Aux glaces polaires/Chapitre VII

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Noviciat des Oblats de Marie Immaculée (p. 151-195).


Le « Sainte-Marie »
remorquant des barges sur la rivière des Esclaves

CHAPITRE VII


BERCEAU D’ÉVÊQUES


L’Île à la Crosse. — « Vive le Nord et ses heureux habitants ! » — Mgr Laflèche, évêque des Trois-Rivières. — Mgr Taché, archevêque de Saint-Boniface. — Mgr Faraud, vicaire apostolique d’Athabaska-Mackenzie. — Mgr Grandin, évêque de Saint-Albert.


C’est à Bethléem, dans la nuit la plus froide de l’hiver oriental, dans l’étable la plus misérable de la Palestine, que naquit au vieux monde le Pontife des pontifes. C’est à l’Île à la Crosse, la plus glaciale, la plus pauvre et la plus lointaine, alors, des missions du Nouveau-Monde, que naquirent à l’épiscopat quatre des grands évêques du Canada, futures colonnes d’églises magnifiques : Mgr Laflèche, Mgr Taché, Mgr Faraud, Mgr Grandin.

Sur Mgr Laflèche devait reposer l’église des Trois-Rivières ; sur Mgr Taché, l’église de Saint-Boniface ; sur

Mgr Grandin, l’église de Saint-Albert ; sur Mgr Faraud, l’église d’Athabaska-Mackenzie.


M. Laflèche, prêtre séculier, et le Père Taché, Oblat de Marie Immaculée, arrivèrent les premiers au Bethléem du Nord.

« — Allez, leur dit Mgr Provencher, répondant aux sollicitations de M. Thibault, allez vers les tribus nouvelles qui se lèvent à la lumière de la foi ; allez aussi loin que vous le pourrez. »

Ils partirent de Saint-Boniface, le 8 juillet 1846. Ayant remonté, en barges et canots, les 400 lieues de lacs et de rivières que nous savons, ils s’arrêtèrent, le 10 septembre, à l’Île à la Crosse, point de ralliement d’un district « presque aussi étendu que la France entière, où erraient des sauvages montagnais et cris, dont le nombre ne s’élevait pas à deux mille. »

Ils décidèrent que là serait le centre de la première paroisse de l’Extrême-Nord et dédièrent la mission à saint Jean-Baptiste, Patron des Canadiens Français.

Sans retard, ils poursuivirent l’évangélisation entreprise par M. Thibault. Comme il était trop tard pour bâtir, ils acceptèrent l’invitation du bourgeois, le bon M. Mackenzie, et s’installèrent dans la petite chambre qu’il leur offrit.

Les voilà, tous deux, sous la conduite d’un Indien aveugle et qui ignore le français, à l’étude du montagnais et du cris. Le sauteux, qu’ils avaient appris ensemble, l’hiver précédent, à Saint-Boniface, ne pouvait leur servir.

« Le cris n’est pas une langue difficile, observe le Père Taché ; mais le montagnais, quant à la prononciation, surpasse tout ce que j’avais imaginé de difficulté. » « On craint de se déraciner la luette, ajoute M. Laflèche, tant il faut que la langue fasse de contorsions dans la bouche. »


À l’approche du printemps 1847, avant la fonte des neiges, le Père Taché, laissant à M. Laflèche, dont la constitution était plus frêle, le soin de garder la résidence, se dirigea sur le lac Vert, à 50 kilomètres au sud, afin de baptiser un vieux chef cris gravement malade. Quinze jours après son retour de cette expédition, il reprit les raquettes et courut au lac Carihou, à 100 kilomètres au nord-est. Il arriva parmi les Montagnais de ce poste le 25 mars, jour de l’Annonciation. Le bonheur qu’il éprouvait à comparer sa mission de premier messager de la Bonne Nouvelle chez ces païens, avec celle de la divine Marie, lui fit oublier sa fatigue.

Après trois mois d’absence, il rejoint son « angélique compagnon », ainsi qu’il appelle M. Laflèche. Il le trouve occupé à construire leur maisonnette et à défricher le petit jardin.

Le 20 août, il s’embarque « dans un petit canot, avec deux sauvages et un jeune métis », pour un voyage de 360 kilomètres au nord, jusqu’au lac Athabaska.[1].

De retour, le 5 octobre, à l’Île à la Crosse, il voit la maisonnette presque finie et couverte de terre ; mais « encore toute ouverte au froid, à cause des interstices béants entre les troncs d’arbres qui formaient les murs. »

Tous deux se mirent au bousillage.

Mais voilà, écrit en belle humeur, le Père Taché, voilà que l’air extérieur, mécontent de ce que nous lui refusons l’hospitalité, entreprend de se venger d’une manière bien cruelle : il se niche dans la cheminée et nous renvoie au nez toute la fumée. Après quinze jours, nous étions à la veille d’être métamorphosés en jambons, ce qui nous décida à construire une autre cheminée. .. Nous étions chez nous, pauvres et dénués de tout, mais heureux de notre sort… Le bonheur et la satisfaction qui, souvent, n’habitent point les palais des grands, régnent dans notre cabane.


Mais il lui faut ajouter aussitôt :


Comme compensation de ces jouissances, la santé de M. Lallèçhe se trouva très compromise. Un travail excessif avait développé un mal opiniâtre. Le rhumatisme dont il souffrait déjà se changea en bosses, puis en plaies aussi incommodes que pénibles.


De son côté, M. Laflèclie attribuait gaiement son mal « à la paresse qui l’avait retenu sédentaire, tout l’été, à l’Île à la Crosse. »


Pour me punir, le bon Dieu m’envoya un rhumatisme qui me tourmenta longtemps, et pour m’empêcher d’oublier la leçon, il a eu soin, en le retirant, de me laisser boiteux. Il boita toujours, et ce fut sa consolation de conserver, jusqu’au seuil de son éternité, ce stigmate de son apostolat dans les missions sauvages.


À mesure que M. Laflèche s’affaiblissait, le Père Taché se fortifiait. C’était déjà le « voyageur infatigable qu’il n’était pas commode de dépasser sur la route », et pour qui « les raquettes, comme les canots, semblaient n’avoir que des charmes. »

« Un jour les rôles changeront ; Mgr Taché, le grand voyageur, sera condamné à l’immobilité dans son palais, pendant que Mgr Laflèche, l’ancien infirme, parcourra les continents et traversera les mers sans fatigue. »

L’hiver 1847-1848 n’améliora pas l’état du malade. Les plaies s’agrandissaient. Mais le Père Taché versait sur les souffrances de son frère bien-aimé tous les soins de sa tendresse. Plus tard, lorsque l’évêque des Trois-Rivières, rendu à la santé du corps, saignera par les innombrables entailles de son âme, sous les coups d’une infortune qu’il comparera à celle de Job, l’archevêque de Saint-Boniface arrivera, fidèle, auprès de son ami, se prévalant de son titre d’infirmier, acquis à l’Île à la Crosse, pour répandre de nouveau sur chaque plaie ravivée le vin et l’huile de sa charité.

Mais, à l’Île à la Crosse, M. Laflèche ne souffrait que dans son corps. Son âme rayonnait d’une joie paisible, qui imprégnait jusqu’à la remuante gaieté de son confrère. Ni l’un ni l’autre n’eussent échangé leur misère contre les lambris des rois.


Au mois de juillet 1848, une voix vint s’adjoindre à ce concert fraternel et former le « trio bienheureux » : le Père Faraud :

« Le Père Faraud qui nous arrive, plein de jeunesse, de force et de bon vouloir ! »

Le Père Taché « se croit au paradis de voir enfin un Oblat », et M. Laflèche jouit du bonheur mutuel de ses compagnons religieux. Ceux-ci proclament M. Laflèche leur supérieur régulier, et rivalisent d’affection pour l’aimer, comme de dévouement pour le soigner.

Sauf une absence du Père Taché, qui retourna au lac Athabaska, les mois qui allèrent de juillet 1848 au printemps 1849 furent les plus heureux de toute la vie des trois futurs évêques. Plus ils se voyaient pauvres et sevrés du monde, dans leur « baraque », plus les cœurs s’unissaient dans l’indivisible charité. Le service de Dieu et des âmes fini, les prescriptions de la ègle des Oblats observées, c’était le tour « des histoires, des rires et des chansons ». Le refrain revenait, toujours le même :

« Vive le Nord et ses heureux habitants ! »

On le chantait en toutes mesures et démesures, en lavant les écuelles de fer blanc, en rôtissant le poisson à la broche, en croquant la viande sèche, en attisant le foyer ouvert où pétillait la bûche ancestrale. On le chantait de toutes voix : M. Laflèche en virtuose, le Père Taché assez bien, le Père Faraud très mal. Mais tous trois du même cœur chantaient : « Vive le Nord, et ses heureux habitants ! »

Septuagénaires, les trois évêques rechanteront encore, en se revoyant, cet allegro de leur jeunesse ; mais la mélancolie voilera leur accent ; et, lorsque dans leur carrière de labeur, ils s’arrêteront un instant pour s’écrire, ils se rediront l’un à l’autre :

« Vous souvenez-vous, cher Seigneur et ami, du temps où nous chantions : Vive le Nord et ses heureux habitants ?… Oh ! qu’il est donc passé, ce temps ! Mais c’était le bon temps ! … »


Brusquement, le courrier de 1849 vint briser la fête de l’Ile à la Crosse. Deux lettres de la Rivière-Rouge : l’une du Père Aubert, supérieur des Oblats de l’Ouest, pour les Pères Taché et Faraud ; l’autre de Mgr Provencher, pour M. Laflèche.


La lettre du Père Aubert disait :


La Révolution (1848) survenue en France tarira peut-être les ressources de la Propagation de la Foi ; peut-être aussi serons-nous obligés de laisser l’œuvre commencée. Ne poussez donc pas plus avant ; mais bornez à l’Île à la Crosse vos soins et vos travaux.


Les deux jeunes Oblats restèrent d’abord consternés. Puis, ils ouvrirent la pauvre alcôve, que M. Laflèche avait disposée pour conserver le Divin Compagnon de l’exil, et firent une prière. Se relevant, ils écrivirent au Père Aubert :


La nouvelle que contient votre lettre nous afflige, mais ne nous décourage pas. Nous savons que vous avez à cœur nos missions ; et nous, nous ne pouvons supporter l’idée d’abandonner nos chers néophytes et nos nombreux catéchumènes. Nous espérons qu’il vous sera toujours possible de fournir du pain d’autel et du vin pour le Saint Sacrifice. À part cette source de consolation et de force, nous ne vous demandons qu’une chose, la permission de continuer nos missions. Les poissons du lac suffiront à notre existence et les dépouilles des bêtes fauves à notre vêtement. De grâce, ne nous rappelez pas.


La lettre de Mgr Provencher mandait M. Laflèche à Saint-Boniface, pour « affaires très importantes ». Les Pères Faraud et Taché ne s’y méprirent pas : l’affaire importante c’était l’épiscopat ; et ils s’en fussent réjouis pour leur ami commun, s’ils ne l’avaient vu si triste de les quitter.

M. Laflèche partit, en juin 1849. Il ne devait jamais revoir l’Île à la Crosse.

« Il emportait avec lui les regrets de tous ceux qui l’avaient connu. Estimé, respecté, chéri de tous, il put voir, aux larmes abondantes versées à son départ, qu’il n’avait pas travaillé pour des ingrats. Ses compagnons, plus que tous les autres, avaient été à même d’apprécier ses aimables qualités. »


Dès l’automne, le Père Faraud s’en fut établir la mission inaugurée par le Père Taché, au lac Athabaska.

Le Père Taché reprit ses voyages aux extrémités de sa paroisse de l’Île à la Crosse, jusqu’en 1851, date où il fut rappelé, à son tour, à Saint-Boniface.

L’été 1849 marqua donc la séparation des trois amis. Ils se revirent, ils s’écrivirent ; mais ils n’habitèrent plus jamais ni la même cabane, ni le même palais.

Nous devons à ces chefs des « planteurs de la foi. » de redire les grandes dates de leur vie apostolique.



Mgr Louis-François Laflèche (1818-1898)


Il naquit à Sainte-Anne-de-la-Pérade, province de Québec, le 4 septembre 1818.

Il enseignait la rhétorique, au collège de Nicolet, quand Mgr Provencher le gagna à la cause de ses missions sauvages.

L’abbé Laflèche dit adieu au séduisant avenir que lui promettait sa patrie, se fit ordonner prêtre, et partit, en canot d’écorce, le 27 avril 1844, pour la Rivière-Rouge.

Il fut douze ans missionnaire au Nord-Ouest.

Jusqu’à son départ pour l’Île à la Crosse, il s’occupa des Sauteux. Lorsqu’il revint de l’Île à la Crosse, il trouva Mgr Provencher très avancé dans ses démarches pour le faire nommer son coadjuteur.

