Aux Vieux de la vieille/02/04

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Perriquet, Imprimeur-Libraire, Éditeur (p. 65-111).

CHAPITRE iv.

Retraite de la grande Armée.

L’empereur, avant de passer la Bérézina, fit appeler le maréchal Davoust et me désigna pour l’accompagner. Il s’agissait de garder la tête du pont et de faire passer, avant tout le reste de l’armée, l’artillerie et les munitions. Le maréchal se plaça à droite, et moi à gauche. Lorsque tout le matériel fut passé, le maréchal me dit : « Allons, mon brave, tout est passé, allons rejoindre l’empereur. » Nous traversâmes le pont et un marais qui, heureusement, était gelé et pouvait supporter notre matériel, circonstance sans laquelle tout eût été perdu. Pendant ce temps-là, l’empereur, avec le corps du duc de Reggio, avait renversé les Russes dans les bois. De son côté, le maréchal Ney avait taillé en pièces ceux qui essayaient de nous couper la route. Cette bataille leur coûta cher, et nos cuirassiers les ramenaient par milliers, couverts de boue et de sang. C’était un horrible spectacle. Comme nous arrivions sur le beau plateau où avait eu lieu l’engagement, l’empereur passait les prisonniers en revue, et la neige tombait si épaisse qu’on se voyait à peine.

Derrière nous se passait une scène épouvantable : les Russes dirigeaient sur la foule qui encombrait les ponts les feux de plusieurs batteries qui décimaient ces masses en désordre. De notre position, l’on voyait tomber cette grêle de feu sans qu’il fût possible de secourir nos malheureux compagnons. Tous couraient pêle-mêle vers les ponts ; les voitures se heurtaient, et la confusion fut si grande, qu’hommes et femmes se précipitaient des ponts dans la Bérézina et disparaissaient engloutis par les glaces que charriait la rivière. Personne ne peut se faire idée d’un pareil tableau. Cinq mille personnes des deux sexes périrent dans la Bérézina, et nous y perdîmes le riche butin que nous avions fait au début de la campagne.

Quand il eut passé ses prisonniers en revue, l’empereur me fit appeler : « Tu vas partir de suite, me dit-il, et porter cet ordre sur la route de Wilna. Voilà un guide sûr qui te conduira ; ne perds pas une minute, et surtout fais tous tes efforts pour arriver demain au petit jour. » En effet, il fit interroger et payer le guide devant moi ; on nous donna à chacun un bon cheval du pays. Je sautai sur le mien et partis comme la foudre. La route était toute couverte de neige ; cependant nos chevaux ne glissaient pas trop.

J’eus le bonheur d’arriver à ma destination sans aucune rencontre fâcheuse, et quand je mis pied à terre, mon guide me fit connaître au maire du pays où j’avais ordre de m’arrêter. Celui-ci fit conduire nos chevaux dans une écurie voisine, et quand je lui eus remis mes dépêches, il me présenta un verre de liqueur dont il but d’abord la moitié pour m’ôter toute inquiétude : « Buvez, » me dit-il en français et en décachetant mon paquet. Puis il reprit : « Mais il est impossible que je puisse faire apprêter une aussi grande quantité de rations que votre souverain me demande ; il me faudrait un mois pour cela ; cependant, ajouta-t-il, je vais faire tout ce que je pourrai. » À peine achevait-il ces derniers mots que les gens qui avaient conduit nos chevaux revinrent en criant avec effroi : cosaques ! cosaques ! Je me crus perdu ! Aussitôt le brave homme chez qui j’étais me fit sortir de son cabinet, puis me prenant par les épaules, il me poussa dans un four où je me trouvai blotti sans avoir le temps de la réflexion. Ce four était au ras de terre, voûté, et très-long ; il y avait peu de temps qu’on l’avait allumé, ear il était encore chaud, quoique d’une chaleur supportable. Je n’eus pas, du reste, le temps de m’y retourner, Je me blottis comme je pus, et je dois avouer que j’éprouvai la plus vive anxiété. J’avais peur d’être découvert et massacré. Ce qui pouvait m’arriver de moins triste était d’être pris et mené en Sibérie pour y mourir de froid et de fatigue.

Heureusement, le maire avait eu la présence d’esprit de placer des fagots devant l’entrée du four pour me cacher aux regards. Ce fut l’affaire d’un instant ; les cosaques parurent chez lui ; je ne pus en savoir le nombre, mais je les entendais marcher devant ma retraite. Il me semblait que mon sort allait se décider ; mes cheveux se dressaient, et chaque minute était pour moi un siècle. J’en fus quitte pour une grande frayeur. Les cosaques s’emparèrent de mes dépêches, et dès qu’ils en eurent pris connaissance, ils partirent rejoindre leur régiment, qui se trouvait à l’entrée du village. Ils se portèrent sur le champ au lieu indiqué dans mes dépêches comme celui où les vivres devaient être préparés. Je compris bien vite que l’empereur m’avait sacrifié pour que mes dépêches tombassent au pouvoir de l’ennemi, et par ce moyen le détourner de la véritable route qu’il voulait suivre. Cette ruse de guerre lui permit de faire passer tout son matériel sans livrer bataille ni tirer un coup de fusil.

Quand les cosaques furent partis, le digne maire vint me délivrer : « Sortez, me dit-il, ils n’y sont plus, ils ont pris vos dépèches et sont allés arrêter votre armée ; ainsi votre route est libre maintenant. » de sautai au cou de cet homme généreux, et, le serrant dans mes bras, je lui promis de rendre compte à mon souverain de sa conduite à mon égard. Il me présenta encore un verre de liqueur que j’avalai d’un trait, un morceau de pain que je serrai dans ma poche ; je m’élançai sur mon cheval et partis au galop.

Pendant une lieue, je fendis le vent sans m’occuper de ma pauvre monture. Lorsque j’atteignis nos éclaireurs, je me sentis transporté de joie, et je respirai tout à mon aise. Ce fut alors seulement que je mordis et dévorai le morceau de pain que le maire m’avait donné. Bientôt après, je rencontrai le gros de l’armée qui marchait silencieusement. Le froid devenait de plus en plus intense, les routes étaient couvertes de verglas. et les chevaux glissaient et tombaient à tout moment. Enfin je me présentai chapeau bas devant l’empereur, entouré de tout son état-major :

— Comment, te voilà ! Et ta mission ?

— Elle est remplie, sire.

— Comment n’es-tu pas pris ? Tes dépêches, qu’en as-tu fait ?

— Les cosaques s’en sont emparé.

— Que dis-tu ?

— La vérité, sire. Arrivé chez le maire, je lui ai remis mes dépêches ; au même moment, les cosaques sont arrivés, le maire m’a caché dans un four.

— Dans un four ?

— Oui, sire, où je n’étais pas à mon aise, et où j’ai eu bien peur de rester. Bref, les cosaques ont passé et repassé devant ce four, sans se douter que j’y étais ; ils ont pris mes dépêches et se sont immédiatement portés sur le lieu qu’elles désignaient, sans que j’aie pu seulement les voir partir.

— C’est curieux, mon vieux grognard. Il faut bien que Dieu te protège, car tu devais être pris.

— Oui, sire, mais le maire m’a sauvé.

— C’est bien ; je saurai reconnaître le service qu’il t’a rendu. Et il raconta mon aventure à ses généraux, après m’avoir accordé huit jours de repos, avec des frais doubles. Le soir, nous arrivâmes à une lieue de l’endroit où mes dépêches avaient été prises ; l’empereur fit appeler le maire et eut une longue conférence avec lui. J’eus occasion de lui serrer la main : « J’aime les Français, me dit-il. Adieu, mon brave officier ! » Bien des années ont passé sur ce souvenir, mais je bénis encore cet homme à qui je dois la vie.

Cependant la déroute devenait de plus en plus affreuse. La température était descendue à vingt-huit degrés au-dessous de zéro. Les soldats étaient exténués de fatigues et de souffrances. Ils étaient obligés, dans leur faiblesse, de se débarrasser de tout leur équipage. À peine s’ils pouvaient conserver leurs armes, et encore leurs doigts restaient gelés sur les canons de leurs fusils. La vieille garde seule avait conservé fusils, sacs et munitions. Elle ne voulait quitter tout cela qu’avec la vie.

