Aux glaces polaires/Chapitre XII

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Noviciat des Oblats de Marie Immaculée (p. 285-310).


Mission et Couvent du Fort Résolution

CHAPITRE XII



LES COUTEAUX-JAUNES




Mission Saint-Joseph du fort Résolution, et le Grand Lac des Esclaves. — Les Couteaux-Jaunes. — Le Père Dupire. — Le Père Gascon, le Priant Maigre. — Mal de neige. — Catéchiste « à la baguette ». — Hospitalité canadienne. — Le Sacré-Cœur au Grand Lac des Esclaves. — La lampe du sanctuaire. — « Le martyre sans gloire. ». — Mission Saint-Isidore et ferme Saint-Bruno du fort Smith. — Mission Sainte-Marie du fort Fitzgerald. — Noyade des Pères Brémond et Brohan. — Mgr Célestin Joussard. — À Saint-Sauveur de Québec. — Bloqué dans les glaces.


Avec les Couteaux-Jaunes, nous pénétrons dans les régions subarctiques politiquement inorganisées du Canada, et au sein du vicariat actuel du Mackenzie.


Mission Saint-Joseph

(Fort Résolution, Grand Lac des Esclaves)

La mission Saint-Joseph, la principale par son ancienneté, sa position géographique et le nombre de ses fidèles,

se range aux côtés du fort Résolution, à gauche du delta de la rivière des Esclaves, sur la rive sud du Grand Lac des Esclaves.

Si, du seuil de la mission, le regard pouvait reculer l’horizon, qui se confond avec les flots, il parcourrait, en face, droit sur le nord, les 100 kilomètres de la plus grande largeur du Grand Lac des Esclaves. Sur le nord-ouest, vers le déversoir qui enfante le fleuve Mackenzie, il franchirait, sans heurter l’obstacle d’un rocher, un espace de 150 kilomètres. Sur le nord-est, en ligne presque directe, il plongerait, par delà le corps de cette mer intérieure, au fond d’une baie, longue à elle seule de 130 kilomètres, et tendue comme un bras menaçant vers le pôle. À l’est, l’œil s’arrêterait bientôt contre le changement total des formes et des décors. Autant les baies de l’ouest étaient régulières, larges et continues, autant les baies de l’est sont sinueuses, brisées de détroits, criblées d’îles et de mornes. À l’ouest l’uniformité, la vastité, le champ ouvert des tempêtes ; à l’est la variété, le pittoresque, les ports de refuge.

Vingt-cinq cours d’eau connus alimentent le Grand Lac des Esclaves, sur ses 365 kilomètres de longueur. À leur débit s’ajoutent les apports d’innombrables sources sous-jacentes.

Les eaux de l’ouest, fournies surtout par la rivière des Esclaves, sont ordinairement limoneuses ; les eaux de l’est, qui ne reçoivent que des rivières jaillies du roc de la Terre Stérile conservent une transparence profonde. Mais le poisson habite librement tout le sein du Baïkal canadien.

Les forêts riveraines de l’ouest sont habitées par les orignaux et les ours, tandis que les savanes et les lichens de l’est revoient chaque hiver les troupeaux de rennes.

La superficie, incomplètement inexplorée du Grand Lac des Esclaves, mais estimée à quelque 27.100 kilomètres carrés, le classent cinquième parmi les bassins d’eau douce des deux Amériques.[1]

Le Grand Lac des Esclaves, Great Slave Lake, (Le Grand Lac des Mamelles, Ttchou-T’ oué, pour les Indiens), doit son nom européen à une tribu que les premiers explorateurs, Hearne en 1772 et Peter Pond en 1780, trouvèrent sur ses bords, et qui fut refoulée depuis vers le nord, à l’exception d’un petit groupe qui végète encore à l’embouchure de la rivière au Foin : la tribu des Esclaves.


Trois missions à poste fixe occupent le Grand Lac des Esclaves :
Le Docteur Rymer,
noble praticien, venu d’Angleterre pour se donner aux plus pauvres de la terre. Mort au Fort Résolution, victime de son dévouement.
Bienfaiteur de la mission.
Saint-Joseph du fort Résolution pour les Couteaux-Jaunes, Sainte-Anne du fort Rivière au Foin pour les Esclaves, et Saint-Michel du fort Rae pour les Plats-Côtés-de-Chiens. Leur situation formerait un triangle presque isocèle, avec le fort Rae, au fond de la baie du nord, pour sommet, et le fort Résolution et la rivière au Foin pour extrémités de base. C’est dire quelles étendues d’eau ou de glace doivent affronter les missionnaires, pour se visiter. De ces trois missions-mères, ils se dispersent par toutes les baies et par tous les bois environnants, jusqu’à l’ancien fort Reliance, (mission Saint-Jean-Baptiste), fond du Grand Lac des Esclaves, à la recherche des âmes.

La mission Saint-Joseph du fort Résolution compte quelques familles Montagnaises, originaires du lac Athabaska, et quelques Plats-Côtés-de-Chiens ; mais les deux-tiers de sa population sont pris à la tribu des Couteaux-Jaunes.


Les Couteaux-Jaunes (Tratsan-ottinè, Gens du Cuivre) sont issus, dit leur légende, « du premier homme et d’une gelinotte qui se métamorphosa en femme pendant son sommeil ». Cette femme conduisit ses enfants dans une contrée où il y avait un métal jaune, avec lequel elle leur enseigna à faire des couteaux pour dépecer les rennes. D’où leur nom de Couteaux-Jaunes.[2]

En effet, une rivière et un fleuve voisins, mais au cours opposé, prennent naissance dans la Terre Stérile, sur la ligne de faîte qui sépare le versant du Grand Lac des Esclaves du versant de l’océan Glacial ; et des gisements de cuivre à fleur de sol se trouvent entre leurs sources, ainsi qu’en diverses zones de leur parcours. Le fleuve Coppermine (Mine de Cuivre) coule à l’océan Glacial, la rivière Couteau-Jaune vient tomber sur le coude du grand bras du lac des Esclaves.

