Aux glaces polaires/Chapitre IX

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Noviciat des Oblats de Marie Immaculée (p. 223-245).




CHAPITRE IX


LES MONTAGNAIS

Le fort Chipewyan et la Nativité. — Les oies sauvages. — Évangélisation des Montagnais. — L’une des famines. — Notre-Dame de Lourdes. — Le Père Eynard. — Mgr Émile Grouard. — Son noviciat. — Un communiqué. — « Qui me rendra la liberté ? » — Maître des novices et scieur de long. — De la maladie grave (1874) à l’épiscopat (1891). — A-t-il vieilli ? — Quelques esquisses. — Dominus conservet eum.


« Voyez-vous, en face de vous, cette chaîne d’îles à formes fantastiques, et, plus loin en arrière, cette ligne de rochers granitiques qui bornent l’horizon ? Dénudés à leur base, ils portent à leur tête une frange d’arbres verts, de maigre venue. À votre droite s’étend, vers l’orient, une immense nappe d’eau. C’est le lac Athabaska, à l’extrémité sud-ouest duquel se jette la rivière Athabaska, que nous avons suivie. À force de rames, nous atteignons les îles. Puis, les doublant, nous voyons devant nous le fort Chipewyan avec ses dépendances, magasins et maisons d’engagés, échelonnés sur une seule ligne que termine le temple protestant. Toutes ces constructions, blanchies à la chaux, se dessinent nettement sur un promontoire de granit, dénué de toute végétation, et nous donnent l’idée d’un joli village de pêcheurs.

« Là-bas, un peu plus à l’ouest, nous voyons la mission de la Nativité, modestement assise au fond d’une petite baie, dans une basse vallée entourée de rochers massifs, ici nus, là légèrement boisés. Sur le plus élevé, se dresse une grande croix dont les bras, revêtus de fer-blanc, reflètent les dernières lueurs du jour. Cette vue nous réjouit l’âme, et de notre cœur s’échappe l’invocation : O Crux, ave, spes unica ! Puis, abaissant nos regards, nous distinguons, au milieu des ombres du crépuscule, la chapelle, à droite de laquelle-se dresse notre maison ; et, à gauche, le couvent des Sœurs Grises. Nous approchons du but de notre voyage. Des coups de fusil répétés, partant de la mission, nous apprennent que nous avons été signalés… Nous abordons enfin au rivage, où des Frères dévoués nous accueillent avec une joie que nous partageons. C’était le 2 août, sur les dix heures du soir. Je me rappelai que, précisément le même jour, il y avait de cela vingt-six ans, je débarquais pour la première fois sur le rivage du lac Athabaska. »

À cette description faite en 1888, par le Père Grouard, arrivant du sud et regardant vers le nord, répond celle du Père Taché, debout, quarante ans auparavant, sur le « promontoire » du fort, et regardant vers le sud :


Le fort Chipewyan, bâti sur les hauteurs qui bordent au nord le lac Athabaska, commande une vue magnifique. À l’est, c’est l’immensité de la mer ; au sud, l’agréable variété d’îlots nombreux qui se dessinent sur le fond toujours verdoyant d’une épaisse forêt de sapins. Le nord déroule les plis sinueux de sa solide ceinture de granit, et le soleil couchant éclaire les petits lacs, les cours d’eau, les-hauts-fonds de sable, les prairies qui terminent le grand lac. La scène est aussi variée qu’imposante, pendant la belle saison. Pourquoi faut-il qu’un hiver de plus de sept mois en confonde tous les points dans une glaçante monotonie ?


L’emplacement de la mission de la Nativité, situé à un mille à l’ouest du fort, fut choisi par le Père Faraud, en considération d’un marais, incrusté dans les roches granitiques, et qu’il suffirait de dessécher pour mettre à nu quelques arpents de terre arable, les seuls accessibles de la région continentale.


Le fort Chipewvan, établi au commencement du xixe siècle par la Compagnie du Nord-Ouest, pour être la capitale des fourrures de l’Extrême-Nord, était le centre de ralliement du principal contingent de la tribu montagnaise.[1] Nous avons rencontré les Montagnais au lac Froid, à l’Ile à la Crosse, au Portage la Loche. Nous les reverrons en des zones plus septentrionales. Mais le fort Chipewvan fut, de mémoire de Blanc, la citadelle de cette grande famille indienne.

La raison en est que, outre les pelleteries et les fauves communs à toutes les régions hyperboréennes, le lac Athabaska et ses épanchements occidentaux, qui forment les lacs Brochet, Clair, Mammawi, etc., entretiennent, aux belles années, d’abondantes réserves de poissons et d’oiseaux. Tandis que dans les eaux passent et repassent, par saisons, les légions poissonneuses, des flottes de palmipèdes viennent se balancer sur les vagues.

Ces oiseaux aquatiques sauvages, oies impériales, oies blanches, oies grises, cygnes, grues, sans parler des canards de toutes espèces, s’abattent, chaque printemps et chaque automne, à l’ouest du lac Athabaska, dans les grands relais annuels de leurs migrations des pays chauds à l’océan Glacial, et de l’océan Glacial aux pays chauds. Des pays chauds, ils arrivent avec le mois de mai, se reposent deux ou trois semaines, et repartent d’un seul vol pour les bords mousseux de l’océan polaire. Dans les trois mois de soleil sans nuit de ces parages, ils auront élevé leurs petits et refait leur plumage. Ainsi multipliée, la bande reviendra au lac Athabaska, où, de la fin du mois d’août aux derniers jours d’octobre, elle séjournera pour s’engraisser.

C’est un plaisir, payé souvent de rudes contributions de patience et de santé, il est vrai, mais digne de tenter les robustes Nemrods, que la chasse aux oies sauvages du lac Athabaska. Certains missionnaires, Mgr Pascal en particulier, ont laissé parmi les Montagnais une enviable réputation de hardiesse et de succès cynégétiques.

Le chasseur qui s’avance voit les oies couvrir les bancs de sable et les hauts-fonds vaseux, qui émergent du lac et des prairies inondées, en un tel nombre que l’espace en apparaît gris et blanc sans interstice. Laissée en paix, cette population mange et digère, côte à côte, tout en poussant à pleins gosiers ses cris aigus. Mais, à l’alerte donnée par les guetteurs de l’armée pacifique et farouche, qui ne regarde que l’homme pour son ennemi, le discordant concert s’arrête, et tout le lac se lève d’un seul coup. L’élan simultané de ces lourdes légions fait littéralement trembler la terre, et le bruit des ailes battant la levée générale ressemble au roulement d’un train dans les gorges des montagnes. Les oies tourbillonnent d’abord dans l’air, en désordre, pour se réorganiser bientôt en herses-solennelles et retomber ensemble sur d’autres bancs, loin du danger.

