Aux Vieux de la vieille/02/03

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Perriquet, Imprimeur-Libraire, Éditeur (p. 45-64).

CHAPITRE iii.

Campagne de Russie.

Dans les derniers jours d’avril 1812, nous reçûmes l’ordre de nous tenir prêts à partir et de remplir nos sacs de tous les effets nécessaires à une longue campagne. Je fus moi-même appelé devant le conseil et reçus ma nomination de vaguemestre des deux régiments de grenadiers de la garde, avec la conduite du trésor et des équipages. Deux fourgons contenaient le bagage des officiers ; deux autres furent chargés de tonnes contenant vingt-huit mille francs. Chacun était traîné par quatre chevaux et conduit par deux hommes. C’est ce petit convoi que j’avais à diriger.

La garde partit le 1er mai à minuit pour se rendre à Meaux en Brie. Retardé par quelques opérations de comptabilité, je ne pus quitter Courbevoie que le lendemain à huit heures du matin. Sur les midi, je traversais la place Vendôme assis dans un joli cabriolet placé au-devant de mon premier fourgon et me carrant comme un homme d’importance. J’atteignis mon corps dans la nuit.

L’adjudant-major, M. Belcourt, me félicita de ma célérité. Il fut convenu avec lui que, désormais, je devancerais les régiments de la garde, sauf à les attendre à chaque étape. Dans les grandes villes, je passais à la poste pour recueillir les lettres qui leur étaient destinées. Mes chevaux et mes hommes avaient le temps de se reposer. Je pouvais même réparer les accidents qui survenaient à mes équipages durant un voyage aussi long que le nôtre.

En effet, nous gagnions la frontière de Russie en traversant toute l’Allemagne. Nous allions commencer cette malheureuse campagne qui coûta tant de sang à la France et tant de regrets à notre empereur. Il ne m’appartient pas d’en raconter ici tous les détails. Je n’ai pas la prétention d’écrire une histoire. Qu’on me permette seulement de relater quelques détails personnels qui donneront une idée des choses et des hommes de cette époque mémorable.

À Vilna, le 15 juillet, l’empereur donna l’ordre qu’on lui présentât douze sous-officiers de sa garde pour devenir lieutenants dans la ligne. Comme les chasseurs avaient déjà quitté la ville, toutes les promotions tombèrent sur nous. À midi, pendant que je passais avec un paquet de lettres sous le bras pour en faire la distribution, M. Belcourt m’aborda et, me serrant la main, il me dit :

— Mon brave, vous passez aujourd’hui lieutenant dans la ligne.

— Merci, répondis-je, je ne veux pas quitter la garde.

— Je vous dis, répliqua M. Belcourt, que vous porterez aujourd’hui même des épaulettes de lieutenant. Croyez-moi, acceptez-les d’abord, et bientôt je vous ferai rentrer parmi nous. Ainsi, pas de mauvaise volonté. À deux heures, trouvez-vous sur la grande place.

Je m’y rendis selon ses ordres. On nous plaça vingt-deux sur un seul rang. L’empereur arriva, nous passa en revue, toisant chacun de la tête aux pieds, et témoigna sa satisfaction.

Quand mon tour fut venu, ma petite taille sembla l’étonner. — C’est notre instructeur, dit M. Belcourt : il faisait mille difficultés pour passer dans la ligne.

— Comment cela ! fit l’empereur, tu ne veux pas passer dans la ligne ?

— Non, sire — je préfère rester dans votre garde.

— Eh bien — je te nomme à mon petit état-major. En prononçant ces mots, l’empereur se tourna vers le comte Monthyon qui l’accompagnait, et il ajouta :

— Monthyon, tu prendras ce grognard comme adjoint au petit quartier général.

On peut aisément s’imaginer quelle fut ma joie. Rester près de mes compagnons, près de l’empereur ! — Je ne me doutais guère que je quittais le paradis pour tomber dans un véritable enfer. Le temps me l’apprit bientôt.