Le vieil évêque du Nord-Ouest avait écrit à ses collègues de Québec et de Montréal :

Celui que je voudrais avoir, c’est M. Laflèche, que j’ai emmené dans cette intention… C’est lui que je demanderai… Je sais qu’il n’acceptera pas volontiers ; il fera comme bien d’autres, il pliera beaucoup pour accepter le fardeau, plus réel ici qu’en bien d’autres places. Il passera trente ans avant que la destinée qu’on lui prépare s’accomplisse. Il est bien instruit dans les sciences de collège, il est studieux, il est initié dans trois langues sauvages, parle passablement l’anglais, est doué d’un riche caractère. Ce qu’il y a de beau en lui, c’est qu’il ne sait pas ce qu’il est.


La demande officielle, envoyée à Rome en 1848, fut agréée ; et les bulles de M. Laflèche arrivèrent à l’évêché métropolitain de Québec.

L’élu protesta, faisant valoir ses infirmités :


Vous voulez un coadjuteur vigoureux, et je suis infirme, dit-il à son évêque ; vous avez besoin d’un coadjuteur qui puisse parcourir à votre place ces immenses régions, et je suis plus incapable de voyager que vous. Durant les trois années que je viens de passer à l’Île à la Crosse, il m’a fallu garder la maison et laisser les courses à mon compagnon, le Père Taché.


Voyant qu’il devait céder, Mgr Provencher garda néanmoins près de lui M. Laflèche, et lui conféra le titre de vicaire général.

M. Laflèche se jeta dans son nouveau travail. Il devint le factotum de Saint-Boniface, sur tous les théâtres accessibles à ses forces.

En 1851, pendant l’un des voyages qu’il entreprit pour accompagner les Métis à la chasse aux bisons, son escouade, qui comptait moins de 80 tireurs, se trouva tout à coup en face d’un camp formidable de Sioux. Que faire contre ces 2,000 guerriers ? M. Laflèche absout en hâte ses enfants, comme s’ils allaient mourir ; mais il organise également la défense, revêt le surplis et l’étole, et, se plaçant sur une butte dominante, il enflamme les courages et bénit sans relâche. Les Métis reçoivent sans fléchir les bordées des balles et des flèches ; et, ripostant de leur tir rapide et précis, font rouler leurs ennemis dans l’herbe, comme des buffalos abattus. À la fin, les Sioux regardèrent « l’homme habillé de blanc sur le coteau » comme un manitou immunisant ses soldats et dirigeant leurs balles, et prirent la fuite, emportant leurs nombreux morts. Les Métis n’avaient que trois blessés.


Le 7 juin 1853, M. Laflèche ferma les yeux à Mgr Provencher. Il resta encore à Saint-Boniface, jusqu’en 1856. C’est alors que paraissant, à 38 ans, un « invalide de l’apostolat », il dut abandonner les missions du Nord-Ouest.

Mais l’air du pays natal lui rendit la santé.

Le séminaire de Nicolet le revit comme professeur, et bientôt comme supérieur.

À ce dernier poste, Mgr Cooke vint le prendre, en 1861, pour lui confier les intérêts matériels du diocèse des Trois-Rivières.

Le 25 février 1867, forcé cette fois de répondre à la voix du Pape, il fut consacré sous le titre d’évêque d’Anthédon, in partibus infidelium, et de coadjuteur, avec future succession, de Mgr Cooke.

Les 31 ans d’épiscopat de Mgr Laflèche couvrirent le diocèse des Trois-Rivières et le Canada d’une gloire impérissable.

Cet évêque fut un saint et un lutteur de la taille des Pères et des Docteurs. Il mérita d’être appelé le Chrysostome du Canada.

Mortifié, il n’eut même pas une voiture à lui, et ses héritiers ne trouvèrent pas cent francs à se partager. Charitable, il n’y avait pour le rendre heureux qu’à lui annoncer qu’un infortuné se trouvait dans un réduit de la ville, attendant du secours : il y volait. Pieux et recueilli, on venait à sa cathédrale pour le voir prier. Éloquent, sa voix vibrante passait du ton de l’homélie, sa prédication préférée, aux envolées des discours d’apparat et à ces appels guerriers qui gagnèrent à Pie IX tant de zouaves Canadiens Français. Combatif, il s’attaquait de front à toute erreur. Éducateur, il dota son diocèse de collèges et de séminaires d’où sortirent des hommes éminents pour l’Église et la société civile. De culture universelle, sa parole et sa plume couraient avec une égale facilité à travers tous les sujets ; il conversait, comme s’il eut été de leur profession, avec un géomètre, un astronome, un chimiste, un mathématicien, un médecin, un légiste, un agriculteur, un politicien. Sa langue, naturellement châtiée, élégante, logique, de belle eau française, toujours accommodée à son thème et à son auditoire, semblait ne pouvoir tarir. La patrie Canadienne Française n’eut pas de meilleur serviteur que lui : « Plus on est prêtre, plus on est patriote », disait-il.

L’âme des vertus de Mgr Laflèche fut la conviction absolue, née d’une science profonde, et surtout d’une foi qu’il avait puisée au pays des neiges, comme à la source voisine de l’intuition divine, parmi les petits, les simples, les ignorants, auxquels Dieu se plaît à révéler des clartés qu’il dérobe aux sages de ce monde.

Évêque, il composa ses armes de deux emblèmes : un canot, pour rappeler les douze ans de vie de missionnaire, qu’il ne cessa de regretter, et une flèche, qui voulait dire « droit au but ! »

Il tomba, à l’âge de 80 ans, le 14 juillet 1898, au cours d’une tournée pastorale, les armes à la main, comme il lui convenait. Regardant son éternité en face, ainsi qu’il avait regardé les hommes, il s’écria :

« Quel bonheur de croire en face de la mort ! »



Mgr ALEXANDRE ANTONIN TACHÉ (1823-1894)

Les contemporains de Mgr Taché et de Mgr Laflèche s’accordent à reconnaître que le plus brillamment doué de ces deux évêques Canadiens, si grands et si semblables, fut Mgr Taché.

Voulant marquer par une considération frappante la force de conception et d’action de ce prélat, Mgr Ireland s’écriait, dans son sermon de la bénédiction de la cathédrale de Saint-Boniface, en 1908 :

« — C’est grâce à l’influence de Mgr Taché que l’Ouest canadien a été conservé à la couronne britannique. Si Mgr Taché avait voulu, le drapeau américain aurait remplacé le drapeau anglais dans cette partie du Canada. »

Dans la conversation, l’illustre archevêque de Saint-Paul allait jusqu’à dire :

« — J’ai connu, en ce xixe siècle, trois génies : Léon xiii, Gladstone et Mgr Taché. »

Le don spécial fait par Dieu à l’intelligence de Mgr Taché semble avoir été la puissance, si rare à notre condition mortelle, de la compréhension et de l’analyse simultanées. Son premier coup d’œil embrassait l’ensemble d’une question
Mgr Taché
1er Évêque de Saint-Boniface
abordée, tandis que sa vive méditation en fouillait jusqu’aux derniers replis. Il avouait s’être délibérément exercé à la « manœuvre de creuser et d’approfondir », durant ses longues courses à la raquette, dans les déserts du Nord. Esprit simplificateur, il dégageait rapidement son sujet des complications et des accessoires, afin de ne régler que sur les considérations essentielles son premier jugement, qui, d’ordinaire, était le définitif. Merveilleusement assisté de sa mémoire, « il n’oubliait jamais ce qu’il avait lu ou entendu ; et il citait avec une exactitude étonnante les dates et les circonstances des événements. » Ses écrits, à la phrase transparente, à la verve variée, sagace, mordante au besoin, ses études scientifiques, comme l’« Esquisse sur le Nord-Ouest de l’Amérique », ses « Mémoires sur l’Amnistie », ses « Brochures sur la Question scolaire », ses discours, prononcés dans toutes les chaires du Canada et en Europe, sa causerie enjouée, spirituelle, affable, quoique toujours réservée et polie, tout en lui imposait et plaisait, parce que tout était mesuré, et comme dicté « par l’éternel bon sens, lequel est né Français ».

Cependant la prérogative la plus riche et la plus attrayante de son âme n’était pas la clairvoyance. C’était la bonté, la bonté qui savait comprendre, pardonner, aimer sans égoïsme, parce qu’elle découlait d’une sensibilité très pure.

Mgr Faraud, ayant à le consoler d’un vif chagrin qu’il avait ressenti d’une ingratitude, lui écrivait :

« Rien n’est petit chez vous, parce que tout prend sa source dans une exquise sensibilité et une extrême générosité. »


Ainsi doué, Mgr Taché devait être éloquent. Il le fut. Si son esprit lui fournissait les raisons qui illuminent, sa sensibilité généreuse lui inspirait les élans qui entraînent. Pectus est quod disertos facit. Il était de ceux qui professent, avec Bossuet, que « la chaleur pénètre plus avant que la lumière » et que le Dieu qui « ne regarde que le fond du cœur » attend du prêtre qu’il n’en éclaire les avenues que pour aller saisir la faculté d’aimer et de se dévouer dont le cœur est le maître, et qui, mise en action dans la volonté qu’il commande, accomplit la donation méritoire de l’âme. Là, fut le secret de tant de conversions opérées par son ministère, aussi bien que le secret de ses succès auprès des foules, pour le soutien des missions.

Les anciens de Montréal se rappellent l’impression qu’il fit, jeune évêque de l’Ouest, lorsqu’en 1861 il parut dans la chaire de Notre-Dame, afin de plaider la cause de sa cathédrale brûlée et de sa colonie de Saint-Boniface ravagée elle-même, tour à tour, par deux incendies et par l’inondation :

J’étais alors élève des Sulpiciens, dit l’un des témoins, l’honorable juge Dubuc, j’avais hâte de voir cet évêque missionnaire dont la réputation était déjà si grande. Il monta en chaire. Nous étions tout oreilles. Son texte seul valait un long sermon. Tout le monde connaissait ses malheurs. Il commença : « Transivinms per ignem et aquam, et eduxisti nos in refrigerium. — Nous avons passé par le feu et par l’eau, et vous nous avez amenés dans un lieu de consolation. » Ce texte électrisa son auditoire à un degré que je n’ai jamais vu depuis. Dans son langage éloquent, soutenu par une voix des plus sympathiques, il parla de ses chères ouailles, les métis et les sauvages, disséminés sur un vaste territoire, de ses courses apostoliques pour porter la bonne parole à ces tribus nomades, des rudes travaux des missionnaires, des calamités qui venaient d’affliger son diocèse. Puis, il dit qu’ayant reçu déjà tant d’aumônes et de services de la population charitable de Montréal, il n’avait pas eu l’intention de solliciter de nouveaux secours ; mais que des collègues et des amis l’avaient engagé à ne pas craindre de faire un nouvel appel à sa générosité. Et alors, avec cet accent ému qui lui était propre et qui allait au cœur, il ajouta : « Ah ! mes frères, si Dieu vous inspire de faire quelque chose pour nos missions, donnez de bon cœur : vous ne sauriez croire combien il m’en coûte de venir encore une fois vous tendre la main. » Il fit cet appel dans des termes bien plus touchants que je ne puis le rapporter. Tous les assistants étaient saisis par l’émotion ; tous donnèrent abondamment.


La « Vie de Mgr Taché » a été écrite, en deux vastes volumes (1 546 pages en tout), par Dom Benoît. Rien n’y est omis. On s’y reportera. On y verra comment l’évêque de Saint-Boniface érigea, développa et soutint sa grande église de l’Ouest, contre tous les orages suscités par le fanatisme sectaire et la perfidie politique ; comment sa sensibilité et sa perspicacité de pasteur l’armèrent d’une implacable énergie d’action, de parole et de plume, contre les loups ravisseurs ; comment, en dépit des entraves, il créa les diocèses, les vicariats apostoliques, et multiplia les paroisses, les couvents, les collèges, les hôpitaux ; comment, patriote ardent, il ouvrit à l’immigration Canadienne française l’immensité de l’Ouest ; comment, lors du transfert des Pays d’en Haut à la Puissance du Canada, il devint, à la prière du gouvernement canadien, le pacificateur des troubles de 1869-1870, parmi les Métis légitimement soulevés contre les spoliateurs ; comment, à cette occasion, « sa merveilleuse habileté, sa sagesse consommée et son heureuse influence » sauvegardèrent la race française et catholique, et épargnèrent au Canada les horreurs de la guerre civile ; comment, à cette époque encore, « la stabilité même des gouvernements semblait dépendre du poids de sa parole » ; comment il travailla, le calme rétabli, à l’organisation de l’Université du Manitoba et du système scolaire, qui fut, grâce à lui, « aussi parfait qu’on pouvait le désirer en un pays neutre », et qui fonctionna de 1870 à 1890 ; comment ensuite il se dressa dans toute la force de sa vieillesse, lorsqu’une loi scolaire injuste et traîtresse, qu’on n’a pas encore rapportée, « vint détruire, en un jour, l’œuvre de cinquante ans » ; comment enfin la mort le frappa, en plein champ de bataille, lui aussi, au lendemain du jour, où il avait écrit les plaidoyers les plus vigoureux de sa vie, chefs-d’œuvre de dialectique et d’éloquence, admirés et signés bientôt par l’épiscopat canadien entier, pour le droit, pour la justice et pour la liberté.