Aux horreurs du froid vint se joindre celle de la famine ; les vivres manquaient, et il fallut manger les chevaux. À mesure qu’un cheval tombait sur la route, les soldats, avec leurs couteaux, se taillaient des grillades dans ses cuisses et les faisaient rôtir quand ils pouvaient trouver du feu, ou même les mangeaient crues quand le bois manquait. Dans notre marche jusqu’à Wilna, ce fut notre meilleure nourriture ; moi, comme les autres, je ne mangeai que du cheval. Nous faisions de petites journées ; l’empereur était avec nous et tout son état-major. Ceux de nos braves officiers qui n’étaient pas démontés lui faisaient escorte de chaque côté de la route, ainsi que la vieille garde. Quant au reste de l’armée, tout était démoralisé. On marchait comme marchent des prisonniers ; il n’y avait plus d’ordre, plus de discipline ; chacun suivait par instinct celui qui le précédait. Au moindre obstacle qui faisait trébucher un homme, il ne pouvait se relever. Nous étions obligés de faire d’horribles grimaces pour agiter les muscles de notre figure et empêcher les terribles effets de la gelée. Dès qu’un feu était allumé, c’était à qui s’y précipiterait. On se battait, on écartait ceux-là même qui l’avaient préparé, les laissant mourir de froid à quelques pas derrière. Personne ne conservait ni sensibilité, ni humanité. L’égoïsme le plus affreux survivait à tous les sentiments ; et néanmoins pas un murmure contre l’empereur, pas une plainte !

Durant le trajet de Moscou à Wilna, je fus envoyé près du général Claparède, chargé de la conduite des trophées de Moscou, avec ordre de les faire jeter dans un lac droite de la route et de livrer le trésor aux traînards. Ces malheureux se jetèrent dessus et mirent tout au pillage ; les trois quarts y trouvèrent la mort par leur avidité ; ils tombaient gelés sous le poids de leurs fardeaux. Dans l’état de faiblesse où nous nous trouvions, un homme ne pouvait pas porter cinq cents francs sur lui. Je possédais de mes petites économies dix-sept cents francs dans mon porte-manteau, et je sentais mon cheval s’affaiblir sous ce poids. Je fus trouver mes vieux grognards, et leur proposai de m’en débarrasser. « Donnez-moi vingt francs d’or, leur dis-je, et je vous donnerai vingt-cing francs. » Tous s’en firent un plaisir et me débarrassèrent si bien que toute ma fortune se monta à quatre-vingt-trois napoléons.

Le roi de Naples arriva devant Wilna le 8 décembre, et nous avec la garde, nous arrivâmes le 10 aux portes de la ville que nous trouvâmes barricadées avec de fortes pièces de bois. Il fallut des efforts inouis pour escalader et pénétrer dans l’intérieur, ce qui nous fit perdre du temps et éprouver des pertes considérables. C’est la que le froid fut le plus rigoureux. L’ennemi nous serrait de près et ne nous donnait pas le temps de nous reposer. À peine je venais de me loger avec un de mes camarades dans un collège dont les classes étaient bien chauffées, que j’allai trouver le général Monthyon pour prendre ses ordres ; « Tenez-vous prêt, me dit-il, pour demain à quatre heures du matin ; nous sortirons de la ville, car l’ennemi arrive sur les hauteurs, et nous serons bombardés au point du jour. » Rentré dans mon logement, je fis mes préparatifs et engageai mon camarade à en faire autant ; mais il n’entendait pas de cette oreille : le malheureux se trouvait si chaudement après avoir été gelé, qu’il préférait rester au pouvoir de l’ennemi. À trois heures, je fus le trouver.

— Allons, lui dis-je, partons !

— Non, je reste.

— Je te tue si tu ne me suis pas.

— Eh bien ! tue-moi !

Je fus obligé de dégainer, et lui appliquai de si forts coups du plat de mon sabre, que je le forçai de se lever et de me suivre. C’était un de mes bons camarades que je ne voulais pas, pour tout au monde, laisser au pouvoir de l’ennemi. Il était temps, car au moment où nous nous apprêtions à partir, les Russes faisaient tous leurs efforts pour prendre la ville. Ils en forcèrent les portes, et nous n’eûmes que le temps de fuir par le côté opposé. Ils y commirent toutes sortes d’atrocités. Heureusement l’intrépide Ney, aidé de la garde impériale, arrêta quelque peu nos vainqueurs en déployant ses ailes à droite et à gauche de Wilna. Il fit si bonne contenance qu’il empêcha l’ennemi de nous charger trop vivement au delà de la ville ; néanmoins notre déroute fut complète. On ne peut se faire une idée juste de ce que nous perdîmes ce jour-là. Toute notre armée était en désordre, le matériel brisé, les voitures de l’empereur crevées, les tonneaux défoncés ; tout notre butin dut rester au pied de la montagne qu’on rencontre après Wilna. Jamais on ne vit une scène plus désastreuse, un spectacle plus affligeant.

Mais j’ai hâte d’en finir avec de pareils tableaux. L’empereur nous quitta. Le prince Eugène prit notre commandement et parvint à ramener nos débris à Kœnigsberg, où nous nous arrêtâmes. Là, dans toutes les rues et sur toutes les places, nous trouvions des factionnaires prussiens qui insultaient nos malheureux soldats désarmés. Toutes les portes nous étaient fermées. Le froid et la faim nous décimaient encore. Je me transportai de suite avec deux de mes camarades à l’Hôtel-de-ville, dont l’accès était devenu très-difficile. Je montrai ma décoration et mes épaulettes. On nous fit passer par une croisée, et une fois entrés, on nous donna trois billets de logement. Quand nous arrivâmes à notre gite, nous trouvâmes tout le monde à dîner. Il se fit un profond silence ; personne ne nous adressa une parole ; on nous regardait presque avec effroi. Sans me déconcerter, je tirai vingt francs de ma poche, et je dis : — Faites-nous donner à manger, nous vous paierons trente francs par jour.

— Ça suffit, répondit le maître, je vais vous faire allumer un poêle dans cette chambre, et vous faire donner de la paille et des draps. On nous servit sur-le-champ un potage, puis on nous donna à manger pour le prix que j’avais désigné, non compris le café, qui nous coûtait un franc par tête. Le propriétaire de la maison eut aussi la bonté de loger nos chevaux et de leur faire donner des rations de foin et d’avoine, ce dont les pauvres bêtes avaient été privées depuis Wilna. Quel bonheur pour elles de pouvoir mordre dans une botte de foin ! Quel bonheur pour nous de coucher sur de la paille et dans une chambre bien chauffée !

Je fis venir un médecin que je consultai au sujet de mon pied gauche qui était complétement gelé. Il décida qu’on fendrait ma botte, qu’on entourerait le pied malade avec des linges, et qu’on le chausserait ensuite d’une botte fourrée en peau de lapin. Un bottier fut appelé, et je lui expliquai ce qu’il me fallait :

— Faites-moi ma nouvelle botte cette nuit même, lui dis-je, et je vous donne vingt francs.

— Demain, à huit heures, vous l’aurez, répondit-il.

En effet, le lendemain à l’heure dite, le bottier et le médecin arrivaient ensemble. Ma botte fut fendue, et on en retira mon pied, qui semblait celui d’un nouveau-né, dépouillé de sa peau et de ses ongles. Je le montrai aux maîtres de la maison, qui m’offrirent du linge bien blanc et très fin pour l’envelopper. Lorsque mon pied fut pansé et emprisonné dans sa nouvelle botte bien fourrée, je demandai au médecin le prix du service qu’il venait de me rendre.

— Ce service ne se paie pas, me dit-il, mais…

— Pas de mais.

Je lui tendis la main, et il ajouta :

— Retenez bien ceci, je vais vous donner un moyen de vous guérir complètement : votre pied va craindre tout à la fois le froid et la chaleur ; préservez-le de l’air, et laissez-le longtemps enveloppé comme il est ; mais dès que vous serez arrivé à la saison des fraises, écrasez-en deux ou trois livres dans un plat ; faites-vous une compresse ; renouvelez ce remède assez souvent, et vous ne ressentirez jamais de douleur. Je remerciai affectueusement cet excellent homme.

— Et vous, monsieur le bottier, m’écriai-je, voilà les vingt francs que je vous ai promis hier.

— Pas du tout, me dit celui-ci, mes déboursés seulement, c’est tout ce qu’il me faut.

— Combien, lui dis-je ?

— Dix francs.

— Ah ça ! vous vous êtes donc entendus tous deux ; buvons alors un verre de punch au rhum.

— Merci, dirent-ils, vous n’avez pas besoin de dépenser inutilement votre argent. Adieu. Et ils partirent. Je suivis exactement l’ordonnance du médecin ; il m’en coûta près de douze francs de fraises, mais je dois dire que je ne m’en suis jamais ressenti.