Le soir même, mes camarades du régiment fusillèrent mon sac. Le lendemain je me présentai au général Monthyon, qui me reçut avec l’affabilité d’un homme qui aime et respecte les vieux soldats. Il m’invita à couper mes moustaches, parce que l’empereur les avait proscrites à son état-major. Puis il me confia pour mon début une difficile et pénible mission.

Il s’agissait de conduire 700 traînards à leur corps, qui était celui du maréchal Davoust. Dans ces traînards, je n’avais pas un sergent, pas un caporal. Mon état-major se composait d’un tambour et d’un petit musicien. Une fois sorti de Vilna, je quittai la tête de ce singulier bataillon et je me plaçai derrière pour mieux surveiller sa marche. Pendant quelque temps, tout alla bien ; mais à peu distance de la ville, la route s’enfonce dans d’immenses forêts. Dès que la nuit commença à tomber, mes traînards se glissèrent un à un dans les fourrés : impossible à moi de les retenir.

À la nuit close, nous arrivâmes dans une espèce de rond-point où ceux qui n’avaient pas déserté s’installèrent malgré moi, allumèrent des feux et se préparèrent à bivouaquer. Je voulus m’y opposer. Ils répondirent qu’ils avaient assez marché et ne voulaient pas marcher davantage.

Pendant que je subissais ainsi la loi qu’il leur plaisait de me faire, une calèche vint à passer, entourée d’une escorte nombreuse et bien éclairée par des torches. C’était l’empereur. Il aperçut notre bivouac, et ne comprenant pas quel corps il avait là sous les yeux, il me fit mander près de lui.

Je m’approche de la portière.

— Que fais-tu là ? me dit-il.

— Sire, je conduis sept cents traînards au corps du maréchal Davoust. Mais ce n’est pas moi qui commande : ils ne font que ce qu’ils veulent bien. Déjà beaucoup ont déserté — peut-être les autres ne tarderont pas.

— Fais comme tu pourras — reprit l’empereur. Je vais donner des ordres pour les faire arrêter.

En disant ces mots, il part et je reste pour passer la nuit en compagnie de cette bande de rebelles, regrettant fort mes galons de sergent.

Je n’étais pas au bout de mes peines. Le matin je fis battre l’assemblée, je dis à mes hommes quelles étaient les mesures prises contre eux par l’empereur, et nous nous mîmes en route. Vers midi, comme nous sortions du bois, nous rencontrâmes un troupeau de vaches. Chacun se précipite pour les traire dans les gamelles et se disputer le lait. Il me fallut encore les attendre. Le soir arrivé, ils firent comme la veille et campèrent où il leur plut de s’arrêter.

Un autre jour, en traversant des forêts plus vastes encore que les précédentes, j’aperçus tout un détachement qui laissait la route et tournait à droite. Je me précipitai pour l’arrêter, Mais quelle fut ma terreur en voyant ces bandits faire volte-face et tirer sur moi. C’étaient cent trente-trois Espagnols du régiment de Joseph-Napoléon. Ils avaient comploté ce beau coup, et heureusement n’avaient pu déterminer aucun Français à les imiter. Je n’eus que le temps de fuir devant leurs balles et de rejoindre les débris de mon régiment. Soldats, m’écriai-je, vous êtes Français : tâchez de vous conduire comme des Français. Je ne resterai plus à l’arrière-garde. Je marcherai devant vous. Suivez-moi si vous le voulez, et soyez sûrs, en tous cas, que l’empereur sera instruit de tout ce qui adviendra.

Je finis par sortir de cette maudite forêt. J’arrivai près d’un village où se trouvaient quelques baraques et une station de cavalerie commandée par un colonel qui avait pour mission de diriger les troupes de passage. Je lui fis mon rapport. Après m’avoir entendu, il manda quelques juifs qui, sur mes indications, devinèrent dans quels villages mes cent trente-trois déserteurs avaient pu se réfugier, et il fit partir dans cette direction cinquante chasseurs à cheval. Ce détachement arriva sur les minuit près du village désigné par les juifs, le cerna, et surprit les Espagnols dans leur sommeil. Ils furent saisis, désarmés, garrotés, placés dans des petites charrettes basses et amenés devant le colonel.