Quant à nous, nous ne pouvons que glaner, sur le champ de neige et d’années, remué par l’activité sans repos de Mgr Taché, quelques dates et quelques faits appartenant à l’Athabaska-Mackenzie, dont il fut le missionnaire d’abord, et le métropolitain ensuite jusqu’à sa mort.


Alexandre-Antonin Taché, descendant de Joliette, le découvreur du Mississipi, et arrière-neveu de Varennes de La Vérandrye, le découvreur de l’Ouest canadien, naquit le 23 juillet 1823, au manoir familial de la Rivière-du-Loup (aujourd’hui Fraserville), en aval de Québec, sur la rive droite du Saint-Laurent.

Ses études classiques et philosophiques faites au collège de Saint-Hyacinthe, il entra au séminaire de Montréal, dans l’intention de se donner au clergé séculier, le 1er septembre 1841.

Deux mois après, le 3 décembre, jour de la fête de saint François-Xavier, sa vocation, religieuse et apostolique s’alluma par un regard.

Les missionnaires Oblats de Marie Immaculée étaient arrivés la veille de France, à Montréal. Passant par l’évêché, pour se rendre à la cathédrale, Alexandre les vit pour la première fois. Ses yeux s’attachèrent sur la figure et sur la croix des missionnaires. Il était conquis.

« — Il est de ces regards, s’écria-t-il cinquante ans après, il est de ces regards qui ont une influence marquée sur toute une existence ; celui que j’arrêtai alors sur les Pères Honorat et Telmon n’a pas peu contribué à toute la direction de ma vie. »

En 1844, il se présenta au noviciat des Oblats, à Longueil.

Mais une année sans se mouvoir, quoique prescrite par le droit canon, c’était trop long pour son ardeur. À force d’instances, il obtint d’être envoyé avec le premier Père Oblat aux missions sauvages.

Le 25 août, fête de saint Louis, après « 62 jours de pagayage et de portages », le Père Aubert et le Frère Taché débarquèrent à la Rivière-Rouge.

À la première vue du visage frais et candide, plus jeune que l’âge même du novice, Mgr Provencher eut un mouvement de déception :

« On m’envoie des enfants, et ce sont des hommes qu’il nous faut », murmura-t-il.

Le vieil évêque ne tarda pas à constater que des dehors de faiblesse et d’enfance peuvent contenir des âmes de feu ; et le mois n’était pas écoulé, qu’il écrivait à Québec : « Des Taché et des Laflèche, vous pouvez m’en envoyer sans crainte ! »

Le Frère Taché, sous-diacre, n’avait pas l’âge requis pour le diaconat, lorsqu’il partit de Montréal. Il l’avait, en arrivant à Saint-Boniface. Il fut donc ordonné diacre, le dimanche qui suivit, 31 août.

Le 12 octobre, à 22 ans et deux mois, il était prêtre. Cependant le noviciat, commencé à Longueil, continué, par dispense, en canot d’écorce, s’achevait le lendemain de l’ordination sacerdotale. Le Père Taché prononça ses vœux perpétuels, le 13 octobre, quelques instants avant de célébrer sa première messe :

« Je fis à Dieu le sacrifice entier de moi-même ; je m’enrôlai sous la bannière de Marie, et je promis à cette tendre mère d’être son serviteur tout dévoué. »

Le Père Taché fut donc le premier religieux engendré à l’Église catholique, dans les Pays d’en Haut.


Nous savons la suite de sa vie, jusqu’à 1849. M. Laflèche retourné à Saint-Boniface, le Père Faraud envoyé au lac Athabaska, il restait seul des « heureux habitants du Nord » de la première heure, à l’Île à la Crosse.

Qu’il était loin de se douter qu’il touchait déjà aux dernières heures du « bonheur » chanté par le joyeux trio, dans le paradis de la neige et de la pauvreté !

L’impossibilité de promouvoir M. Laflèche à l’épiscopat désemparait Mgr Provencher. Il ne savait comment sortir de sa perplexité.

« J’ai bien, disait-il, le Père Taché, qui est celui qui a le plus de talents ; mais il ne fait que de naître ! »

La Providence, qui avait besoin de M. Laflèche pour être le Chrysostome des Trois-Rivières, et du Père Taché pour être le saint Paul du Nord-Ouest, ayant bouleversé les plans d’avenir de Mgr Provencher, lui révéla, sans plus différer, ses divines dispositions.

« Bientôt il est plus frappé du mérite que de la jeunesse ». « C’est un homme de grand talent, écrit-il, connaissant le pays, les missions et les langues. » Puis il est Oblat. C’est sur les Oblats qu’il faut compter pour l’évangélisation du Nord-Ouest : n’est-il pas convenable que le chef soit pris parmi ces religieux ? Si l’évêque est Oblat, la congrégation tout entière ne sera-t-elle pas plus étroitement liée à la grande œuvre ? Il y a une objection, une seule, les 27 ans du jeune missionnaire ; mais « c’est un défaut dont le Saint-Siège dispense, dont l’élu se corrigera, même trop rapidement. »

Se convaincant de plus en plus, il en vient à cette réflexion :

« Je pense que le Père Taché sera le plus propre à l’épiscopat : il aura plus de détail, l’autre est un peu oublieux. »

En même temps qu’il priait les évêques du Canada de solliciter du Saint-Siège la substitution du nom de Taché à celui de Laflèche, Mgr Provencher écrivait à Mgr de Mazenod, évêque de Marseille, Fondateur et Supérieur Général des Oblats :


J’ai jeté les yeux sur un de vos enfants, pour être mon coadjuteur et mon successeur ; c’est le R. P. Alexandre Taché, que votre Grandeur n’a jamais vu, et qui est depuis 1846 à l’Île à la Crosse. Il a fait d’excellentes études classiques et théologiques, et, depuis qu’il est employé dans les missions, il a appris deux langues, avec la connaissance desquelles il peut évangéliser les nations sauvages presque jusqu’au pôle. Outre cela, il sait passablement l’anglais, langue nécessaire partout dans ce pays. Il a réussi, au-delà de mes espérances, à faire connaître Dieu aux nations des Cris et des Montagnais.


Mgr Provencher signant cette lettre, signait, si l’on peut ainsi parler, l’acte du baptême et du salut de toutes les nations sauvages du Nord-Ouest. Il sauvait ses chères missions d’un naufrage, probablement irrémédiable, que quelqu’un — qui ? ami ou ennemi, inintelligent ou malveillant ? il n’importe de le savoir ; — mais que quelqu’un complotait, dans l’ombre.

Le Souverain Pontife, avisé avant le Supérieur Général des Oblats, accédait immédiatement à la supplique ; et, le 24 juin 1850, il émettait les bulles instituant Alexandre-Antonin Taché évêque d’Arath, in partibus infidelium, et coadjuteur de Mgr Provencher, avec future succession.

Un évêque de vingt-six ans et onze mois…

Mgr de Mazenod apprit la nouvelle, au moment où, d’accord avec son conseil, il venait de décider le rappel de tous ses fils, des missions du Nord-Ouest, que le quelqu’un avait représentées comme un tombeau sans retour pour sa congrégation. Aussitôt, il suspendit l’envoi du décret, et manda le Père Taché, afin de l’entendre et de le consacrer lui-même.

Mgr Taché écrivit plus tard, dans son livre « Vingt Années de Missions dans le Nord-Ouest de l’Amérique (1845-1865) », livre qu’il ne serait pas indigne d’appeler Suite des Actes des Apôtres, une page que l’Église enchâssera parmi les joyaux de sa primitive histoire :

« … Je ne parlerai pas des émotions de mon âme, lorsque je me présentai devant notre Supérieur Général ; mais laissez-moi rapporter à la Congrégation un des entretiens dont il m’honora :

— Tu seras évêque.[2]

— Mais, Monseigneur, mon âge, mes défauts, telle et telle raison…

— Le Souverain Pontife t’a nommé, et quand le Pape parle, c’est Dieu qui parle.

— Monseigneur, je veux rester Oblat.

— Certes, c’est bien ainsi que je l’entends.

— Mais la dignité épiscopale semble incompatible avec la vie religieuse !

— Comment ! la plénitude du sacerdoce exclurait la perfection à laquelle doit tendre un religieux !

« Puis, se redressant avec la noble fierté et la religieuse grandeur qui le caractérisaient, il ajouta :

— Personne n’est plus évêque que moi, et, bien sûr, personne n’est plus Oblat non plus. Est-ce que je ne connais pas l’esprit que j’ai voulu inspirer à ma Congrégation ? Tu seras évêque, je le veux ; ne m’oblige pas d’en écrire au Pape, et tu n’en seras que plus Oblat pour tout cela, puisque, dès aujourd’hui, je te nomme supérieur régulier de tous ceux des nôtres qui sont dans les missions de la Rivière-Rouge.,

« Des larmes abondantes coulaient de mes yeux, les battements de mon cœur voulaient briser ma poitrine.

— Console-toi, mon fils, me dit encore ce bon Père, en m’embrassant avec tendresse ; ton élection, il est vrai, s’est faite à mon insu, mais elle paraît toute providentielle, et sauve les missions dans lesquelles vous avez déjà tant travaillé. Des lettres, m’avaient représenté ces missions sous un jour si défavorable, que j’étais déterminé à les abandonner et à vous rappeler tous ; la décision était prise en conseil, lorsque j’ai appris ta nomination à l’épiscopat. Je veux que tu obéisses au Pape, et moi aussi je veux lui obéir. Puisque le vicaire de Jésus-Christ a choisi l’un des nôtres pour conduire cette Église naissante, nous ne l’abandonnerons pas. Je me donnerai la consolation de te sacrer moi-même, et Mgr Guibert, qui est aussi Oblat, partagera. mon bonheur. »

La consécration eut lieu, le 23 novembre 1851, dans la cathédrale de Viviers.


Sauveur des missions… Oblat toujours : tels sont les deux titres que nous, missionnaires religieux, ses frères, chérissons entre tous dans l’auréole de Mgr Taché.


Sauveur des missions, il le fut, indépendamment de sa volonté, de par son élection. Il le demeura, de par la mise en œuvre de ses talents et de ses vertus, dans sa carrière épiscopale.

Avant tout, il fut l’exemple entraînant, sur le front même du combat. Qui sait si, la vaillance de leur chef venant à leur manquer, les premiers soldats, jetés sans y être aguerris au fort de « la lutte pour la vie », n’eussent pas défailli !

À peine consacré et béni par le Pape, Mgr Taché repasse l’océan pour se rendre à l’Île à la Crosse. Cinq hivers consécutifs le voient s’élancer de là, à la raquette toujours, sur les 450 lieues qui relient les missions du lac Caribou au lac Sainte-Anne, et de l’une ou de l’autre de ces extrémités au lac Athabaska. En un seul de ces voyages, il compte 63 nuits à la belle étoile. Un matin de mars, comme il se rapproche, avec le P. Végreville, de l’Île à la Crosse, abattu de faim et de fatigue, il s’évanouit. Revenu à lui, il reprend la marche. Une nouvelle défaillance se produit, dont il revient encore :

« — Vous n’avez qu’un moyen de me sauver, dit-il alors au Père Végreville, son jeune compagnon, si je retombe : faites un trou dans la neige et m’y ensevelissez ; allez à la mission aussi vite que vous pourrez et envoyez un homme avec des chiens pour me chercher. »

Mgr Taché s’étant évanoui bientôt pour la troisième fois, le Père Végreville l’ensevelit, sans prendre garde qu’il était tout en sueur, et s’en fut chercher du secours.

La sueur se glaçant ranima l’évêque assez tôt pour l’avertir que son tombeau de neige n’allait pas le défendre de la mort. Il se releva donc afin de se réchauffer un peu en marchant.

Il allait retomber sur la glace vive qu’il atteignait, lorsqu’il aperçut au loin l’homme et les chiens accourant vers lui.

Lors de cet incident, il y avait plus d’une année que Mgr Taché était devenu l’évêque titulaire de Saint-Boniface. Mais il se souvenait de la consigne de Mgr Provencher, que d’ailleurs il avait lui-même voulue :

« — Restez dans les missions du Nord, jusqu’à ce que les nouveaux missionnaires soient au courant des affaires et de la langue… Et ce, quand même il me prendrait envie de mourir ! »

Mgr Provencher mourut en 1853, et Mgr Taché ne vint prendre possession de sa résidence qu’en 1857.