Aux sources du fleuve Coppermine et le long de la rivière Couteau-Jaune, les « fils de la gelinotte » ont conservé leurs terrains de chasse ; et c’est encore de ces parages qu’ils s’acheminent, deux fois l’année, vers le fort Résolution, avec leurs fourrures et leur viande de renne.


L’histoire purement religieuse des Couteaux-Jaunes a été celle d’un triomphe, du jour de 1852, où le Père Faraud l’aborda, au jour de cette page.

Le Père Faraud fut accueilli au Grand Lac des Esclaves, comme Notre-Seigneur dans l’hosanna des Rameaux. Un vieillard lui disait :


Regarde mes cheveux blancs ; mes reins affaiblis par les ans m’ont fait courber vers la terre. Souvent j’ai dit : « Fasse le Ciel que je vive assez longtemps pour voir son priant ! » Le voilà. Pendant le cours de l’hiver qui vient de passer, chaque jour me paraissait un mois ; et chaque soleil levant, je remerciais Dieu de revoir la lumière. J’étais malade et abattu, et je disais à mon Grand-Père (Dieu) : « Quelques-uns des nôtres ont été voir le prêtre l’an passé, et le prêtre leur a dit : « Dites à vos vieillards que je leur défends de mourir, et veux les voir tous Me laisserez-vous lui désobéir ? « Dieu a écouté mes prières, et avant de me plier pour toujours, je te vois. Je sais que tu as une eau qui lave le cœur ; tu ne partiras pas d’ici avant de l’avoir versée sur moi ; et alors je mourrai content.



R. P. Dupire
Des heures de tristesse ne manquèrent pas aux successeurs du Père Faraud ; mais elle s’achevèrent toujours par la résurrection des prodigues à la grâce de leur baptême. Le ministre protestant prêcha plus de vingt ans, au fort Résolution, sans s’attacher plus de quelques métis écossais et de très rares sauvages, qui, d’ailleurs revinrent au prêtre pour mourir.


Au temporel, le coup d’œil sur l’étendue mobile du Grand Lac des Esclaves aura fait pressentir quelle dut être — et quelle est encore — la vie apostolique menée à Saint-Joseph.


Les missionnaires, dont tous, à l’exception des deux premiers, résidèrent à ce poste, furent les Pères Faraud, Grandin, Grollier, Eynard, Gascon, Dupire, Joussard, Brémond, Frapsauce, Mansoz, Laity, Bousso, Duport, Falaize, Trocellier.

Parmi ces apôtres des Couteaux-Jaunes, les travailleurs des années les plus sombres et les plus longues furent les Pères Gascon et Dupire.


Du Père Dupire, franc Breton de Pontivy, l’heure ne viendra pas si tôt, espérons-le, de louer les œuvres, tant il reste vivant, aussi vivant qu’en 1877, date de son arrivée à la mission Saint-Joseph. Il va, court et vole encore, au bord du Grand Lac des Esclaves, avec l’agilité de ses vingt-cinq ans. Ses gais yeux noirs, sa voix de stentor artiste, qu’il chante ou qu’il sermonne, sa barbe ébène et minuscule de poilu témoignent que les jeûnes répétés, les marches forcées dans les bois, les nuits égarées dans les poudreries du large, et les bains glacés dans les crevasses’ béantes ne tuent qu’à lente échéance, fussent-ils de moindre taille, les soldats du Nord.



Le Père Zéphyrin Gascon (1826-1914)

Canadien-Français de naissance, le Père Gascon était vicaire à Verchères, non loin de Montréal, en 1857, lorsqu’il entendit l’un des appels de Mgr Taché pour la cause de ses missions. Il suivit immédiatement l’évêque du Nord-Ouest, qui, le 2 juin 1859, l’envoya de Saint-Boniface au secours des chrétientés du Grand Lac des Esclaves.

Le Père Grollier, qui était allé l’année précédente à Saint-Joseph, pour être le compagnon du Père Eynard, avait à peine atteint son poste qu’il avait vu passer, sur les barges de la Compagnie, l’archidiacre protestant Hunter, en route pour les forts du fleuve Mackenzie ; et que, sans balancer, il s’était précipité sur les traces du ravisseur, jusqu’à Good-Hope.

C’était en lieu et place du Père Grollier que le Père Gascon se voyait soudainement dépêché.

Comme il venait de commencer son noviciat d’Oblat, Mgr Taché nommait le Père Eynard substitut du maître des novices.


Envoyer un novice à pareille distance (900 lieues), disait-il au Père Aubert, c’est sans doute un grave inconvénient ; mais, comme me l’ont fait observer mes conseillers, le Père Gascon n’est pas novice en vertu : on peut compter sur lui mieux que, sur certains profès.


Le Père Gascon arriva le 12 août 1859, au Grand Lac des Esclaves.

Le 6 janvier 1861, ayant enfin trouvé le temps de faire sa retraite préparatoire, il prononça ses vœux perpétuels, aux pieds du Père Eynard. Des 512 jours qu’avait duré ce noviciat, dans le Nord, le novice en avait passé 147, en compagnie de son maître. Le reste des 16 mois, l’un et l’autre avaient parcouru les missions dépendantes de Saint-Joseph.

Ces missions étaient alors les forts de la rivière au Sel, Grande-Île, Rae, Simpson, Liard et Halkett.