Si les eaux, trop basses, découvrent trop au large les hauts-fonds et les prairies, bien pauvre sera la chasse. A deux kilomètres de lui, le chasseur verra les oies s’enfuir, narguant toutes ses ruses. Si, au contraire, l’eau submerge la contrée, la bande s’acculera jusqu’aux abords des rivages et des iles ; et le chasseur, rampant d’un imperceptible mouvement, parmi la brousse ou les rochers, s’approchera, à la portée de son arme, des oies les plus voisines.

Que deux ou trois d’entre elles tombent sous les premiers coups de feu, c’en est assez. Leurs cadavres sont aussitôt plantés sur la grève, la tête étançonnée par un bâtonnet, comme si le regard du mort invitait à redescendre ses frères envolés. Tenant compte de la direction du vent et du relief du paysage, l’homme s’aménage un affût de franc-tireur, à quelques mètres de l’embûche. Le Blanc, inhabile à imiter le cri de l’oie, fait lancer des appels par quelque enfant sauvage. L’attention de la troupe effarée se reporte du ciel sur l’endroit du carnage. Les oies reconnaissent leurs pareilles, qu’elles croient entendre. Les voilà formant leurs grands cercles au diamètre si large d’abord qu’elles semblent fuir plus loin. Mais le cri et les appâts de continuer le charme perfide, et les orbes de se rétrécir peu à peu. Les voici, tournoyant à 300 mètres, à 200. Déjà l’on distingue les longs cous penchés et les yeux noirs scrutant la terre. Un dernier demi-cercle… Le chasseur, immobile comme les pierres contre lesquelles il s’est tapi, le doigt sur la détente, retient son souffle. Un instant, un seul, il le sait, sera le propice :
Un heureux couple montagnais
l’instant où les oies, descendues assez près pour reconnaître qu’on les a trompées, les ailes planantes, les pattes ballantes, vont reprendre leur bond vers l’espace. Les deux coups de fusil frappent dans la masse, et les victimes nouvelles sont alignées, debout, à côté des premières. L’expérience, qui n’instruit pas toujours les hommes, ne sauvera point les oies. Toute la matinée, tout le jour, toute la semaine peut-être, elles reviendront sur la sirène criante et sur l’appât de mort.

Avec le tribut prélevé sur les oies sauvages, l’hiver sera doux au fort-de-traite et à la mission, comme sous la loge indienne, surtout si le poisson, de son côté, répond aux vœux du pêcheur.


Le Père Taché débarqua au fort Chipewyan, le 2 septembre 1847, comme la chasse aux oies battait son plein.

Les 200 chasseurs montagnais et les 15 chasseurs cris, qui se trouvaient au lac Athabaska, avec leurs familles, abandonnèrent leurs mousquets, afin de livrer leurs âmes à l’homme de la prière, pendant les quatre semaines qu’il venait passer parmi eux.

Tous étaient à ses pieds, le 5 septembre, pour assister à la première messe célébrée sur le versant de l’océan Glacial.

Le missionnaire travailla, jour et nuit, au milieu d’un enthousiasme pour la foi, qui ne pouvait être dépassé.

« — Voilà, disaient les mères à leurs enfants, voilà le père des Montagnais, celui qui vient de loin, pour nous rendre bons et nous enseigner la loi de Celui qui a fait la terre. »

« — Voilà notre frère, répétaient les sauvages. Depuis longtemps nous le désirions. Prends-nous en pitié, et enseigne-nous à devenir bons. »

Un midi, qu’il prenait une courte récréation avec le bourgeois de la Compagnie, un Montagnais entra brusquement dans l’appartement :

« — Que fais-tu là ? Tu parles inutilement avec ce petit chef, tandis qu’il y a un grand nombre de Montagnais qui t’attendent dans la chambre. Tu ferais mieux de les rejoindre et de les instruire. »

En cette première visite, 194 infidèles furent baptisés, et tous les polygames abandonnèrent leurs femmes illégitimes.

L’année suivante, 1848, le Père Taché retrouva ses néophytes fidèles à leurs engagements, quoique moins expansifs dans les manifestations de leur piété.


En 1849, le Père Faraud vint résider au lac Athabaska, et planta sa tente près du « marais à dessécher »[2].

Le 8 septembre 1851, il dédiait à la Très Sainte Vierge la première cabane-presbytère et la première chapelle : le tout bâti de ses mains. En mémoire de cette dédicace, la mission prit le nom de la Nativité.


À voir la prospérité actuelle de la mission de la Nativité, sa maison digne des missionnaires, son couvent assez vaste pour abriter 12 religieuses et 150 orphelins, sa joyeuse église romane, sa scierie mécanique, son bateau à vapeur, nul ne s’imaginerait les années de misère qui engendrèrent cette prospérité.

Tout ce que nous avons dit des souffrances des missionnaires dans l’Extréme-Nord peut être réuni sur Athabaska. Les grandes déconvenues vinrent des pêches de l’automne, qui nulle part ne furent en butte à tant d’incertitudes, de tempêtes et de désastres. Qu’on en juge par ce seul détail, relevé dans le codex historicus, que rédigeait le Père Pascal :


20 octobre 1889 : La barge est revenue hier de l’île aux Outardes, apportant la triste nouvelle de la perte de presque tous les rets de l’île Brûlée, dix grands filets. Nos gens, campés à l’île, les avaient tendus dans le détroit qui sépare l’île de la pointe au Sable ; l’eau avait trois brasses de profondeur ; tout s’annonçait au mieux ; le poisson fourmillait ; dans une visite, le Frère Hémon avait démaillé près de cinq cents pièces. Mais voici venir le vent d’ouest qui refoulait l’eau dans le lac avec furie. Après que le vent eut cessé, le courant s’établit en sens inverse, et si puissant qu’il a emporté roches, rets et poisson, sans laisser aucune trace. Deux jours après, tout essai de rien trouver était inutile, car la glace couvrait les baies.


La famine épargna moins que toute autre la mission de la Nativité. L’hiver 1887-1888 vit l’une de ces impasses, où plusieurs fois les pères et les religieuses crurent qu’il n’y aurait plus de lendemain pour leurs orphelins. Pas de poissons, pas d’orignaux, pas de rennes, presque pas de lièvres. Tous les sauvages jeûnaient. Plusieurs ne sauvèrent leur vie qu’en se repaissant des morts.

