Autour du sofa/Une race maudite

La bibliothèque libre.
Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 245-269).

UNE RACE MAUDITE

En Angleterre nous avons eu nos préjugés ; on pourrait dire que nous en avons encore, mais je craindrais, en l’affirmant, d’offenser mes lecteurs. Je puis néanmoins l’avouer sans crainte, en parlant d’autrefois : nous avons torturé les juifs, brûlé les catholiques et les protestants, sans préjudice des sorciers et des sorcières. Nous avons gardé jusqu’à présent nos satires contre les puritains, et la mascarade du 5 novembre[1]. Cependant je ne crois pas que nous ayons poussé le préjugé aussi loin que nos amis du continent. Il est vrai que notre position d’insulaires nous a, pour ainsi dire, préservés de l’invasion de certaines races, qui, chassées de l’endroit où elles avaient fixé leur demeure, ont, à diverses époques, afflué dans un pays mécontent de les recevoir, et dont les indigènes ne se donnaient pas la peine de dissimuler la répugnance qu’ils éprouvaient à leur égard.

Il existe encore actuellement dans les Pyrénées et dans les Landes quelques débris de cette race malheureuse, dont les membres, connus sous le nom de cagots, avaient remonté la côte, et s’introduisirent dans la basse Bretagne, où ils devinrent même plus nombreux que dans le Midi. Objets d’une répulsion qui ne saurait s’expliquer, non-seulement ils vécurent pendant des siècles dans un isolement complet, mais ils furent opprimés par des édits cruels ; et bien que leur race maudite, ainsi qu’on l’appelait vulgairement, se soit vu confirmer à la fin du siècle dernier tous les droits que le législateur reconnaît aux autres citoyens, ils n’en gardent pas moins, pour ceux qui les entourent, la tache originelle que leur ont léguée leurs aïeux.

On ignore le pays d’où ils viennent ; même à la fin du moyen âge il n’était personne qui pût l’établir d’une manière satisfaisante, et la trace de leur origine, déjà si incertaine à cette époque, s’étant effacée complètement, c’est aujourd’hui un problème que nul ne peut résoudre. On ne sait pas davantage pourquoi ils furent maudits tout d’abord, et par quel motif on les séquestra de leurs semblables ; mais il résulte des plus anciens documents qui nous soient restés à leur égard, que les populations dont ils habitaient le pays, ne savaient même pas comment ils s’appelaient entre eux, et ne les désignaient que par un nom générique, ainsi que nous le faisons pour les animaux sauvages. Leurs cabanes étaient toujours placées à une certaine distance des bourgades et des villes, dont les habitants les employaient à regret en qualité de charpentiers ou de couvreurs, industrie que les cagots s’étaient appropriée par la force des choses, car il leur était défendu de porter les armes ou de cultiver la terre. On leur accordait bien quelques droits de pâturage dans les forêts, et sur les terrains vagues de la commune ; mais ils ne pouvaient avoir, par famille, que vingt moutons ou brebis, un bélier, un porc et six oies. Le cochon, devenu gras, était tué pour alimenter la marmite pendant l’hiver, la laine du troupeau servait à faire les vêtements ; mais il était défendu au propriétaire de manger ou de conserver les agneaux de ses brebis ; le seul bénéfice qu’il pût tirer de cet accroissement de richesse était de remplacer les bêtes malades, ou trop vieilles, en choisissant les plus fortes parmi les nouveau-nées. À la Saint-Martin, les autorités communales venaient faire l’inspection du bétail des cagots ; si l’un de ces malheureux possédait seulement une bête de plus que le nombre autorisé, on faisait main basse sur la totalité du troupeau, dont la moitié allait à la commune et l’autre au bailli, qui en était le premier magistrat.

Il fallait encore, pour les pauvres bêtes, ne point dépasser les bornes qui leur étaient assignées. Tandis que les vaches des habitants de la paroisse pouvaient aller et venir en quête de l’herbe la plus tendre, de l’ombre la plus épaisse ou des sources les plus limpides, tandis que pendant les chaleurs étouffantes de l’été elles se rendaient aux étangs les plus frais pour y séjourner en s’émouchant avec paresse, le cochon et la brebis du cagot devaient apprendre à reconnaître certaine ligne imaginaire qu’ils ne pouvaient franchir, sous peine d’être saisis et tués par le premier venu ; celui-ci prenait alors, pour sa part, la meilleure portion de l’animal, et restituait gracieusement les bas morceaux au légitime possesseur ; ce qui n’empêchait pas les dommages causés par le bétail du cagot, lorsque le malheureux en avait, d’être bien et dûment estimés, et de donner lieu à une amende que payait le réprouvé, ni plus ni moins que s’il avait profité du bénéfice des lois.

Un cagot venait-il à sortir de chez lui pour aller dans une ville, où même ses services avaient été demandés, il y était sans cesse averti de la réprobation dont sa race était l’objet ; défense lui était faite de vendre ou d’acheter aucun aliment, et de marcher au milieu de la rue, que l’on regardait alors comme plus honorable que les bas côtés ; il ne pouvait pénétrer dans la ville qu’après le lever du soleil, et il devait en sortir avant la chute du jour.