Et encore retourna-t-il deux fois visiter à la raquette l’Île à la Crosse, le lac Sainte-Anne et le lac la Biche.

À Saint-Boniface, Mgr Taché continua son rôle de sauveur des missions du Nord, en élisant Mgr Grandin pour son coadjuteur, Mgr Faraud pour vicaire apostolique de l’Athabaska-Mackenzie ; et en veillant, comme s’il eut toujours été à lui, sur le troupeau lointain, enlevé à son bercail.

Que ne dirait-on pas du prestige qu’il exerça sur la Compagnie de la Baie d’Hudson, et des diplomaties auxquelles il se plia, pour la garder tolérante à l’égard des missionnaires, malgré les inhabiletés de l’un ou l’autre de ceux-ci ?

Nous avons signalé la vraiment géniale conception des transports, par le lac la Biche.

Mgr Faraud s’étant placé lui-même à cette porte du Nord sauvage, Mgr Taché se fit son serviteur, son chargé d’affaires, à Saint-Boniface, porte de la civilisation. Ainsi furent assurées les expéditions annuelles. Il s’en remit, il est vrai, lorsqu’il put les trouver, à des hommes de grande capacité et d’inlassable dévouement, tels les Pères Bermond, Maisonneuve[3] et Poitras ; mais sans abandonner la direction générale des entreprises. Et même, durant près de vingt ans, de la mort du Père Bermond à la nomination du Père Maisonneuve, il fut, en personne, le seul procureur de « toutes les missions du Nord-Ouest ; non seulement de celles de son diocèse, mais de celles des vicariats qui en avaient été démembrés. » Rien n’était assez petit pour être négligeable, à ses yeux. Il commandait les articles, les recevait, les étiquetait, les classait par vicariat, par mission, par missionnaire, en attendant les charrettes à bœufs, dont il surveillait encore le chargement jusqu’aux minimes objets.

Le dernier prodige de sa vigilance et de sa mémoire, en faveur de l’Athabaska-Mackenzie, fut la reconstitution de la succession de Mgr Faraud. Mgr Faraud, gratifié lui-même d’une mémoire « qui n’oubliait jamais », ne croyant pas sa fin prochaine, s’était borné à léguer ses ressources à son vicariat et à nommer Mgr Taché l’exécuteur de ses volontés. Il avait remis à plus tard le soin, inutile pour lui-même, de rédiger une liste indiquant le lieu et l’emploi des économies de réserve d’où dépendait la subsistance de ses missions. Le rétablissement de cet état de compte fut le tour de force de Mgr Taché. Il parvint, au prix des journées et des nuits de plus d’un mois, à se rappeler toutes les conversations, démarches, projets, indications dont il avait pu être le confident de la part de Mgr Faraud, depuis 25 ans : tout fut sauvé !

« Jamais, dit un témoin des heures partagées entre cette tâche et les douleurs d’une maladie qui le tenaillait sans répit, jamais le successeur de Mgr Faraud n’aurait pu venir à bout de découvrir ce qui appartenait à ses missions. Mgr Taché mit le tout tellement au clair, qu’en deux heures Mgr Grouard put parfaitement se rendre compte de son vicariat… »


« Tu seras Oblat », avait dit le vénéré Fondateur !

Oblat, Mgr Taché le fut chaque jour plus que la veille.

Il le fut comme dignitaire de l’Église et chef de son diocèse, à la manière de Salomon, donnant à sa mère Bethsabée les honneurs de sa droite, sur le trône qu’il lui devait.

Oblat, il le fut comme évêque : « Bien des événements se sont succédé, écrivait-il à son Supérieur Général, bien des choses ont changé autour de moi ; une chose est demeurée inaltérable dans mon cœur, c’est mon attachement pour ma Congrégation… J’ai souffert beaucoup, mais j’ai toujours eu la même affection pour ma mère… Vous n’avez pas de fils plus dévoués que ceux des vôtres qui ont reçu la plénitude du sacerdoce. »

Pour lui, la vie religieuse, qui est « la perfection de la charité par la perfection du sacrifice », ne pouvait trouver d’épanouissement plus large que dans cette grâce plénière du sacerdoce, qui doit clouer, le pontife, sa victime, en la place même de Notre-Seigneur, sur la croix, symboliquement nue, de sa consécration épiscopale.

À sa croix d’évêque, il s’attacha par la sainteté grandissante de sa vie ; mais c’est sur sa croix d’Oblat qu’il contemplait le divin Modèle de la crucifixion.

Deux fois l’année, à la fin de la retraite générale et le 17 février, anniversaire de l’approbation de la Congrégation des Oblats par Léon XII, chaque profès renouvelle solennellement ses vœux de pauvreté, chasteté, obéissance et persévérance dans l’Institut. Ces jours-là, Mgr Taché reprenait le costume du simple religieux. En soutane noire, et portant la croix reçue à son oblation, il venait parmi ses frères, au pied dé l’autel, son humble cierge à la main, redire la formule de ses engagements perpétuels.

À l’exemple du Cardinal Guibert, de Mgr Balaïn, ce n’est pas sur sa croix d’évêque qu’il voulut rendre le dernier soupir ; mais sur sa croix d’Oblat missionnaire. Cette croix, qui reçut le baiser suprême du grand archevêque, missionnaire des pauvres, est vénérée à l’égal d’une relique, au juniorat des Oblats de Saint-Boniface.


Mgr Taché résista plus de vingt ans aux attaques répétées d’un mal, douloureux parmi les douloureux, contracté dans les courses trop longues sur les neiges du Nord, et dans les privations trop continuelles. En 1873, les médecins ne lui accordaient plus deux ans de vie : il mourut, le 22 juin 1894. Quel fut donc son calvaire !


L’une des dernières lettres, écrite de sa main, fut pour « cet ami que tout le monde aimait », mais qu’il réclamait « le privilège d’aimer plus que tout autre », Mgr Laflèche, à l’occasion de ses cinquante ans de sacerdoce :


« … La main qui trace ces lignes est celle qui, pendant des mois et des mois, a pansé vos plaies et tâché d’adoucir vos souffrances. Le cœur qui dicte ces réflexions est celui qui, depuis bientôt un demi-siècle, remercie Dieu de vous avoir connu, d’avoir été votre compagnon, le témoin de la vie précieuse qu’il a admirée en vous. Vous avez été mon maître dans notre commune carrière de missionnaires… »


La réponse de Mgr Laflèche fut de venir lui-même, un mois après, à Saint-Boniface, prononcer, dans un flot de larmes, l’oraison funèbre de son ami de l’Île à la Crosse.

Mgr Henri Joseph Faraud (1823-1890)

Mgr Faraud naquit à Gigondas (Vaucluse), diocèse d’Avignon, le 17 juin 1823.

Du sang de martyr coulait dans ses veines. Sa tante
Mgr Faraud
1er Vicaire apostolique d’Athabaska-Mackenzie
maternelle, Henriette Faurye, religieuse du Saint-Sacrement de Bollène, avait été guillotinée par la révolution française. En mémoire d’elle, Mgr Faraud fut appelé Henri.

À peine l’eut-on placé à l’école de la bourgade, qu’Henri s’attirait ce bulletin : « Brillant élève et franc tapageur. »

C’était déjà, en entier, le futur missionnaire des Dénés.

Brillant élève, il deviendra l’étoile des régions polaires, que ses fils et ses successeurs n’auront qu’à suivre pour mener leur troupeau vers le Ciel.

Franc tapageur, il remuera le Nouveau-Monde et l’Europe, sans ménager le bruit, afin d’annoncer ses missions sauvages et d’établir leur prospérité.

Comme Chicard, comme Puginier, comme mille autres, prédestinés, dirait-on, par l’exubérance même de leur vitalité, à l’aventureux et périlleux apostolat des missions lointaines, le jeune Henri était un dissipé. Un jour, sa mère, femme d’énergie et de foi, lui jeta cette parole :

— Tu ne feras jamais rien de bon !

L’impression fut celle d’un trait de feu. Madame Faraud, le remarquant, prit son fils par le bras, l’agenouilla aux pieds de la Sainte Vierge et le consacra à la divine Mère. Instantanément, le changement s’accomplit, et la résolution du petit « converti » se détermina : il serait prêtre, et il entrerait dans une congrégation dévouée à la Très Sainte Vierge.

Henri devait être toute sa vie, et jusque dans sa manière de mourir, un de ces caractères sans partage, à l’emporte-pièce, auxquels est innée l’horreur des demi-mesures, des « à peu près », comme de la ruse et de l’imprécision ; une âme ouverte, pensant tout haut, et se laissant toucher jusqu’au fond, au premier abord. Élevé dans l’indifférence, il eut fait un Paul de Tarse redoutable. Donné à Dieu, il ne pouvait que devenir un « Apôtre des nations », un passionné de la vérité, de la vertu, du salut des âmes.

Dans les premiers siècles de l’Église, les évêques de sa trempe étaient canonisés par la voix du peuple, qui est l’une des voix de Dieu.


Il se livra, de toute son ardeur, à ses études, sur les bancs de l’école apostolique (juniorat des Oblats), qui s’ouvrait alors à Notre-Dame des Lumières, et, de là, au travail spécial de sa perfection, au noviciat de Notre-Dame de l’Osier.


Le 8 novembre 1846, il arrivait à Saint-Boniface, n’étant encore promu qu’aux ordres mineurs. Mgr de Mazenod n’avait pu le retenir davantage au scolasticat de Marseille, tant son impatience était vive d’aller « aux missions sauvages. »

Le 8 mai 1847, il recevait l’onction sacerdotale des mains de Mgr Provencher.

Le Père Faraud débuta par des courses dans la prairie. Mais la prairie était trop bornée pour lui. Ainsi arriva-t-il, en 1848, à l’Île à la Crosse, chez M. Laflèche et le Père Taché.

L’Extrême-Nord était devant lui, l’appelant de son immensité.

Il s’y élança, en 1849, pionnier de son futur vicariat d’Athabaska-Mackenzie.

Rien ne semblait manquer au Père Faraud pour aller établir les chrétientés nouvelles. En un hiver et un printemps, il avait appris le cris et le montagnais. Il aimait les sauvages des bois, qu’il avait rapidement compris dans leurs mœurs et leurs dispositions natives ; et les sauvages le lui rendaient en affectueuse confiance. Sa culture, sa distinction, son tact l’accréditaient auprès de l’omnipotente Compagnie de la Baie d’Hudson. Tout était à construire par le travail manuel, presque sans outils, contre des températures effroyables, mais il était d’une force herculéenne, et son habileté à manier le bois et à défricher les forêts n’avait point d’égale dans le pays. En présence d’un abatis à équarrir, d’une maison à dresser, d’un champ à retourner, tel fut toujours son calcul : « Cet ouvrage occuperait un homme quatre jours, donc je le ferai en deux. » Il le faisait quelquefois en moins.

Il construisit les premières bâtisses de toutes les missions du lac Athabaska, du Grand Lac des Esclaves et de la rivière la Paix.

Pendant les quinze ans qu’il fut simple prêtre, il parcourut ces régions, soit en canot, soit en raquettes, fondant coup sur coup les missions de la Nativité, de Saint-Joseph, du Fort Vermillon, de Dunvégan, et visitant dans les bois les divers camps indiens.

Sa résidence, durant cette période, — résidence, en langage de missionnaire du Nord, prêtre ou évêque[4], veut dire : pied-à-terre, base de voyages, lieu où l’on est censé demeurer ; mais où l’on demeure moins souvent, parfois, que partout au dehors, à cent lieues à la ronde — la résidence principale du Père Faraud, avant son élévation à l’épiscopat, fut le lac Athabaska. Il écrivait, en 1859 :


Depuis dix ans que je suis à Athabaska, j’ai vu mon rêve de progrès matériel presque réalisé. La première année, je construisis une maison et une chapelle ; la deuxième, je transformai les marais en champs et jardins ; la troisième, je bâtis une nouvelle église, une nouvelle maison, une cuisine, une étable, une autre maison pour les engagés de la mission ; J’entrepris enfin une grande église, qui, sur cette plage, peut passer pour un véritable monument, et que j’avais terminée après quatre ans de travail.


Mais ces années de voyages, travaux et misères avaient eu raison de la santé du Père Faraud. Lui, si indomptable jadis, le voici réduit à ne plus se soutenir que par la résignation chrétienne. Les peines de l’âme, s’ajoutant aux souffrances du corps, le portent à reprendre le projet, qu’il avait autrefois conçu, de ne s’occuper que de sa propre sanctification dans quelque solitude. Du fort Vermillon, rivière la Paix, 15 mai 1860, il ouvre son âme à Mgr Taché :


Le moment n’est-il pas venu aujourd’hui de dire adieu au Nord ? Ce n’est plus seulement une jambe qui me fait mal (il avait contracté une sciatique dont il devait souffrir toujours) ; mais les deux jambes, les deux bras, la poitrine, les reins et la tête. A planta pedis asque ad verticem capitis, je ne suis plus que rhumatisme. Ces douleurs ont augmenté progressivement, et tendent à s’aggraver davantage.