Le Père Gascon fut le premier prêtre à porter l’Évangile
R. P. Gascon
dans la rivière des Liards, affluent du Mackenzie. Il se rendit, en 1860, jusqu’au confluent de ces rivières, au fort Simpson, malgré l’affront de la Compagnie — ou plutôt de ses officiers locaux — qui lui refusèrent, sur les barges, un passage qu’ils octroyaient au ministre protestant. Celui-ci allait donc s’emparer des sauvages du fort des Liards. Mais le Père Gascon, hélant un canot d’écorce, avec trois hommes, s’aventura sur le Grand Lac des Esclaves, à la poursuite des barges, qu’il rejoignit au fort Simpson, le 26 août, à la stupéfaction du bourgeois et à la consternation du prédicant.

Le Père Grollier était là, venu du fort Good-Hope (800 kilomètres), afin de rencontrer son confrère et d’organiser avec lui la lutte contre l’ennemi.


Le Père Grollier était accouru sur le rivage, raconte le Père Gascon. Deo gratias, Deo gratias, me dit-il, pour me saluer ; et aussitôt de se jeter à mon cou, et de m’embrasser. Les sauvages du fort des Liards sont à nous, ajouta-t-il. Oh ! Quel bonheur pour moi !

Il suffit de regarder un instant le Père Grollier pour se convaincre qu’en effet, il est bien heureux ; son regard qui s’anime, son front qui s’illumine, tout dit sa joie. Il aime tant les sauvages !

Le Père Gascon poursuivit aussitôt sa course jusqu’au fort des Liards, où il arriva le 4 septembre, trois jours avant le ministre : les sauvages furent donc à lui.

Trois fois, coup sur coup, il refit, afin de soutenir ses néophytes, cette randonnée de 875 kilomètres, du fort Résolution au fort des Liards.

Il voulut pousser plus loin son deuxième voyage, en faisant l’assaut du fort Halkett. Le fort Halkett, abandonné bientôt après par la Compagnie, à cause de son inaccessibilité même, centralisait les chasses de deux fragments de tribus des montagnes Rocheuses, les Sékanais et les Mauvais-Monde. Ce n’est qu’à la deuxième tentative que le Père Gascon atteignit le but. Et encore ne trouva-t-il que quelques âmes. De son premier échec, il a laissé cet aperçu :


Après avoir remonté pendant deux jours la rivière, du fort des Liards, nous nous engageâmes dans la rivière du fort Halkett, appelée à bon droit rivière du Courant fort[3]. Elle est très étroite, très dangereuse, pleine de rapides. Les serviteurs de la Compagnie y montent les barges à l’aide du câble. Un de nos hommes faillit s’y noyer. Il y a là certain endroit où l’on se trouve enfermé entre quatre rochers énormes, puis un passage que l’on désigne sous le nom de Porte de l’Enfer, et non loin se trouve le Portage du Diable. Tout cela est sinistre. Chaque coup de rame produit un bruit qui, s’en allant de rocher en rocher, répercuté par des échos, fait vraiment frissonner. Arrivé an Portage du Diable, j’appris avec chagrin que les sauvages n’étaient point au fort Halkett. Il fallait rebrousser chemin. Jugez de ma douleur et de mes craintes ; mais il n’y avait point à hésiter sur le parti à prendre. Il fallut que chacun commençât par faire de ses bagages un paquet qu’il pût porter sur ses épaules ; puis, nous nous mîmes en route par terre. Nous avions d’abord à gravir les pentes roides de la montagne, puis à descendre des précipices affreux. Impossible de vous dire les dangers de cette route. Plusieurs fois, les cheveux se dressèrent d’épouvante sur ma tête. Je faillis tomber plusieurs fois ; et toute chute eût été mortelle. Je ne vous parle point des crampes qui me saisirent aux jambes et me firent tant souffrir. Arrivons au bord de la rivière, à un endroit où elle paraît moins dangereuse. Nous prendrons le canot, tout ira mieux. Nous y étions à peine installés tous les sept qu’un faux mouvement de nos hommes nous exposa au plus grand danger de nous noyer. Mais non, nous arriverons sains et saufs, car Dieu nous protège mani- festement. Après de grandes fatigues et de nouveaux dangers, nous rentrâmes au fort des Liards.


À son retour du fort Halkett, en septembre 1862, le Père Gascon prend le fleuve Mackenzie, au fort Simpson, et le descend vers le fort Good-Hope (800 kilomètres), où l’appelle le Père Grollier. Le 7 octobre, son canot est arrêté par la glace. Il marche cinq jours, bagages sur le dos, le long des grèves. L’année suivante, il revient à Saint-Joseph.


L’endurance du Père Gascon dans les voyages, comme dans ses habitudes régulières, fit voir la somme d’efforts que peut arracher à la faiblesse d’un corps l’énergie d’une âme.

Long, fluet, délabré, semblant n’avoir que la charpente osseuse, les sauvages le qualifièrent tout de suite : le Priant maigre, Yialtri-gon. Sa digestion ne souffrait que peu de nourriture. Cinq minutes suffisaient à ses trois repas mis ensemble. Il n’avait pas souvenance que les crampes d’estomac l’eussent laissé dormir plus d’une heure par nuit : couché vers minuit, il était debout à deux heures. De son grabat il passait à la chapelle pour « tenir compagnie à Notre-Seigneur ».

Prier, travailler, souffrir sans murmurer furent toute sa vie.

Aux voyages de l’hiver, il allait invariablement à pied. Il courait, courait, sur ses raquettes, et les jours et les nuits. La mauvaise place du campement était la sienne. Astreint par sa pauvreté, autant que par la nécessité, à ne se charger que de l’indispensable, il partait souvent sans linge de rechange. Un jour qu’il n’en pouvait plus de vermine, il emprunta une vieille chemise d’un employé de la Compagnie. Il vit la sienne, en la déposant, noire, remuante. Il ne cessa cependant de se reprocher cette action comme « une faiblesse et une immortification ».

Comme si le démon se fût acharné contre ce François-Xavier des Dénés, il ne rencontrait partout que mauvais pas et aventures enguignonnées ; ce qui lui valut son autre nom indien : Yialtri-Douijé, Le Priant de misère.