Comme en dépit des traits caractéristiques de leur race abhorrée, les cagots n’en étaient pas moins de beaux hommes, et que les étrangers auraient pu les confondre avec les gens ordinaires, chacun de ces malheureux devait avoir sur lui quelque marque distinctive qui pût frapper les regards ; c’était le plus souvent une pièce de drap rouge que l’ordonnance municipale le contraignait à porter sur la poitrine. Ailleurs, le signe de la cagoterie consistait dans une patte d’oie ou de canard, attachée à l’épaule gauche ; cette patte fut ensuite remplacée par un morceau de drap jaune, qui affectait la forme du pied palmé de ces volatiles ; et si, par hasard, le cagot était rencontré sans la marque infamante qui devait le faire reconnaître, il était condamné à cinq sous d’amende et ses vêtements étaient confisqués.

L’usage le forçait à s’éloigner des passants, dans la crainte que ses habits ne vinssent à effleurer ceux des autres ; et lorsque la foule ne lui permettait pas de s’écarter suffisamment, il devait rester immobile dans un coin ou prendre une voie détournée, si par hasard il s’en trouvait sur sa route.

Non-seulement l’entrée des auberges et des cabarets lui était défendue, mais encore l’eau des fontaines et des rivières ; et il ne pouvait se désaltérer qu’à la mare bourbeuse de son village, souvent fort éloignée de l’endroit où l’appelait son travail.

Les femmes, sous peine d’être fouettées en place publique, n’avaient la possibilité de faire leurs emplettes que le lundi ; ce jour-là, tous les habitants de la ville restaient chez eux, de peur de se trouver en contact avec les réprouvés.

Chez les Basques on était encore plus sévère à l’égard de ces malheureux parias : il ne leur était pas permis d’avoir de bétail, si ce n’est un âne et un cochon ; ni l’un ni l’autre n’avait le droit de pâture, et si l’on octroyait au réprouvé la permission de couper l’herbe pour son baudet, c’est que l’oppresseur, qui avait sans cesse recours au travail du maudit, trouvait un bénéfice réel à ce que celui-ci pût se transporter aisément d’une place à l’autre avec son outillage.

Il va sans dire que les cagots ne pouvaient occuper aucun poste officiel, puisque l’État les frappait également d’anathème. C’est tout au plus si le clergé les acceptait pour ses ouailles, bien qu’ils fussent bons catholiques et remplissent avec zèle leurs devoirs religieux. Ils ne pouvaient entrer dans l’église que par une porte bâtarde, ouverte dans un endroit à part, et qui n’a jamais été franchie par un homme de race pure. Cette porte était basse, afin de les obliger à se courber en signe d’obéissance ; parfois elle était entourée de sculptures qui représentaient invariablement une branche de chêne, surmontée d’une colombe. Arrivés dans le temple du Seigneur, les cagots n’avaient pas la permission de tremper leurs doigts au bénitier commun, ni de prendre un morceau du pain bénit qu’on présentait à l’assistance. Ils avaient, très-loin des autres fidèles et près de la porte, une place réservée dont ils ne pouvaient dépasser les limites invisibles. Dans certains villages des Pyrénées, où l’on poussait la tolérance jusqu’à les faire participer au pain bénit, le bedeau restait en dehors de cette ligne imaginaire et leur présentait successivement les petits morceaux de pain consacré, au moyen d’une longue fourche de bois.

À sa mort, le cagot était enterré dans un coin situé à l’extrémité septentrionale du cimetière ; et son héritage, lorsque par hasard il possédait quelque chose, était pris par la commune, à l’exception toutefois de ses meubles et de ses vêtements, que personne n’aurait voulu toucher, et qui, portant la marque d’une souillure indélébile, ne pouvaient appartenir qu’à des cagots.

Lorsqu’on pense à la réprobation qui, pendant plus de trois siècles, pesa sur ces maudits, quand on songe aux lois et aux coutumes qui secondèrent la haine dont ces parias étaient l’objet, en ne doit pas être surpris des actes de férocité que, dans leur désespoir et leur vengeance, ces malheureux commirent à l’égard de leurs oppresseurs. Il y a cent ans environ, par exemple, que les cagots de Rehouilles (Basses-Pyrénées) se levèrent en masse contre les habitants de Lourdes, les battirent à plate couture, en vertu de leur pouvoir magique, dit l’historien du temps, et que, non satisfaits de la victoire, ils égorgèrent les vaincus et se servirent, en guise de boules, de leurs têtes sanglantes pour jouer aux quilles.

À cette époque, la haute magistrature commençait à s’apercevoir de la dureté de l’opinion à l’égard des cagots, et il lui répugnait de la sanctionner par des arrêts sévères ; en conséquence, le parlement de Toulouse décréta que les chefs de l’entreprise dont il s’agit subiraient seuls la peine de mort ; qu’à l’avenir les cagots ne pourraient entrer dans la cité de Lourdes que par la porte Capdet, qu’ils seraient contraints de marcher sous les gouttières, et qu’on ne leur permettrait, sous aucun prétexte, de boire, de manger ou de se reposer dans ladite ville. Si l’un d’eux venait à enfreindre l’une ou l’autre de ces injonctions, le parlement ordonnait qu’à l’instar de Shylock, on enlevât de chaque côté de l’échine du délinquant une tranche de chair dont le poids ne devrait en aucune circonstance, excéder deux onces.