Celui-ci, après les avoir fait délier et placer sur un rang, leur annonça qu’il allait les former par ordinaires et demanda s’il y avait parmi eux des sergents et des caporaux. À ces mots, deux individus sortirent des rangs et montrèrent des galons de sergent cachés sous leurs capotes. Trois caporaux se firent de même reconnaître. Ensuite on présenta aux soldats des billets blancs et des billets noirs en égale quantité. Ceux qui amenaient les billets noirs étaient placés à côté des deux sergents et des trois caporaux. Quand le tirage fut fini, le colonel se tournant vers eux :

Vous avez, leur dit-il, pillé, volé, incendié, vous avez fait feu sur votre commandant. La loi vous condamnait tous à la peine de mort. Je pouvais vous faire tous fusiller. J’en épargne la moitié ; mais l’autre va subir son châtiment. Que cela serve d’exemple.

Et, s’adressant à moi : Commandant, faites charger les armes à votre bataillon, mon adjoint commandera le feu.

Je me souviendrai souvent de cette terrible scène, qui fut comme l’étrenne de mes épaulettes de lieutenant.

Le cœur navré de chagrin, je continuai ma route. Chaque jour je croyais toucher au terme. Le corps du maréchal Davoust avait une grande avance sur moi, et je ne pouvais l’atteindre qu’à force de vitesse et d’activité. Cependant, à Witepsk, j’appris qu’il était seulement à trois lieues plus loin. J’allai bien vite chez le commandant de place m’informer de la route à suivre, disposé à faire immédiatement cette dernière étape. Mais, quand je revins au lieu où j’avais laissé mon bataillon, je ne retrouvai plus que mon tambour et mon ordonnance. — Ils sont tous partis, me dirent-ils ; on leur a raconté que le corps du maréchal n’était qu’à une lieue d’ici, ils ont couru le joindre. — De cela, je crus ce qu’il me convint de croire. Une désertion me semblait beaucoup plus probable qu’un excès de zèle.

Abandonné, ou plutôt débarrassé de mon bataillon, je me mis en route avec mon tambour et mon soldat. Quand je me présentai dans cet équipage, au chef d’état-major du maréchal, les aides-de-camp m’accueillirent par des éclats de rire. Je leur observai que leurs rires étaient hors de propos, et m’adressant au général : Tenez, lui dis-je, voici ma feuille de route et mes rapports. Vous verrez, général, comment je me suis conduit depuis Wilna.

À ces mots, il me prit à l’écart, me demanda des explications et, après les avoir reçues, me conduisit près du maréchal Davoust. Celui-ci me reconnut pour un de ses vieux grognards. Je lui rappelait comment j’étais entré dans les grenadiers, grâce à un subterfuge que lui-même avait indiqué. Il m’accueillit gracieusement, écouta le récit de mes aventures et recommanda à son chef d’état-major de me faire bien soigner.

En quittant le maréchal pour rentrer au camp, je trouvai mes soldats qui me demandèrent pardon de leur conduite. Je consentis à me taire en les remettant à leurs chefs de corps. Mais quand je réclamai au colonel du Joseph-Napoléon un reçu de mes cent trente-trois Espagnols, cet officier, qui était Français, remarqua qu’il en manquait la moitié. Ils sont morts, lui dis-je.

— Comment, morts !

— Ils ont été fusillés.

— Et pourquoi ?

— Parce qu’ils avaient fait feu sur moi, qu’ils avaient déserté, qu’ils s’étaient livrés à une foule d’excès.

— Eh bien ! je vais faire fusiller les autres.

Il l’eût fait comme il le disait. Je fus obligé de calmer sa fureur, de lui observer qu’ils avaient en quelque sorte subi leur jugement, et que l’empereur seul avait le droit de revenir sur ce qui s’était passé. Il ne voulut pas céder à mes instances, et j’eus recours au maréchal Davoust pour obtenir la vie de mes fuyards.

