Aux glaces polaires/Chapitre XI

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Noviciat des Oblats de Marie Immaculée (p. 273-284).


Jouant à la main

CHAPITRE XI



LES CASTORS




La rivière la Paix. — Les Castors. — Ravages du vandalisme et du jeu à la main. — Un sacrifié. — Le Père Tissier au fort Dunvegan. — Noyade du Frère Thouminet — Épisode de l’hiver 1870-71. — Le Père Husson naufragé. — Une relation du Père Le Treste.


La rivière la Paix, le plus large et le plus long des tributaires du fleuve Athabaska-Mackenzie, se jette dans le lac Athabaska par l’une de ses bouches, et par l’autre dans la rivière des Esclaves, suite de la rivière Athabaska. Elle est formée, à l’ouest des montagnes Rocheuses, par le confluent des rivières Parsnip et Finlay. De sa source à son embouchure, doublant par ses replis les distances géographiques, elle parcourt environ 1,440 kilomètres. Comme les fleuves de l’océan Pacifique, ses fougueux jumeaux, la rivière la Paix roule vers l’océan Glacial avec une rapidité sans trêve. Débouchant des montagnes en tourbillons bleus et écumants, par des portes qu’elle a défoncées à pic, elle tournoie d’abord aux pieds escarpés du fort Hudson’s Hope. De là, se creusant un lit profond, elle arrose le fort Saint-Jean, le fort Dunvégan, Peace River, le fort Vermillon. A Peace River, elle reçoit, du sud, les rivières Boucane et Cœur, formant avec elles un colossal damier de méandres, d’îles et de collines. À 400 kilomètres de son embouchure, elle se brise et tombe, en cataractes, dans les chutes du Vermillon.

Trois missions résidentes : Saint-Henri du fort Vermillon, Saint-Augustin de Peace River, Saint-Charles du fort Dunvégan ; et deux dessertes : Saint-Pierre du fort Saint-Jean, Notre-Dame des Neiges du fort Hudson’s Hope, furent les centres apostoliques principaux de la rivière la Paix. De ces postes, le missionnaire visitait les divers groupes indiens.


Bien que la rivière la Paix ressortisse aux conditions climatériques subarctiques, et que les hivers y soient d’une grande rigueur, les saisons tempérées y sont plus durables qu’en toute autre partie des vicariats Athabaska-Mackenzie. Plus les terres gagnent vers les montagnes Rocheuses, plus les grasses prairies alternent avec les riches forêts. Le chinouk, vent chaud de l’océan Pacifique, qui souffle périodiquement durant l’hiver, retarde la formation des glaces et hâte le dégel. Les vents du nord, d’autre part, se coupent aux montagnes, qui s’infléchissent vers le nord-est.

Aujourd’hui, tant sur les plaines de la rivière la Paix que dans les bois défrichés, de vastes colonies blanches ont bâti leurs demeures et exploitent leurs fermes ; le chemin de fer longe les deux rives de la rivière, depuis Peace River, et jette ses réseaux sur l’étendue de l’ancienne sauvagerie : le régime des privations est fini pour ces régions ; mais il est du devoir de l’histoire de ne pas oublier la vie désolée des pionniers apostoliques.[1]

Trois nations de la race peau-rouge étaient représentées sur la rivière la Paix : la nation algonquine par des bandes de Cris ; la nation huronne-iroquoise par quelques individus de Caughnawaga, venus comme engagés de la Compagnie de la Baie d’Hudson ; et surtout la nation dénée par les Castors.

La tribu des Castors, dont nous nous occupons exclusivement ici, tenait plutôt la haute partie de la rivière la Paix. Il s’en trouvait au fort Vermillon ; mais le grand centre de ralliement était le fort Dunvégan. C’est pourquoi la Compagnie fit de Dunvégan le chef-lieu de son district de fourrures, et l’Église le chef-lieu de son district d’évangélisation, dans la rivière la Paix.

Les Castors furent de nombreux et sans doute de fiers sauvages, aux temps préhistoriques. Rois du grandiose cours d’eau qui porta d’abord leur nom, ils luttèrent victorieusement, sur ses bords et sur ses ondes, contre les Montagnais de l’est et contre les Cris du sud. De guerre lasse, les chefs belligérants se réunirent, et signèrent, en échangeant le calumet, le pacte de réconciliation. L’endroit du traité fut appelé la Pointe la Paix, et la rivière des Castors devint la rivière la Paix.