Jusqu’à la fin du XVIe siècle, on ne considéra pas qu’il fût plus coupable de tuer un cagot que de détruire un animal nuisible. Un nid de ces réprouvés, suivant l’expression de la chronique, s’était formé vers l’an 1600, dans le château désert de Mauvezin, où, se plaisant à confirmer leur réputation de sorciers, les cagots s’étaient rendus, en effet, peu agréables aux gens des alentours. Par des moyens d’acoustique dont ils étaient possesseurs, la forêt voisine se remplissait de cris et de gémissements qui répandaient l’alarme chez les habitants de race pure ; il devenait impossible de couper une branche morte sans que des bruits surhumains ne se fissent entendre, ou d’avoir de l’eau potable, puisque les cagots avaient empoisonné les sources en y puisant eux-mêmes. Ajoutez à ces griefs les menus vols qui se faisaient perpétuellement dans les environs, et il n’en fallut pas davantage pour que les gens du pays tinssent pour légitime le désir qu’ils avaient d’égorger les cagots de Mauvezin. Par malheur, on ne pouvait pénétrer dans leur repaire qu’au moyen d’un pont-levis, et les cagots étaient à la fois déterminés et vigilants ; mais il restait la ruse, et quelqu’un proposa de gagner la confiance de l’ennemi. L’auteur de cette proposition fit donc semblant d’être malade, et se coucha sur le bord de la route qui conduisait à Mauvezin ; les cagots, l’ayant aperçu, l’emmenèrent chez eux, le rendirent à la santé, et crurent follement à ses paroles affectueuses. Un jour que toute la bande était dehors et jouait aux quilles dans la forêt, le traître quitta ses compagnons, disant qu’il avait soif. Lorsqu’il fut dans le château, il remonta le pont-levis, et de cette façon coupa tout moyen de retraite à ceux qui étaient dans les bois ; puis il monta sur la plate-forme qui dominait la campagne, et se mit à sonner du cor. Les gens de race pure, qui se trouvaient aux aguets, tombèrent sur les cagots, tranquilles à leur jeu de quilles, et les égorgèrent tous. Je ne vois nulle part qu’un décret du parlement de Toulouse ou d’ailleurs, ait été rendu contre les auteurs de ce massacre.

On tenait soigneusement écriture des noms et de la résidence de tous ceux qui avaient la réputation d’être cagots ; et comme les mariages entre les maudits et les gens de race pure étaient sévèrement prohibés, ces malheureux n’avaient aucun espoir de rentrer dans le droit commun. Toutes les fois qu’il se mariait un de ces parias, le jeune couple avait à subir des chants satiriques, inspirés par la circonstance. Il y avait aussi des ménestrels chez les cagots ; et l’on chante encore en Bretagne beaucoup de leurs productions ; mais ils n’ont point usé de représailles à l’égard de leurs persécuteurs, et l’on ne trouve pas dans leurs poèmes les insultes qui furent prodiguées à leur caste. Ils étaient d’un esprit aimable, d’une intelligence peu commune ; et certes il ne leur fallait pas moins qu’un heureux caractère et l’amour du travail pour supporter la vie.

Ils finirent cependant par réclamer la protection des lois, et vers la fin du XVIIe siècle, la magistrature se prononça en leur faveur ; mais le bénéfice qu’ils en retirèrent se réduisit à fort peu de chose ; la loi ne prévalut pas contre la coutume, et quinze ou vingt ans avant la révolution française, la haine que l’on portait à ces infortunés était encore dans toute sa virulence.

Au commencement du XVIe siècle les cagots de Navarre s’étaient plaints au pape d’être exclus de la société de leurs semblables, et maudits par l’Église, sous prétexte que leurs ancêtres avaient prêté leur concours à un certain Raymond, comte de Toulouse, qui s’était révolté contre le saint-siège, et ils suppliaient le souverain pontife de ne pas les châtier d’une faute qu’avaient commise leurs aïeux. Le pape répondit à leur demande par une bulle du 13 mai 1515, où il ordonnait que les cagots fussent bien traités et partageassent les privilèges de leurs concitoyens. Le saint-père chargeait en outre don Juan de Santa Maria de Pampelune de veiller à l’exécution de ses ordres ; mais don Juan mit tant de lenteur à s’acquitter de cette mission, que les pauvres cagots résolurent d’adresser leur requête au pouvoir séculier. Ils pétitionnèrent donc auprès des cortès de Navarre, qui, opposant à leur supplique diverses fins de non-recevoir, répondirent que les ancêtres des demandeurs n’avaient jamais eu rien de commun avec Raymond, comte de Toulouse, ni avec personne d’une aussi haute noblesse ; qu’ils descendaient tout simplement de Giézi, serviteur d’Élisée, qui avait encouru la malédiction du prophète et avait été condamné à être lépreux, ainsi que tous les gens de sa race, jusqu’à la fin des siècles, pour avoir trompé Naaman, comme il est dit au ive livre des Rois, chap. iv, 2e paragraphe. Le nom de cagots ne dérivait-il pas évidemment de Gahets, et celui-ci de Giézites ? « Si par hasard on ne trouvait pas cette raison suffisante, ajoutaient les membres des cortès, et qu’on nous fît observer qu’aujourd’hui les cagots ne sont pas lépreux, nous répondrions qu’il y a deux sortes de lèpre : l’une qui est visible à tous, l’autre qui est imperceptible, même pour les individus qui en sont affectés. D’ailleurs il est notoire que, dans tous les endroits où un cagot vient à passer, l’herbe s’incline et se flétrit immédiatement, ce qui prouve une chaleur surnaturelle du corps chez celui qui en est la cause. Une foule de témoins dignes de foi vous diront de même que si l’un des membres de cette race cueille une pomme et la conserve dans sa main, elle est plus ridée au bout d’une heure qu’elle ne l’aurait été après l’hiver si on l’eût placée dans une chambre saine.