Un camp de Cris qui, jusque-là, s’était obstiné dans l’infidélité, fut dévasté, durant cette famine, par deux jeunes filles qui s’étaient fortifiées, alors que les autres s’affaiblissaient, en mangeant le cadavre du premier qui avait succombé. Elles assommèrent ensuite, pour les dévorer à mesure, 29 de leurs parents et voisins. Le camp terrorisé se décida à chercher refuge auprès des missionnaires, qu’ils avaient toujours fuis. Ils trouvèrent dans le cœur des prêtres tant de charité qu’ils voulurent prier avec eux. Le chef renonça à la sorcellerie, abandonna ses femmes illégitimes et devint un modèle de chrétien.


Les missionnaires des Montagnais, à la Nativité, furent, de 1847 à 1920, les Pères Taché, Faraud, Grollier, Grandin, Clut, Grouard, Eynard, Tissier, Laity, Pascal, de Chambeuil, Croisé, Laffont, Bocquené, Riou, Le Treste et Mgr Joussard.

Le missionnaire des Cris a été, depuis 1875, le Père Le Doussal.

Du journal que ce dernier rédigeait, comme supérieur de la mission, en 1908, nous citerons un passage à l’honneur de Notre-Dame de Lourdes, que les Oblats de la Nativité ont toujours regardée comme « la divine missionnaire » priant et travaillant avec eux :


18 juin : Incendie de la vieille maison, qui servait de hangar, par suite de l’imprudence d’un engagé qui y était allé la nuit, et avait jeté l’allumette qui l’avait éclairé. Une heure après, toute la bâtisse n’était qu’un vaste bûcher. Pour comble d’alarme, la grande maison que nous habitons ne tarda pas à être atteinte et à flamber partout en haut du pignon ouest et du toit ; tout semblait perdu, parce que les moyens de sauvetage ne permettaient pas d’arriver jusque-là. Au milieu de l’épouvante générale, on fit à Notre-Dame de Lourdes un vœu par lequel on s’engageait à célébrer en son honneur une neuvaine de messes et à faire autant de communions qu’il y avait de frères et de religieuses à la mission ; et, chose inexplicable, moins de deux minutes plus tard, le feu s’arrêtait et, un quart d’heure après, tous les dangers étaient conjurés. Les pertes ont été sans doute assez considérables ; malgré cela, elles n’ont été rien en comparaison du désastre qui menaçait notre maison, l’église et le couvent. Tout devait y passer.


Deux des missionnaires de l’Athabaska-Mackenzie doivent trouver leur place d’humble relief en ce chapitre des Montagnais : l’un, le Père Eynard, parce qu’il repose au cimetière du lac Athabaska ; l’autre, S. G. Mgr Grouard, parce que la Nativité fut le berceau de sa vie religieuse, et que, devenu évêque, ce fut à cette mission qu’il donna les premières et peut-être les plus tendres sollicitudes de son âme.



Le Père Eynard (1824-1873)


Germain Eynard, né à Gênes, en 1824, était un converti. Si sa foi n’avait pas sombré, elle avait du moins subi une entière éclipse, pendant ses études à l’Université et à l’École polytechnique. Ses examens lui valurent des diplômes de hautes distinctions et un grade élevé dans l’administration gouvernementale des eaux et forêts. Absorbé par son application au travail, il avait passé au-dessus des fanges, sans se souiller ; mais son cœur s’était éloigné de Dieu.

Le premier instrument de la grâce fut la servante de son domicile de Longuyon.

Un dimanche qu’il lui avait prescrit de préparer un dîner d’apparat pour ses amis, elle lui répliqua qu’elle n’en ferait rien, attendu que « cette œuvre servile et inutile l’empêcherait d’entendre la messe ». L’ingénieur, frappé, commença à réfléchir. Bientôt il pria. Les Études philosophiques sur le Christianisme d’Auguste Nicolas achevèrent de déblayer le terrain à la lumière divine. Brisant sa brillante carrière mondaine, M. Eynard entra au grand séminaire de Metz, d’où il passa, en 1853, chez les Oblats de Marie Immaculée, afin d’être missionnaire des pauvres. Il fut envoyé, selon son désir, aux missions les plus dures.

En 1858, il arrivait au fort Résolution.

Pendant quinze ans, il desservit toutes les missions du Grand Lac des Esclaves, du fleuve Mackenzie jusqu’au fort Providence, et du lac Athabaska. Lui, le savant, se fit le catéchiste assidu des derniers Indiens. Sans égard pour sa pauvre santé, il franchissait, à cette fin, sur la neige, des distances qui eussent effrayé les coureurs-des-bois.

L’amabilité enjouée envers ses confrères, le dévouement aux petits, l’humilité et la mortification envers lui-même : tel fut le Père Eynard.

Son esprit de pénitence se porta à des austérités que Mgr Grandin désapprouva :

Le Jeudi saint, le 19 avril 1862, rapportait l’évêque au supérieur général, le Père Eynard nous arriva de voyage. Il avait les oreilles, les joues et le nez gelés. D’où vient qu’en cette saison il se soit gelé ainsi, tandis que, par les plus grands froids, j’ai voyagé sans perdre autre chose que la première peau de mon nez et de ma figure ? La raison, la voici : c’est que le Père Eynard est beaucoup plus mortifié que moi. En voyage d’hiver, il ne faut pas songer à se mortifier, en se privant de nourriture. Pour ma part, je fais trois repas et j’ai dans ma poche un morceau de pâte gelée pour m’en servir en cas de fatigue. C’est ce que le Père Eynard n’a pas osé se permettre pendant la Semaine Sainte. J’en ai été édifié, mais non satisfait, et je vous prie instamment d’obliger vous-même vos enfants à se contenter, dans ce pays rigoureux, lorsqu’ils voyagent, des mortifications que la Providence leur envoie. Elles sont, je puis le dire, bien suffisantes.


Les trouvant soumis à trop de jeûnes inévitables, et voulant leur conserver la vie, Mgr Taché avait porté aux premiers missionnaires du Mackenzie l’interdiction du jeûne ecclésiastique. Le Père Eynard se soumettait ; mais avec quel regret ! Et combien de fois n’implora-t-il pas de son évêque « l’exemption de la dispense ».

Le lecteur comptera les vertus qui fleurissent sur ces simples petites lignes, adressées encore à Mgr Taché :


Je vous demande du papier à dessin, pour faire un chemin de croix d’un demi-pied environ de grandeur. J’ai pensé que ces petits dessins sur de tels sujets seraient propres à ranimer un peu ma ferveur ; vous savez en outre combien un chemin de croix est utile. Si vous craignez cependant que je perde trop de temps à ce travail, vous supprimerez cet article. Je dois vous dire que j’ai appris, pendant deux ans et demi, à dessiner. (Allusion à ses études de Polytechnique.)