Les missionnaires trouvèrent la tribu des Castors sur le versant de sa dégradation. De 6.000 qu’ils avaient été, au dire des anciens, ils s’étaient réduits à moins de 2.000. De nos jours, il ne reste des Castors que de rares vieillards et des métis, beaucoup plus cris, iroquois ou blancs que dénés.

Les causes de cette décadence sont multiples. La principale serait la pratique des unions consanguines. Les maladies honteusement apportées par les Blancs à ces tempéraments en ruine ne tardèrent pas à les livrer à la scrofule, au rachitisme, à la phtisie. Pour finir l’œuvre de ces ravages dans le sang, la destruction inepte du castor amena les famines.

Le castor, animal rongeur, dont les sauvages prirent le nom et le signe héraldique, fut jadis le pourvoyeur de la rivière la Paix. Il s’y multipliait par nations. Un quart d’heure d’affût, au bord de n’importe quel étang, de n’importe quel ruisseau, procurait à la famille du chasseur tous les repas du jour. Aussi longtemps que les Indiens Castors furent les seuls en ces lieux, avec ces bêtes, ils ignorèrent la faim. Ils avaient la sagesse prévoyante de laisser dans chaque loge le couple qui suffisait à la repeupler. Mais de rapaces commerçants arrivèrent, et, avec eux, les Cris, les Iroquois, leurs serviteurs. Qu’importait à ces vandales de passage de ménager la race nourricière ? Ils exterminaient tout animal dont la fourrure valait leur plomb. Ainsi diminuèrent et disparurent peu à peu les castors.[2]

Restaient, et restent encore, les orignaux et les ours que l’on voit gambader sur les côtes des rivières, de juin à septembre. Mais les ours s’engourdissent, l’hiver, en des retraites presque introuvables ; et les loups dispersent souvent les orignaux. Par ailleurs, point de poissons dans la rivière la Paix, ni dans ses affluents.


Les missionnaires rapportent aussi à la frénésie du jeu à la main la déchéance de la tribu des Castors.

Le jeu à la main est la grande, l’universelle passion sportive des Indiens du Nord ; passion tellement invétérée que les missionnaires, après l’avoir longtemps attaquée, ont renoncé à l’extirper jamais. Ils se bornent à obtenir de leurs fidèles qu’ils n’y attachent plus les superstitions dont le jeu à la main était le rite social ; qu’ils se contentent de séances modérées ; et qu’ils ne mettent à l’enjeu que des bagatelles.

Autrefois, les sauvages jouaient, dans ce Monte-Carlo, tout leur avoir, jusqu’à leurs femmes et leurs enfants. Un Cris et un Sauteux jouèrent leur propre scalpe. Ayant perdu tour à tour, ils se coupèrent l’un à l’autre le vivant trophée. Mgr Grouard ne fut pas peu surpris, un jour, de voir son fusil saisi par un Montagnais, qui l’avait mis en gage, après avoir perdu sa chemise.

La mourre, la morra, donnerait quelque idée du jeu à la main.

Les joueurs se placent, en lignes adverses et face à face, à genoux, assis sur leurs talons, corps contre corps, les mains dissimulées et communiquant derrière les dos, ou sous une peau étendue devant eux. Au signal, l’agitation commence. Des tambourins, maniés par des assistants, frappent en coups rythmés et de plus en plus accélérés. L’un des camps détient un osselet. L’osselet se trouve dans l’une des mains. Au chef de file des adversaires de deviner laquelle. Dans le but de dérouter l’inquisition, toutes les mains, tous les bras, tous les bustes du camp opérateur sont entrés en mouvement. Tout cela se croise, se lève, s’abaisse, se penche, se redresse, se renverse, en spasmes et saccades si rapides qu’un centième de seconde ne fixerait pas le groupe sur la plaque photographique. Des hurlements, vocalisés sur les airs de guerre que battent les tambourins, se précipitent en sauvage crescendo, de concert avec les trépidations des membres, des torses, des têtes. Dardés sur l’adversaire, comme pour le méduser, on dirait que les yeux de chacun vont éclater dans leurs orbites. La sueur inonde les habits et détrempe la terre. Les spectateurs, pris dans l’exaltation commune, dansent, gesticulent, grimacent, vocifèrent, à l’unisson des lutteurs et des tambourins. Incroyable la promptitude avec laquelle le devineur arrête la sarabande, en désignant d’un geste convenu, imperceptible aux profanes, celle de ces dix, vingt, trente mains qui étreint l’osselet, et les force à s’ouvrir toutes ensemble, en preuve qu’on ne l’a point dupé. S’il a dit juste, les arrhes et le jeu changent de côté. S’il s’est trompé, les vainqueurs recommencent dans le vacarme redoublé. Le spectacle est affreux. Il devait être diabolique, au temps du paganisme.