Après avoir quitté mon docteur et mon bottier, je me rendis au palais pour prendre les ordres du comte Monthyon, chez qui je trouvai le prince Eugène et le prince Berthier. Le comte Monthyon profita de ma présence pour dire au ministre de la guerre qu’il désirait avoir pour aide-de-camp le vaguemestre Coutant, et pour vaguemestre le lieutenant Coignet :

« Coignet, dit-il, est un bon serviteur, il a rendu d’excellents services à l’armée par sa sévérité dans l’ordre de marche des équipages. Il a exécuté avec beaucoup de discernement l’ordre que je lui avais donné de faire brûler tous les équipages qui nuisaient à l’armée ; j’ai besoin de lui comme vaguemestre pour continuer cette exécution. » Le ministre me nomma, sur cette demande, à l’emploi de vaguemestre du grand quartier général de l’empereur, en date du 28 décembre 1812. Toutes mes craintes se dissipèrent alors, et je ne redoutai plus de passer dans la ligne, sûr que j’étais de rester près de l’empereur. Cependant il ne se faisait guère faute de me donner des missions dangereuses. Fallait-il changer le mot d’ordre sur le champ, il faisait appeler le vieux grognard.

« Pars, me disait-il, et reviens, si tu peux. »

Les ordres qu’il me donnait étaient écrits en chiffres, pour que l’ennemi n’en pût profiter. Je revenais toujours sans blessures ; aussi me regardait-il comme un gaillard heureux, bon à lâcher dans le besoin ; et quand je rentrais, j’étais payé d’un sourire gracieux qu’il me jetait à la dérobée. Sa parole était brève ; il était vis-à-vis de nous dur et sévère, mais en même temps bon et juste ; je me tenais toujours à distance, et j’avais le frisson quand il me parlait. Telle était l’impression que faisait sur moi cet homme que j’aimais de toute mon âme, et que la France doit toujours vénérer.

Nous séjournâmes à Kœnigsberg peu de jours, le temps de rassembler tous les débris de cette grande armée, réduite à si peu de monde ; de là, nous nous mîmes en marche sur Berlin, que nous évacuâmes promptement, en nous retirant sur Magdebourg.

Vers ce temps, je recus un ordre ainsi conçu :

« Monsieur Coignet, je vous envoie ci-joint un exemplaire du Moniteur, qui contient les dispositions prescrites par l’empereur, relativement aux équipages de l’armée. Le prince, vice-roi, se propose de faire un ordre du jour à ce sujet, mais en attendant vous veillerez a ce que les personnes qui ne doivent plus avoir de voitures soient prévenues que celles-ci seront brûlées le 15 du présent mois. Signé : Le général de division, chef d’état-major du major général, comte Monthyon. »

Après avoir lu cet ordre, je me rendis chez mon général :

— Voilà un ordre bien sévère, lui dis-je, je vais débarrasser l’armée de bien des entraves, c’est vrai ; mais si je ne fais de grâce à personne, comme c’est mon devoir, je vais me faire bon nombre d’ennemis.

— Je vous donnerai des gendarmes, et je vous seconderai, me dit-il. Pas de grâce surtout ; que toute voiture non autorisée soit brûlée. Il faut en finir avec tous ces pillards ; vous leur prendrez tous les chevaux qu’ils ont volés, et vous les remettrez l’artillerie ; vous ne leur laisserez que leurs chevaux de bat. Qu’ils viennent se plaindre à moi s’ils l’osent, ils verront comme je les recevrai. Allez, mon vieux grognard, le prince compte sur vous.

Après cette allocution, je fis faire des plaques de fer-blanc destinées aux personnes qui avaient droit de conserver des voitures, avec leur nom et leurs titres gravés sur la plaque ; je les distribuai le plus promptement possible, et tout ce qui ne portait pas cette marque de sauvegarde fut impitoyablement brûlé.

Tous les jours, le général me faisait part des nouvelles qu’il recevait de Paris, de l’armée que l’empereur mettait sur pied, des efforts qu’il tentait pour venir à notre secours.

Après avoir créé une nouvelle armée en moins de trois mois et s’être fait précéder en Allemagne de six cents pièces de canon, de deux mille caissons attelés et de toutes les ressources en hommes que lui fournirent les levées anticipées de conscrits, les vieux régiments tirés de l’Espagne, les gardes d’honneur, la gendarmerie, et même les corps de la marine, Napoléon quitta Paris le 15 avril 1813, et arriva le 17 à Mayence. Indépendamment de la garde, il organisa la grande armée en douze corps principaux qui se concentrèrent dans les derniers jours d’avril entre Leipsick et la Saale. Dès le 18, la garde impériale occupait Eisenach, d’où elle se porta le 26 à Weimar. Le but de l’empereur était d’opérer sa jonction avec le vice-roi ; mais il fut trompé dans son attente : les Russes et les Prussiens se portèrent au devant de Napoléon à marches forcées pour le surprendre, longêrent notre gauche, et se dérobèrent à la vigilance du vice-roi.

Dès qu’ils eurent atteint l’empereur, ils lui livrèrent bataille. À peine il se vit attaqué qu’il fit toutes ses dispositions et dépêcha un aide-de-camp au prince Eugène pour le prévenir qu’il était aux prises avec l’ennemi. Aussitôt le prince Eugène, rapide comme la foudre, lève son camp, marche en avant, et vient trouver l’empereur qui le reçoit dans ses bras comme un sauveur.

— Tenez bon, lui dit Eugène, avant peu je vous dégagerai.

En effet, il part au galop, arrive à la tête de ses colonnes, traverse des marais où rien ne l’arrête, prend l’ennemi en flanc, le force à la baïonnette, et dégage l’empereur. L’ennemi battit en retraite sur la route de Lutzen, laissant sur le champ de bataille beaucoup de monde, tant morts que blessés ou prisonniers. Ce fut le triomphe du prince Eugène ; là il se couvrit de gloire, là il sut inspirer à nos jeunes conscrits tout l’aplomb des soldats les plus aguerris. L’empereur se rendit à Naumbourg le 28 avril, et, le 1er mai, l’armée continua sa marche sur Leipsick.

Le troisième corps formait l’avant-garde sous les ordres du maréchal Ney. Vers neuf heures du matin, il se trouva en présence de l’avant-garde russe et la débusqua vivement de ses positions.

L’armée frangaise bivouaqua entre Lutzen et Pegau sur la route de Leipsig, et le lendemain 2 mai eut lieu la mémorable bataille de Lutzen, dont le succès est dû entièrement à l’infanterie française, à nos valeureux conscrits qui, sans être soutenus par aucune cavalerie, mirent en déroute complète les armées russe et prussienne, commandées par l’empereur Alexandre et le roi Frédéric-Guillaume, en personne. On ne peut se faire une idée de l’acharnement de nos troupes près du village de Kaya, en avant de Lutzen. Les russes en avaient rasé les murs pour faire des redoutes, semé les abords de sauts-de-loup et de chausse-trapes, mais tous ces pièges furent inutiles.

L’empereur Napoléon, placé sur une colline, dominait le champ de bataille et pouvait suivre de l’œil tous les mouvements des troupes. Au milieu de la mêlée, un spectacle singulier s’offrait à sa vue ; trente ou quarante jeunes garcons ou jeunes filles étaient venus de Lutzen, se mêler aux combattants pour recueillir les blessés et les déposer en lieu sûr. Ces braves gens se multipliaient autour de nous et volaient au secours de nos soldats jusque sous les balles de l’ennemi. Ils paraissaient heureux de nous offrir leurs services et n’avaient pas plutôt déposé les blessés à l’ambulance qu’ils revenaient bien vite sur le champ de bataille en ramasser d’autres.

— Notre présence semblait doubler leurs forces et leur courage. Ils ont déployé à nous servir tant de bravoure et d’humanité, que j’en ai toujours gardé souvenir et reconnaissance et je n’ai pas voulu passer sous silence un trait aussi honorable et qui trouvera, je suis sûr, de grandes sympathies dans tous les cœurs, mais surtout dans les jeunes gens qui me liront.

Cependant, je faisais parquer les équipages, conformément aux ordres de l’empereur, avec une forte escorte de gendarmerie d’élite. Le soir, on formait un grand carré dans l’intérieur duquel étaient placés tous les chevaux. Les voitures disposées bout à bout rendaient le carré impénétrable. Quant à celles qui n’avaient aucun droit, je me réservais de les pincer plus tard, au passage du premier pont. L’occasion ne tarda pas à se présenter.