Et ce passage d’un compte rendu qu’il dut faire, par obéissance :


… J’allais régulièrement assister le pauvre Cayen (un ancien persécuteur des missionnaires) au fort Résolution. Les autres sauvages que j ? ai exhortés à la mort me paraissaient mourir, ou plutôt voir venir la mort, je dirai avec trop de confiance, à mon avis. Celui-ci s’est montré, au contraire, au commencement, de sa maladie, bien effrayé. Il n’avait certes pas grand’ chose à regretter dans la vie. Sans parents, ne marchant qu’avec des béquilles, depuis plusieurs années, il était réduit l’hiver à une espèce d’immobilité. Cette fois, le mauvais mal lui ôta peu à peu l’usage de ses membres et même de ses doigts. Enfin, une semaine avant sa mort, il me parut se résigner plus résolument. Son corps était devenu comme un cadavre qu’il fallait retourner et remonter à chaque instant, dans son lit, ou, à vrai dire, sur les haillons pourris et puants sur lesquels il reposait. La seule femme sauvagesse qui se trouvait au fort se dégoûta bien vite de pareille besogne, de sorte que toutes les fois que je venais, c’est-à-dire tous les jours (dix kilomètres de marche), je lui rendais ce service peu agréable, mais qui ne me répugnait pas trop, ayant si rarement la bonne aubaine de pouvoir soigner de mes mains les membres souffrants de Notre-Seigneur. Je fus même obligé de lui rendre des services encore plus bas, tellement la vie avait abandonné ce corps. Le Père Eynard mourut, le 6 août 1873, dans le lac Athabaska, au pied de la chapelle de la Nativité.

Des bains froids lui faisaient du bien. Il était excellent nageur. Myope et délicat, il voulait prendre l’assurance que les sauvages n’apercevraient pas ses mouvements ; c’est pourquoi il se levait avant le jour. Il faisait sa prière, sa demi-heure de méditation, et passait au lac. Ses ébats finis, il continuait à prier jusqu’à cinq heures, temps de sonner le réveil de la mission.

Le matin du 6 août, le Père Laity, étonné de ne pas entendre la cloche, s’en fut à l’église. Le livre de méditation du Père Eynard était là, ouvert à la page de la Transfiguration. Sa croix était posée sur le bord du gros bénitier, taillé jadis par Mgr Faraud dans un bois de grève. Le Père Laity courut au lac. Il ne trouva que les habits dans un pli de rocher. Avec l’aide du commis du fort, on fouilla la baie, et l’on trouva, tout près du rivage, sous quatre pieds d’eau seulement, le corps du missionnaire, les bras presque croisés, la figure sereine. Il avait dû mourir instantanément.

Le deuil fut général à Athabaska. Protestants et catholiques pleurèrent le missionnaire tout aimable.

« — Je n’ai point connu de religieux plus parfait que lui », disait Mgr Grandin.

Mgr Faraud, perdant le premier de ses collaborateurs, s’écriait :

« — C’était le modèle du religieux et du prêtre, que rien ne pouvait distraire de l’accomplissement de ses devoirs. C’était l’homme du dévouement et du bon conseil. Quel vide dans le vicariat ! »



Mgr Émile Grouard[3] (1840)


Mgr Grouard naquit à Brûlon, diocèse du Mans, le 2 février 1840. Petit cousin de Mgr Grandin, il entendit de bonne heure parler de la Congrégation des Oblats de Marie Immaculée et des missions sauvages.

Il s’embarqua en 1860, avec Mgr Grandin lui-même, qui venait d’être sacré.

Il devait finir sa théologie au grand séminaire de Québec, passer dans l’ombre et le silence son année de noviciat et être dirigé ensuite sur l’Extrême-Nord.

Mais une lettre d’alarme, lancée du lac Athabaska par Mgr Grandin à Mgr Taché, vint défaire tous les plans, dès 1861 :


Il faut de toute nécessité un compagnon au Père Clut, qui est malade et ne peut rester seul, ici, à la Nativité. Déjà il crie famine. Ne pourriez-vous pas lui faire venir le jeune abbé Grouard, que j’ai laissé à Québec ? Il pourrait faire son noviciat sous lui. Le Révérendissime supérieur général m’avait cependant dit qu’il fallait qu’il le fît avec vous ou avec moi. Mais, vu notre embarras, je suis certain qu’il passerait là-dessus, d’autant plus que je pourrais l’installer moi-même, et même l’ordonner, si vous n’aviez pu le faire ; et, dans ce cas, il ne devrait pas oublier de m’apporter mon pontifical de l’Île à la Crosse.


Mgr Taché manda immédiatement l’abbé Grouard à Boucherville (Bas-Canada), où il l’ordonna prêtre, le 3 mai 1862. Il le conduisit aussitôt jusqu’à Saint-Boniface, où il lui donna l’habit religieux. Le lendemain 8 juin, jour de la Pentecôte, il le fit partir pour le lac Athabaska.

Le Père Grouard arriva, à la Nativité, le 2 août 1862.

Le Père Clut fut son maître de noviciat et son professeur de langue montagnaise. Le novice se mit, dès qu’il fut capable de se faire comprendre — et ce fut bientôt — au ministère des âmes.

La première impression que lui firent les Indiens fut assez heureuse :


Le caractère des Montagnais me plaît, moins leur manié de vouloir tout ce que nous possédons. Je les trouve gais, plaisants et même spirituels dans leur genre. Il ne me serait jamais venu à l’esprit que je trouverais par ici les femmes si loquaces et si rieuses. On voit bien que c’est partout la même farine. La croûte ou l’enveloppe est moins soignée qu’ailleurs, quoique le vernis ne manque pas.


Quant à l’élève en montagnais, il devait démontrer à son professeur, l’année 1865, que ses leçons n’avaient pas été vaines. Le Père Clut, redevenu solitaire à la Nativité, n’espérait pour longtemps de visite fraternelle. Le Père Grouard, cependant, ayant eu l’occasion de venir de la Proidence au Grand Lac des Esclaves, continua jusqu’au lac Athabaska. Il entra, accoutré comme un Montagnais, couvert de frimas, et tenant ses raquettes sous le bras. Il soutint la conversation, prenant si bien le style des Montagnais et faisant si pareillement claquer les gutturales et siffler les dentales, que le Père Clut crut avoir affaire à un authentique sauvage. La mystification finit par l’explosion plus forte de l’affection. Laissant tomber son capuchon de caribou, le visiteur se jeta au cou de son Père maître qu’il n’avait plus revu depuis le noviciat, et lui procura ainsi l’une des joies inoubliables de sa vie.