Le lendemain je pris les dépêches du maréchal et retournai à Witepsk. Je remis mes papiers et mes reçus au comte Monthyon. Îl savait déjà tout ce qui s’était passé. L’empereur lui-même en était instruit.

À Witepsk, je retrouvai mes anciens chefs et mes vieux camarades. Nous séjournâmes quelque temps dans cette grande ville. La chaleur excessive qui régnait alors, jointe aux privations de tout genre, occasionna des dyssenteries qui nous causèrent des pertes considérables.

De Witepsk, nous nous dirigeâmes sur Smolensk, où nous livrâmes une bataille des plus sanglantes. Lorsque le combat fut engagé, l’empereur me manda près de lui.

— Tu vas, dit-il, partir pour Witepsk, tu remettras ces dépêches au commandant de la place. Voici un ordre qui enjoint à tout employé ou militaire de quelque arme et de quelque grade qu’il soit, de te prêter main-forte ; tous les chevaux sur ta route sont à ta disposition en cas de besoin, sauf les chevaux d’artillerie.

— Es-tu bien monté ?

— Oui, sire, j’ai deux chevaux.

— Prends-les tous deux. Quand tu en auras crevé un, prends l’autre, — Mets dans cette mission toute la vitesse possible, Je t’attends demain. Il est trois heures, pars.

Aussitôt je m’élance à cheval ; le comte Monthyon me dit : Ça presse, mon vieux grognard, ne perdez pas une minute.

Suivant son conseil, je partis comme la foudre, tenant mon second cheval en main. Quand je sentis ma monture fléchir sous moi, je mis pied à terre. D’un tour de main je dessellai mon cheval et sellai l’autre, puis, laissant ma pauvre bête sur la place, je repartis comme une balle. Arrivé dans un bois, je rencontrai des cantiniers qui rejoignaient leur corps : Halte-là, m’écriai-je, ce cheval, de suite. Voici l’ordre.

— Mais…

— Il n’y a pas de mais, lisez. Un cheval, vite un cheval, Je vous laisse le mien à la place.

Ils me donnèrent une excellente bête qui me porta loin. D’ailleurs, je trouvai dans ces parages une correspondance établie pour protéger la route. Je n’avais qu’à montrer mon ordre au chef de poste, je changeais de cheval, et au galop ! De cette façon, j’arrivai sans encombre à Witepsk et remis mes dépêches au général commandant la place.

Pendant qu’il en prenait connaissance, je dînai et j’eus encore le temps de me jeter sur un matelas. Mais au bout d’une heure de repos, il fallut repartir. Je comptais au moins trouver les mêmes facilités qu’à mon premier voyage. Je me trompais ; arrivé à l’endroit où j’avais laissé un piquet de cavalerie qui servait à la correspondance, plus rien. Tout était pris ou en fuite. Me voilà donc seul au milieu des bois avec un cheval abîmé de fatigue et sans possibilité de relayer. Comment continuer ma mission ?

Je ralentis le pas et je me mis à réfléchir. Après quelques instants j’aperçus au loin devant moi, à un endroit où la route s’élargissait, un gros de cavaliers pied à terre, Je reconnus des cosaques. Ils me barraient le chemin et je n’avais plus d’autre espoir que de parvenir à les tourner en m’enfonçant dans les bois.

Au même moment, un paysan sort du fourré et me dit : Cosaques, cosaques ! Je les avais certes bien vu. Sans hésiter, je saute à terre. J’aborde ce paysan et lui montre de l’or dans une main et un pistolet dans l’autre. Je lui fais ensuite comprendre par un geste que je voulais qu’il me servit de guide pour échapper aux cavaliers. Il comprit et me répondit : bac tac, ce qui, dans la langue de ce maudit pays, signifie : c’est bon.

