Autour de la maison/Chapitre XVI

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Édition du Devoir (p. 61-64).

XVI


Toute la nuit, le vent avait soufflé sur les arbres. Au matin bleu, plein de soleil, le parterre avait pris un aspect nouveau. Les gazons étaient parsemés de feuilles rouges et jaunes, frémissantes et légères. Elles s’étaient amoncelées dans les allées, dans les talus qui bordaient le trottoir, près des clôtures, dans tous les creux du chemin. On allait voir la cour ; c’était le même vol de feuilles qui s’abattaient partout et se rassemblaient dans les coins sous la poussée du vent. On admirait bien un moment comme c’était joli et vaste au-dessus de nous. Les feuillages trop minces ne cachaient plus le ciel, que l’on voyait à travers des ramures comme au travers d’une dentelle.

Mais tout cela ne valait pas le « jeu des feuilles mortes ! »

On s’attelait à la charrette de Zoulou. On allait chercher une « gratte », un râteau. On faisait le tour de la cour, du jardin, du parterre, de la rue vis-à-vis la maison ; et l’on ramassait les feuilles en cinq ou six tournées. On appelait cela des « voyages de foin », et l’on déchargeait la charrette dans un coin du parterre où la galerie faisait angle avec la haute clôture brune. Quand il y avait un bon lit de deux à trois pieds d’épaisseur, on montait sur le bras de la galerie, puis sur la clôture et l’on se jetait à pieds joints dans les feuilles. Oh ! le bon frisson qui nous secouait, nous faisant suffoquer une seconde, ouvrir la bouche, aspirer l’air fortement en attendant de sentir le sol sous les pieds ! Et le bruissement des feuilles sèches, et leur bonne odeur de verdure en poussière, quand on se roulait dedans !… À la course, chacun son tour, se bousculant, Toto, Pierre, Marie, Michelle, montaient sur la clôture et se jetaient en criant dans les feuilles, et recommençaient, et recommençaient encore, les yeux brillants, les joues roses, les cheveux ébouriffés, les vêtements garnis de feuilles d’érables rouges et jaunes, qui s’attachaient aux étoffes laineuses des manteaux d’automne !

Parfois, un passant nous criait : « Vous allez vous casser le cou, ou les jambes ! Vous n’avez pas peur ? »

Peur ? Allons donc ! et l’on redoublait d’ardeur, et l’on se jetait avec plus de violence, plus d’élan, dans le lit de feuilles, qui se foulait peu à peu.

Quand il était trop « tapé », on remettait le jeu au lendemain, espérant que le vent détacherait des arbres les dernières victimes…, et la charrette, le lendemain, refaisait le tour du jardin, de la cour, du parterre, ramassait de nouveau des « voyages de foin », et le lit de feuilles redevenait léger, mou, et l’on sautait encore.

Au bout d’une semaine, toutes les feuilles étaient brunes et sèches comme du tabac. Pierre et Toto se roulaient des cigarettes qu’ils fumaient en cachette. Marie et moi, nous revenions à nos poupées.

Nous n’étions pas tristes. Nous racontions à nos « petites » que la neige s’en venait, qu’on mettrait des lices à leur carrosse et qu’on les traînerait sur le trottoir. On les emmaillotait comme des bébés de chair, on les berçait dans le hamac, au froid, en chantant, entre deux baisers sur les lèvres de porcelaine : « Fais dodo — pinoche — ta mère est aux noces, — ton père est en haut — qui fait des petits sabots ! » Et les petites s’endormaient en face du soleil qui descendait de l’autre côté de la rivière, sous l’œil tendre de leurs mamans qui se faisaient des croix sur « le bec », et se parlaient par signes pour ne pas troubler leur sommeil !