Le 3 mai, lendemain de la bataille de Lutzen, l’armée française passait l’Elster ; le quartier général arriva le 7 à Vossen, et le 8 au matin, il parut devant Dresde où l’armée entra à midi. Le 12, l’empereur fut à la rencontre du roi de Saxe, qui revenait de Prague, où il s’était retiré, et il le conduisit jusqu’à son palais, au bruit mêlé des cloches et des salves de l’artillerie.

Avant d’entrer à Dresde, je dus me porter au passage du pont. J’avais reçu ordre de ne laisser passer que les équipages des états-majors des corps d’armée ayant droit de passer. Cet ordre paraissait un peu dur : il fut pourtant exécuté en tous points. Je faisais dételer sur le champ toute voiture qui ne portait pas la plaque obligée ; mais, ce qu’il y avait de plus curieux, c’était de voir de simples officiers, des sergents-majors même qui se présentaient au passage, montés sur de beaux chevaux. Je faisais descendre ces nouveaux cavaliers et m’emparais de leurs montures. Je saisis également une foule de voitures traînées par des bœufs. Par mon ordre, ces chevaux sellés et bridés furent envoyés, à l’artillerie d’abord qui fit son choix, puis à la cavalerie, pour la remonter un peu. Les bœufs furent conduits au grand parc. Tout ce butin était de très-bonne prise et je ne faisais qu’obéir aux ordres qui m’avaient été donnés. Quelques juifs (il s’en trouve partout) venaient parfois me montrer de l’or tout neuf, me marchandant quelques-unes de mes captures. Je cherchais d’abord à les éconduire avec quelques mots énergiques. S’ils insistaient, je leur répondais à coups de plat de sabre sur le dos. Enfin, telle fut mon exactitude et ma fermeté dans l’exécution de ma consigne, qu’il en fut parlé jusque dans le cabinet du prince Berthier, ministre de la guerre. — À présent, lui dit le général Monthyon, le vieux grognard fait marcher tout le monde à pied. — Fais-le venir, lui dit Berthier, et dis-lui que je le nomme capitaine à l’état-major général de l’empereur, sans que pour cela il cesse Jes fonctions qu’il remplit en ce moment. Et aussitôt il donna l’ordre d’expédier ma lettre de nomination. Le soir, comme je rentrais à l’hôtel, mon général, sitôt qu’il m’aperçut, se mit à rire et me dit en s’approchant :

— Eh bien ! grognard, as-tu fait une bonne journée ?

— Oui, général ; j’ai envoyé aujourd’hui deux cents chevaux sellés à l’artillerie et autant de bœufs au grand parc.

— Très-bien ! dit le général ; alors, capitaine, allons dîner, ça nous donnera des forces pour monter demain a cheval.

— Pardon ! mon général, mais vous m’appelez capitaine…

— Pardieu ! tu l’es bien, mon brave, le ministre vient de te nommer, il y a une heure, sur mon rapport. Allons, embrasse ton général, ce sera ton brevet provisoire en attendant l’autre. Je me réjouis d’autant plus de ta nomination, que tu vas continuer tes fonctions auprès de l’empereur ; procure-toi vite des épaulettes de capitaine.

— Oh ! général, pour cela, ça ne m’inquiète pas. J’ai permis l’autre jour à un passementier de Paris de s’installer dans la grand’rue, et, si vous le permettez, j’irai le trouver.

— Pars tout de suite.

J’y courais, mais la joie d’être capitaine m’avait fait oublier une communication que j’avais à faire à mon général. Je revins donc après quelques pas. — Deux paysans, lui dis-je, sont venus dans la journée se jeter à mes genoux et me demander des voitures ; je leur ai demandé leur pays ; ils m’ont répondu qu’ils étaient de Lutzen. Alors je leur ai fait donner les meilleures voitures et les plus beaux chevaux, en leur recommandant de retourner chez eux par les chemins de traverse. J’ai cru trouver là, mon général, une bonne occasion pour reconnaître la conduite généreuse des jeunes gens de Lutzen, dites-moi si j’ai bien fait ?

— Très-bien, mon cher capitaine, et tu peux être sûr que j’en informerai le ministre.

Le lendemain, je parus à la table du général Monthyon avec mes belles épaulettes et une torsade neuve à mon chapeau. Elles m’avaient coûté 220 francs, mais aussi c’était ce qu’il y avait de plus beau. Après déjeûner, nous montons à cheval, le général, son aide-de-camp et moi, et nous poussons une reconnaissance sur la route de Bautzen afin de voir l’emplacement destiné aux troupes et de pouvoir rendre compte a l’empereur, à notre retour. C’est ce qui eut lieu. À la suite d’une longue conférence tenue chez l’empereur même, des officiers d’état-major furent expédiés, la nuit, pour porter des ordres sur toute la ligne. Le 19 mai, Napoléon se porta lui-même sur la ligne devant Bautzen et se prépara à une bataille générale contre l’armée russe. L’empereur Alexandre se trouvait aussi là en personne. Le 20 mai, à 8 heures du matin, toutes ses dispositions étant prises, Napoléon donna l’ordre de commencer le feu : une canonnade des plus vives s’engagea vers midi et dura cinq heures sans interruption. À 7 heures la victoire se déclarait pour nous et deux heures après l’empereur établissait son quartier général à Bautzen.

Le lendemain matin, dès 5 heures, le canon recommençait à gronder et l’action s’étendait sur une plus vaste ligne. Vaincu sur tous les points, l’ennemi se décida enfin à battre en retraite et s’enfuit, laissant sur le carreau les dix-huit mille hommes tués ou blessés que lui avaient coûtés ces deux journées, non compris trois mille prisonniers. De notre côté nous avions perdu environ douze mille hommes. Le 22, à quatre heures du matin, l’armée se mit à la poursuite de l’ennemi qui s’était replié sur les hauteurs, entre Reichenbach et Marckersdorf ; il fut délogé de cette position après une chasse meurtriére que lui donna la cavalerie de Latour-Maubourg. C’est sur ce plateau que le général de cavalerie Bruyères eut les deux jambes emportées par un boulet. Comme nous poursuivions les Russes sur la grande route, deux coups de canon retentirent tout près de nous sur la droite. L’empereur s’arrêta aussitôt et envoya Duroc pour s’assurer de ce que c’était. Duroc, accompagné du général Kirgener, se dirigea vers un monticule en avant de Markersdorf, et il gagnait à peine cette hauteur qu’un nouveau boulet, parti de la droite, venait ricocher près d’eux et atteindre les deux généraux. Kirgener mourut sur le coup, Duroc ne lui survécut que quelques heures. Visiblement ému de la perte qu’il allait faire du grand maréchal de son palais, l’empereur ordonna que la garde suspendît sa marche et fit dresser les tentes du quartier impérial sur la droite de la route, puis, rentré dans le carré de la garde, il y passa le reste de la soirée, assis devant sa tente, la tête baissée et les mains jointes. Nous étions la tous autour de lui, silencieux, immobiles et dans l’attitude de la douleur. Les maréchaux et les principaux officiers de l’armée fixaient tristement les yeux sur l’empereur. — Pauvre homme, se disaient entre eux les vieux grenadiers, il a perdu son meilleur enfant ! — À la nuit close, l’armée ayant pris ses positions, Napoléon sort du camp accompagné seulement du prince de Neufchâtel, du duc de Vicence et du docteur Yvan. Il veut voir son cher Duroc et l’embrasser une dernière fois. Jamais on ne vit scène plus déchirante ; aucun de ceux qui en étaient témoins ne put contenir son émotion. L’empereur lui-même, rentré au camp et en proie à une agitation douloureuse, se mit à se promener seul devant sa tente. Personne n’osait l’aborder. Le maréchal Duroc mourut dans ia nuit.