Conduit par lui, je finis par me tirer d’affaire. Il m’en coûta trois napoléons : ce n’était vraiment pas cher. Une fois que j’eus dépassé les cosaques et repris la grand’route, j’étais sauvé. Je tombai dans un groupe d’officiers qui, sur le vu des ordres que je portais, me donnèrent un excellent cheval. À la nuit close, j’arrivai sur le champ de bataille.

Il s’agissait de trouver l’empereur. Je le demande aux premiers soldats que je rencontre ; ils me répondent qu’ils ne savent pas où il est. Apercevant quelques feux sur ma gauche, je me dirige de ce côté et passe près d’une batterie. Un canonnier me crie : Qui vive ? — Officier d’ordonnance. — Arrêtez-vous, vous allez à l’ennemi. — Ce n’est pourtant pas l’ennemi que je veux rencontrer, c’est l’empereur. Savez-vous où est son bivouac ? — Non, mais je vais vous conduire au poste, on le saura peut-être,

En effet, l’officier qui commandait ce poste me fit mener à la tente de l’empereur. On me croyait pris. Je racontai mes aventures, et l’empereur donna ordre au comte Monthyon de me payer mes frais de route, mes deux chevaux, ainsi que les soixante francs que le paysan avait si bien gagnés.

Le lendemain matin, qui était le 17 août, l’armée fit son entrée dans Smolensk.

Les Russes occupaient les hauteurs qui dominent la ville et nous criblaient d’obus et de boulets. Il fallut tourner ces hauteurs pour s’en rendre maîtres. Quand nous eûmes franchi les portes de la ville, qui étaient barricadées avec des milliers de sacs de sel et de terre, il nous fallut pénétrer dans des rues embrasées et nous rendre maîtres du feu qu’avaient allumé les projectiles incendiaires des deux armées. Une grande partie de cette magnifique place forte fut la proie des flammes. Si la prise nous coûta cher, les Russes firent aussi des pertes énormes.

Nous restâmes quelques jours à Smolensk.

Les maréchaux Davoust, Ney et Murat prirent l’avance pour explorer la longue suite de forêts qui s’étend pendant quatre-vingt-treize lieues de Smolensk à Moscou. C’est le 19 août qu’eut lieu le combat soutenu par le maréchal Ney à Valontina-Gora, et dans lequel le général Gudin fut frappé mortellement d’un boulet. Les Français et les Russes éprouvèrent dans cette affaire des pertes considérables qui furent évaluées de chaque côté à plus de sept mille hommes.

L’empereur apprit que le maréchal Davoust avait dépassé sa ligne d’opération de trois lieues en voulant franchir une forêt sans la fouiller. Il pouvait avoir ses communications coupées par les Russes. L’empereur m’expédia sur le champ pour lui dire de rétrograder. Le maréchal commença aussitôt son mouvement de retraite et me renvoya près de l’empereur. Comme toute la route était encombrée de troupes, je pris un chemin de traverse qu’on m’avait indiqué et je mis mon cheval au galop pour gagner la tête de la division. Tout-à-coup je me trouve face à face avec les débris d’une colonne russe qui était en plein bois et qui fuyait devant l’armée française. La position était critique. Mais je ne perdis pas la carte. Je me mis à crier d’une voix de Stentor : En avant ! en avant ! et aussitôt je rebroussai chemin de toute la vitesse de ma monture. Sans doute les Russes crurent que j’étais à la tête d’un détachement et que je courais à leur poursuite, ils se précipitèrent dans toutes les directions et leur frayeur fit mon salut,