Sitôt l’année de noviciat terminée, le Père Grouard fut appelé de la Nativité à la Providence, où il arriva le 18 août 1803.

Le 21 novembre, il fit sa profession perpétuelle, devant Mgr Grandin.

Cinquante ans après, Oblat jubilaire, il écrivait à son supérieur général :


Le bon Dieu et la Sainte Vierge m’ont fait une très grande grâce, dont Mgr Grandin a été l’instrument, en me faisant entrer dans la Congrégation des Oblats de Marie Immaculée.


Comme il se trouvait en ce moment à Saint-Albert, il ajoutait :


Je suis allé au tombeau de Mgr Grandin. Je l’ai prié, lui disant : « Votre corps est ici ; votre âme est au ciel. Il y a cinquante ans, vous avez reçu mes vœux de religieux oblat, veuillez en recevoir aujourd’hui la rénovation, que je prononce à vos pieds. » Cela m’a fait du bien.


Entre son arrivée au fort Providence et son oblation, le Père Grouard avait fait sa première tournée apostolique au fort Simpson sur le fleuve Mackenzie et au fort des Liards sur la rivière du même nom, affluent du Mackenzie. Nous le retrouverons plus tard en ces parages.

Disons tout de suite que les années qu’il appelle « les meilleures de sa vie » furent dépensées à l’évangélisation de la grande tribu des Esclaves, soit au fort Providence, soit au fort Simpson, soit au fort des Liards, soit au fort Nelson, soit dans les camps disséminés de l’un à l’autre de ces forts.

Il demeura le missionnaire des Esclaves jusqu’à l’automne 1874.

Comme exemple, que l’on devra généraliser et reporter au tableau d’honneur de tous les missionnaires de cette époque, Sa Grandeur ne nous en voudra pas de publier ici une courte lettre — un communiqué : — qu’elle a peut-être perdue de vue, mais que Mgr Taché, son destinataire, eut soin de conserver. Nous ajouterons, à chaque relai, le chiffre des distances que représentera l’étape :


Mission de la Nativité, 27 décembre 1869.


Monseigneur et très cher Père. — J’espère répondre au bienveillant désir que m’exprime Votre Grandeur, en venant lui faire simplement l’exposé stratégique et laconique de la vie de juif errant que j’ai continué à mener depuis ma lettre de 1868.

Le 12 mars de l’année dernière (1868), au passage du courrier d’hiver au fort Providence, je menai un traîneau et des chiens jusqu’au fort Simpson (255 kilomètres), car il y avait fort mauvais temps, beaucoup de neige, beaucoup de bordillons, et l’express n’aurait pu emmener mon petit train. Du fort Simpson, je renvoyai ma traîne et mes chiens à la Providence et je m’acheminai vers le fort des Liards (350 kilomètres) et le fort Nelson (240). Cependant je dus laisser tout mon bagage et pie contenter d’une couverture. Je pus toutefois obtenir d’embarquer sur le traîneau du bourgeois ce qu’il y a de plus indispensable pour la sainte messe. J’arrivai le 5 avril au fort Nelson, après avoir marché tantôt la nuit, tantôt le jour, suivant le temps qu’il faisait, mais presque toujours dans la neige fondante et dans l’eau.

Du fort Nelson, je descendis au fort des Liards (240), en canot d’écorce d’épinette (espèce de sapin). Ces canots sont employés, je crois, rien que dans la rivière des Liards, et, dit-on, dans la rivière la Paix. C’est une très fragile embarcation, faite d’une seule écorce, repliée et tendue par de petites baguettes, grosses comme le doigt, placées d’environ six pouces en six pouces, et retenues à chacune de leurs extrémités par une plus large baguette qui court tout le long du canot et sert de maître. Les sauvages, qui vivent tous au large, dans les terres, viennent chaque printemps sur le bord de la rivière, lèvent les plus belles écorces dont chacune fait un assez grand canot, descendent le courant jusqu’au fort, et, arrivés là, ils jettent leurs canots ou les laissent sur la grève, et s’en retournent à pied, à travers le bois. C’est ainsi que le canot avec lequel je descendis ne me coûta que la peine de le prendre. À mon tour, je le laissai en arrivant. On en rencontre souvent sur le bord de la rivière. Ces canots peuvent se faire en une demi-journée ; mais ils durent fort peu de temps…

Du fort des Liards à Simpson (350) et à la Providence (255), je retournai avec les barges…

Je repartis de la Providence au commencement de décembre pour reconduire le Père Gascon à Saint-Joseph, Grand Lac des Esclaves (270). Je n’y restai qu’un jour, voulant être de retour pour Noël à la Providence (270). À la Providence, un voyage aux malades et trois voyages pour chercher des orignaux tués par nos chasseurs (pas moins de 200 kilomètres en tout). Vers la fin de février, revenu à Saint-Joseph avec Mgr Faraud (270). De retour à la Providence (270), reparti pour le fort Simpson (255), puis pour le fort des Liards (350). Passé là le printemps ; descendu au fort Simpson (350) ; resté là une semaine ; remonté à la Providence (255) ; continué jusqu’à la rivière au Foin, dans le Grand Lac des Esclaves (130) ; de retour à la Providence (130), attendant les barges du Portage la Loche. À leur arrivée, embarqué pour le fort Simpson (255) : puis pour le fort des Liards (350), puis pour le fort Nelson (240). Revenu au fort des Liards, vers la mi-octobre (240) ; vivant là en ermite jusqu’au 18 novembre ; parti ce jour pour descendre au fort Simpson (350), où j’arrivai le 25 ; reparti le 30, et arrivé le 4 décembre à la Providence (255), ayant fait en cinq jours ce qui prend ordinairement sept jours ; reparti le 6 décembre au soir, et arrivé le 10 au Grand Lac des Esclaves (270), ce qui demande régulièrement six jours ; reparti le 13, et arrivé ici, au lac Athabaska (490), faisant en six le trajet de dix jours. Je repartirai après le jour de l’an pour le fort des Liards (1.365). (Total : 8.345 kilomètres).

J’ai fait tous ces voyages d’hiver sur mes jambes, et, les trois quarts du temps, battant la neige devant les chiens. J’ai eu la satisfaction de chanter successivement la grand’ messe au fort Simpson, au fort Providence, au fort Résolution, au fort Chipewyan, les premier, deuxième, troisième et quatrième dimanches de l’Avent.