« Les cagots, disait-on encore, viennent tous au monde avec une queue ; mais leurs parents ont trop d’astuce pour ne pas la faire disparaître dès leur naissance. Comment pourrait-on le mettre en doute, quand on voit les enfants de race pure coudre des queues de mouton aux habits d’un cagot, sans que celui-ci, absorbé par son travail, s’en aperçoive aucunement.

« Enfin, ajoutait la réponse des cortès, tous les cagots répandent une odeur tellement abominable qu’il n’en faut pas davantage pour montrer que ce sont des hérétiques de la plus vile espèce, car l’écriture parle de l’encens qu’exhalent les serviteurs de Dieu, et du parfum qui émane de la sainteté. »

C’est avec de semblables arguments, dont je vous donne la traduction littérale, que les cagots se virent non-seulement déboutés de leurs plaintes, mais rejetés dans une position plus triste encore, si la chose était possible. Le pape insista pour qu’on leur reconnût les mêmes privilèges qu’à ses autres enfants ; les prêtres espagnols ne firent aucune opposition à la volonté du saint pontife, mais ils n’en permirent pas davantage aux cagots de se mêler aux fidèles, soit pendant leur vie, soit même après leur mort.

À peu près à la même époque, les maudits obtinrent de Charles-Quint des lois en leur faveur ; pas une de ces lois ne reçut d’exécution, et, pour punir les cagots de leur esprit de révolte et de l’impertinence qu’ils avaient eue de se plaindre, les autorités locales leur confisquèrent leurs instruments de travail. On vit alors un vieillard, n’ayant d’autre moyen d’existence que la pêche, mourir de faim lui et toute sa famille, parce qu’on lui avait enlevé les moyens d’exercer son industrie.

Ces malheureux n’avaient pas même le pouvoir d’émigrer ; il suffisait que l’un de ces parias voulût transporter sa masure d’un endroit à un autre, pour exciter la colère et les soupçons des habitants de la commune. En 1695, il est vrai, le gouvernement espagnol ordonna aux alcades de rechercher tous les membres de la caste maudite, et de les expulser du royaume avant que deux mois fussent écoulés, sous peine d’une amende de cinquante ducats par tête de cagot que l’on trouverait en Espagne, à l’expiration du terme fixé. À peine cet édit fut-il rendu que les paysans se levèrent en masse et chassèrent à coups de fouet les réprouvés qui habitaient leur voisinage. Mais les Français, de leur côté, s’étaient mis en mesure de repousser l’invasion, et refoulèrent à leur tour les cagots dans les Pyrénées, où la plupart des proscrits moururent de faim et de misère, ou devinrent la proie des bêtes féroces.

Ceux qu’on pourchassait ainsi étaient contraints de porter des gants et des souliers pour ne pas salir de leur contact les lieux qu’ils devaient traverser, les garde-fous, les balustrades sur lesquels ils auraient pu s’appuyer, et qui, d’après la croyance populaire, auraient transmis à d’autres le poison que les fugitifs y auraient déposé.

Il ne faut pas croire cependant qu’il y eût chez ces malheureux aucun signe extérieur qui pût inspirer le dégoût. Rien dans l’aspect des cagots ne pouvait faire imaginer qu’ils fussent atteints de la lèpre, ce qui était le moyen le plus naturel d’expliquer l’exécration dont ils étaient l’objet. Ils furent examinés plusieurs fois par de savants docteurs en médecine dont les expériences paraissent avoir été faites dans un esprit d’humanité. En l’an 1600, par exemple, les chirurgiens du roi de Navarre saignèrent vingt-deux cagots des deux sexes, jeunes et vigoureux, afin d’analyser leur sang, et d’en extraire le sel particulier qui donnait à leur corps cette chaleur miraculeuse ; mais il se trouva que le sang des cagots était absolument pareil à celui des autres hommes. Quelques-uns de ces docteurs nous ont laissé le portrait de cette race infortunée, portrait qui ressemble encore aux individus d’origine cagote que l’on retrouve dans l’ouest et dans le midi de la France. Ces derniers, ainsi que l’étaient leurs aïeux, sont grands, bien découplés et d’une organisation puissante ; ils ont la peau blanche, le teint coloré, les lèvres épaisses, mais nettement dessinées, les yeux d’un bleu grisâtre, et, suivant quelques observateurs, le regard profond et pensif. D’anciens rapports mentionnent avec surprise la tristesse de leur physionomie, et vont jusqu’à leur reprocher de n’avoir pas la gaieté des autres hommes ; c’est le contraire qui aurait été surprenant.