Les Castors passaient, à leur rage furieuse du jeu à la main, des jours, des nuits, sur la neige comme sous la pluie. La partie achevée, ils tombaient, exténués. De tente pour s’abriter, de vêtements pour se défendre contre le froid, ils n’avaient presque pas, car les femmes, aussi passionnées que les hommes pour la morra indienne, avaient assisté à la joute, n’ayant garde de coudre les peaux de la loge, ni de raccommoder les hardes du ménage. Comme leurs hommes, elles s’endormaient, insouciantes, à la belle étoile. La grippe, la pneumonie n’avaient qu’à prendre.


Le Père Faraud fut le premier des Oblats à visiter les Castors. Il écrivit ses impressions à Mgr Taché, dès son troisième voyage, en 1860 :


… Les Castors m’avaient fait demander à maintes reprises. Ils disaient mourir de chagrin d’être sans cesse privés de la présence du prêtre qui devait les instruire et leur ouvrir la porte du ciel. Je m’étais donc figuré qu’il n’y avait qu’à se présenter et que tout était fait. Il en a été, certes, bien autrement. Le Castor, a un caractère double et lâche. Dès la première semaine, il faut leur rendre justice, ils se sont montrés zélés pour apprendre leurs prières ; pourtant, cela ne les empêchait pas de jouer à la main et de faire de la sorcellerie, toute la nuit… Je les avertis d’apporter leurs enfants au baptême : Ils me répondirent qu’ils ne le voulaient point, parce que, leurs enfants une fois baptisés, ils ne pourraient plus faire de la médecine sur eux, et qu’ils mourraient tous. Ainsi, voilà une tribu entière qui dit vouloir être chrétienne et qui refuse de passer par la porte du christianisme, le baptême… L’œuvre de la conversion de ce peuple sera donc un long travail. Que de tristes nuits cette pensée m’a apportées ! Les Castors sont si peu nombreux, leur bonne volonté est si faible, nos ressources sont si bornées… Pourrons-nous jamais nous fixer parmi eux ? Ne faudra-t-il pas abandonner cette tribu à son sens réprouvé ?…


Malgré le peu d’espoir de recueillir jamais une moisson, le Père Faraud, devenu vicaire apostolique d’Athabaska-Maekenzie, sacrifia aux Castors la vie d’un missionnaire plein de jeunesse, de zèle et de santé : le Père Tissier. Il fut l’installer lui-même, au fort Dunvégan, en 1866. Tous deux retournèrent à la Nativité, pour attendre le sacre de Mgr Clut, en 1867.

L’automne même de 1867, le Père Tissier se rendit à son poste de la mission Saint-Charles. Il y demeura jusqu’en 1883.

De ces seize années, il passa les treize premières dans l’isolement. De prêtres, il ne vit que le Père Collignon trois fois, et le Père Lacombe une fois, en de rapides visites qu’ils lui firent, par charité fraternelle.


Le seul ami qu’on put lui envoyer fut le Frère Thouminet.

Ancien soldat, religieux modèle, le Frère Thouminet était la ponctualité même, jointe à la bravoure, dans les soins de la mission, comme dans le soin de la perfection de son âme.


R. P. Le Doussal
Mais ses jours devaient bientôt finir. Arrivé au fort Dunvégan en 1877, il se noya le 18 août 1880, dans une anse de la rivière la Paix, en cherchant un instrument qu’il croyait avoir perdu. Il dut glisser dans l’eau, avec un pan de grève.