Mais ces souffrances, les souffrances énumérées jusqu’ici dans ce livre, qui furent le compte du Père Gascon, en tant que missionnaire arctique, ne furent pour lui que douceurs, comparées à un mal dont nous n’avons encore rien dit, et qui l’épargna moins que tout autre : l’ophtalmie des neiges, le mal de neige.

Le mal de neige ne fait grâce qu’aux myopes : meilleure est la vue, plus cuisante est la blessure, chez ceux qui ne lui sont pas naturellement réfractaires. C’est le cruel présent du printemps boréal.

Dès avril, le soleil se venge de sa longue nuit, en répandant les feux de ses longues journées sur la plaine des grands lacs et des larges rivières. La réverbération des rayons contre la blancheur polie, miroitante, transforme bientôt la peau européenne en peau rouge, et la peau rouge en peau noire : l’épiderme se cuit, se sèche et tombe par écailles. Les mêmes flots de lumière envahissent les yeux ; et moins d’un jour de marche à travers la fournaise glacée suffit à les enflammer comme des charbons. L’organe s’injecte de sang, sous les premières sensations de coups de lancettes. Des pustules caustiques couvrent ensuite la sclérotique, la cornée. Sur le globe, les paupières passent et repassent comme des râpes ensablées. Les muscles moteurs de l’œil communiquent leur brûlure aux muscles de la tête ; et le cerveau semble se comprimer sous la torsion de tentacules féroces. On voit des sauvages se rouler de douleur sur la glace, et plusieurs rester aveugles pour la vie. Afin de se protéger, les Dénés se placent une toile sombre devant la figure, les Esquimaux s’adaptent une visière d’écorce fendue d’une ligne médiane, les Blancs recourent aux lunettes vertes ; mais rien n’est entièrement à l’épreuve du mal de neige, surtout si le soleil se voile d’un nuage, qui, sans la réduire beaucoup, diffuse sa lumière, et force le regard à scruter davantage l’uniformité blanche, sans ombre ni relief, pour découvrir les chemins.

Le Père Gascon ; voué par sa faiblesse générale, en même temps que par sa vue perçante et ses fréquents voyages, à l’ophtalmie des neiges, n’avait même pas les moyens de se procurer les lunettes soi-disant préservatrices ; et chaque année lui ramenait la cuisante torture. Un printemps, il écrit du-fort Raé :


Une heure avant mon arrivée, ma vue me refusa son ser- vice. Je fus obligé de me coucher dans le traîneau et de me résigner à souffrir. Après avoir touché la main aux sauvages, je dus faire le baptême d’un enfant en danger de mort : mais la lumière de la chandelle acheva de m’enflammer la vue. Dès lors, il fallut dire adieu à la lumière, fermer les yeux pendant deux jours et trois nuits, et me résigner au martyre. Les sauvages, souffrant de me voir souffrir, me conseillèrent de les faire suer sur de l’eau chaude dans laquelle on aurait infusé une bonne poignée de thé. Je suivis à la lettre ce conseil.

La troisième soirée, mes yeux étaient tellement enflammés et me causaient de si grandes douleurs que je crus réellement perdre la vue. Le moindre mouvement dans la maison, le moindre courant d’air suffisait pour me causer de vives douleurs. Ne sachant que faire de mes yeux, je les fis suer une troisième fois, et ce fut avec succès. Je souffris moins les jours suivants. Ma plus grande peine a été de ne pouvoir lire l’office divin, ni offrir le saint sacrifice de la messe. Pendant plus d’un mois, j’éprouvai des élancements dans les yeux. La crainte de devenir aveugle et incapable de travailler au salut de tant d’âmes délaissées m’affecta beaucoup.


Entre ses grands voyages, le Père Gascon faisait régulièrement dix kilomètres par jour, sur le fond de baie qui séparait la mission Saint-Joseph, située alors sur l’île d’Orignal, du fort Résolution situé sur la terre ferme.[4]

Emmitouflé de son cache-nez, il allait, oscillant, mais rapide, sur ses raquettes, comme à une fête. La fête était de faire le catéchisme aux enfants des engagés du fort, et aux quelques Indiens de l’endroit.

Catéchiser fut la passion du Père Gascon. Toute sa vie, il catéchisa. Il se tenait des heures au milieu des petits, avec son livre et ses images, leur triturant la doctrine chrétienne. Loué d’une voix juste et forte, il agrémentait les explications par des cantiques montagnais, dont il improvisait les airs, sur des mélopées sauvages.

Aux temps des rassemblements indiens, le printemps, l’automne et à Noël, le zèle apostolique, dont il était l’incarnation, comme le Père Grollier, se donnait plein essor. C’était, dit-on, une chose à voir.’Trois fois par jour, sinon quatre, il appelait son troupeau à la maison-chapelle. Armé d’une clochette et du bâton qui ne le quittait pas, il circulait à grande allure, dans le camp, et vidait les loges. Sus aux traînards, malheur aux retardataires : sur les échines, martin-bâton ne chômait pas !

La paroisse réunie, tout continuait « à la baguette » : chants, prédication et cher catéchisme. Il avait l’éloquence de Notre-Seigneur et de Saint-Paul, la seule vraie et habile, l’éloquence du droit au but par l’affirmation : sit sermo vester : est, est ; non, non. Sa main, assistant sa parole, dispersait les distractions ; et les gifles claquaient en plein sermon, comme des éclairs, sur les faces mignonnes ou flétries des délinquants.