L’armée se remit en marche le 28 mai. L’empereur établit son quartier général le 25 à Buntrlau, le 27 à Lugnitz, le 29 à la ferme de Rosnig, d’où un incendie considérable le délogea, et enfin le 30 à Neumark, sur la route de Breslau, qui fut toute occupée le 1er juin. Après de nombreuses conférences entre le duc de Vicence et les commissaires russes et prussiens, un armistice fut conclu le 4 à Plesswitr et ratifié le lendemain par le prince de Neufchâtel, au nom de l’empereur, et par le général Barclay de Tolly pour les armées coalisées. L’empereur repartit immédiatement pour Dresde où il dressa le plan d’une nouvelle campagne, au cas où les négociations de paix déjà entamées n’aboutiraient pas. Pendant l’armistice, l’empereur fit plusieurs voyages aux avant-postes et sur les frontières de l’empire français ; il visita Torgau, Wittemberg, Magdebourg, Luckau et Luben, rentra à Dresde dans la nuit du 21 au 22 juillet, en repartit le 25 pour Mayence où il avait donné rendez-vous à l’impératrice Marie-Louise, auprès de laquelle il passa 6 jours. Le 4 août, il était de retour à Dresde. Le 10, l’armistice était rompu ; le 12, l’Autriche faisait connaître sa réunion aux puissances coalisées et déclarait ouvertement la guerre à la France. Cette funeste résolution du cabinet de Vienne obligea l’empereur à modifier ses dispositions premières. Les forces dont il pouvait disposer se trouvaient singulièrement réduites, tandis que la défection de l’Autriche augmentait celles de l’ennemi. Les armées coalisées formaient un effectif de plus de huit cent mille combattants. Nous n’avions à leur opposer que trois cent douze mille hommes répartis en quatorze corps d’infanterie, cinq corps de cavalerie, la garde impériale et la réserve de l’artillerie. Notre matériel des parcs se composait à peine de douze cents bouches à feu dont deux cents à la garde impériale, tandis que les alliés en comptaient plus dix-huit cents.

L’empereur se porta le 18 sur Gorlitz avec toute sa garde ; arrivé le 21 à Lowenberg, il se décida à prendre immédiatement l’offensive et fit perdre sept mille hommes à l’ennemi dans divers engagements qui eurent lieu les 21, 22 et 23 août. À cette époque, des nouvelles de Dresde obligèrent l’empereur à y revenir précipitamment. Le corps du maréchal Gouvion Saint-Cyr avait été obligé d’évacuer le camp de Pyrna et restait seul chargé de défendre Dresde avec ses dix-sept mille hommes. La ville fut attaquée très-vivement le 26 à quatre heures du soir. Les coalisés ignoraient le retour de Napoléon qui rentrait à Dresde le jour même avec sa garde et le premier corps de cavalerie. L’attaque repoussée de toutes parts, les Francais reprenaient bientôt l’offensive tandis que Napoléon parcourait la plaine au galop et culbutait les derniers bataillons de l’ennemi qui fuyait en désordre.

— L’empereur est à Dresde, s’écria alors Schwartzenberg, le moment favorable est perdu, il ne faut plus songer qu’à nous rallier !

Dans cette première journée, l’ennemi avait perdu quatre mille hommes et laissé deux mille prisonniers entre nos mains. Nous avions de notre côté trois mille hommes hors de combat. L’affaire avait été chaude, et cinq généraux de la garde se trouvaient au nombre des blessés. Le lendemain, 27, on nous donna de bonne heure l’ordre d’attaquer ; la pluie qui tombait par torrents ne put arrêter un seul instant l’ardeur de nos soldats. L’empereur se multipliait : présent partout, il dirigeait tous les mouvements, encourageait tous les efforts. Sa garde, postée dans une rue de la ville, ne pouvait sortir pour déboucher dans la plaine sans être foudroyée par une redoute qu’occupaient huit cents coalisés et qui faisait face à la porte de sortie. La batterie ennemie était à cent pas environ des palissades de l’enceinte. Elle inquiétait la ville, condamnait la garde à l’inaction, il importait donc de s’en rendre maître. L’empereur se décide à la faire enlever de vive force ; il fait venir un capitaine de fusiliers de sa garde, nommé Gagnard et natif d’Avallon. Ce brave officier se présente la figure légèrement de travers. — Qu’as-tu à la joue ? lui demande l’empereur.

— C’est mon pruneau, sire.

— Tu chiques donc ! eh bien ! vois cette redoute, attagues-la et prends-la ou te fais tuer toi et tes hommes.

— Çà suflit, sire, répond l’officier avec le plus grand sang-froid.

Il part aussitét, longe les palissades en marchant par le flanc et, arrivée à la barrière de la redoute, sa compagnie fait halte et lui se présente seul pour passer ; l’officier ennemi qui tenait la barre des deux portes voyant arriver un homme seul, ouvre sans défiance et croit avoir affaire à un officier qui vient se rendre. Mais Gagnard, sans perdre de temps, lui passe son sabre au travers du corps, appelle sa compagnie qui entre dans la redoute et les assiégeants mettent bas les armes. La pluie nuisait à la fusillade, aussi l’on se rendit à discrétion et Gagnard revint triomphalement avec ses prisonniers au milieu de sa compagnie. Je courus au devant de ce vieux et brave camarade Gagnard, (nous avions été dans la méme compagnie), je l’embrassai avec effusion et le prenant par le bras je le conduisis dans la grande redoute, auprès de lempereur qui la commandait. — C’est très-bien, mon brave, lui dit l’empereur, je suis content de toi, tu vas passer dans mes vieux grognards. Je fais ton lieutenant, capitaine, ton sous-lieutenant, lieutenant, et ton sergent-major sous-lieutenant. Va, prends soin de tes prisonniers dont je te confie la garde. Il pleuvait si fort en ce moment que le chapeau de l’empereur, trempé d’eau, lui tombait sur les épaules.

Cette grande redoute, établie sur une hauteur, dominait toute la plaine et permettait à Napoléon de voir les mouvements des deux armées, Elle était défendue par seize pièces de seize de la garde impériale. La prise de cette autre redoute ennemie, dont venait de s’emparer Gagnard, avait permis à la vieille garde de se porter immédiatement en ligne de bataille et nos troupes se trouvaient toutes rangées en ligne dans une vallée qui fait face à un rideau très-élevé. La droite s’appuyait sur la route de France. Trois officiers, au nombre desquels je me trouvais, furent désignés pour porter des ordres sur tout le front de bataille.

Aussitôt l’action s’engagea. L’empereur se porta lui-même vers une batterie de la garde dont il dirigeait le feu. Dès les premières décharges, un mouvement extraordinaire se fit remarquer sur la hauteur opposée. Le général Moreau, récemment arrivé d’Amérique en Europe, tombait au milieu de l’état-major autrichien, atteint par un boulet français. À trois heures de l’après-midi, l’armée française était victorieuse sur tous les points et l’ennemi précipitait sa retraite par des chemins de traverse et des défilés presque impraticables. Ses pertes, dans cette mémorable journée, s’élevaient à plus de quarante mille hommes, dont dix-huit mille prisonniers, vingt-six pièces de canon, cent trente caissons et dix-huit drapeaux.

L’empereur poursuivit l’armée ennemie jusqu’à Pyrna ; mais au moment d’entrer dans cette place, il fut pris de vomissements causés par les fatigues qu’il avait éprouvées depuis cinq jours et qui l’obligèrent à revenir à Dresde, où le repos rétablit sa santé en peu de jours. Le général Vandamme, sur lequel l’empereur comptait pour arrêter les débris de l’armée ennemie, s’étant aventuré dans la vallée de Teplitz, se fit écraser le 30 août avec le premier corps d’infanterie qu’il commandait à Kulm. Cette défaite et celle de Macdonald sur le Katzbach, et d’Oudinot dans la plaine de Gross-Beeron, firent perdre les fruits de la brillante victoire de Dresde.

L’empereur était à Duben lorsqu’il apprit que la Bavière faisait défection. Il abandonna alors la résolution de marcher sur Berlin et dirigea toutes ses forces sur Leipsick. Le prince de Schwartzenberg, avec la grande armée alliée, s’était, de son côté, porté sur cette place. La ville était déjà occupée par les troupes des maréchaux Marmont et Augereau quand Napoléon y arriva le 15 octobre. L’armée française, réunie autour de Leipsick, formait un effectif de cent cinquante-six mille hommes. Les forces des armées alliées montaient ensemble à trois cent cinquante mille combattants. Malgré cette grande disproportion, aucun de nous n’avait peur et nous étions prêts à livrer bataille.

Le 16 octobre, à neuf heures du matin, l’armée ennemie commença l’attaque et aussitot la canonnade s’engageait sur toute la ligne. La journée fut chaude et la victoire indécise. C’est là que le brave Poniatowski fut nommé maréchal de l’empire. Le 17 octobre, les deux armées restérent en présence mais il n’y eut aucun engagement.