Le docteur Guyon, qui vivait dans le siècle dernier et qui, de tous les hommes de l’art, est celui qui nous a laissé les documents les plus nets sur la santé des cagots, nous parle de la vigueur que ces derniers conservaient jusque dans leur vieillesse. Il trouva, dans une seule famille, un homme et une femme de soixante-quatorze ans qui cueillaient des cerises, tandis qu’une autre femme, âgée de quatre-vingt-trois ans, était assise sur l’herbe et se faisait peigner par son arrière-petite-fille.

Ainsi que plusieurs autres médecins, le docteur Guyon étudia les cagots relativement à l’horrible odeur que ces réprouvés, disait-on, répandaient sur leurs pas, et dont ils infectaient tout ce qu’ils avaient touché ; mais il lui fut impossible, non plus qu’à ses confrères, de rien découvrir à cet égard. On s’occupa également des oreilles de ces réprouvés, qui, d’après l’opinion générale, opinion qui subsiste encore de nos jours, différait de celle du commun des mortels, en ce qu’elles étaient rondes, cartilagineuses et privées du lobe charnu qui supporte la boucle d’oreille. Les médecins déclarèrent que la plupart des cagots qu’ils avaient examinés avaient en effet l’oreille ronde ; mais ils ne voyaient pas dans ce fait, ajoutaient-ils gravement, que ce fût une raison suffisante pour les exclure du commerce des hommes, et pour leur interdire les fonctions ecclésiastiques et civiles.

Néanmoins, continuent les rapporteurs, dans les villes où les cagots viennent acheter les objets qui leur sont indispensables, les enfants ont le droit de les poursuivre et de leur adresser des railleries insultantes au sujet de la forme particulière de leurs oreilles, qui offrent quelque ressemblance avec la manière dont les bergers du pays taillent celles de leurs moutons.

Une jeune fille cagote, d’une beauté remarquable et qui avait une voix ravissante, nous dit encore le docteur Guyon, sollicita un jour la faveur de chanter des cantiques dans la tribune de l’orgue. Plus musicien que dévot, l’organiste, à qui cette demande avait été faite, consentit à recevoir la jeune fille ; mais l’assistance indignée, découvrant à qui appartenait cette voix fraîche et mélodieuse, se précipita vers la tribune, d’où elle chassa la maudite, lui intima de se ressouvenir de ses oreilles et de ne plus commettre un sacrilège en chantant les louanges du Seigneur de concert avec les purs.

Toutefois ce rapport, où le docteur s’appuyait sur des faits incontestables pour affirmer qu’il n’y avait aucune raison physique de repousser les cagots de la société, ne servit pas mieux les intérêts de ses clients que ne l’avaient fait les édits promulgués depuis deux siècles. Il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas être convaincu, et le docteur, en prouvant aux hommes de race pure qu’ils devaient regarder les cagots comme leurs semblables, ne fit qu’augmenter la rage de ceux qu’il avait cru persuader, et qui jurèrent de s’éloigner plus que jamais des maudits.

Un M. d’Abedos, curé de Lourbes en 1780 et frère du seigneur de la paroisse, un homme instruit, qui était plein de sens et de modération pour tout le reste, poussait la haine qu’il portait aux cagots jusqu’à les injurier de l’autel où il officiait. L’un de ces affreux damnés, suivant l’expression qu’il employait à leur égard, étant presque aveugle, avait trébuché dans la nef et touché malgré lui l’encensoir que portait M. le curé ; on le chassa immédiatement, et l’entrée de l’église lui fut à jamais interdite.

Personne ne pourrait dire comment le frère de cet abbé fanatique, le seigneur du village, s’éprit justement d’une cagote et finit par l’épouser ; mais, pour être inexplicable, le fait n’en est pas moins réel. M. le curé plaida aussitôt contre son frère, et acquit, en vertu d’un jugement en bonne forme, la possession de tous les biens du nouveau paria, car le seigneur de Lourbes s’était réduit par son mariage à la condition de cagot, et la loi qui bornait l’avoir de celui-ci à un porc et à vingt moutons était toujours en vigueur. Les neveux du curé d’Abedos sont encore aujourd’hui simples paysans, et cultivent pour les autres le domaine qui appartenait à leur grand-père.

Le préjugé contre ces mariages, entre cagots et gens de race pure, a survécu longtemps aux lois qui opprimaient les maudits, surtout en Bretagne, où il paraît avoir été plus prononcé qu’ailleurs. Une jeune Bretonne, il y a quelques années, avait pour amoureux deux jeunes gens réputés d’origine cagote ; elle fit examiner leur généalogie par un notaire, et accorda sa main à celui des deux qui avait le moins de sang cagot dans les veines.

En 1835, raconte Émile Souvestre, un boulanger d’Hennebont, ayant épousé une jeune fille dont les ancêtres avaient été cagots, perdit toutes ses pratiques.

Suivant la coutume de Bretagne, les parrains et marraines d’un enfant de cagots devenaient cagots eux-mêmes, à moins que leur filleul ne mourût en bas âge.

D’après la même coutume, les cagots ne pouvaient acheter, en fait de viande de boucherie, que les morceaux réputés malsains ; mais, pour un motif inconnu, ils avaient droit à chaque pain entamé qui se trouvait placé à l’envers, et dont la brèche était tournée du côté de la porte ; quel que fût l’endroit où ils vissent un pain dans cette position, ils pouvaient le prendre et l’emporter sans qu’on eût rien à dire.