… Je vous dirai maintenant un secret qui vous expliquera bien des singularités apparentes de ma conduite. Un dégoût universel naquit chez moi, il y a longtemps, pour tout ce qui n’est pas Dieu, et ne tend directement à sa gloire. J’avais pris la résolution de m’enfermer à tout jamais dans un cloître, et de me retirer dans un désert, où je n’aurais qu’à m’entretenir avec Dieu et où il serait le témoin unique de mes actions. Je me préparai par la prière, par le jeûne, par la mortification, à cet acte d’où devait dépendre mon éternité. Or. il arriva qu’un jour, en lisant les psaumes, je fus frappé de ces paroles : zelus domus tuæ comedit me — le zèle de votre maison me dévore —. J’en tirai incontinent la conclusion qu’il serait peut-être plus dans les desseins de Dieu que je consacre les premières années de ma vie religieuse à un ministère public, pour y travailler au salut des autres, et que je me retire plus tard dans un monastère. Ce fut la résolution que je pris dès le moment, me proposant de travailler au salut de mon prochain, sans négliger ma propre perfection. Mais je me connaissais moi-même. Je savais que je n’étais pas homme à faire deux choses à la fois. Jusqu’à mon arrivée à Athabaska, j’avais tenu bon. Mais là, occupé de mille choses antérieures, n’ayant jamais assez de temps pour me recueillir, je me trouvai, malgré moi, de plus en plus éloigné de la piété ; mon cœur devint sec et aride ; j’étais si étranger à moi-même, j’avais si peu de goût pour les choses de Dieu que j’en tirai la conclusion que je devais être bien éloigné de Dieu, et comme je faisais de vains efforts pour m’en rapprocher, de là naquit une profonde tristesse qui a duré pendant huit ans consécutifs. Pour vous dire le tout, j’avais entretenu, jusqu’à il y a quelques semaines, le dessein de retourner en France pour me faire trappiste ou chartreux, comme c’est notre droit. Or, il arriva qu’un soir, tandis que je renouvelais mes vœux d’Oblat de Marie Immaculée, une bonne petite Mère que j’avais là, sur la table de ma pauvre maisonnette, sembla me reprocher de vouloir quitter la société qui lui était spécialement dévouée, après avoir promis, tous les jours, pendant dix-neuf ans, d’y persévérer jusqu’à la mort. Je fus si frappé de cette réflexion, qu’après avoir pleuré abondamment, aux pieds de ma petite statue, je renonçai franchement au projet que je nourrissais dans mon esprit depuis si longtemps…


Pendant que le Père Faraud se désolait ainsi, à la manière des saints, de ses infirmités et aridités, soupirant après le repos de son âme en Dieu, un projet bien différent s’ourdissait entre Mgr Taché et Mgr Grandin, son coadjuteur, réunis à l’Île à la Crosse, en 1860.

Les deux évêques jugeaient le temps venu de scinder le diocèse de Saint-Boniface, en constituant le vicariat d’Athabaska-Mackenzie. L’un et l’autre connaissaient l’état de ruine où se lamentait le Père Faraud ; et tout, de ce côté, devait les détourner de songer à lui. Ils s’accordèrent cependant à le proposer au Souverain Pontife.

Cela fait, Mgr Grandin partit pour l’Extrême-Nord, avec l’ordre de Mgr Taché d’envoyer le Père Faraud du lac Athabaska à l’Île à la Crosse, sous le prétexte de lui procurer de meilleurs soins, mais en réalité pour qu’il se trouvât à la portée du coup qui le menaçait.

Le Père Faraud revint donc « au cher nid de son enfance apostolique », quoique plus désolé que jamais de sa « décrépitude prématurée », comme il s’en exprimait.

Il était là depuis dix-huit mois, travaillant et souffrant toujours, lorsqu’il reçut de Mgr Taché ces lignes, datées du 4 mars 1863 :

« On vient de détacher de mon diocèse les districts d’Athabaska et de la rivière Mackenzie, pour en faire un vicariat apostolique à part. Notre Saint-Père le Pape Pie IX connaît votre état et veut que vous en soyez le premier évêque. Sa conviction est — et la mienne aussi — que Dieu fera un miracle pour vous guérir, afin que vous puissiez mener à bonne fin dans le Nord une œuvre à laquelle vous avez mis la première main, et que vous avez continuée avec tant de courage. Soumettez donc votre tête altière au joug, et ne me gardez pas de rancune, si j’ai contribué pour ma part à-votre promotion. Plus que tout autre, je suis convaincu que vous êtes l’homme choisi de Dieu pour cette œuvre. Faites taire vos appréhensions et mettez-vous sur l’autel du sacrifice. »

Les bulles de Mgr Faraud (13 mai 1862) lui conféraient le titre d’évêque d’Anemour et de vicaire apostolique d’Athabaska-Mackenzie.

La « tête altière » faillit ne pas se courber. Il se persuadait que l’on avait commis une erreur capable, de compromettre à jamais les missions du Nord. Il partit pour Saint-Boniface, décidé à secouer le joug. Mgr Taché ne réussit point à lui faire prononcer son fiat. Il ne put que je décider à se rendre à Montréal afin de consulter Mgr Bourget, dont le renom de sainteté était universel.

De Montréal, l’élu écrit à Mgr Taché :

« J’exposai naïvement et simplement mes peines, mes craintes et mes alarmes au saint Évêque, qui me dit : « Tout le monde est convaincu que vous seul, pour le moment, pouvez faire marcher les affaires dans ces difficiles missions ; n’accepteriez-vous que pour trois ou quatre ans, mon avis est que vous le devriez. » J’avoue que, sans ces paroles, jamais je n’aurais ployé la tête. Les paroles des saints ont une autorité, une onction qui opère des prodiges. »

Autant la crainte des responsabilités l’avait abattu, autant la détermination de les porter ranima Mgr Faraud : « On me veut évêque. C’est bien. Je le serai, et non pas à demi ! »

Immédiatement il fit voile pour la France, résolu à n’en point revenir avant d’avoir reçu la consécration épiscopale, d’avoir trouvé ressources et sujets pour son vicariat, et même d’avoir obtenu du Pape un auxiliaire.

Tout ce programme était rempli, lorsqu’il reprit la mer pour l’Amérique, en avril 1865, avec les Pères Génin, Tissier, Leduc, et les Frères Lalican, Hand et Mooney. Il emportait aussi secrètement les bulles de son futur auxiliaire, obtenues dans les conditions que nous verrons plus loin.

Il avait été sacré, le 30 novembre 1863, par Mgr Guibert, O. M. I. sur le tombeau de saint Martin, l’apôtre des Gaules, dont il avait pris la devise, devise qu’il devait si admirablement honorer : Non recuso laborem. Je ne refuse pas le travail.


En juillet 1865, vingtième anniversaire exactement de l’arrivée de M. Thibault, en ce même lieu, pour « l’heure de Dieu », Mgr Faraud atteignait le Portage la Loche, limite sud de sa juridiction. Sur l’adieu à son « ami d’enfance apostolique » prenant possession de son héritage, Mgr Taché voulut achever son livre des Vingt Années de Missions :


Mgr Faraud, arrivé à ces hauteurs du Portage la Loche, salua, d’un côté, le diocèse de Saint-Boniface, auquel il n’appartenait plus, mais où il avait, lui aussi, porté le poids de la chaleur et du jour… De l’autre côté, l’Évêque d’Anemour voyait plus que la terre promise : c’était la terre donnée, la portion de son héritage et de son calice : terre de travail ; mais le prélat, fidèle à la devise qu’il a choisie avec tant d’à-propos et de générosité, répéta volontiers : Non recuso laborem

Un vicariat apostolique auprès du Pôle nord, ce n’est pas l’idéal de ce que l’homme ambitionne d’ordinaire, mais bien la parfaite réalisation des vœux de ceux qui ont été appelés à la vie religieuse par la méditation de la sublime maxime : Evangelizare pauperibus misit me. — Il m’a envoyé évangéliser les pauvres…

Depuis que nous sommes entrés dans la lice, tous nos efforts ont été confondus ; en nous séparant aujourd’hui, bien-aimé Seigneur, nous n’en serons que plus unis, puisque non seulement nous poursuivrons le même but, mais qu’une égale responsabilité va désormais peser sur chacun de nous.

En vous remettant cette portion de la vigne du Seigneur que le Souverain Pontife vous a confiée, et que j’administre depuis douze ans, par moi-même ou par notre commun ami, Mgr Grandin, je ne puis qu’éprouver une profonde émotion et une vive sympathie. Je ne vous dissimulerai pas non plus, et l’expérience permet de vous le dire, que les splendeurs et la pompe qui entourent la dignité épiscopale n’en écartent ni les soucis ni les douleurs. Vous vous surprendrez plus d’une, fois à regretter les heureux jours que nous avons coulés ensemble, lorsque nous n’étions que prêtres missionnaires, et que ni l’un ni l’autre de nous n’avait le plus léger soupçon qu’il put un jour échanger la croix de l’Oblat pour celle du Pontife…

Séparons-nous, Monseigneur, pour donner à Dieu et à la partie de son église qui nous est échue en partage le peu qui nous reste de force et d’énergie. Voyez avec quelle ardente et légitime impatience vous êtes attendu par tous nos frères de l’Athabaska et du Mackenzie. Ils vous appellent de tous leurs vœux. Les tribus qu’ils évangélisent soupirent après votre arrivée, comme après une époque de grâce et de sanctification. Allez inaugurer l’ère nouvelle que le Seigneur, dans son infinie miséricorde, réserve aux infortunés habitants de ces lointaines et arides régions. Adieu, cher ami ; oui, soyons à Dieu, pour que les peuples qu’il nous a confiés soient aussi à lui !


Mgr Faraud reprit sa vie voyageuse, malgré ses infirmités croissantes, pendant quatre ans. Sur la rivière la Paix, il alla jusqu’au fort Saint-Jean, au pied des montagnes Rocheuses. Sur le fleuve Mackenzie, il meubla le pauvre couvent bâti par Mgr Grandin, le Père Grouard et le Frère Alexis, et qui devait recevoir les Sœurs Grises. Lui-même se rendit au-devant des religieuses afin de les conduire, par les rapides et les grands lacs, du lac la Biche au fort Providence. Il demeura deux ans à cette mission afin de soutenir les premiers efforts des vaillantes ouvrières et de nourrir leurs premiers orphelins.

À cette date, 1869, remettant le soin des voyages à son auxiliaire, Mgr Clut, il vint se placer — nous savons pourquoi — au poste fixe de son long dévouement : le lac la Biche.

Au lac la Biche, il resta vingt ans, luttant par la résignation contre une souffrance continuelle, et gouvernant ses missions, à la méthode des évêques du Nord, par la vigilance sur les transports, par les travaux manuels, par les correspondances avec ses missionnaires.

Ce fut durant cette période que Mgr Faraud établit le vicariat sur des assises, demeurées intactes jusqu’aujourd’hui.


Comme Mgr Taché, il était né administrateur. Au point de vue temporel, le principal dans un pays où tout est l’enjeu de la lutte pour la vie, il ne se départit jamais des seuls principes de sauvegarde : économie et ressources assurées avant la dépense. Il ne dormait pas qu’il n’cùt retracé, dans les comptes, jusqu’à l’emploi du dernier sou. « L’incertitude est une triste base d’opération, disait-il. Je n’en veux pas. » Aussi abhorrait-il les dettes et la spéculation. A ceux qui l’eussent poussé vers les hasards, il répondait par le prius supputat sumptus — calculer d’avance ce qu’il en coûtera — de l’Évangile. Redoutant les catastrophes toujours prêtes à engloutir ses œuvres, il parvint à constituer la réserve du vicariat.[5]

L’administration apostolique, qui répartit les sujets et dirige leurs travaux, ne le cédait en rien à l’administration temporelle. Mgr Taché, à la mort de Mgr Faraud disait : « Le vicariat d’Athabaska-Mackenzie est le mieux organisé que je connaisse. »


Les directions intimes que donnait Mgr Faraud à ses fils sont affaires de famille. Retenons qu’elles en firent des religieux et des apôtres exemplaires. Le secret profond de son succès peut cependant être révélé — : il aimait ses missionnaires. Il les aimait maternellement et surnaturellement, ainsi qu’il le redisait souvent, en soulignant ces expressions, dans ses lettres. Sur le soir de sa vie, accablé de ses douleurs, n’en pouvant plus, il écrivait encore :

Ce que je voudrais avant tout faire crier à son de trompe, c’est que je vous aime tous d’une tendresse maternelle. Cette affection, entée sur le Cœur de Jésus, foyer ardent et source intarissable de l’éternelle charité, centuple mes forces. L’homme naturel me crie : « C’est assez, dépose ton fardeau ! » Et le surnaturel : « La mesure de l’amour c’est d’aimer sans mesure et de se donner sans limites ! » En avant donc, tant qu’il plaira à Dieu ![6].