Vous demanderez peut-être pourquoi je suis venu au lac Athabaska. Pour faire visite à mon ancien et bien-aimé compagnon, le Père Eynard, faire connaissance avec le Père Laity, et revoir la Nativité, le berceau de ma vie de missionnaire. Le bonheur que l’on goûte en revoyant quelque ami ne compense et ne surpasse-t-il pas infiniment les petites misères du voyage ?


L’année suivante, d’un ton moins allègre, le Père Grouard écrira à Mgr Taché ;


Mission de la Providence, 5 décembre… Je ne suis plus missionnaire ambulant du fort Simpson, du fort des Liards et du fort Nelson. On m’a rogné les ailes, et l’on m’a confiné dans une belle cage… Je dois confesser, sans humilité, que je n’ai pas les qualités requises pour les fonctions qui me sont imposées. Je suis de nature un peu sauvage et d’humeur aventureuse et vagabonde. En outre, je me crois juste assez de religion pour pouvoir honnêtement enseigner le catéchisme aux pauvres Indiens ; et c’est pourquoi je m’estimais, avec présomption peut-être, capable de remplir les devoirs de missionnaire ambulant. Mais il y a loin de là au métier de maître des novices que je fais maintenant, et de directeur de religieuses, que je dois subir aussi ! Ce qui me console c’est que la responsabilité du choix de ma personne pour la charge que l’on m’a confiée repose sur mes supérieurs. Je me considère comme une cheville entre leurs mains, et ils peuvent me planter dans n’importe quel trou qu’ils voudront. Je ne pousse cependant pas la perfection jusqu’à n’avoir point de préférences pour mon ancienne vie. Qui me rendra la solitude, la liberté, le dégagement des affaires, l’attention à moi seul et à mes sauvages ? Donner des ordres, surveiller autrui, pourvoir aux besoins de tout le monde, au temporel surtout, sont des choses pour lesquelles j’ai une antipathie invincible…

En revanche, j’ai fait un progrès notable, et que je vous communique avec une certaine fierté. C’est que le Frère Boisramé m’a dompté à la scie, cet hiver, et que nous sommes devenus, lui et moi, de fameux scieurs de long. Pour commencer, nous avons scié 1,300 planches ou madriers, et nous nous proposons d’en scier bien davantage, l’année prochaine, pour notre future chapelle…


L’année 1873 réduisit à l’état de ruine la forte constitution du Père Grouard. On le crut perdu pour les missions. L’une des conséquences, et non la plus grave, de son délabrement était une extinction de voix si complète qu’il ne lui était plus possible de célébrer la sainte messe, ni même de parcourir autrement que des yeux les pages de son bréviaire. Mgr Faraud l’envoya chercher en Europe les soins des spécialistes.

Le missionnaire quitta le fort Providence, où il avait tenu jusqu’au bout, l’automne 1874.

Deux ans de l’air natal et du traitement des médecins de France lui rendirent la santé.

Entre temps, il s’outilla davantage pour le bien des missions, apprenant la typographie, la reliure, et se perfectionnant dans la peinture :


J’ai trouvé, dit-il, le moyen d’employer une partie de mon temps d’une manière profitable, en allant prendre des leçons de dessin chez les Frères des Ecoles Chrétiennes ; et je pourrai, j’espère, faire des peintures moins grotesques que celles que j’ai laissées à la Providence et au fort des Liards.[4]


Lorsqu’il revint, en 1876, Mgr Faraud le retint avec lui au lac la Biche. Il en voulait faire son conseiller, son appui, et le préparer, sans qu’il le soupçonnât, à recevoir son héritage.

Au lac la Biche, le Père Grouard demeura jusqu’en 1888, excepté les trois années, de 1883 à 1886, qu’il passa au fort Dunvégan, sur la rivière la Paix.

À ses occupations de catéchiste, prédicateur, et visiteur des malades, il joignit celles de compositeur, imprimeur, relieur. Il écrivit et imprima des livres sur l’Ancien et le Nouveau Testament, des recueils de prières et de cantiques en cinq langues diverses : montagnais, peau-de-lièvre, loucheux, castor et cris.

Mais il eut un aide :


Heureusement, un apprenti typographe se présenta et se mit à ma disposition. Devinez quel était cet apprenti. Quelque jeune Peau-Rouge sans doute, épris des merveilles de la civilisation, direz-vous ? Eh bien, non. Cet apprenti était bel et bien Mgr Faraud lui-même, qui se mit à l’œuvre avec une ardeur toute juvénile, sans se laisser décourager par les coquilles inévitables au début.


En 1888, il fut envoyé, comme supérieur, à la mission de la Nativité.

En 1889, il reçut l’ordre de visiter le vicariat, au nom de Mgr Faraud.

En 1890, il fait connaissance avec les Esquimaux des bouches du Mackenzie, et il apprend assez de leur langue pour leur composer quelques cantiques.

Le 18 octobre de la même année (1890) des bulles de la Propagande le nomment évêque titulaire d’Ibora et vicaire apostolique d’Athabaska-Mackenzie.

Il les reçoit, en 1891, à la mission de Notre-Dame des Sept-Douleurs, où il s’est réfugié pour les fuir.

Le 1er août 1891, Mgr Taché lui donne la consécration épiscopale, à Saint-Boniface.


S. G. Mgr Grouard
Vicaire apostolique d’Athabaska.
Nous avons dit, au chapitre quatrième, quelle impulsion Mgr Grouard imprima au vicariat d’Athabaska-Mackenzie. Institutions de tous genres, bateaux à vapeur, moulins mécaniques apparurent dans les solitudes glaciales étonnées. Sans repos, l’évêque voyagea, quêta, construisit. Des incendies lui dévorèrent des établissements de première importance, comme la scierie de la Nativité, le couvent-orphelinat du Vermillon : il les refit. Aucune épreuves ne lassa son courage.

À la fin du dernier siècle, la ruée des mineurs sur le Youkon, à l’assaut de l’or et de la misère, lui firent trouver que son vicariat était devenu trop vaste, et il en demanda la division. Elle lui fut accordée en 1901.

Il cédait le Mackenzie et le Youkon à Mgr Breynat, et gardait l’Athabaska, avec les plaines fameuses de la rivière la Paix.


Il y a trente ans aujourd’hui que Mgr Grouard est évêque, et soixante ans qu’il est missionnaire. A-t-il vieilli ? Ceux qui l’ont connu de toujours se le demandent. On ne l’a pas encore vu agir comme les vieillards. Lui-même admet que l’âge véritable est celui du cœur, et il le dit à son supérieur général :

« — Je n’ai pas roulé tout ce temps dans les neiges du Nord, sans que ma barbe en prit la teinte. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’en dépit de l’âge et des glaces du pôle, vous retrouverez le même cœur. »


Qu’il serait captivant de suivre, à la trace, les voyages d’une telle carrière, à la poursuite des âmes ! Sed non hic locus. Quelques esquisses, cueillies à fleur des récits qu’il fit lui-même aux annales des missions, nous convaincront que la vie ambulante du vicaire apostolique est encore en harmonie avec la vie vagabonde de l’ancien simple soldat.