Il y a trente ans à peine, on voyait encore dans une église de Quimperlé, une main que l’on y avait déposée au commencement du règne de Louis XVI ; c’était celle d’un riche cagot qui avait eu l’audace de tremper ses doigts dans le bénitier des fidèles ; témoin de ce sacrilège, un vieux soldat se plaça aux aguets, et la première fois que le maudit approcha la main pour prendre de l’eau bénite, le fervent militaire la lui abattit d’un coup de sabre et l’offrit, toute sanglante, au saint patron de l’église.

Les cagots de Bretagne pétitionnèrent auprès de l’autorité pour avoir le droit de changer leur appellation infamante en celle de malandrins ; tous ceux de France cherchèrent, pendant la révolution, à détruire les preuves qui constataient leur origine ; mais si les écrits ont disparu, la tradition est restée jusqu’à nos jours, et désigne encore telle ou telle famille comme issue des cagots, des oiseliers, ou des malandrins, suivant les noms qu’on appliquait jadis à la caste abhorrée.

Les érudits ont cherché à expliquer de différentes manières la répulsion générale qu’inspirait cette race, si puissamment et si bien organisée. Quelques-uns font remonter cette antipathie à l’époque où la lèpre était un sujet d’épouvante, et ils ajoutent que les cagots, sans être précisément lépreux, étaient sujets à une affection qui présentait les caractères de cette effroyable maladie tels que la blancheur morte de la peau, et le gonflement de la face et des extrémités. Il y avait aussi quelque ressemblance entre l’ancienne coutume des juifs, relativement aux lépreux, et l’habitude où l’on était alors de s’écrier : Cagot ! cagot ! lorsqu’on croyait apercevoir l’un de ces infortunés ; ce à quoi celui-ci était obligé de répondre : Perlute ! perlute !

Si la lèpre n’est pas contagieuse, elle est héréditaire, disent les savants qui ont pris la peine de justifier la haine inspirée par les cagots ; et, d’après eux, il était juste et raisonnable d’interdire aux gens de race pure des mariages qui ne pouvaient que propager cette horrible maladie.

Il en est d’autres qui, tout en reconnaissant que les cagots sont de beaux hommes, ardents au travail et fort habiles dans leurs métiers, n’en trouvent pas moins très-naturel qu’on ait pour eux une aversion profonde. À les entendre, les cagots sont doués du mauvais œil, et leur caractère est vindicatif, cruel et déloyal, triste héritage qu’ils tiennent de leur ancêtre Giézi, en même temps que leur prédisposition à la lèpre.

Une autre version les fait descendre des Goths, de la secte des ariens, qui, après avoir été défaits par Clovis, obtinrent de s’établir dans le Languedoc et la Guyenne, à condition qu’ils renonceraient à l’hérésie d’Arius, et qu’ils vivraient en dehors de la société des hommes. Le principal argument dont on appuie cette origine, est l’étymologie du nom de la secte maudite, évidemment tiré de canes gots, d’où l’on a fait cagots.

On a dit aussi qu’ils étaient Sarrasins, et qu’ils venaient de l’Orient ; l’horrible odeur qui s’échappait de leur corps empêchait d’en douter. Les Lombards, qui se vantaient d’être orientaux, n’étaient-ils pas d’une race puante et malsaine, témoin la lettre que le pape Étienne III écrivit à Charlemagne pour le détourner d’épouser Berthe, fille de Didier, roi de Lombardie. Les cagots étaient puants et malsains comme les Lombards : donc ils étaient venus d’Orient, et devaient être infidèles ; la chose était fort claire. Ajoutez à cela que ce nom de cagots, dérivé de canes gots, c’est-à-dire chiens ou chasseurs de Gots, leur avait été donné parce que les Sarrasins chassèrent les Goths d’Espagne. En outre, à l’époque de leur vie sarrasine, ces hérétiques avaient dû être mahométans et obligés, comme tels, à se baigner sept fois par jour ; d’où la patte de canard était devenue l’un des insignes de la cagoterie. Le canard est un oiseau d’eau, les mahométans se baignent sans cesse… preuves sur preuves !

En Bretagne, on pensait généralement qu’ils étaient de souche israélite, et leur mauvaise odeur était citée à l’appui ; les juifs, personne ne devait l’ignorer, avaient toujours eu cette infirmité physique, dont ils ne pouvaient se guérir qu’en se plongeant dans une fontaine d’Égypte (ce qui était fort loin de la Bretagne), ou en se lavant le corps avec le sang d’un petit enfant chrétien. Il était donc naturel que le sang ruisselât du corps des cagots le jour du vendredi saint, puisqu’ils descendaient des juifs. C’était la seule manière d’expliquer un fait aussi épouvantable. Remarquez bien, d’ailleurs, que les cagots étaient des charpentiers d’une habileté hors ligne, ce qui donnait à penser qu’ils avaient eu pour ancêtres parmi les juifs ceux qui avaient fait la croix de Jésus.