Il possédait excellemment la qualité des supérieurs dans lesquels doit se réfugier l’amour jaloux des mères. Il savait reprendre ses enfants, dans le tête-à-tête, s’il en était besoin ; mais devant l’étranger il les défendait de toute son âme : du coup, ils étaient tous parfaits ; et nul ne s’avisait deux fois de trouver à redire, en sa présence, sur quiconque d’entre eux.

Il pratiquait aussi l’art, si utile à ceux qui commandent, de faire plaisir dans les petites choses. Il eut à demander, aux mauvaises années, des sacrifices surhumains, des privations très dures sur des articles nécessaires, qu’il ne pouvait acheter ; mais, dans l’envoi, ainsi tronqué, il glissait une petite friandise, très peu coûteuse, comme un sachet de sucre pour le thé des jours de fête, un cigare pour ceux qui fumaient, quelques gouttes de cognac pour ceux « du midi » ; et le destinataire fondait d’attendrisd’attendrissement, en trouvant la douceur inattendue, dans son pauvre ballot.


Si l’affection « maternelle » de Mgr Faraud eut des préférences, elles furent pour les humbles missionnaires coadjuteurs, les frères convers. Chaque fois qu’il les revoyait, il les étreignait « à les étouffer », sur sa large poitrine. La plupart de nos vieux frères du Nord reçurent de lui leur formation spirituelle et professionnelle. On les distingue toujours. Il leur infusa quelque chose de son ardeur dévouée, se donnant tout entière dans un ouvrage, dans un exercice de piété, aussi bien que dans une récréation accordée : age quod agisfais ce que tu fais.

La première question qu’il posait à ces jeunes gens, arrivant de France ou du Canada, était : « Savez-vous travailler le bois ? ». Si oui, il les utilisait bientôt. Si non, il se faisait leur professeur en menuiserie. Avec eux, il défrichait les bois, cultivait les champs, prenant toujours pour lui le rude de la besogne, car ses douleurs lui laissaient ordinairement l’usage de sa force athlétique. Il en initia quelques-uns à la reliure et à l’imprimerie des livres sauvages.

La journée du travail des mains finie, il les réunissait pour leur apprendre les principes de la vie spirituelle et tremper leur âme pour les combats du Nord.

Le plus grand chagrin de la vie de Mgr Faraud lui vint de la mort tragique d’un frère convers, le Frère Alexis Reynard. Il s’écriait, en recevant ses restes :

« Est-ce bien là, ô mon Dieu, ce compagnon si fidèle et si dévoué de mes durs labeurs ? Ce saint qu’on aimait et qu’on vénérait, en le voyant ; cette âme pure et candide qui attirait votre grâce sur toutes nos missions et sur nous ! S’il fallait du sang pour assurer le succès de notre œuvre apostolique, vous ne pouviez pas en choisir de plus pur !… »

C’était en juillet 1875. Le Frère Alexis venait du lac Athabaska au lac la Biche, afin d’y prendre de jeunes missionnaires et de les conduire dans le Nord. Par des circonstances qu’il serait trop long d’exposer ici, le frère fut amené à faire, à pied, les 200 kilomètres qui vont du fort Mac-Murray au lac la Biche. Ils étaient trois : lui-même, une orpheline, mise par Mgr Clut sous sa protection, et un métis iroquois, venu autrefois du bas Canada, comme rameur de la Compagnie, et qui avait capté "la confiance des missionnaires. Au confluent de la rivière des Maisons et de la rivière Athabaska, l’Iroquois tua d’un coup de fusil le Frère Alexis, et le dévora en partie. Quelques ossements furent retrouvés là, sous le sable. De l’orpheline, on n’apprit jamais rien. L’Iroquois fut tué, une nuit, par un camp de Cris, qu’il venait voler.

Les missionnaires considèrent le Frère Alexis comme un martyr de la chasteté, à l’exemple de saint Jean-Baptiste.

De ce deuil, Mgr Faraud ne se consola jamais. « La vie du Frère Alexis est assez sainte pour qu’on l’écrive », disait-il.


Au lac la Biche, le vicaire apostolique continua de se dévouer aux sauvages et métis, avec le même zèle qu’au temps de sa jeunesse voyageuse. Les longues conversations que ces grands enfants venaient lui tenir ne lassaient pas sa patience. Il les soulageait dans leurs misères corporelles. Le missionnaire du Nord doit se faire médecin pour ses malades. Médecin, Mgr Faraud le fut par aptitude naturelle comme par charité. Il tenait, et non sans succès, pour l’homéopathie, qui prône moins d’encombrants remèdes.

Il soigna surtout les âmes. Ses catéchismes aux enfants et aux néophytes ne chômaient pas de toute l’année. Le dimanche, il prêchait matin et soir, en trois langues : montagnais, cris et français. Son grand signe de croix, lent, recueilli, est resté célèbre[7].

L’évêque des sauvages, qui se donnait si entièrement à ses missionnaires et à ses Indiens, trouvait encore le temps d’entretenir en conteur charmant, les hommes de la société blanche, traiteurs ou touristes du lac la Biche, gens de Haute culture de Saint-Boniface, de France, d’Angleterre, qui se présentaient chez lui. En quelques minutes, il devenait familier avec son étranger, et la conversation n’avait garde de languir. Son franc regard s’emparait de l’interlocuteur ; et son coup de poing, moins académique peut-être que convaincu, s’abattait bientôt sur la table, pour souligner, de concert avec sa grosse et brusque voix, le point de départ des discussions : « C’est un fait ! » disait-il. « C’est du fait qu’il nous faut conclure ! »

La vie de missionnaire est l’école des sciences pratiques, expérimentales, les seules de ce monde.


De sa réclusion au lac la Biche, Mgr Faraud ne sortit que trois fois : la première, en 1872-1874, pour aller mendier en Europe la subsistance de ses missions ; la seconde, en 1879-1880, pour une visite générale de son vicariat ; la troisième, en 1889, pour se rendre à Saint-Boniface et y mourir.


Nous avons marqué le retentissement des malheurs de la France, en 1870-1871, sur nos missions de l’Extrême-Nord : la menace d’être abandonné par le Vieux-Monde décida le vicaire apostolique à oublier de nouveau ses souffrances physiques et à vaincre, une dernière fois, la répugnance qu’il avait toujours éprouvée de tendre la main.

Quittant le lac la Biche, à l’automne 1872, avec l’appréhension d’un échec contre lequel son courage ne pouvait le rassurer, il laissa cet avis à ses missionnaires :


Que chacun ménage sa soutane et sa chemise. Peut-être serons-nous trop heureux bientôt de pouvoir nous couvrir d’un lambeau de caribou… J’ai grand besoin de vos prières, mes enfants… Jamais je n’avais éprouvé un si grand dégoût à me produire qu’aujourd’hui. Mon âme est vraiment sur son Golgotha !


Il passa, en France, les années 1873 et 1874 : deux années partagées entre le lit de douleurs et les conférences publiques. Mais, loin de l’échec redouté, il trouva les solides ressources qui allaient garantir à son vicariat la vie et la survivance. Il écrivit, sur la fin de sa tournée, à Mgr Clut :

« Qu’elle est généreuse, notre France !… Et dire que ce sont les régions les plus éprouvées par la guerre qui emboîtent le pas, dans la charité ! Rien n’approcha les quêtes du Nord. Il y a un rayon de villes, dont Lille est le centre, où je n’ai jamais passé une semaine, ou même un dimanche, sans recueillir de deux à trois mille francs ; telles sont Cambrai[8], Douai, Valenciennes, Roubaix, Hazebrouck, Bergues, Dunkerque, Calais, Saint-Omer, Arras, Abbeville, Amiens. L’ouest aussi me donna des recettes inattendues. »

Mgr Faraud rentra au lac la Biche, au printemps 1875.


En 1879, il se mit en route pour les extrémités de son vicariat. Il dut renoncer à la rivière la Paix. Mais il atteignit la plus lointaine de ses missions dans le Nord : le fort Good-Hope. Son mal empira, pendant le retour, et le terrassa tout à fait, au fort Simpson. Il fallut le porter ensuite du canot à la grève, et de la grève au canot, jusqu’au fort Providence, où il passa l’hiver.

L’été suivant, 1880, il continua vers le lac la Biche. La crue des eaux retarda tellement la barque que les vivres allaient manquer, lorsqu’on n’en était encore qu’au confluent de la rivière des Maisons et de l’Athabaska, tombeau du Frère Alexis. Monseigneur envoya alors Larocque, son timonier, au lac la Biche, afin de demander secours au Père Grouard. Il était entendu que Larocque ne pourrait mettre plus de quatre jours, à travers le bois qu’il connaissait très bien. Mais l’insouciant métis s’amusa à chasser. Ayant tué un ours, il festoya sur place, et n’arriva que le onzième jour au lac la Biche. Le Père Grouard expédia immédiatement un canot chargé de vivres, au devant de son évêque… Ce fut par une intervention providentielle qu’on le trouva en vie. Mgr Faraud, le Frère Boisramé et un petit sauvage, leur compagnon, ayant continué la remonte de l’Athabaska, avaient rencontré un groupe de Cris, qui leur avaient cédé quelques morceaux de viande sèche. Ces maigres provisions étaient épuisées, à leur tour, et rien ne venait encore du lac la Biche. À bout de forces, les voyageurs s’étendirent sur l’herbe du rivage. Pendant trois jours, ils ne trouvèrent à manger que des boutons de roses d’églantiers. Le canot sauveteur les eût même passés, et laissés ainsi en proie à une mort certaine, si les rameurs n’avaient aperçu une légère fumée s’élevant d’un petit feu, où le sauvageon faisait bouillir ses souliers pour les manger.


Neuf ans plus tard le lac la Biche, devenu inutile aux transports, fut abandonné par le vicariat d’Athabaska-Mackenzie.

Cette année même, 1889, Mgr Taché convoquait ses suffragants au premier concile de Saint-Boniface.

Mgr Faraud était tout heureux d’aller revivre quelques semaines, dans l’intimité de son ami de jeunesse, devenu son métropolitain vénéré.

À repasser la correspondance que les deux prélats échangèrent au cours de leur vie d’apôtres, l’on croirait parfois entendre saint Augustin et Alypius. De la part de Mgr Faraud surtout, les lettres avaient été nombreuses, longues, et d’un cordial abandon. Pour lui, tout ce que faisait Mgr Taché était bien fait, et devait être admis sans examen. Il regardait l’évêque de Saint-Boniface comme l’Aaron dont découlait toute vie, à travers les missions du Nord-Ouest ; et, depuis les heures tant heureuses de 1848-1849, son affection pour lui n’avait fait que grandir, avec son admiration. Ainsi, pour nous borner à peu de lignes, ces réflexions écrites, en 1869, au cours d’un voyage dont le but était de visiter Mgr Grandin, à l’Île à la Crosse :

Monseigneur et bien tendre ami. — J’ai quitté, hier soir, la mission Saint-Jean-Baptiste, berceau chéri de notre enfance apostolique, où j’eus le bonheur de vous voir pour la première fois, vous qui deviez être la tige de tout l’épiscopat du Nord. C’est là, vous le savez, qu’après avoir sondé toutes les richesses que Dieu avait mises dans votre cœur sensible, tendre, généreux, affectueux, je vous livrai le mien, alors ardent, bouillant pour le salut des pauvres aines confiées à notre jeunesse. Dès ce moment, je ne fus plus simplement votre frère, mais votre ami, dans toute la force du terme, puisque Dieu était le centre de cette amitié, dont le salut des âmes était le rayonnement. Abstraction faite de la différence de nos caractères, nous devînmes cor unum et anima una. Vous étiez David, et j’étais Jonathas. J’avais tout à gagner dans cette union intime, surnaturelle, et vous fort peu de choses, si ce n’est pourtant la consolation qu’on trouve toujours à savoir qu’on est aimé avec franchise et sincérité. Bien des hivers ont passé sur nos têtes depuis ce temps-là ; nous sommes aujourd’hui les vieux du sanctuaire, et je me retrouve à votre égard, tel que j’ai toujours été, avec ce quelque chose de plus fort et de plus parfait que l’âge, la réflexion et les épreuves ajoutent aux impressions d’une verte jeunesse.