Il ne m’arriva plus rien qui vaille la peine d’être raconté jusqu’à la fameuse bataille de la Moskowa. On sait que, dans cette terrible journée, tous les efforts de l’empereur tendirent à emporter cinq redoutes qui foudroyaient notre droite. Plusieurs fois l’infanterie les avait attaquées sans aucun succès. Enfin l’empereur, s’adressant au comte Monthyon, lui dit : As-tu là un officier bien monté ? — Le général Monthyon me désigna, — Pars de suite, me dit l’empereur, porter cet ordre à Caulaincourt. Je m’élance aussitôt et parviens jusqu’au général Caulaincourt qui, en lisant l’ordre que je lui apportais, s’écrie : Voilà ce que j’attendais ! Et aussitôt il réunit les colonnes placées sous ses ordres ; il leur fait part des volontés de l’empereur, assigne à chacun le rôle qu’il doit jouer, se réserve pour lui-même la deuxième redoute et, par un fatal pressentiment, désigne celui qui doit le remplacer en cas de mort. Vous, me dit-il, suivez-moi, pour rendre compte à l’empereur de ce qui arrivera.

À ces mots, il fait sonner la charge. Les cuirassiers partent au trot, en longeant un petit bois placé sur le flanc des redoutes, pendant que les grenadiers et les voltigeurs recommencent une attaque de front. Puis, après avoir dépassé le bois, ils se lancent à fond de train. Les barrières des redoutes sont enfoncées par l’effort de cette masse irrésistible. Cavaliers et fantassins y pénètrent de tous côtés. Dans la mélée, le brave Caulaincourt est frappé d’un coup mortel. Je le vis tomber à deux pas de moi. Alors je rejoignis le colonel qui devait commander après lui, et lorsque le succès fut complet : Allez, me dit-il, annoncer notre victoire à l’empereur. Je vais lui envoyer l’état-major russe qui vient d’être pris dans les redoutes.

Je pars au galop, et traversant le champ de bataille au milieu d’une grêle de boulets, j’arrive près de l’empereur. En soulevant mon chapeau pour le saluer, je m’aperçois que la corne de derrière avait été coupée par un projectile quelconque : Tu l’as échappé belle, me dit-il, — En effet, il ne s’en fallait pas d’un demi-pouce pour que j’aie subi le sort de Caulaincourt.

Quelques jours après la bataille de la Moskowa, j’eus le plaisir d’être désigné par l’empereur pour aller avec vingt gendarmes rejoindre devant Moscou le prince Murat, afin de visiter les caveaux et souterrains du Kremlin. On m’adjoignit l’interprète, M. Rosset.

Le lendemain à dix heures, je remettais mes dépêches au prince Murat. Mon chapeau écorné le fit rire. Nous allons partir, me dit-il, vous me suivrez avec vos gendarmes. — Arrivés près du pont de Moscou, nous trouvâmes les autorités et un général russe qui présentèrent les clés au prince. Après les cérémonies d’usage, nous fîmes notre entrée dans cette belle capitale. Nous étions précédés de quatre pièces de canon, d’un bataillon et d’un piquet de cavalerie. Tout le peuple était aux croisées pour nous voir passer. Nous avancions au petit pas dans une belle rue qui nous conduisit au pied du Kremlin.

En tournant à droite pour passer près du tombeau des czars, nous fûmes assaillis d’une grêle de balles parties des croisées de l’arsenal qui plongeaient sur nous, Nous fîmes demi-tour ; en un instant les portes furent enfoncées : le rez-de-chaussée et le premier étage étaient encombrés de paysans et de soldats russes. Tous ces gens furent massacrés. Je laissai le prince Murat descendre de l’autre côté de la ville pour se porter sur la route de Kalouga, et j’entrai dans le Kremlin pour remplir ma mission. J’étais accompagné des gardes du palais. Quand j’eus terminé ma visite, j’eus la curiosité de voir la fameuse cloche qui, en tombant de la charpente qui la supportait d’abord, s’est enfoncée dans le sol de quarante-cinq pieds de profondeur. On a déblayé le tour de cette monstrueuse cloche, et on l’a environnée d’un rempart de briques. Sa grosseur extraordinaire en fait une véritable curiosité.