Le premier compagnon prêtre du Père Tissier fut le Père Le Doussal. Il n’y passa que l’année 1880-1881 ; mais il souffrit assez pour écrire :

« Ici, c’est l’étable de Bethléem. J’ai vu le fort Providence, le Grand Lac des Esclaves, le lac Athabaska, le fort. Vermillon : rien n’approche du dénuement que j’ai trouvé à Dunvégan. »


Le Père Tissier quitta ce dénuement en 1883, le laissant aux Pères Husson et Grouard, ses successeurs. Il était forcé d’aller chercher à Saint-Boniface, hôpital le plus voisin alors, le soulagement d’une infirmité horrible, qu’il avait contractée en poussant la traîne. Il emportait de Dunvégan l’affection et les regrets de tous les sauvages.

Le Père Tissier n’a point écrit. Il l’aurait pu. Il l’aurait dû. Il préféra ensevelir dans le silence de son âme et la mémoire de Dieu ses souffrances avec ses mérites. L’une de ses épreuves, toutefois, est parvenue à la connaissance de plusieurs. Il nous a permis de la raconter, après nous l’avoir lui-même redite.

L’hiver 1870-1871 fut universellement rigoureux, en Amérique comme en Europe ; mais le froid éprouvé par les soldats de la guerre franco-prussienne eut encore semblé un printemps, auprès de celui de notre Extrême-Nord. Quelques jours avant le 25 décembre 1870, le Père Tissier, qui manquait de vin de messe depuis des semaines, voulut échapper à la douleur de passer la fête de Noël avec les sauvages, sans pouvoir leur célébrer les saints mystères, et se mit en route pour prendre son approvisionnement bisannuel, laissé en panne, ainsi qu’il en arrivait presque toujours, sur un rivage de la rivière la Paix. Cette fois, c’était à 600 kilomètres en deçà de Dunvégan, à la pointe Carcajou, que le convoi de ravitaillement avait rencontré les glaces et abandonné le transport.

Deux chiens tiraient du collier le traîneau, que le père poussait avec un bâton. Un employé de la Compagnie et son équipage allaient du même pas chercher les effets des commerçants, mêlés à ceux de la mission. Le voyage se fit en douze jours, sans incidents notables.

En déblayant la cache, |le compagnon du missionnaire lui écrasa le gros orteil avec une pièce de bois. Le blessé eut à marcher quand même, en poussant son traîneau chargé.

Par malheur, une fausse glace se rencontra, formée sur la vieille, à la suite d’une vague de vent chinouk, et céda sous le poids : les voyageurs tombèrent à l’eau. Les pieds du père se gelèrent. Il restait trois jours de marche pour rejoindre le premier campement de Cris que l’on connût, au confluent de la rivière Bataille et de la rivière la Paix.

Ces Indiens, bons catholiques, accueillirent cordialement le missionnaire.

L’orteil meurtri était bleu, et la chair des autres commençait à se décomposer. Le père voulut couper le tout ; mais les sauvages l’en empêchèrent.

— Si tu fais cela avec nos mauvais couteaux, tu es un homme mort, lui dirent-ils. Nous n’avons rien pour guérir la plaie qui en résulterait, et bientôt le poison monterait dans ton corps. Laisse-nous te soigner, comme nous l’entendrons.

Ce disant, ils détachaient la sous-écorce d’un sapin rouge, pour la faire bouillir. Par les lavages et les compresses répétés de cette décoction, ils lui sauvèrent les pieds, et probablement la vie.

Réduit à l’impossibilité de se tenir debout pour plusieurs mois, le père congédia l’engagé
R. P. Tissier
de la Compagnie qui s’offrait à l’assister, et s’installa avec les Cris, dans une tente de famille, à la place que ses infirmiers lui assignèrent, sur la peau de bête commune.

Il n’était pas là de trois semaines que la famine arriva. Les orignaux fuyaient, et les lièvres avaient déserté le pays. Pas une bouchée de réserve dans le camp. Les provisions, amenées de la pointe Carcajou et destinées à soutenir le missionnaire pendant deux ans, y passèrent d’abord ; puis tout ce qui pouvait se manger des peaux et des vêtements. Les plus faibles râlaient autour des foyers, que les plus résistants pouvaient à peine entretenir encore. Une femme en vint à l’extrémité. Le prêtre lui donna, de son grabat, l’absolution suprême, et la prépara à paraître devant Dieu. Il n’avait guère la force d’articuler les prières plus que l’agonisante elle-même.