Votre tendre amitié s’est parfois enflammée, et vous m’avez servi des reproches fortement épicés : merci, très cher ami ! Tout a contribué à resserrer les liens déjà si forts dès le principe. L’ami qui flatte est dangereux, même dans son amitié ; celui qui égratigne tire le mauvais sang et sauve la vie. Dieu vous a fait buisson ardent…

Adieu, cher Seigneur et ami. Quand reviendra le beau vieux temps du Nord ? Jamais, parce que pour qu’il revînt, il faudrait être simples soldats, et nous sommes malheureusement capitaines. Au ciel donc, et tout sera fini !


Lorsque, l’été 1889, Mgr Faraud descendit de la voiture, appuyé sur le Frère Boisramé, son vieux serviteur, Mgr Taché le reconnut à peine, tant il était voûté, délabré, vieilli. Il l’embrassa en pleurant :

— Pauvre ami, lui dit-il, que vous êtes changé !


Le concile de Saint-Boniface fini, et sur les représentations de Mgr Taché, Mgr Faraud donna sa démission de vicaire apostolique et de supérieur des missions de l’Athabaska-Mackenzie. Ce lui fut un dur sacrifice. Il exprima le désir que l’on nommât le Père Grouard pour son successeur. Sa prière fut exaucée : mais il ne devait l’apprendre qu’au ciel.


Espérant cependant rester toujours au service du cher vicariat, il acheta, à Saint-Boniface, une maison dont il confectionna lui-même les meubles, et dont il disposa les appartements en vue d’y recueillir les vétérans du Nord, à mesure qu’ils tomberaient de vieillesse ou d’infirmités. Il écrivait à Mgr Clut :


La maison dont j’ai fait l’acquisition est moins pour moi que pour tous les preux, vieux, infirmes, épuisés de fatigue de notre triste Nord. Je ne serais plus père, le jour où, par manque de prévoyance, j’aurais exposé mes enfants, les braves des braves, à devenir le rebut de la terre. Ils ont bien fait leur journée : payons-les généreusement !

Lui-même comptait écouler dans ce refuge, auprès de Mgr Taché, et « en les consacrant au salut de son âme, ses dernières années ».

Hélas ! l’aube des derniers jours se levait déjà.

Il s’occupa encore, au printemps 1890, de l’expédition des effets du Mackenzie, sans oublier même les « douceurs maternelles ».

— Allez m’acheter une petite balance, dit-il, au Frère Boisramé, et surtout qu’elle soit exacte !

Sur cette balance, il pesa scrupuleusement les trois livres de sucre par missionnaire, que les moyens permettaient désormais d’allouer annuellement.

De sa « maison-palais », ainsi qu’il l’appelait en riant, il ne sortait que pour visiter Mgr Taché. « Allons voir Alexandre », disait-il. Mais, chez lui, tout Saint-Boniface était le bienvenu.

Dans l’oratoire qu’il avait construit et orné de ses mains, il accomplissait, avec la ponctualité d’un novice, tous les exercices prescrits ou conseillés par la Règle des Oblats.

Il célébra sa dernière messe, deux semaines avant sa mort. De ce moment, un prêtre vint chaque matin offrir devant lui le saint sacrifice et lui donner la sainte communion.

Loin de se plaindre, il se trouvait heureux de souffrir de l’immobilité de Notre-Seigneur attaché au gibet, et se répétait la parole de Mgr de Mazenod : « Quand on est sur la croix, il faut s’y bien tenir ! »

Mais l’inaction hâta sa fin. La maladie de foie dont il souffrait, et dont il avait ressenti l’atteinte fatale, au cours d’une ordination qu’il faisait, le 13 juin, au collège de Saint-Boniface, répandit le désordre complet dans son robuste organisme. Il devint somnolent, enflé, incapable de se coucher.

M. l’abbé Messier, curé de la cathédrale et son confesseur, alla pour l’avertir, sur l’avis du médecin :

— Monseigneur, si j’avais un paroissien dans votre état, je lui dirais qu’il est temps de…

— Ah ! C’est bien ! répondit allègrement le malade, coupant la phrase. Allons-y !

Interpellant aussitôt le Père Pascal (futur Mgr Pascal), qui était depuis plusieurs mois son infirmier :

— Père Pascal, vite, allez me chercher les Sœurs Grises de l’hôpital, afin qu’elles prient, pendant que vous m’administrerez. Faisons bien les choses. On ne part qu’une fois pour l’éternité.

Ayant reçu le saint Viatique et l’Extrême-Onction, il s’absorba dans une ardente action de grâces. On l’entendit murmurer :

« Ô bon Jésus, qu’on est heureux de vous avoir quand on souffre ! Quelle force, quel baume, quelle consolation pour mes souffrances !… Ô bon Jésus, ce que vous faites est parfait ! Je vous consacre le reste de vie que vous me laissez !… »

Puis, comme revenant d’un monde lointain, il regarda autour de lui et aperçut les prêtres et les religieuses en larmes. Il n’avait jamais pu voir la peine des autres, sans tout faire pour la dissiper :

— Allons, allons, dit-il, réjouissons-nous ! Un chrétien doit mourir gaiement ! Qu’on me donne ma vieille pipe du Nord, et contons des histoires !

On lui donna la pipe. Mais le dernier effort de sa joviale charité fut d’en tirer quelques faibles bouffées. Elle tomba, inachevée

Le lendemain, Mgr Taché, rentrant d’un voyage, trouva son cher ami sans connaissance.

Durant les cinq jours qui suivirent, Mgr Faraud ne sembla revenir à lui qu’un très court moment. Ce fut pour exprimer un merci à ses deux gardes-malades, dont il trouva les mains dans les siennes. Il dit seulement :

— Pauvre Père !… Cher Curé !…

Et son regard affectueux, allant du Père Pascal à M. Messier, accompagna les mots.

Il expira, après trente-six heures d’une violente agonie, le 26 septembre 1890.

« Le Frère Boisramé pleura, à n’en plus finir. »[9]

Mgr Vital Justin Grandin (1829-1902)

Consacré à la Sainte Vierge, dès avant sa naissance, Mgr Grandin manifesta, tout enfant, une piété de prédilection envers la Reine des Apôtres.



Mgr Grandin
1er Évêque de Saint-Albert
Un jour, l’un de ses condisciples, le Père Fouquet, lui annonça qu’il partait pour le noviciat des Missionnaires Oblats de Marie Immaculée. Ce titre le fascina. Missionnaire, et, en même temps, le dévouéoblatus — de Marie Immaculée, n’était-ce pas l’idéal réalisé de tous ses rêves !

Au moment de cette révélation, il se trouvait au séminaire des Missions Étrangères de Paris, la seule institution, fondée pour l’évangélisation des infidèles, qu’il eut encore connue ; et il s’y préparait à l’apostolat des Chinois, avec le Vénérable Téophane Vénard, le Bienheureux Chapdelaine et d’autres futurs martyrs. De lui-même, il n’eut point quitté le séminaire. Mais ses supérieurs, tout contristés de perdre un tel sujet, lui conseillèrent de retourner au diocèse de Laval, à cause d’un défaut naturel, jugé incompatible avec l’usage des langues orientales. Ce défaut était un léger zézaiement, lequel, d’autre part, uni à la simplicité de ses manières, achevait de le rendre sympathique.

Le chagrin du pauvre « expulsé » tomba, devant le conseil que lui donna, le même jour, son directeur de conscience « d’essayer les Oblats ».

Il était au noviciat de Notre-Dame de l’Osier, en 1852, lorsque passa Mgr Taché, nouvellement sacré. Les récits du jeune évêque missionnaire l’enthousiasmèrent :

« Je vous assure, écrivit-il à ses parents, je vous assure que si j’allais dans cette mission, je ne regretterais ni la Chine, ni le Tonkin. »


Il fut, selon ses vœux, donné à Mgr Taché, malgré une bien chétive santé, et malgré le médecin assurant qu’il ne « supporterait peut-être même pas l’épreuve de la traversée ».

Le Père Grandin demeura, l’hiver, à Saint-Boniface, et partit, en juin 1855, pour la mission de la Nativité (lac Athabaska) comme assistant du Père Faraud.

De la Nativité, il alla passer quelques mois à la rivière au Sel, chez le patriarche Beaulieu, son professeur de montagnais, et quelques semaines à Notre-Dame des Sept Douleurs (fond du lac Athabaska).

Mais au bout de deux années seulement, 1857, il reçut l’ordre de se rendre à l’Île à la Crosse, pour prendre charge de la mission Saint-Jean-Baptiste.

C’est là, lui aussi, que l’année suivante, en juillet 1858, il vit tomber soudain sur ses épaules l’honneur de l’épiscopat. Ses bulles le préconisaient évêque de Satala, et coadjuteur de Mgr Taché, évêque de Saint-Boniface.

Ses protestations, qu’il croyait invincibles auprès de Mgr de Mazenod, lui attirèrent cette réponse :

« Je n’approuve pas vos observations, et je vous interdis d’en faire de nouvelles. Venez de suite, et n’attendez pas que je sois mort pour obéir à mes ordres. »

Mgr Taché ajoutait à la lettre du Fondateur des Oblats :

« Hâtez-vous. Votre préconisation datera bientôt de deux ans. Le Pape vous regarde déjà comme un vieil évêque, et, s’il vous écrivait, il vous donnerait le titre de vénérable frère. »

Le soir du 30 novembre 1859, Mgr de Mazenod écrivait :


Voici encore un des beaux jours de ma vie. Je viens de consacrer évêque notre bon, notre vertueux, notre excellent Père Grandin. Il avait été faire son noviciat pour l’épiscopat, dans l’horriblement pénible mission des immenses régions glaciales renfermées dans le diocèse de Saint-Boniface, et cela pendant cinq ans d’un travail surhumain. Élu depuis deux ans évêque de Satala, iu partibus, et coadjuteur de Saint-Boniface, j’ai dû attendre qu’il eût le temps d’arriver jusqu’à moi pour que je lui imposasse les mains. C’est un privilège que je me suis réservé, et que ne m’a pas contesté notre cher Mgr Taché, évêque de Saint-Boniface. J’ai déjà exprimé la joie que m’a fait éprouver la venue de ce bon fils qui tenait de moi la tonsure, les ordres mineurs, le sous-diaconat, le diaconat et la prêtrise… Je renonce à exprimer ce que j’ai éprouvé de bonheur, en sacrant un tel évêque.


Le 17 avril suivant, Mgr de Mazenod traçait à Mgr Taché, sur le nouvel évêque, qu’il connaissait encore mieux, ces remarques, demeurées inédites :


Oh, cet excellent Mgr Grandin ! Voilà un missionnaire achevé. Quelle bonne inspiration nous avons eue de le choisir pour être votre coadjuteur ! À lui seul, il vaut dix missionnaires. Il a déployé un bon sens rare, dès son apparition ici. On n’a jamais vu un homme exciter une sympathie plus universelle. C’est prodigieux. Il n’a eu qu’à paraître, et tout le monde s’est mis à l’aimer et à le révérer… Ce cher évêque a l’esprit si juste ; il a tant de vrai zèle pour la gloire de Dieu, le salut des âmes, l’honneur et les avantages de sa mission qui est essentiellement nôtre ; il vous rend tant de justice ; il met si bien chacun à sa place, que c’est un vrai plaisir de s’entretenir avec lui sur tous les objets.


Il fut convenu que désormais Mgr Taché resterait à Saint-Boniface, porte du Nord-Ouest, et que son coadjuteur s’installerait — comme s’installent les missionnaires, — à l’Île à la Crosse, porte de l’Extrême-Nord.

L’Île à la Crosse avait déjà les affections de Mgr Grandin. Il l’aima davantage de 1860 à 1869. Il l’aima peut-être plus que ne l’aimèrent les autres évêques dont elle avait été aussi le Bethléem, parce qu’il y travailla plus que personne, et surtout parce que, l’ayant lui-même développée, embellie, il eut à la voir disparaître dans les horreurs d’un incendie. En deux heures de la froide nuit du 1er mars 1867, sous les yeux de l’évêque, des religieuses, des orphelins, qui étaient là, à peine vêtus, les pieds nus dans la neige, et impuissants à rien sauver, évêché, couvent, orphelinat, remises, provisions de réserve, tout fut brûlé.

En 1869, le Saint-Siège enleva à la juridiction de Mgr Taché le diocèse — de Saint-Albert, nommant le coadjuteur de Saint-Boniface titulaire du nouvel évêché.


Cinq années seulement de Mgr Grandin appartiennent en propre à l’histoire de l’Athabaska-Mackenzie : les deux années du lac Athabaska, où il fut comme simple prêtre, et trois années (de juin 1861 à juillet 1864) qu’il employa à visiter et à gouverner le vicariat arctique, depuis le lac Athabaska jusqu’au Cercle Polaire, en attendant la nomination, la consécration et le retour de Mgr Faraud.