Le 17, à midi, l’empereur me fait appeler par un aide-de-camp ; je reçois l’ordre de partir avec la maison impériale, composée de dix-sept attelages, de tous ses piqueurs, le trésor et les cartes de l’armée ; je traverse la ville et j’arrive sur le champ de bataille, à gauche, près d’un grand enclos à couvert de l’ennemi. Là, le convoi s’arrête ; j’avais ordre de ne pas bouger et d’attendre de nouvelles instructions. Me voilà établi, et les marmites sont au feu. Le lendemain, 18 octobre, de grand matin, l’armée coalisée prit encore l’initiative de l’attaque. J’apercevais, du fond de mon enclos, les divisions françaises qui s’ébranlaient et se portaient en lignes vers le lieu du combat. De ma position, je découvrais toute l’étendue du front de bataille. De fortes colonnes autrichiennes débouchaient des forêts voisines et dirigeaient leurs masses sur notre armée. Voyant passer une forte division d’infanterie saxonne qui marchait sur l’ennemi avec douze pièces de canon, je donne l’ordre à tous les attelages d’avaler la soupe en toute hâte, de brider et de se tenir prêts à partir. « Je vais, dis-je au premier piqueur, monter à cheval pour suivre un peu ce grand mouvement ; veillez bien, il ne faut pas nous laisser surprendre. » Je pars au galop sur la ligne ; je suis le centre de la division saxonne qui marchait en bataille. Je n’avais pas fait un quart de lieue que la division fait demi-tour, Mais, me disais-je, les voilà à demi-portée de canon, et ils ne tirent pas sur les Autrichiens et les Russes. Cinq minutes après, ils tournaient le dos à l’ennemi et nous faisaient face, c’est-à-dire qu’ils formaient l’avant-garde des Russes et se mirent bientôt à nous envoyer leurs bordées. Surpris de cette défection et de cette attaque inattendue lorsque je me croyais en complète sûreté derrière nos troupes, je me vis assailli de tous les côtés par des feux ennemis. Mais pas une de leurs balles ne me toucha, ni moi ni mon cheval. Du reste, en voyant cette infamie de l’armée saxonne, qui changeait d’attitude et tirait sur nous au lieu de combattre dans nos rangs, je tournai bride et m’éloignai. Grâce à la vigueur de mon cheval, je pus rejoindre promptement mon poste que je n’aurais pas dû quitter. C’est par exces de zèle que j’ai failli périr ce jour-là ! L’empereur, instruit de ce qui se passait, remédia promptement au mal. Ma position était des plus critiques ; je l’avais compris aussitôt, et en attendant des ordres qui ne pouvaient tarder de m’arriver, je fis brider et monter à cheval. Deux minutes après, un aide-de-camp arrive au galop : « Partez de suite, capitaine ; portez-vous derrière l’Elster : c’est l’ordre de l’empereur ; longez les boulevards, et suivez les défilés de la grande chaussée. Mettez-y toute la célérité possible. Les Saxons viennent de nous tourner le dos. » Je le savais avant lui. Il n’avait pas achevé que je donnais à mes gens l’ordre de démarrer ; les voitures s’ébranlent aussitôt. Je place le premier piqueur à la tête de mes dix-sept attelages, dont je surveille et active le mouvement. Nous marchions vite, mais sans ancun désordre. Arrivé près du boulevard, je trouve une pièce de canon attelée de quatre chevaux et deux cavaliers auprès :

— Que faites-vous là ? leur criai-je.

— Ils sont morts, me répondent-ils en italien.

Ils n’avaient probablement pas compris ma question, et j’ajoutai aussitôt, avec un geste significatif :

— En avant ; placez-vous à la tête des voitures de l’empereur ; je vous sauverai. Allons, au galop !

J’étais fier d’avoir capturé cette pièce et de pouvoir l’utiliser, au besoin, pour m’ouvrir un chemin. Une fois défilant sur le premier boulevard, je donne l’ordre à mes gens de ne pas se laisser couper ; mais j’ignorais le grand péril dans lequel nous allions nous jeter. Parvenu sur le second boulevard, je vais pour me faire donner du feu à un bivouac sur ma droite, au bas côté de la promenade. Ma pipe n’est pas sitôt allumée qu’un obus tombe près de moi. Mon cheval fait un saut et se cabre ; je ne perds pas l’équilibre ; puis yoilà les boulets qui nous prennent en flanc et qui traversent mes voitures. Le vent soufflait avec violence. Ne pouvant plus tenir mon chapeau sur ma tête, je le prends et le jette dans la première voiture venue. Libre alors, je tire mon sabre, et me portant le long des attelages, je criai à tous les piqueurs : Maintenez vos positions. Je parlais très-haut à dessein, pour que les postillons eux-mêmes m’entendissent, et j’ajoutai : Celui qui mettra pied à terre, pas de quartier, il faut lui brûler la cervelle. Vos pistolets au poing ! Quant à moi, le premier qui flambe, je lui fends la tête. Il faut savoir, au besoin, braver les périls et mourir à son poste. Les voitures de notre maître sont confiées à notre garde, sauvons-les.

Deux de mes piqueurs avaient été atteints, mais légèrement. Un coup de canon à mitraille avait enlevé deux boutons à l’un et percé l’habit de l’autre ; j’avais reçu dix boulets dans mes voitures. Un seul cheval était blessé ; mais tout cela était peu de chose, et cinq minutes après cette suée, me trouvant hors de danger, je n’y pensais plus.

J’arrivai à l’embouchure du défilé qui Jonge la promenade, et ou se trouve un petit pont en pierre, qui reçoit les eaux des marais situés sur le flanc droit de la ville. C’était le seul endroit par où je pouvais passer. Il me fallait donc nécessairement traverser ce ponceau pour gagner la chaussée qui aboutit au grand pont sur l’Elster. Je délibérais en moi-même sur les moyens à prendre, lorsque je vois devant moi un parc d’artillerie qui enfilait le petit pont ; je pars au galop ; je trouve le colonel qui faisait défiler ses canons ; je l’aborde :

— Colonel, au nom de l’empereur ! veuillez me prêter votre concours ; voilà les voitures de l’empereur, le trésor et les cartes de l’armée, et j’ai ordre de les conduire au-delà du fleuve.

— Très-bien, mon brave, me dit le colonel ; sitôt passé, tenez-vous prêt ; je vous laisserai vingt hommes pour vous aider à traverser le pont.

— J’ai rencontré, ajoutai-je, une pièce de canon qui était là-bas abandonnée. Je l’ai prise et vous la remets tout attelée avec deux artilleurs.

— À merveille : allez, dit-il à deux de ses canonniers, allez chercher la pièce et amenez-la moi.

Je retourne au galop vers mon convoi : Nous sommes sauvés ! dis-je aux piqueurs. Nous passerons ; faites atteler.

Je fais conduire la pièce de canon capturée, avec mes deux Italiens, et je la remets à cet aimable colonel.

De retour à la tête du petit pont où mes voitures arrivaient, je trouvai les vingt hommes que m’avait promis le colonel, et, avec leur aide, le passage s’effectua sans embarras et sans retard. Le pont traversé, je remerciai les canonniers et les priai de rejoindre leurs corps. Ils partirent au galop et marchaient si vite que, parvenu a l’entrée du grand défilé, je n’apercevais plus rien du parc d’artillerie : tout avait fui derrière la montagne pour y prendre position. Je rencontrai seulement les ambulances de l’armée, commandées par un colonel de l’état-major de l’empereur, dont les voitures occupaient le milieu de la chaussée.

Mon premier piqueur pria le colonel de vouloir bien nous en céder la moitié.

— Je n’ai pas d’ordres à recevoir de vous : telle fut la réponse sèche et brusque qui lui fut faite.

— Je vais, repartit mon homme sans se déconcerter, faire part de votre refus à l’officier qui commande le convoi.

— Qu’il vienne, dit le colonel d’un ton dédaigneux, je l’attends.

Mon piqueur arrive et me rend compte de ce qui venait de se passer. Je pars au galop et je prie le colonel de me céder la moitié du chemin. Il me répondit d’abord qu’il ne le pouvait pas.

— Vous venez bien de le faire pour le parc d’artillerie, lui dis-je un peu vivement, car ma tête commençait à s’échauffer, vous pouvez bien continuer d’appuyer à droite, afin de nous laisser passer.

— Je n’ai pas d’ordres à recevoir de vous.

— Est-ce votre dernier mot, colonel ?

— Oui, me dit-il.

