personne n’avait vu un homme semblable au signalement de l’idiot : visage pâle, bossu, en culotte de velours à côtes et en jaquette de futaine : il pénétra même dans le cabinet de l’employé aux billets pour lui faire la même question.

Personne n’avait vu Hargraves. Deux ou trois le reconnurent à la description de l’agent, et demandèrent si c’était un des garçons d’écurie de Mellish Park que ce monsieur cherchait. Grimstone évita une réponse directe à cette question. Le secret était, comme nous le savons, le principe d’après lequel il menait ses affaires.

— Il peut être arrivé à leur fausser compagnie à tous, — dit-il confidentiellement à son fidèle, mais abattu allié. — Il peut être parti sans qu’un d’eux l’ait vu. Il a pris l’argent sur lui, j’en suis certain, et son jeu est d’aller à Liverpool. Ses recherches d’hier à propos des trains le prouvent. Je pourrais télégraphier et le faire arrêter à Liverpool, supposant qu’il nous a tous joués et qu’il est là, si je voulais laisser entrer les autres dans mon jeu, mais je ne veux pas. Je gagnerai ou je perdrai, mais je jouerai seul. Il peut essayer un autre détour et partir pour Hull par les bateaux des canaux que les gens du marché prennent, et ensuite filer vers Hambourg ou quelque chose comme cela ; mais cela n’est pas probable, ces gens-là suivent toujours le même chemin. Il semble que si un homme a tué un autre homme, ou falsifié son nom, ou détourné de l’argent, ses idées sont fixées sur un sillon, et ne peuvent jamais s’élever plus haut que Liverpool et le paquebot américain.

Chivers écouta respectueusement les communications de son patron. Il était très-content de voir que la sérénité de son esprit revenait graduellement.

— Maintenant, je vais vous dire, Tom, — dit Grimstone. — Si ce garçon nous a faussé compagnie, il est parti et nous ne pourrons pas chercher à le rattraper avant dix heures et demie ce soir, quand il y aura un train qui nous prendra pour Liverpool. S’il ne nous a pas faussé compagnie, il n’y a qu’un seul chemin par lequel il puisse quitter Doncastre, et c’est par la station : ainsi vous resterez ici patient et tranquille jusqu’à ce que vous me voyiez ou entendiez parler de moi. S’il est à Doncastre, je me ferai pendre si je ne le trouve pas.

Après cette puissante affirmation, Grimstone partit, laissant son éclaireur faire le guet pour la venue probable de l’idiot.