À suivre le maladif et doux prélat dans les phases de cette longue pérégrination, par le récit qu’il en fit lui-même ; à réfléchir sur les aveux qu’il confiait à Mgr Taché, en des communications intimes, dont les archives de Saint-Boniface gardent le secret, avec tant d’autres semblables sur les tortures les plus crucifiantes, les plus humiliantes, et donc les plus sanctifiantes, des missionnaires, mais que la délicatesse de nos usages défend de mettre au jour, on reste interdit, et l’on se demande quelles autres souffrances morales et physiques pourraient bien s’ajouter à celles-là, pour tuer leur victime… Mais Dieu soutient ses missionnaires, et, comme se plaisait à le redire Mgr Faraud, avec saint Paul, c’est lorsqu’ils sont les plus faibles qu’ils, deviennent les plus forts, parce qu’ils peuvent tout en celui qui les fortifie.

Mgr Grandin regardait son voyage du Mackenzie comme l’étape culminante de sa vie de missionnaire des sauvages. C’est aux peines et aux consolations éprouvées, dans ce champ de glace, parmi les Montagnais, les Plats-Côtés-de-Chiens, les Peaux-de-Lièvres, les Esclaves, qu’il prenait les traits de choix des conférences et des sermons qu’il fut appelé à prononcer dans tant d’institutions, d’églises et de cathédrales, pour l’œuvre de la Propagation de la Foi.

C’est une conversation sur le même sujet qui lui gagna l’admiration de Louis Veuillot. Le publiciste catholique le présentait, le lendemain, à la France et à l’univers, dans l’un des meilleurs articles de sa carrière : L’évêque pouilleux. Il se servait de l’abjection forcée, mais chrétiennement acceptée, du prélat, pour venger l’Église, « la grande faiseuse d’hommes », qui, à l’encontre de la risée des mondains, s’occupait alors de béatifier le miséreux volontaire, Benoit-Joseph Labre. Louis Veuillot conserva toute sa vie cette vénération pour Mgr Grandin : « Quel bel évêque vous avez dans les glaces, disait-il a l’un des nôtres ; c’est bien lui qui fait comprendre que le froid brûle ! »


La Vie de Mgr Grandin a été écrite d’une plume de maître, en 1903, année qui suivit sa mort, par le R. P. Jonquet, O. M. I.[10]. Nous y renvoyons le lecteur, lui promettant, avec le charme d’un drame vécu, historique, les impressions qui élèvent et vivifient les âmes.

Ce que le lecteur ne trouvera point cependant, dans le livre du Père Jonquet, c’est que l’Église a entrepris de placer Mgr Grandin sur les autels. La cause de canonisation du serviteur de Dieu fut commencée en 1914.

Elle se poursuit, à Rome, de concert avec la cause du Père Albini, O. M. I., l’apôtre et le thaumaturge de la Corse[11].

  1. En passant au Portage la Loche, qui se trouve sur le chemin de l’Île à la Crosse au lac Athabaska, le Père Taché s’arrêta pour donner une courte mission aux néophytes de l’endroit, que M. Thibault avait instruits. Comme il hésitait encore à se risquer dans l’éloquence montagnaise, il pria un trappeur, d’intelligence et de mœurs éprouvées, Antoine Morin, de lui servir d’interprète. Antoine traduisait à la satisfaction de tous. Mais voici qu’au fil d’un sermon le Père Taché se trouve conduit à parler de la chasteté. Il lance le mot et recommande la vertu en question, « vertu, dit-il, qui demande beaucoup de précautions, de prudence, de défiance de l’ennemi, de réserve vis-à-vis des femmes, etc. » Le brave Antoine, qui, sans doute, pratiquait lui-même la chasteté à la façon du bourgeois de Molière, faisant de la prose, sans savoir que c’en était, pérore là-dessus, avec la même assurance que sur le reste :

    — Le Père, explique-t-il, dit qu’il faut faire la chasse d’été. Nous ne devons donc pas nous contenter de la chasse d’hiver, paresseux de Montagnais que nous sommes. Mais attention, mes amis ! La chasse d’été est bien difficile : il faut beaucoup de précautions pour approcher les orignaux dans le bois, car ils entendent de loin. Et puis, défiez-vous de l’ennemi, le dénédjéré, qui vous guette partout dans les broussailles. Fuyez, si vous le voyez. Et puis encore, il ne faut plus emmener les femmes avec nous à la chasse d’été, de peur qu’elles ne mangent les mufles des orignaux et que nous ne puissions plus rien tuer alors… Tout de même, c’est dur ce que dit le petit Père, car c’était bien commode, les femmes, pour faire sécher la viande au soleil, quand les hommes avaient fini de tuer ! Mais, que voulez-vous, le Père a parlé : il faut faire ce qu’il nous dit… »

    Cette aventure apprit de bonne heure au Père Taché qu’il est parfois difficile de n’être pas au-dessus de son auditoire.

  2. Mgr de Mazenod, qui était de l’ancienne noblesse française, en avait gardé le tutoiement d’amitié.
  3. Le Père Maisonneuve, dont la vie apostolique compta quarante-cinq ans, fut tué en 1893, à Saint-Boniface, dans l’accomplissement de ses fonctions de procureur de l’Extrême-Nord. Une surdité, résultant d’un excès de misère, l’empêcha d’entendre l’alarme d’une locomotive qui venait derrière lui, sur une voie ferrée où il avait eu à s’engager un moment. Frappé à la tête, il agonisa huit jours, sans recouvrer ses sens.

    Le Père Poitras succéda au Père Maisonneuve et se dépensa grandement au bien des missions, jusqu’en 1915. Il réside maintenant à Duluth, où il n’a pas fini de se dévouer.

  4. Ce serait réellement embarrasser S. G. Mgr Brevnat, par exemple, que de le mettre en demeure de nommer sa résidence épiscopale. Depuis 20 ans (1901-1921) qu’il est vicaire apostolique du Mackenzie, il ne l’a pu déterminer encore. À plus forte raison ignore-t-il en laquelle de ses missions il finira, s’il doit finir, par établir son trône pontifical. Il a choisi pour devise : Perigrinari pro Christo, Voyager pour le Christ.
  5. Le système économique de Mgr Faraud était l’allocation fixée d’avance. Il comptait sur l’esprit de sacrifice de chaque missionnaire pour l’accepter, tel qu’il l’imposait. Il écrit à l’un d’eux : « En fixant à chaque mission une allocation annuelle, proportionnée à nos ressources probables, j’avais plusieurs choses en vue : 1o accoutumer chaque directeur à veiller à ses affaires : 2o empêcher qu’on fit des demandes au hasard ; 3o éviter les mécomptes, en retranchant, pour équilibrer recettes et dépenses, certains articles non absolument nécessaires ; 4o éviter que l’insouciance possible des uns ne privât les autres de leurs droits ; mais, en sous-main, je voulais réserver une poire pour la soif, afin de pourvoir aux nécessités imprévues et aux déficits, inévitables en certains cas. Dieu a béni jusqu’ici nos efforts (1885), et j’ai la consolation de voir, après avoir bouché tous les vides, que notre barque continue à voguer à pleines voiles, tandis que d’autres vicariats, mieux placés que nous, sont aux abois, et menacés de banqueroute. Que chacun soigne sa petite barque avec le soin que je mets à veiller sur celle qui les contient toutes, et, sous l’œil de Dieu, nous voguerons longtemps en sûreté… Quoiqu’il me soit bien pénible de vivre si éloigné de ceux que mon cœur aime avant tous et du centre de nos œuvres, je n’oserais regretter le devoir rigoureux qui me retient depuis longtemps à la porte (le lac la Biche), parce qu’il me parait évident que, si je n’avais pas été là, cette porte serait fermée pour toujours, et que c’en serait fait de nos chères missions. »
  6. Jamais Mgr Faraud n’écrivit une lettre à ses missionnaires, n’eût-elle eu pour objet que des affaires sèchement matérielles, sans la relever de vues surnaturelles. Ainsi ces encouragements au Père Ducot, en lui envoyant l’état de son allocation : « … Quelque difficile que soit la position que vous occuperez, gravez fortement dans votre esprit que sans Dieu vous ne pouvez rien, et qu’avec Lui vous pouvez tout. Que la soif ardente des âmes, qui ont coûté si cher à notre très doux et très aimable Sauveur,’ne vous quitte point. Il pourra se faire, et même il se fera souvent, dans votre solitude, que la matière ouvrable que vous convoitez vous manquera, à l’extérieur : vous pourrez toujours trouver en vous-même le moyen de satisfaire votre désir du bien. Nous sommes les ouvriers des âmes : nous devons vouloir partout et toujours travailler à leur salut, à leur sanctification. Or, nous sommes toujours sûrs de nous trouver nous-mêmes. Comme Dieu se complaît souverainement dans une sainte âme, que, par conséquent, il considère plus, il tire plus de gloire d’une seule âme vraiment sainte que de mille indifférentes ou moins saintes. En vous sanctifiant de plus en plus, vous atteindrez mieux le but de votre vocation qu’en en convertissant un grand nombre d’autres… Allons, continuez, tout en vous sanctifiant, à faire l’impossible pour retirer les pauvres âmes des griffes de Satan. Vous faites un gravai ! trop ; pénible ; la récompense sera proportionnée. Bon courage !… »
  7. Mgr Faraud était naturellement éloquent, d’organe puissant et de gesticulation abondante. Mais, en véritable orateur, il savait se faire au blancs et aux sauvages, tour à tour. Pierre Beaulieu rappelle son éloquence indienne : « — Ben oui, j’ te dis ça prêchait, ça, Mgr Père Faraud. Il chantait ben mal ; mais il prêchait ben bien ! Il criait, pareil comme une grue blanche ; et puis, il levait sa chaise en l’air, et il frappait avec sur le plancher, et il suait ! Ah, ben oui, ça l’aimait donc, les savages, Monseigneur Père Faraud ! »
  8. Le diocèse de Cambrai-Lille ne s’est point contenté de ses aumônes ; il a donné aux Missionnaires Oblats de Marie Immaculée plusieurs de ses enfants, parmi lesquels Monseigneur Louis d’Herbomez, premier vicaire apostolique de la Colombie Britannique.
  9. Presque tous ces détails sur la vie de Mgr Faraud à Saint-Boniface et sur son trépas nous furent donnés par feu M. l’abbé Messier. Ce bon prêtre, pieux et instruit, directeur d’âmes très éclairé, ajoutait : « Je tiens pour certain que Mgr Faraud a emporté au Ciel l’innocence de son baptême. » Et cela nous rappelait une parole de l’évêque, rencontrée dans l’une de ses lettres à son supérieur général : « Je suis ainsi fait que je ne crains rien que le péché. »
  10. Mgr Grandin, Oblat de Marie Immaculée, premier évêque de Saint-Albert, par le R. P. E. Jonquet, de la même Congrégation. 1 vol. S’adresser à la Mission catholique, Saint-ALbert (Alberta), Canada.
  11. La mission montagnaise-crise de l’Île à la Crosse ne fît jamais partie du vicariat d’Athabaska-Mackenzie, comme tel. C’est pourquoi il ne pouvait entrer dans notre plan de mener son histoire au delà des années de ses commencements.

    En 1869, elle passa au diocèse de Saint-Albert ; en 1890, à celui de Prince-Albert ; en 1910, au vicariat apostolique du Keewatin.

    C’est à regret que nous disons adieu à cette mission qui fut toujours, avec ses dépendances, la chrétienté modèle du Nord. Aussi de quels missionnaires a-t-elle été la fille, jusqu’à l’heure présente ! Mgr Taché ne vivait heureux que de son souvenir.

    En 1888, Mgr Grandin rendait ce compte de sa dernière visite au « berceau apostolique » : « Je puis affirmer que quand même la Congrégation des Oblats, dans notre immense territoire du Nord-Ouest, n’aurait fait autre chose que de fonder cette mission, et de christianiser ceux qui la fréquentent, elle aurait déjà fait et assuré un très grand bien. Il y a un peu plus de quarante ans, il n’y avait pas ici de chrétiens, et les premiers Oblats venus à l’Île à la Crosse durent semer dans les larmes et dans la pauvreté ; maintenant la mission compte plus de 700 chrétiens ; la mission du Portage la Loche, qui en dépend, en compte plus de 200 ; et celle de Saint-Raphaël, près de 300. Je doute que, dans les meilleures paroisses de France, les fidèles donnent plus de consolations à leurs curés que nos chrétiens à leurs missionnaires.»

    Mgr Pascal, évêque de Prince-Albert, appelait l’Île à la Crosse « la perle de son vicariat ».

    À l’Île à la Crosse, enfin. Mgr Charlebois, vicaire apostolique du Keewatin, et dernier héritier de la perle du Nord, recueille aujourd’hui les meilleures de ses joies.