— Père, dirent les Indiens, quand elle sera morte, nous permettras-tu de la manger ?

— Oui, répondit-il.

En lui-même, il ne put se défendre de penser : « Aurai-je le courage d’en refuser ma part ! »

Mais cette résolution de désespoir — que comprendront tous ceux qui ont eu faim — n’eut pas à s’accomplir. La Providence entendit les supplications de ses enfants. Le même jour, au moment où les derniers chasseurs, qui avaient pu avancer encore un peu dans le bois, se couchaient pour attendre la mort, ils entendirent une lointaine détonation. Ils rampèrent dans la direction en tirant eux-mêmes des coups de fusil. Les hôtes invisibles de la forêt répondirent enfin et s’approchèrent. Ô bonheur ! C’était un groupe de Cris, qui venaient d’abattre quatre orignaux. L’abondance embrassait la misère.

— Le père est avec nous ; il est malade ; il se meurt, là-bas, dirent aussitôt les affamés !

— Le père ! Allons vite le chercher, et, avec lui, vos femmes, vos enfants, vos vieillards !

Les secours furent promptement portés à la rivière Bataille, et tous les faméliques conduits à même les dépouilles de la chasse.

Remis sur pied, le missionnaire put reprendre la raquette. Il arriva au fort Dunvégan, le Samedi Saint.


La détresse du Père Tissier, en cet hiver, rappelle celle d’un autre apôtre des Castors, le Père Husson, en juillet 1880.[3]

Le Père Husson retournait du lac Athabaska au fort Vermillon, sa résidence, en compagnie du Frère Reygnier et de deux serviteurs indiens. Avec bon vent en poupe et fin gibier au bout du fusil, ramant tous quatre et chantant leur gaieté, ils remontaient la rivière la Paix. À mi-chemin, comme ils se reposaient sur le rivage, le canot, mal assujetti, se détacha et partit, sous leurs yeux, emportant les vivres, les armes, les couvertures, les ustensiles, tout, excepté une hache qu’ils avaient pris machinalement, en sautant à terre. Ils étaient là, naufragés, en chemise, pantalon et mocassins, sans une once de victuailles, devant 240 kilomètres à parcourir, parmi les nuées de maringouins, à travers des bois inextricables, où le seul instinct des sauvages pouvait diriger la marche.

Ils mirent leur confiance en Dieu et en Marie, et s’engagèrent dans les fourrés.

Le deuxième jour, les mocassins étaient usés, et les pieds se posaient, au vif, sur les cailloux et les ronces. La faim tiraillait les estomacs. Les heures de sommeil auxquelles les affamés devaient céder transportaient leurs rêves en présence de tables chargées de festins et enivrées de symphonies : mais au moment de toucher à ces viandes et à ces coupes, ils s’éveillaient.

« — Mes guides blasphémaient Dieu, rapporte le missionnaire, incapables de comprendre comment Celui que le prêtre invoque avait pu les abandonner ainsi. »

Une pluie, qui tombe près de trois jours, les oblige à patauger dans des mares continuelles. Sur les rivières étroites, le Père Husson jette, en guise de passerelles, des arbres qu’il abat. À une large rivière qu’ils rencontrent, ils avisent une chaussée de castors : elle s’est brisée ; il faut établir un pont, du rivage à cette chaussée, qui est, elle-même, à deux pieds sous l’eau. Aidés d’un bâton, les voilà passant, l’un après l’autre, sur cette arête étroite, entre deux précipices où les vagues s’entrechoquent sourdement. Un soir, ils découvrent des pistes de chasseurs. Ils les suivent. Déception ! Ces Indiens sont eux-mêmes réduits à la disette. Plusieurs n’ont rien mangé depuis une semaine. Cependant ils en tirent un grand secours : se faire traverser sur la rive droite de la rivière la Paix, et s’abréger ainsi la marche d’une journée.

Enfin, le septième jour, en loqués, massacrés des moustiques, « si amaigris qu’ils se font peur l’un à l’autre », ils tombent au milieu des bons Indiens du fort Vermillon.