Lorsque l’émigration prit son cours vers l’Amérique, les cagots affluèrent dans les ports de la Bretagne, afin d’aller se réfugier sur une terre vierge, où cesserait la malédiction qui pesait sur leur caste ; nouvelle preuve qu’ils descendaient d’Abraham, puisqu’ils partageaient les goûts nomades de son peuple. Les quarante années de courses dans le désert, et jusqu’au Juif errant, servirent à démontrer que les cagots devaient leur agitation, et leur besoin de changer de place, à leur origine hébraïque. Les juifs, d’ailleurs, pratiquaient la magie ; les cagots vendaient aux marins bretons des outres pleines de vent, et de jeunes filles qui les aimaient en raison des philtres qu’on leur avait donnés ; ils faisaient sortir du creux des rochers et des arbres des bruits étranges, qui n’avaient rien de terrestre, et trafiquaient d’une herbe magique dont le nom était bon-succès.

Au commencement du XIVe siècle, on appliquait les mêmes lois aux cagots et aux juifs, et on les confondait sous la même appellation ; mais la peau blanche des cagots et leur exactitude rigoureuse à pratiquer tous les devoirs qu’impose l’Église catholique, jointes à d’autres circonstances, ne permettent pas qu’on puisse admettre leur origine israélite.

On a également supposé qu’ils avaient eu pour ancêtres d’infortunés goitreux, dont l’espèce existe encore dans les vallons des Pyrénées. Suivant les partisans de cette opinion, le mot goitre serait dérivé de Goth ; celui de crestia, dont on se servait aussi pour désigner la race maudite, aurait donné lieu au nom de crétin, d’autant plus qu’il n’était pas rare de trouver chez les cagots des gens privés de raison. Mais s’il faut en croire les souvenirs traditionnels, le désordre mental auquel ces malheureux étaient sujets, loin de ressembler au crétinisme, prenait la forme d’un violent délire qui les attaquait à la nouvelle et à la pleine lune. À cette époque les ouvriers déposaient leurs outils et quittaient leur travail pour courir le pays comme des fous ; un mouvement perpétuel semblait être le seul moyen d’apaiser leur fureur douloureuse, ainsi qu’il arrive aux Napolitains piqués de la tarentule.

C’est en Béarn, surtout, que les individus atteints de cette folie étaient redoutés par les habitants ; les sabotiers béarnais, qui allaient couper leur bois dans les forêts situées à la base des Pyrénées, craignaient par-dessus tout de s’en approcher à l’époque où la cagoutelle s’emparait de la gent maudite. Les vieillards du pays gardent encore le souvenir d’un homme qui, ayant épousé une cagote, avait l’habitude de battre vigoureusement sa femme dès qu’il voyait apparaître chez elle les premiers signes de frénésie ; et quand, à force de coups, il l’avait réduite à un état salutaire d’épuisement et d’insensibilité, il l’enfermait jusqu’au jour où la lune entrait dans son déclin. S’il ne s’était pas servi de moyens aussi énergiques, disent les narrateurs du fait, personne ne peut savoir ce qui serait arrivé.

Depuis le XIIIe siècle jusqu’à la fin du XVIIIe, les faits abondent qui prouvent l’exécration dont ces malheureux étaient l’objet, soit qu’on les appelât cagots ou cahets dans les Pyrénées, caqueaux en Bretagne, ou vaquéros dans les Asturies. À diverses reprises, les plus intelligents de ces parias avaient essayé de combattre l’odieux préjugé dont ils étaient victimes ; mais il ne fallut rien moins que la révolution française pour les faire rentrer dans le droit commun. Le procès fameux qui fut jugé dans le Béarn en 1718, en est la preuve. Un riche meunier, qui s’appelait Étienne Arnaud, et qui, suivant les pièces du procès, était de la race des Gotz, Quagotz, Bizigoths, Astragoths ou Gahetz, avait épousé une cagote de Biarritz ; Étienne, dont la fortune s’était augmentée par ce mariage, ne voyait pas pour quel motif il continuerait d’entendre l’office près de la porte de l’église, et ne remplirait pas des fonctions publiques dans la commune, dont il était le principal habitant. Il adressa donc une requête à la justice, par laquelle il demandait à être relevé de son incapacité civile, et, pour sa femme et pour lui, la permission de s’asseoir dans la tribune de l’église. Cette demande ayant d’abord été refusée, Étienne Arnaud soutint ses droits avec vigueur contre le bailli de Labourd, magistral du canton. Sur ces entrefaites, les habitants de Biarritz se réunirent le 8 mai, au nombre de cent cinquante, pour approuver la conduite du bailli, terminèrent la séance par une souscription destinée à couvrir les frais de justice, et donnèrent pleins pouvoirs à leurs procureurs pour défendre la cause des gens de race pure contre Étienne Arnaud, cet étranger qui, en raison de son mariage avec une fille cagote, devait être, comme elle, expulsé du sanctuaire. Ce procès fut porté successivement devant toutes les cours de la province, et finit par un arrêt du parlement de Paris, qui donna tort aux superstitions basques, et autorisa Étienne Arnaud et sa femme à se placer désormais dans la tribune de l’église.