Avec cela, et pour cela, cœur d’or. La sensibilité qui le transformait en ardeur pour la gloire de Dieu, et qui l’aidait à la tâche, difficile pour un nerveux inflammable à tout choc, d’adoucir le fortiter par le suaviter, le faisait de cire, en présence d’une indigence à soulager. Les pauvres étaient ses privilégiés. Combien d’entre eux ont emporté à leurs petits enfants, sa dernière bouchée de poisson ou de caribou ! À l’égard de ses confrères, et des voyageurs du Nord qui frappaient à sa hutte, il étalait les trésors de cette hospitalité canadienne-française, avenante, riante, unique au monde, et dont la serre chaude, transplantée de Normandie et de Vendée, s’entretient sur les bords du Saint-Laurent. L’étranger, quel qu’il soit, retrouve sa maison, sous le toit canadien. On le lui déclare sans arrière-pensée, sans fade obséquiosité : « Faites comme chez vous ». La formule est invariable ; elle dit tout. Le Père Gascon recevait de la sorte. Pour les « visiteurs », il y avait toujours, en petite cache, une menue grillade de vieux lard, quelques fèves, importées de longtemps, longtemps ; il y avait, pour épicer le tout, la parlante et joyeuse humeur du pays de Québec.


En 1880, le Père Gascon, qui n’était plus qu’infirmités, dut dire adieu au Grand Lac des Esclaves et au Mackenzie.

Des trente-quatre ans qui lui restaient à vivre, il se tint encore debout et agissant pendant vingt-sept, aux missions du Manitoba, Puis son corps tomba tout entier.

Les sept dernières années se passèrent au juniorat de la Sainte Famille, à Saint-Boniface, au milieu des jeunes étudiants Oblats de Marie Immaculée. Heureux les disciples formés à l’apostolat, en présence d’un pareil modèle !

Pendant ces sept années, le vieillard missionnaire ne se coucha pas une fois : c’est dire ses souffrances. Jamais cependant l’on ne distingua une plainte dans les gémissements que lui arrachaient les crises multipliées. Son énergie parvenait encore à porter à l’autel ses membres paralysés. Jusqu’à deux mois avant la fin, il se leva presque chaque jour de sa chaise de douleur pour célébrer le divin sacrifice. Revenu à sa chaise, il passait le reste de la journée et de la nuit à prier et travailler. Combien précieuses devant Dieu ces prières d’un saint, blanchi au service de Lui Seul ! Les travaux étaient toujours de l’apostolat : collaboration au charmant Ami du Foyer, revue des junioristes, et lettres enflammées lancées sur le Canada et les États-Unis pour appeler ressources et jeunes gens à nos collèges apostoliques, noviciats, scolasticats. Il cultivait spécialement ses, neveux et arrière-neveux, (sa parenté vivante se comptait à plus de trois centaines), qu’il espérait conduire au sacerdoce.

Ce n’est que la veille de sa mort que la plume, le bréviaire et le chapelet tombèrent ensemble des mains du Père Gascon. Il partit pour le Ciel, dans la matinée du 3 janvier 1914, à l’âge de 87 ans, et, selon ses vœux, le samedi, jour de la Sainte Vierge, qu’il avait toujours filialement servie.



Les mérites du Père Gascon et les vertus de ses continuateurs, tombant sur le terrain de la sympathique tribu des Couteaux-Jaunes, firent lever une consolante prospérité sur la mission Saint-Joseph.

Depuis 1909, deux grands édifices, aux dispositions modernes, mirent leurs façades au bord des eaux du Grand Lac des Esclaves : une résidence pour les missionnaires, — bel évêché de passage de S. G. Mgr Breynat, — et un orphelinat des Sœurs Grises de la Charité. Une scierie mécanique et de petits bateaux rapides, fruit des aumônes mises en œuvre par le vicaire apostolique du Mackenzie, permettent l’exploitation des forêts et du lac. Il n’y a plus à redouter que la famine. Nous avons dit pourquoi. Mais saint Joseph, nautonnier fidèle, veille à la barre.


Mission et orphelinat sont le théâtre de spectacles qui raviraient Montmartre et Paray-le-Monial. La dévotion au Sacré-Cœur, reine et centre de toutes les autres, a été l’aboutissant de tous les efforts, comme de tous les désirs. Des mains du Père Gascon, qui la convertit, la tribu des Couteaux-Jaunes passa aux mains du Père Dupire, qui l’affermit dans la foi.
La Bannière du Vicariat du Mackenzie
au Sanctuaire de Paray-le-Monial.
(Œuvre de deux artistes
de Québec, Canada).
Le Père Mansoz, arrivé avec le nouveau siècle, prêcha le Sacré-Cœur. Le Père Duport continua. Le Père Falaise acheva. Et le Père Dupire, revenu à Saint-Joseph après huit ans de dévouement à d’autres ouailles, soutient de son ancienne autorité la dévotion au Roi d’Amour. Tous les sauvages se sont affiliés, par des confréries spéciales, aux grands foyers du Vieux-Monde, d’où rayonne le Cœur de Jésus. Ils n’omettraient pas pour un trésor, s’ils se trouvent au voisinage de leur église, la communion du premier vendredi du mois. Des trappeurs s’imposent des journées de marche afin d’être présents à la fête mensuelle du Sacré-Cœur. Plusieurs ont sacrifié des chasses et des pêches nécessaires à leur vie, confiants en la parole de Celui qui est riche envers ceux qui l’invoquent, et qui a promis de bénir toutes les entreprises. La plupart de ceux que retiennent trop souvent les distances ou la disette se sont inspiré, en dédommagement, la dévotion à tous les vendredis de l’année. Chaque vendredi qu’ils passent à la mission, ils s’approchent des sacrements. Retournés au fond des bois, ils s’unissent par la communion spirituelle à Notre-Seigneur présent dans l’Eucharistie et aux heureux fidèles des grands pays dont la vie est assurée, et qu’ils se représentent allant, pleins de reconnaissance, à la Sainte Table de la chaude église, voisine de leurs maisons… Le grand nombre des bons Indiens, séduits par la ruse divine du Sacré-Cœur, qui par ses promesses en faveur des neuf premiers vendredis n’a voulu que donner à ses enfants la faim de son Corps et de son Sang — qui edunt me, adhuc esurient, — font la sainte communion fréquente, ou quotidienne.