Mon Dieu, combien coûtent les âmes !



De toute l’histoire de la tribu des Castors, la seule relation entièrement consolante que nous ayons découverte est celle-ci, du Père Le Treste, qui fut 18 ans missionnaire au fort Dunvégan, d’où il rayonnait, par monts et par flots, sur tout le bassin de la haute rivière la Paix :


26 octobre 1894. — J’arrive d’un voyage au fort Saint-Jean. C’est la première fois que j’ai trouvé une population castor si accueillante et dans de si bonnes dispositions, et qu’ils m’ont montré qu’ils savaient qu’ils ne sont pas uniquement sur la terre pour manger de la viande d’orignal. Tout différemment des autres fois, ils n’ont fait aucune difficulté pour laisser baptiser leurs enfants. J’ai baptisé aussi cinq adultes et un vieillard. A peu près tous sont venus me voir pour me dire qu’ils priaient le grand-prêtre (l’évêque) de m’envoyer chez eux, non plus pour quelques jours, mais pour y demeurer. J’ai eu la chance également de trouver à Saint-Jean la plupart des Castors de Hudson’s Hope, dont les bonnes dispositions ne le cédaient pas à leurs frères de Saint-Jean.


En 1866, Mgr Faraud avait aussi trouvé, au même fort, une consolation apostolique ; mais c’était dans le champ de la mort.


Des 1 800 Castors de ce poste, écrivait-il, il ne reste pas 800 ; et tous sont malades. On m’a assuré qu’il n’y avait pas plus de six ou sept chasseurs valides. Comme on leur avait mal indiqué l’époque de ma visite, je n’ai pas eu le chagrin de voir toutes leurs misères. Ayant appris, cependant, qu’il y en avait une quarantaine qui avaient passé l’été sur une plate-forme, au flanc des montagnes, j’escaladai la montée et, après avoir marché fort longtemps, j’en trouvai trente, couchés à l’ombre d’un saule. Ils n’avaient que la peau et les os, contraints qu’ils avaient été de disputer aux ours quelques fruits sauvages. Leurs corps étaient couverts d’ulcères creux, qui répandaient au loin une infection cadavérique. Je leur demandai s’ils désiraient le baptême :

« Nous ne vivons, me dirent-ils, que pour cela. Déjà nous serions morts depuis longtemps ; mais nous avons demandé à Dieu de vivre assez pour te voir et être baptisés. »

Après une courte instruction, je les baptisai.



  1. À cause de la distance elle-même, et de la difficulté de la vaincre en remontant la rivière la Paix depuis le lac Athabaska ; à cause de l’indifférence des sauvages à évangéliser ; à cause aussi peut-être de l’extraordinaire mortification des missionnaires qui ne demandaient rien, les sollicitudes de Mgr Faraud se portèrent moins sur la rivière la Paix que sur le Mackenzie. Raison la plus forte : le Mackenzie était envahi par le protestantisme, qui n’avait pas encore pénétré dans la rivière la Paix. Au lac Athahaska, il y eut des périodes de misère intense ; à la mission de Dunvégan, ce fut la misère en permanence.
  2. Le castor fut longtemps la fourrure principale du Nord, et tellement caractéristique que son évaluation primitive, le pelu ou plu, est restée l’unité monétaire de ces pays, même depuis l’introduction de notre argent en métal et en papier. Comme la peau de castor s’estimait, à l’origine, une trentaine de sous, trois pelus font environ un dollar (cinq francs). On dira même que la peau du castor se vend aujourd’hui dix ou quinze pelus. Indiens et Blancs ne comptent encore qu’en pelus au Mackenzie, pour toutes transactions. Mais le castor-étalon du commencement est ignoré de beaucoup et oublié de tous.
  3. Le Père Husson fut « le missionnaire charpentier de la rivière la Paix ». Mgr Grouard l’a plus d’une fois présenté « luttant contre le colosse de l’invasion protestante, le bréviaire et la hache à la main », « grand bâtisseur des missions du district », et « voyageur à qui il n’arriva jamais de se faire traîner ».

    Il fut procureur vicarial de l’Athabaska et du Mackenzie, de 1895 à 1909.