On l’appelle tout à coup, en 1898, à un chapitre général des Oblats :


Je partis donc, le 5 février, de la Providence, et j’arrivai, le 20 mars, à Saint-Albert. Cela faisait près de 1,500 kilomètres, dont j’ai parcouru la bonne moitié à la raquette, et le reste eu traîne à chiens, campant presque tout le long du chemin dans la neige, à la belle étoile.


En 1900, il refait, à pied et en canot alternativement, le voyage de Mgr Clut au Youkon-Alaska. Seulement, c’est par la rivière au Rat, meurtrière à tant de mineurs, qu’il escalade les montagnes Rocheuses :


Comment vous en donner une idée ? Imaginez-vous un immense escalier, non pas en ligne droite, mais faisant des milliers de courbes et de zigzags. De chaque côté, s’élèvent des montagnes dont une masse de pierres se sont détachées et obstruent le chemin. Or, cet escalier est le lit de la rivière. Je vous laisse à penser quel courant, quels rapides, quelles cascades il faut affronter tour à tour. Plus d’une fois nous avons été en danger de périr. Presque à chaque pas, je renouvelais mes invocations à nos anges gardiens, car nous n’étions pas sortis d’un péril que nous tombions dans un autre… Enfin, après douze jours de fatigues excessives, nous arrivions à la ligne du partage des eaux, et passions du bassin du Mackenzie dans celui du Youkon…


En 1906, il accepte une carriole épiscopale :

Le frère m’enveloppe de mes couvertures, excepté la tête, car le froid n’est pas rigoureux aujourd’hui, et j’aime à contempler le ciel avec ses milliers d’étoiles, tout en récitant force chapelets, ce qui est le bréviaire du missionnaire en voyage. Cependant les chiens trottent, trottent, trottent toujours, secouant leurs grelots argentins ; c’est le seul bruit qui se fait entendre… Cela deviendrait monotone, si quelque petite aventure n’intervenait parfois. Par exemple, il ne faut pas s’imaginer que la surface du lac soit unie comme un trottoir de bitume ou de macadam. Il y a bien, de-ci delà, quelques aspérités plus ou moins saillantes, un bordillon, un banc de neige, que sais-je ! Et comme la carriole n’a pas quarante centimètres de large, il suffit de bien peu de chose pour lui faire perdre l’équilibre. D’où vous comprenez que le pauvre personnage qui y est étendu est maintes fois renversé, non le visage contre terre, mais contre la croûte glacée, dont le baiser vous donne le frisson. Durant le jour, le cher frère qui me conduit peut m’éviter la plupart des accidents ; mais, pendant la nuit, il doit se contenter de me relever et de me réintégrer dans ma carriole jusqu’à la prochaine culbute.


Sa prison roulante ne le retiendra pas d’ailleurs plus qu’il ne le voudra :


Je vous dirai en passant, que j’ai encore fait l’essai de mes jambes, et que vraiment, je n’ai pas trop de raison de m’en plaindre. Pour ce qui est de courir, non, j’y renonce, je ne le puis plus ; mais s’il s’agit de faire une bonne pipe à la raquette, comme on dit[5], quelques heures de marche régulière, je m’en suis trouvé capable.


L’hiver suivant, après Noël, il est pris dans l’épaisseur d’une forêt, entre le lac Wabaska et le Petit Lac des Esclaves :


Les deux premiers jours, nous allons assez bien, les gens qui sont venus à la fête ayant battu le chemin ; après cela, plus de trace de personne ! Le Frère Poulain, mon compagnon, et moi, nous marchons en avant à tour de rôle, une hache à la main afin de couper les arbres renversés par le vent et qui nous ferment le passage. Nous avons à traverser parfois d’immenses forêts dévastées par l’incendie, et, tout à coup, nous nous trouvons en face de barricades infranchissables, formées par fies tas fie bois calcinés, enchevêtrés les uns dans les autres. Alors il nous faut faire un détour, ce qui ne va pas sans peine ni fatigue. Mais, comme le froid est très vif, la marche et le travail se supportent mieux en nous donnant le moyen de nous réchauffer ; et la facilité de nous procurer du bois pour les campements nous est un précieux avantage. Aussi, en avons-nous profité ! Et cependant, plusieurs fois, malgré les feux que nous allumions, je ne pouvais presque fermer l’œil durant la nuit, tant il faisait froid. Je n’ai jamais vu d’hiver plus terrible ! Le thermomètre n’a cessé de marquer 40, 45, 50 et même 54 degrés centigrades au-dessous de zéro. Deux mois auparavant, je me trouvais à Rome ! Cela faisait un contraste assez piquant, et peut-être rendait-il le froid plus sensible.


En 1911, un jeune missionnaire de la Nativité croque, avec ce filial sans-façon, son évêque vénérable :


Mgr Grouard nous arriva, mais en quel accoutrement, grand Dieu ! Un Benoît Labre No 2. Pour moi, Sa Grandeur se complétait. J’avais admiré la majesté du pontife, le jour où il me conférait le diaconat, à l’ordination du scolasticat de Liège. J’avais maintenant, sous les yeux, l’apôtre, le missionnaire qui s’occupe, sans penser déchoir, des choses les plus matérielles, dès lors qu’elles rentrent dans l’ordre de l’utile et du nécessaire. Le gibus surtout se distinguait, entre toutes les pièces de l’habillement épiscopal, tellement que le Père Le Doussal, qui n’est pourtant pas un partisan du luxe de toilette, crut devoir, pour une fois, user d’autorité. Il imposa donc à son supérieur de porter un couvre-chef plus convenable, et notre vicaire apostolique se promenait, le lendemain, avec une sorte de huit-reflets. « D’ailleurs, expliquait-il, quand c’est faisable, je préfère avoir du fourniment propre ; mais allez donc, vous, vous habiller en gentleman pour passer deux ou trois semaines dans un chaland plein de sacs de farine, de bœufs, de vaches, etc… »


Voyons enfin Mgr Grouard en un autre équipage que le traîneau, dans le district de la rivière la Paix, région des chevaux. Il est à cheval sur le « chemin de charrette raboteux, défoncé, traversant maintes rivières, maintes fondrières », où gisent encore les épaves des voitures brisées des missionnaires qui, pendant plus de cinquante ans passèrent par là. C’était l’unique voie pour aller du Petit Lac des Esclaves au confluent des rivières Boucane, Cœur et la Paix, endroit appelé maintenant Peace River[6] :