Un Montagnais du fort Résolution disait, en mourant, à sa femme :

« Je te donnerai seulement comme dernière recommandation de bien aimer le Sacré-Cœur de Jésus, et de le faire aimer par nos enfants. Ne leur apprends pas autre chose. Il n’y a pas longtemps que j’ai appris cela ; mais j’ai fait ce qu’a dit le père, et j’ai vu que c’était bien vrai. »


Le cahier-journal du Grand Lac des Esclaves contient cette petite note, qui, sous son humble apparence, marquerait à elle seule l’immensité de tous les progrès accomplis :


12 avril 1912. — Pour la première fois, depuis la fondation de la mission, une lampe brûle dans le sanctuaire. Cette mystérieuse lumière fait du bien au cœur. Elle nous sera l’étoile qui conduisit les Mages à la Crèche de Bethléem. Grand merci à l’âme généreuse qui nous fait ce précieux présent !


Cela veut dire que pendant soixante ans les missionnaires du Mackenzie n’eurent même pas la douceur d’offrir à Jésus sa petite lampe gardienne : l’huile eût coûté trop cher, et sa propre flamme ne l’eût pas défendue de la gelée, en ces maisons-chapelles, que les nuits transformaient en glacières, à mesure que s’éteignait le foyer de l’âtre. Cela veut dire qu’il est devenu possible de vivre assez confortablement, en des abris mieux aménagés. Cela veut dire que le missionnaire a la consolation de savoir moins seul son divin Compagnon de l’exil.

En 1864, Mgr Grandin, arrivant de sa longue visite aux missions polaires, s’agenouillait aux pieds de Pie IX, avec une supplique demandant l’autorisation de conserver le Saint Sacrement sans lampe.

Le Pape lut attentivement toutes les raisons exposées :

— Mais, dit-il, je ne puis accorder pareille chose que dans les cas de persécution ; et, grâce à Dieu, vous n’en êtes pas encore là.

— Très Saint-Père, repartit Mgr Grandin, nous ne sommes pas persécutés, c’est vrai ; mais nous avons tant à souffrir ! Il nous arrive souvent de ne pouvoir célébrer la messe qu’avec une seule lumière… Si vous nous enlevez le bon Dieu, que deviendrons-nous ?

— Gardez le bon Dieu, répondit Pie IX, tout ému. Oui, gardez le bon Dieu… Vous avez tant besoin de Notre-Seigneur ! Mon cher évêque, dans votre vie, toute de sacrifice et de privation, vous avez le mérite du martyre, sans en avoir la gloire !


Aujourd’hui, après soixante-dix ans du « martyre sans gloire », tous les sanctuaires du Mackenzie, à l’exemple de la mission Saint-Joseph, possèdent et entretiennent leur petite lampe consolatrice.



Mission Saint-Isidore (Fort Smith)[5]

La mission Saint-Isidore du fort Smith est ensevelie sous l’éternel grondement des rapides, qui brisent la rivière des Esclaves, à mi-chemin entre le lac Athabaska et le Grand Lac des Esclaves..

Ces rapides viennent mourir brusquement au pied de la côte sablonneuse, couronnée du fort-et de la mission. Ils sont les dernières entraves à la navigation, du 60° degré de latitude au pôle nord.

Comme pour profiter de la suprême liberté que la nature sauvage lui accorde, la rivière se précipite, sur 33 kilomètres d’engorgement, en trois avalanches de cascades, que l’hiver n’immobilisera jamais, et qui défieront longtemps l’ambition conçue par l’homme de les dompter.

Sur les rochers enclavés dans les précipices, on voit des pélicans, confondus avec l’écume, happer les poissons qui dévalent. C’est aussi l’aire de leurs couvées, les seules connues de la région arctique. Par les beaux jours, ils s’élèvent du sein des embruns en volées solennelles et viennent planer de leurs grandes ailes blanches frangées de soleil, sur les bois et les maisons d’alentour. Le bruit des cataractes couvre leurs cris jusque dans les hauteurs de leur vol.


À la ferme Saint-Bruno. — Deuxième habitation
R. P. Gourdon et F. Barbier

Les forces hydrauliques du fort Smith mettraient en action un nombre incalculable d’usines et de fabriques ; elles seront partiellement saisies par l’industrie, à n’en point douter ; elles broieront le minerai du Mackenzie ; elles alimenteront de mouvement, de chaleur et de lumière une ville, des villes peut-être. Cet avenir, prévu par Mgr Breynat, le détermina à établir sur ce terrain des positions de choix : un hôpital, une école, une vaste maison pour les missionnaires.

À 32 kilomètres au nord-ouest du fort Smith, dans les prairies aux herbes salines, arrosées par la rivière au Sel, à l’abri des montagnes du Buffalo, refuge des derniers bisons libres du Canada, Monseigneur a entrepris, en 1911, au coût d’énormes sacrifices, la Ferme Saint-Bruno, dont il espère tirer plus tard une part assurée des ressources du vicariat.

À la tête des rapides, se trouve un petit poste qui ne fut d’abord qu’une succursale de Saint-Isidore : la mission Sainte-Marie du fort Fitzgerald.[6]


Les chevaux du Fort Smith
« portageant » les barges durant l’hiver

La mission Sainte-Marie, la dernière en latitude du vicariat d’Athabaska, reçoit tous les effets du Mackenzie, et les remet à la mission Saint-Isidore, la première de ce vicariat. Un portage de 25 kilomètres, aménagé dans le bois, sur la gauche des rapides, relie Sainte-Marie et Saint-Isidore. Les chevaux de Mgr Breynat pourvoient au transport des barques et de leur contenu.[7]


Les rapides du fort Smith engloutirent plusieurs cargaisons de nos ravitaillements, attirées par la succion du courant, plus forte que les bras qui les poussaient vers le petit port du fort Fitzgerald ; et, hélas ! deux jeunes missionnaires : les Pères Brémond et Brohan.