Cette décision ne fit qu’augmenter la colère des habitants de Biarritz, et en 1722, un charpentier appelé Miguel Legaret, soupçonné d’avoir du sang cagot dans les veines, s’étant placé dans la nef, parmi la foule des assistants, fut traîné hors de l’église par le prêtre et deux jurats de la paroisse. Legaret se défendit contre cet acte de violence au moyen de son couteau, et fut pour cette cause appelé devant le tribunal du ressort ; mais le prêtre et ses deux complices furent condamnés à faire amende honorable publiquement et à genoux à la porte de l’église, à la sortie de la grand’messe. Ils en appelèrent au parlement de Bordeaux, qui confirma la sentence, et Legaret put à l’avenir prendre à l’église la place qui lui convenait.

Après ces deux affaires, il parut accepté à Biarritz que tous les cagots jouissaient, leur vie durant, des mêmes droits que les autres gens du pays ; mais à leur mort, cette égalité cessait, et les habitants de race pure luttèrent avec acharnement pour conserver le privilège d’être enterrés à part de la caste exécrée. Les cagots ne mirent pas moins de persévérance à réclamer une place au milieu du cimetière, et les textes de l’Ancien Testament furent compulsés de nouveau. Les purs citèrent d’une voix triomphante le cas d’Ozias, le lépreux, qui fut enterré dans le champ où étaient les tombeaux des rois, et non dans les tombeaux mêmes (livre II des Paralipomènes, chapitre xxvi). Les cagots répondirent à cela qu’ils étaient sains de corps, et n’offraient pas le moindre signe de lèpre ; mais on leur opposa l’argument que j’ai cité plus haut, et qu’il est très-difficile de rétorquer, à savoir : que cette maladie est de deux sortes, visible et invisible, et que les cagots étant affectés de cette dernière espèce de lèpre, le fait devait être laissé à la décision des autres, car il leur était impossible d’en juger par eux-mêmes.

Une famille de cagots opiniâtres, appelés Belone, plaida pendant quarante ans pour obtenir le privilège de sépulture commune. Cette demande lui avait été accordée tout d’abord ; le curé de Biarritz n’en avait pas moins continué à suivre l’ancien usage, bien qu’il fût condamné à payer cent livres toutes les fois qu’un cagot n’était pas enterré à la place voulue ; et les habitants de la paroisse se cotisaient pour fournir le montant de ces amendes.

M. de Romagne, évêque de Tarbes, qui mourut en 1768, fut le premier qui permit à un cagot de remplir une charge ecclésiastique.

Il est certain que parmi les cagots, il s’est trouvé des individus assez faibles pour refuser les fonctions qui leur étaient offertes, parce qu’en acceptant ainsi le bénéfice de l’égalité civile, ils avaient à payer les taxes publiques, au lieu du droit de capitation prélevé sur les membres de leur race. Disons, par parenthèse, que le collecteur de cet impôt de capitation pouvait, dans chaque maison de cagot, réclamer, en même temps, un morceau de pain d’une grosseur déterminée pour la nourriture de son chien.

Dans le siècle où nous sommes, il a fallu, en certains endroits, que l’archidiacre du diocèse, suivi de tout son clergé, passât par la petite porte réservée autrefois à la caste maudite, pour atténuer le préjugé qui, même à cette époque, empêchait le commun des fidèles de se mêler aux cagots dans la maison du Seigneur. L’un de ces réprouvés, qui habitait Larroque, joua aux habitants de cette commune un tour que lui avait suggéré cette action des archidiacres : il ferma sans bruit la grande porte de l’église, pendant que les paroissiens assistaient à la messe, et mit du sable dans la serrure pour empêcher qu’on ne pût l’ouvrir au moyen d’une seconde clef ; il s’ensuivit que notre homme eut le plaisir de voir tous les gens de race pure défiler, en courbant la tête, par la porte basse qui servait aux cagots.

Nous sommes à la fois surpris et indignés en découvrant les preuves de cette haine qui, récemment encore, persécutait sans motifs une race industrieuse et innocente.

L’épitaphe de mistress Mary Hand, gravée dans l’église de Stratford-sur-Avon, pourrait peut-être servir de morale à cette histoire de la caste maudite :

« Si vous voyez mes défauts, tâchez de les éviter ; et regardez en vous-même, il y a bien certainement quelque chose à y reprendre. »


J’avais remarqué depuis plusieurs jours que miss Duncan noircissait beaucoup de papier, et paraissait vouloir que je n’y fisse pas attention ; ma curiosité en fut d’autant plus vive, et je bâtis en silence une foule de conjectures, dont quelques-unes approchèrent tellement de la vérité, que je ne fus pas du tout surprise lorsque mon institutrice, ayant toussé plusieurs fois, nous dit, avec certaines précautions oratoires, qu’elle avait consigné dans quelques pages un ancien récit qui lui avait été fait jadis, à une époque où elle habitait près de l’endroit où ces événements s’étaient passés. Chacun la pressa de nous lire ces quelques pages, qu’elle tira de son réticule. Au moment d’en commencer la lecture, elle se trouva si émue, et réclama si longuement notre indulgence pour ce premier essai, que je me demandai si nous aurions notre histoire. À la fin cependant, elle en prononça le titre d’une voix aiguë et mal assurée.


  1. Anniversaire de la découverte de la conspiration des poudres, où l’on promène dans les rues des mannequins représentant les conjurés, et notamment Guy Fawks.
    (Note du traducteur.)