Mon bidet s’était largement repu dans les hautes herbes de la prairie ; et, quand je le sanglai le matin, il avait un ventre parfaitement arrondi. Bon, me dis-je, il pourra fournir une longue carrière. Je l’enfourchai et partis… Il y avait plusieurs heures que je marchais quand je rencontrai le plus vilain des marécages… J’y dirige ma monture. La malheureuse bête y entre, s’y enfonce, s’en retire, s’y replonge plus avant, fait des efforts inouïs et des bonds désordonnés pour s’arracher de la fondrière. Mais le temps n’était plus où elle avait le ventre si plein ; la nature avait fait son œuvre ; la sangle s’était relâchée, sans que je m’en doutasse. Au milieu de ces secousses répétées pour se tirer du bourbier, la selle s’ébranle, tourne, et me voilà désarçonné, le dos dans la vase. Je me relève, un peu abasourdi de cette chute imprévue sur un sol sans doute assez moelleux, et je me console en trouvant mon cheval immobile et presque aussi penaud que moi. Je lui sus bon gré de me faire une mine aussi sympathique, le pris par la bride, me chargeai de la selle et sortis enfin, non sans quelques éclaboussures… Me remettre en selle et atteindre une vaste prairie qui n’était pas loin de là, lâcher ma pauvre bête dans l’herbe et me sécher moi-même au soleil : voilà toute la suite et la conclusion de ce récit.


Mgr Grouard réside aujourd’hui, à la mission Saint-Bernard du Petit Lac des Esclaves.

Au pied de son large coteau boisé, il voit grandir la riante petite cité, à qui la reconnaissance des colons a confié l’honneur de redire aux siècles le nom de l’évêque missionnaire et pionnier. C’est de Grouard que, se reposant de peu sur son coadjuteur, il continue à nourrir, à soutenir, à gouverner, à visiter ses Sauvages, ses Blancs, ses religieuses, Sœurs Grises et Sœurs de la Providence, ses Oblats et ses prêtres séculiers, qui le chérissent à l’envi.

Dominus conservet eum, et vivificet eum, et beatum faciat !…[7]




  1. Ne pas confondre nos Montagnais (nation Dénée) de l’Extrême-Nord avec les Montagnais (nation Algonquine) de l’est du Canada. Rien de commun entre ces tribus.
  2. Il le dessécha au prix d’un long travail de trappiste. Selon les prévisions, le petit champ qui fut trouvé au fond n’a cessé de produire tout ce que l’on peut attendre sous une telle latitude.
  3. En langue dénée, dialecte esclave : Yaltri-bê-da-ra-shlan. Le priant au menton abondamment fourni de poils, Yaltri (le priant), bé (son) — da (menton) — ra (poil) — shlan (il y en a beaucoup).
  4. Les peintures murales de Mgr Grouard se rencontrent sur presque tous les maîtres-autels, depuis Saint-Albert jusqu’au fond du Nord.

    Au fort Dunvégan, mission trop pauvre pour fournir les vulgaires guenilles dont il se contentait, il peignit, grandeur naturelle, la scène de la mort de Notre-Seigneur, avec Marie, Jean et Madeleine, sur une peau d’orignal. « — Prends ton mousquet, avait dit le Père Grouard à un sauvage Castor, et va me tuer un gros original. Choisis-le et surtout ne lui troue pas la peau avec ta balle. Tire dans la tête. » Ainsi dit, ainsi fait. Le tableau, aussi frais et impressionnant encore qu’en 1883, a été enlevé, en 1919, à la chapelle abandonnée de Dunvégan et transporté dans l’église des Oblats de la ville naissante de Peace River.

  5. La pipe était l’unité de mesure des coureurs-des-bois ; et elle l’est demeurée pour les Indiens du Nord, lorsqu’ils veulent apprécier les distances : « Il y a tant de pipes d’un fort à tel autre. J’ai tué un ours à trois pipes d’ici » veulent dire : « Dans cet espace, le voyageur s’arrêterait tant de fois, le temps d’allumer sa pipe et de se reposer un peu. » La longueur de la pipe varie avec la saison, l’état des neiges, des bordillons, et le courage du marcheur. Elle représenterait une moyenne de quatre à huit kilomètres. Un saint homme ne répondait-il pas à qui s’informait de la distance qu’il y avait d’un certain endroit à un autre : « La longueur de trois chapelets. »
  6. Ce chemin de charrette, qui ne mesurait pas moins de 145 kilomètres, a été remplacé récemment par le chemin de fer d’Edmonton à Peace River.
  7. Heureuse nouvelle ! Le lecteur pourra bientôt s’assurer par lui-même combien peu nous avons dit de Mgr Grouard. Depuis que ce chapitre est fait, Monseigneur s’est laissé convaincre par l’excellent journal La Liberté, de Winnipeg (Canada), qu’il devait écrire ses mémoires. Il les commence ainsi :

    On m’a demandé d’écrire pour la Liberté mes souvenirs depuis mon départ de France jusqu’à ce jour. C’est un travail qui effraye ma vieillesse paresseuse ; mais on a fait valoir des raisons si insinuantes que je me décide à l’entreprendre. Les souvenirs de 60 ans paraissent devoir fournir une matière surabondante, cependant je crois qu’il me faut remonter, non pas jusqu’à l’origine du monde ni même jusqu’au déluge, mais au moins jusqu’à mon apparition sur notre planète… »

    La Liberté, depuis le 30 mars 1920, publie chaque semaine deux ou trois grandes colonnes intitulées : Mgr Grouard. — Souvenirs de 60 ans de Mission.

    Nous promettons un régal de toutes pièces à ceux qui se procureront ce roman d’histoire épique toute vécue et toute vivante, qui sera mis en livre. C’est une jeunesse et une jovialité de vingt ans qui tiennent cette plume, et la promènent dans une multitude d’anecdotes, de descriptions, de peintures incomparables. C’est une sagesse de quatre-vingts ans qui distribue les leçons agréables, ou piquantes, à toutes les classes de lecteurs et de lectrices qui se rencontrent. Que Sa Grandeur soit remerciée d’avoir bien voulu se rendre enfin aux prières qui lui avaient été si souvent faites de nous raconter sa vie, qui est celle des missions elles-mêmes de l’Athabaska-Mackenzie. Sur le sien, notre modeste ouvrage espère trouver appui, comme le lierre sur le chêne robuste.