Le Père Brémond était en charge de la mission Sainte-Marie, à la tête des rapides, depuis dix ans. Dévoué, aimable, prêchant à ravir, les sauvages le chérissaient. Le Père Brohan, nouveau prêtre, arrivait du scolasticat de Liège, en route pour sa destination du Mackenzie : bâti en « homme du Nord », remarquable de savoir-faire, il promettait une belle carrière. Le dimanche 14 juin 1908, après le salut du Saint-Sacrement, sur les quatre heures, le Père Brémond, canotier très adroit, se rendit au désir de son hôte qui se disait amateur d’une expédition en pirogue d’écorce, et lui proposa de traverser la rivière des Esclaves jusqu’à un endroit de la rive droite, d’où il est possible de voir bouillonner le premier rapide. Nos touristes revenaient en chantant. Comme ils atteignaient le remous qui constitue le port, le contre-courant empoigna la proue. Le contre-coup de pagaie du Père Brémond suffisait à empêcher le canot de pivoter sur lui-même et à le relancer dans le remous ; mais un mouvement nerveux du Père Brohan qui se souleva un peu fit chavirer l’esquif. Tout disparut, en un instant, sous les yeux consternés du Père Lefebvre et des Indiens. Des jeunes gens jetèrent les barques à l’eau pour le sauvetage ; mais ni du canot, ni des missionnaires, l’on ne revit jamais une épave.


Malgré la vigilance et les industries du Père Mansoz, son directeur actuel, la mission Saint-Isidore n’est pas encore sortie des langes de sa pauvreté. Avec ses œuvres et ses édifices, elle multiplie sa gêne. Elle n’a, pour attendre le secours des chemins de fer et des exploitations minières, forestières, que sa pêche du pied des rapides, qui est la plus précaire, de tout le Nord, — sa chasse aux rares orignaux, et ses patates, qu’il faut disputer aux gelées particulièrement traîtresses de la région.


Le R. P. Mansoz, jetant, au printemps, une barge
dans la rivière des esclaves, au pied des rapides

La première messe du fort Smith fut célébrée par le Père Gascon, le 3 août 1876.

Le premier missionnaire résident, après en avoir été le visiteur, à la suite du Père Gascon ; celui qui en connut, par conséquent, tout le pain noir, fut le Père Joussard.



Mgr Célestin Joussard (1851)

Il naquit, le 2 octobre 1851, à Saint-Michel-de-Geoirs, diocèse de Grenoble.

Mgr Clut l’ordonna prêtre, au scolasticat d’Autun, le 21 avril 1880, et remmena aussitôt.

Le jeune missionnaire passa l’hiver à la Nativité. Le printemps 1881, il savait le montagnais au point de prêcher seul la mission du fort Smith. De là, il se rendit au Grand Lac des Esclaves, où il fut l’assistant du Père Dupire, pendant huit ans.

Du lac des Esclaves, il revenait presque chaque année au fort Smith.

En 1888-1889, il y résida.

Du fort Smith, il fut envoyé au fort Vermillon, sur la rivière la Paix, où il ajouta à son montagnais le cris et le castor.

C’est à ce poste que, vingt ans après, le 11 mai 1909, l’Église le trouva pour l’investir de l’épiscopat, sous le titre d’évêque titulaire d’Arcadiopolis et de coadjuteur, avec future succession, de S. G. Mgr Grouard, vicaire apostolique d’Athabaska.

La nouvelle lui parvint au temps de la fenaison. Il se hâta de rentrer sa récolte, afin de se rendre à Vancouver, où, à une date qu’on ne pouvait aisément reculer, le Révérendissime Monseigneur A. Dontenwill, supérieur général des Missionnaires Oblats de Marie Immaculée, l’attendait pour le consacrer. Il arriva presque en retard. La cérémonie eut> lieu, le 5 octobre, dans l’église du Saint-Rosaire.

Comme le pauvre élu n’avait rien d’épiscopal dans son havresac, S. G. Mgr Dontenwill lui donna l’une de ses soutanes, qui se trouva presqu’une fois trop large, et son plus bel anneau.

Au lendemain de la fête, Mgr Joussard partit pour le concile de Québec.

Roulant en chemin de fer, par cette prairie qu’il avait si lentement parcourue, avec les bœufs, vingt-sept ans auparavant, et rêvant aux merveilles du génie humain, il prenait, sur ses genoux, son dîner de sandwich. Des débris l’embarrassèrent. Il les jeta par la portière, et, avec eux, le bel anneau du sacre. Le télégraphe, autre merveille, eut beau, de la gare suivante, sonner alarmes sur alarmes à l’homme de section : les recherches n’aboutirent qu’à laisser à l’ancienne prairie vierge l’émeraude et son écrin. Un chanoine d’Ottawa prêta son humble jonc à Sa Grandeur, qui voulait bien étrenner ses pouvoirs par une confirmation solennelle, à l’église du Sacré-Cœur.

À Québec, Mgr Joussard vit les premières assises de l’auguste assemblée. Puis, comme Mgr Clut au concile du Vatican, l’ennui le prit de ses missions.