L’empereur, en entrant dans Moscou, ne vint pas tout d’abord au Kremlin. Il y envoya sa garde et établit son quartier général dans le faubourg. Mais il fut bientôt forcé de se réfugier dans le palais pour échapper à l’incendie qui se déclara dans les deux villes basses. — Je ne raconterai pas les épisodes d’un événement si connu et si épouvantable. On prétendait alors que dix mille individus avaient été chargés par Rostopchin d’alimenter l’incendie. Pour comble de malheur, le feu était excité par un vent tellement fort que les débris calcinés volaient à près de deux lieues. C’était là le prélude de tous nos désastres.

Je fus employé comme adjoint, ainsi que deux de mes camarades, près d’un colonel d’état-major chargé de faire évacuer les hôpitaux. Quand j’eus terminé mon pénible service, je rentrai au petit quartier général ; nous étions logés chez une princesse qui nous traitait fort bien, et je pus me donner quelques jours de repos.

Mais déjà l’on se disposait à évacuer la ville. L’empereur fit enlever de Moscou de nombreux trophées, et entre autres la croix du tombeau du czar, haute de trente pieds, tout en argent massif. On chargea ces dépouilles dans de grands fourgons qui furent confiés au général Claparède avec un bataillon d’escorte. C’est ce riche convoi qui partit le premier pour la France et bientôt fut suivi de toute l’armée.

Nos échecs commencèrent par celui qu’éprouva Murat. Il avait été chargé d’attaquer les Russes et de les refouler. Il se fit au contraire battre par eux, perdit son artillerie, ses bagages et un grand nombre de soldats. Je fus envoyé pour savoir au juste ce qui était arrivé. Mais je ne pus voir le prince Murat ; je ne rencontrai que des fuyards me disant : Ils l’ont pris au lit. Nous sommes battus. Je fus obligé de revenir sans aucun détail précis. En route, je rencontrai l’empereur : Eh bien ! me dit-il, as-tu vu Murat ? — Non, sire, je n’ai rencontré que des cavaliers en déroute. — À ces mots, il m’envoya rejoindre le comte Monthyon et partit au galop.

Pendant quelques jours encore nous continuâmes à poursuivre les Russes et à marcher en avant ; mais le froid menaçait, la fortune ne semblait plus nous sourire. L’empereur comprit qu’il était temps de rétrograder. — Le comte Monthyon fut chargé par lui de faire partir sa maison et ses bureaux et de diriger à Moscou divers préparatifs. Nous rentrâmes dans cette ville et nous y retrouvâmes notre ancien logis. Quel moment ! On ne soupçonnait pas encore toute la gravité de la situation. Mais déjà l’on devinait que la retraite allait être désastreuse.

À trois heures de l’après-midi, nous quittâmes Moscou : la route était tellement encombrée d’équipages que nous ne pouvions avancer. L’artillerie ne parvenait pas à se faire place dans cette confusion. Nos yeux, habitués à tant de précision et d’ordre, étaient frappés d’une douloureuse surprise. À trois lieues de la ville, nous entendîmes une épouvantable détonation : c’était le Kremlin qui sautait.

Dès les premiers jours de novembre, lh’iver s’annonça par une neige abondante et le froid le plus rigoureux. L’empereur faisait de petites étapes au milieu de sa vieille garde. Il suivait sa voiture à pied, un bâton ferré à la main. Nous autres nous restions sur les bas-côtés de la route avec quelques officiers de cavalerie dont les corps étaient déjà détruits et qui s’étaient adjoints à nous.

Le 9 novembre, à Smolensk, le thermomètre marquait dix-sept degrés. Un froid si extraordinaire pour nous produisit dans l’armée de grands ravages. Nos chevaux affaiblis glissaient sur la glace et s’abattaient. Je fus obligé de déferrer les miens.

Bientôt les Russes apparurent. Chaque jour les cosaques poussaient des hourras à nos oreilles. Mais tant qu’ils nous virent des armes dans les mains, ils n’osèrent pas trop nous attaquer. Ils se contentaient de se placer à quelque distance de la route et de nous regarder passer. Eux-mêmes étaient frappés d’un pareil désastre ! Ce n’était pourtant que le début et la plus faible partie de ce qui nous était réservé.