— Eh bien ! au nom de l’empereur ! appuyez à droite de suite, ou je vous bouscule de cheval. Et, tirant mon grand sabre, j’appuyai ces mots d’un mouvement énergique, poussant du poitrail de mon cheval celui du colonel. Faites appuyer à droite, vous dis-je. En voyant que je le serrais de si près et que j’avais le bras levé, il fait mine de mettre la main à son épée. Si vous dégaînez, ajoutai-je, vous êtes mort ; je vous fends la tête. Il appelle des gendarmes à son secours ; mais ils ne se pressèrent pas de venir et s’en défendaient même en disant :

« Vous avez affaire au vaguemestre de l’empereur, démêlez votre affaire avec lui, cela ne nous regarde pas. »

Le colonel hésitait, mais, moi, sans hésiter et me retournant vers ses ambulances : « Appuyez à droite, leur criai-je d’une voix de tonnerre, ou je vous coupe la figure à tous. »

L’énergie de mes ordres acheva de vaincre les résistances et tout le monde obéit ; ma route déblayée, je repassai devant le colonel qui me dit d’un air courroucé : je rendrai compte de votre conduite à l’empereur.

— Faites votre rapport, lui répondis-je, je ferai le mien, et n’irai qu’après vous, je vous en donne ma parole.

Je passai le grand pont de l’Elster ; à gauche de ce pont est un moulin, et entre les deux, un gué où toute l’armée pouvait facilement passer. Cet endroit est le seul qui permette de traverser sans danger cette rivière, peu large, mais encaissée et très-profonde. Les bords en sont élevés, taillés à pic, et l’Elster fut le tombeau du brave Poniatowski. Je montai sur le plateau avec mes dix-sept voitures, et fus me placer derrière cette belle batterie qui m’avait protégé. Là, j’attendis les ordres de mon empereur, que j’avais laissé à Leipsick, où je vais reprendre mon récit.

Au fort de la bataille, les Saxons abandonnèrent, comme je l’ai dit, les rangs de l’armée française, et se réunirent aux Russes pour nous combattre. Cette infâme défection contribua puissamment à compromettre le succès de nos armes. Cependant, quand la nuit vint, les deux armées occupaient les mêmes positions qu’au commencement de la bataille, nos troupes ayant soutenu et vaillamment repoussé les attaques de quatre armées réunies. Mais les munitions commençaient à manquer. Nous avions tiré, dans Ja journée, quatre-vingt-quinze mille coups de canon, et il nous restait à peine seize mille boulets, il était donc impossible de conserver plus longtemps le champ de bataille, et il fallut se résigner à la retraite à huit heures du soir.

L’empereur quitta son bivouac pour descendre dans la ville, et s’établit dans l’auberge des Armes de Prusse, où il passa la nuit à dicter des ordres. Nous l’attendions. Il ne vint que le lendemain ; mais le comte Monthyon fut dépêché pour donner des ordres à l’artillerie et aux troupes, et il me fit appeler :

— Eh bien ! et vos voitures ? Comment vous êtes-vous tiré de cette bagarre ?

— Bien, mon général, toute la maison de l’empereur est sauvée, le trésor et les cartes de l’armée, tout enfin, rien n’est resté en arrière, j’ai tout conservé ; mais j’ai dix boulets qui ont entamé mes voitures, et deux de mes piqueurs qui sont légèrement blessés.

— Et votre chapeau ?

— Je l’ai jeté dans une voiture, où je ne puis plus le retrouver. Ensuite je lui contai mon affaire du défilé avec le colonel, il me dit qu’il en ferait son rapport à l’empereur.

— Soyez tranquille, ajouta-t-il, je verrai l’empereur demain matin. Qu’il se présente, le colonel, lui qui devrait être encore sur le champ de bataille pour ramasser nos généraux blessés et tombés au pouvoir de l’ennemi. Il va avoir un savon de l’empereur. Vous étiez à votre poste et lui n’était pas au sien.

— Mais, général, c’est que je l’ai mené dur. Comme il refusait de me laisser passer, j’ai menacé de lui fendre la tête ; et je crois que s’il avait été mon égal, je l’aurais sabré, en effet, sur le champ. Mais c’était un officier supérieur, et bien qu’il m’eût mal répondu, j’ai toujours eu tort ; je lui ai manqué de respect.

— Ne craignez rien, je me charge de tout. Allez, mon brave, vous ne serez pas puni. Vous étiez autorisé de l’empereur, et lui n’était pas à sa place.

Combien j’étais heureux et fier d’entendre, de voir ces paroles d’encouragement sortir de la bouche de mon général. J’étais fou de joie. Sur les deux heures du matin, nous apercûmes une espèce d’incendie qui s’élevait sur le champ de bataille, C’étaient les fourgons que l’on faisait brûler. On fit aussi sauter les caissons que l’on ne pouvait emmener. Cet incendie, au milieu des ténèbres, était affreux à voir. Il semblait que l’armée perdit cette nuit-là tous ses bagages.

Le 19 octobre, après une entrevue avee le roi de Saxe et sa famille, Napoléon s’éloigna de Leipsick ; il se dirigea par les boulevards qui conduisent au grand pont de l’Elster, communiquant au faubourg de Lindenau et recommanda aux officiers du génie et de l’artillerie de ne faire sauter ce pont que quand le dernier peloton sortirait de la ville. L’arrière-garde devait tenir encore vingt-quatre heures dans Leipsick ; mais les tirailleurs de Langeron, d’une part, les Badois et les Saxons, de l’autre, ayant fait feu sur les Francais, le sapeur posté au grand pont de l’Elster crut que l’armée ennemie arrivait, et que le moment était venu de mettre le feu à la mine.

Le pont, ainsi détruit, tout moyen de retraite fut enlevé aux troupes de Macdonald, de Lauriston, de Régnier et de Poniatowski. Ce dernier ayant voulu, quoique blessé au bras, franchir l’Elster à la nage, trouva la mort dans un gouffre ; Macdonald fut plus heureux et parvint à gagner la rive opposée.

Vingt-trois mille Français, échappés au carnage qui eut lieu dans Leipsick jusqu’à deux heures de l’après-midi, furent faits prisonniers, et deux cent cinquante pièces de canon restèrent au pouvoir de l’ennemi.

L’empereur arriva à son quartier général très-fatigué et tout défait : il avait passé la nuit sans dormir.

— Eh bien ! dit-il, Monthyon, mes voitures et le trésor, où sont-ils ?

— Tout est sauvé, sire, votre grognard a essuyé une bordée sur les promenades ; sept voilures sont percées de dix boulets. Mais tout est arrivé.

— Fais-le venir ; il a eu une affaire sérieuse avec un colonel.

— Je le sais, répondit le comte.

— Fais-les venir tous deux, qu’ils s’expliquent devant moi.

Après nous avoir fait appeler, le général lui conte l’affaire. J’arrive près de l’empereur, le colonel était présent.

— Où est ton chapeau ?

— Sire, je l’ai jeté dans une de vos voitures ; je ne peux plus le retrouver.

— Mais tu as eu des raisons avec le colonel sur la grande chaussée ?

— Je voulais doubler avec les ambulances, et le colonel m’a répondu qu’il n’avait pas d’ordres à recevoir de moi. Je lui ai dit : Au nom de l’empereur ! appuyez à droite. Il venait de le faire pour l’artillerie et ne voulait pas le faire pour la maison de mon empereur ! Alors je l’ai menacé de lui fendre la téte ; et l’effet eût suivi de près la menace, si nous avions eu le même grade.

L’empereur, se tournant vers le colonel :

— Eh bien ! qu’en dis-tu ? tu l’as échappé belle. Tu garderas les arrêts quinze jours pour avoir quitté le champ de bataille sans mon ordre ; et si tu n’es pas satisfait, mon grognard te fera raison.

— Sire, je l’attends, répondis-je aussitôt.

— Pour toi, me dit-il, tu as fait ton devoir. Va chercher ton chapeau et reprendre ton poste.

Combien je m’estimais heureux d’avoir été ainsi forcé d’approcher l’empereur sans chapeau. Je courus aux yoitures : mon pauvre claque était enfoui sous des banquettes, et il n’avait plus forme humaine quand je le ramassai ; les piqueurs m’entouraient et me félicitaient.

« Je suis content de vous, messieurs, leur dis-je ; je puis dire qu’en un jour j’ai fait de vous de bons soldats. »

Après que l’empereur eut réuni tous les débris échappés au désastre de la bataille, l’armée française traversa la Saale dans la journée du 20 octobre : l’empereur passa la nuit dans un petit pavillon situé sur un coteau planté de vignes, au-delà de la rivière. Napoléon était le 23 en marche pour Erfurth : c’est dans cette ville que le roi Murat quitta l’empereur pour retourner à Naples ; mais, dans cette première journée de marche, nous eûmes de nombreuses désertions, et la nuit suivante tout ce qui nous restait de Saxons et de Badois déserta. Il n’y eut que les Polonais qui demeurèrent fidèlement attachés au drapeau français.

Toutes les puissances étaient donc liguées contre nous, et les Français se voyaient réduits à leurs propres forces. L’armée partit d’Erfurth le 25 octobre et se porta successivement sur Gotha, Fuld et Schlüchtern. L’empereur, ayant été informé, dans cette dernière ville, de la manœuvre du général bavarois de Wrède, se dirigea précipitamment sur Hanau. Arrivé devant la forêt que la route traverse aux abords de cette ville, Napoléon passa la nuit du 29 au 30 octobre à faire ses dispositions. Le lendemain matin, les bras croisés, il passait devant ses vieux grognards, et leur disait : « Je compte sur vous pour me faire de la place pour arriver à Francfort. Tenez-vous prêts, il faut leur passer sur le ventre ; surtout ne vous embarrassez pas de prisonniers ; passez outre ; faites-les repentir de nous barrer le chemin. C’est assez de deux bataillons, un de chasseurs, un autre de grenadiers ; deux escadrons de chasseurs et deux escadrons de grenadiers. Vous serez commandés par Friand. » Et il se promenait, parlant à tout le monde ; il n’y avait que les traînards qui n’étaient pas bien reçus. Tout cela se passait dans un grand bois de sapins qui nous dérobait aux regards de l’ennemi. Mais nous avions affaire à forte partie : l’armée bavaroise tout entière nous était opposée, et elle comptait plus de quarante mille hommes de troupes aguerries. L’empereur donne le signal, et nos bataillons s’élancent rapides comme la foudre : les chasseurs les premiers, les grenadiers ensuite. L’armée ennemie formait, sur le plateau, une masse imposante et comme un rempart mouvant et presque inabordable. En voyant partir mes vieux camarades, le frisson s’empare de moi. Les grenadiers à cheval s’ébranlent à leur tour et commencent leur mouvement d’attaque. Je me portai aussitôt vers l’empereur :

— Si Sa Majesté voulait bien me permettre de suivre les grenadiers à cheval ?

— Va, me dit-il, c’est un brave de plus.

J’étais au comble de la joie ; je n’osais lui rien demander tant je craignais de lui déplaire.

On approchait de l’ennemi ; mais pour aborder ces masses de baïonnettes qui se hérissaient devant nous, nos vieux grenadiers à pied ayaient à franchir un ruisseau qui traverse la grande route et qui reçoit les eaux des immenses marais environnant le plateau. Nous fûmes un moment arrêtés par cet obstacle ; et si l’ennemi, profitant alors de ses avantages, eût pris l’offensive, il nous eût fallu poser les armes sans combat. Impossible de manœuvrer sur un terrain sans consistance. On enfonçait dans l’eau et dans la bourbe jusqu’aux genoux ; et si nous n’étions parvenus avec des efforts inouïs à surmonter cette position difficile, nous eussions forcément pris un bain un peu froid, moins froid pourtant que celui d’Austerlitz.

Une fois sauvées de là, nos troupes, les chasseurs surtout, se précipitèrent comme des lions sur les Bavarois. Ceux-ci, stupéfiés de tant d’audace et d’énergie, ne purent tenir un seul instant ; ils furent enfoncés au premier choc et taillés en pièces ; mais quand nous arrivâmes comme la foudre, et que notre cavalerie put faire ouvrir les rangs aux vieux grognards, le carnage redoubla. Ce fut alors le plus épouvantable spectacle que j’aie vu de ma vie, c’était une affreuse boucherie. Je me trouvais placé à l’extrême gauche des grenadiers à cheval, et je voulais suivre le capitaine pour prendre à l’affaire une part plus active.

— Non, me dit-il, vous et votre cheval, vous n’êtes pas de taille, vous gêneriez la manœuvre.

Je fus très-contrarié de cette réponse, mais je me contins et m’éloignai de quelques pas. Bientôt, en jetant un coup-d’œil à ma gauche, je vois s’ouvrir devant moi un chemin qui longe le mur d’enceinte de la ville, car il faut savoir que Hanau est entouré du côté où l’on se battait d’une muraille très-élevée qui masque les maisons. Le chemin est entre le mur et les marais dont j’ai parlé. Je m’élance au galop sur cette voie ; bientôt je me trouve en face d’un peloton de Bavarois qui arrivaient sur moi, ayant à leur tête un grand et bel officier. Me voyant seul, l’officier fond sur moi au galop. Je m’arrête aussitôt et l’attends. Il m’aborde vivement et m’envoie de sa longue épée un coup de pointe en pleine poitrine. Je parai prestement, puis, armé de mon grand sabre, je l’aborde à mon tour et le couche par terre du premier coup. Ce coup avait été si vigoureusement appliqué que mon agresseur avait la tête presque entièrement partagée en deux ; il tomba comme une masse. Je me hâtai de saisir son cheval et de tourner bride au galop, car son peloton accourait, faisant feu sur moi. J’arrivai comme le vent près de mon empereur avec un petit cheval blanc arabe qui portait sa queue en panache. Plusieurs Auxerrois se souviennent encore d’avoir vu ce superbe animal, que j’avais amené ici en 1814.

L’empereur me voyant accourir près de lui : — Comment, grognard, te voilà de retour ? Mais, à qui ce cheval ?

— À moi, sire. J’avais encore mon sabre pendant et couvert de sang. J’ai coupé la figure à un grand officier bavarois qui portait un superbe panache. Il a fondu sur moi, j’ai paré et riposté, il était temps, car il était brave aussi, mon adversaire. C’est lui qui m’a chargé ; il avait laissé son peloton pour courir sur moi. Ça faisait mon affaire ; je me trouvais seul.

— Mais les vieux grognards, que font-ils là-bas ?

— L’ennemi est enfoncé, la victoire est complète ; les grenadiers à cheval et les chasseurs ont traversé la grosse colonne bavaroise sur le chemin de Francfort.

Et l’empereur examine mon cheval.

— Il était jeune, cet officier ?

— Oui, sire. Du reste, je ne l’ai pas vu longtemps ; il n’a reçu de moi qu’un seul coup.

— Te voilà bien monté ; fais préparer toutes mes voitures ; je vous ferai partir cette nuit pour Francfort ; je veux éviter l’encombrement ; nous ne pourrions passer tous à la fois ; ils sont les uns sur les autres. Je vais faire déblayer la route de suite, et sitôt le chemin libre, tu partiras avec le trésor et mes voitures.

Les aides-de-camp arrivaient et confirmaient mon premier récit. La victoire était complète. Et l’empereur prenait de grosses prises de tabac. Il eut encore, ce jour-là, quelques heures de jouissance.

Il envoya en avant tous les traînards pour déblayer la grande route et ouvrir le passage à l’artillerie. Je reçus l’ordre de partir sous bonne escorte. Il faisait nuit à ne pas se voir à deux pas ; nous arrivâmes à Francfort dans la nuit du 1er au 2 novembre.

Je m’établis sur une grande place où il y avait de belles piles de bois, et nous pûmes faire de bons feux. L’empereur passa la nuit sur le champ de bataille de Hanau.

Le général de Wrède se hâta de l’abandonner et d’opérer sa retraite sous la protection de la place, dont il ordonna l’entière évacuation pendant la nuit. Au point du jour, l’armée française se mit en marche pour gagner la ville de Francfort. La perte de l’armée bavaroise fut de dix mille hommes, dont six mille tués ou blessés. Celle des Français s’éleva à cing mille hommes, en y comprenant trois mille malades ou blessés.

L’empereur arriva à Francfort le 2, et il se rendit le même jour à Mayence, où il me donna l’ordre de partir de suite.

J’arrivai le 2 dans cette ville, et l’empereur y resta six jours pour donner ses derniers ordres. Le 9 novembre, il rentrait à Paris et se rendait immédiatement à Saint-Cloud.

L’armée fit son entrée à Mayence le 3 novembre, avec les malheureux débris de cette grande armée, naguère si belle, si florissante, et aujourd’hui si réduite et dénuée de tout.

On logeait les troupes dans les couvents et même dans les églises.

Là, une terrible épidémie, la fièvre jaune, vint mettre le comble à nos maux et éclaircir encore nos rangs. On me chargea du soin d’enlever les morts ; mais je ne trouvais pas beaucoup d’aide dans l’accomplissement de cette triste mission, et je fus obligé d’employer jusqu’aux forcats internés dans les prisons de la ville. Encore fallait-il les menacer de la mitraille pour les déterminer à marcher.

L’armée resta quelque temps à Mayence pour se reposer de ses fatigues, et l’empereur profita de ce temps pour préparer la campagne de France, qui allait s’ouvrir.