À Vancouver (Colombie britannique)
Le jour du sacre de Mgr Joussard, coadjuteur de l’Athabaska

Il attendit cependant l’heure d’y jouir d’une consolation que lui avait promise la vieille et bonne cité française du Canada : la consolation d’assister à un triomphe du Sacré-Cœur. Les Oblats, qui, depuis le Père Durocher, avaient dirigé la paroisse Saint-Sauveur, très populeuse, et si Québecquoise, avaient fait s’épanouir dans sa splendeur la dévotion au Sacré-Cœur. Le Père Lelièvre, directeur des hommes et jeunes gens, prépara aux Pères du concile, invités pour le 21 septembre, une manifestation générale, simplement semblable à celles qui se sont renouvelées chaque premier vendredi du mois, depuis 1905 jusqu’à nos jours, sauf que, ce soir-là, les braves ouvriers, endimanchés, furent chercher les évêques dans des carrosses de gala, et que leur procession s’était déroulée dans les décors féeriques des rues du vieux Québec. L’église Saint-Sauveur déborda, jusqu’aux recoins de la place publique, de ces milliers d’hommes, amis du Sacré-Cœur. À entendre chanter et prier cette masse de poitrines, les prélats comprirent que le Règne du Sacré-Cœur était bien établi sur le peuple canadien, et qu’il n’avait plus qu’à rayonner de Québec sur l’immense continent. Les comptes-rendus de la cérémonie rappelaient, le lendemain, les paroles d’admiration, prononcées par les Pères du Concile, à ce spectacle. Mgr Joussard s’était écrié :

« — Je puis maintenant chanter mon Nunc dimittis. Jamais je ne verrai rien de plus beau sur la terre ! »

La France invitait alors l’évêque-missionnaire qui n’avait jamais revu son pays natal. Mais, loin de se rendre à cet appel, ne se donnant même pas le temps d’assister jusqu’au bout aux séances du Concile, il dit adieu à une civilisation qu’il avait si bien compté ne plus revoir, et repartit pour le fort Vermillon, où sa hache l’attendait pour abattre les sapins d’une nouvelle construction et pour bûcher le bois de chauffage de l’hiver qui venait. Chemin faisant, de par le vicariat, il écrit :


Je vous prie de croire qu’à mon arrivée au lac Wabaska, on ne m’aurait pas pris pour un évêque. Aussi le Père Bâtie avait peine à nous reconnaître, tellement nous étions, le Père Jaslier et moi, dans un état indescriptible. La pluie pendant six jours, des marais à rester dedans, et la dernière journée dans l’eau jusqu’à la ceinture, pendant plus d’une heure, appelant, criant qu’on vienne nous aider à traverser, et, pour bouquet, durant quatre heures de nuit, à travers des fondrières sans nom, des ponts coupés par le milieu, où mes chevaux se lançaient pour atteindre l’autre bord et s’engouffraient dans des tourbillons de vase gluante d’où il fallait les arracher, presque sans les voir. Plus d’une fois, dans ce beau voyage, les chevaux nous ont descendus de selle, doucement cependant et sans scandale. Parfois même, ces pauvres bêtes s’anéantissaient tellement sous nous que, les deux pieds à terre, nous pouvions, en reculant, quitter notre siège sans même toucher à la selle… Jamais, de ma vie de missionnaire, je n’ai vu pareils bourbiers, si profondes fondrières. Mais le bien se fait. On s’en donne la peine.


De Mgr Joussard, nous avons retrouvé une perle fraîche — combien plus précieuse que celle de la prairie ! — dans l’amas des correspondances conservées par Mgr Clut. Nous nous permettons de reprendre cette lettre, parce qu’elle présente l’une des épreuves du lot commun des mission¬ naires, que nous n’avons pas décrite : l’arrêt soudain d’un esquif dans les glaces.

Le Père Joussard est au fort Smith, l’automne 1884. Les Indiens veulent le retenir parmi eux. Mais il doit partir pour sa résidence de Saint-Joseph, avec une barque contenant 112 ballots, qui viennent d’arriver aux rapides, et qui sont les effets des missions du Mackenzie pour 1885. L’hiver menace. C’est de ce voyage qu’il rend compte à Mgr Clut :

« … Il faut que je quitte mes enfants ; mais mon cœur se resserre comme si de nouveau je faisais le sacrifice de la famille. Ah ! c’est que je les aime ardemment mes sauvages. Et ils en sont dignes !

« La terre est déjà couverte de son blanc linceul ; le temps est froid ; la neige tombe abondante ; la rivière s’épaissit. Nous sommes le 13 octobre. Je pars avec trois jeunes gens, non sans me confier de toute mon âme à notre bonne Mère : car je prévois plus d’un danger… Le lendemain, notre timonier tombe malade, incapable de tenir la rame ; je prends sa place. Le temps presse ; de gros glaçons, vraies banquises, se promènent déjà sur la rivière. Jour et nuit, nous nous laissons emporter au courant, car mes deux rameurs sont insignifiants pour une charge d’environ 11,200 livres, dont notre bateau déborde. Je ne crains qu’une chose : échouer, en plein fleuve, sur quelqu’un des bancs de sable, nombreux à cette époque de la décroissance des eaux. Le pesant bateau, une fois plaqué sur l’écueil par le courant, résisterait à tous nos efforts ; et la glace ne tarderait pas à nous y briser. Ce que je craignais, nous arriva dans les ténèbres de la troisième nuit ; et, sans un secours d’en-haut, je ne sais ce qui fût advenu de nous. Voyez-nous donc au milieu de ce fleuve. Depuis longtemps nous luttons pour gagner la rive gauche, et avoir ainsi, en cas de malheur, la ressource de regagner à pied, à travers bois, notre île lointaine (l’île d’Orignal) du Grand Lac des Esclaves. Mais, malgré nos efforts, nous ne gagnons rien : le courant et les banquises nous poussent, avec fureur sur la rive droite où nous attend le désert, la mort. Des glaçons, mordants comme des limes, pressent sans cesse les flancs de notre embarcation, et vont finir par les ouvrir. La nuit est profonde, et, dans les ténèbres, on n’entend que des grands bruits de glaçons qui se concassent, rompent les digues formées par leurs devanciers, et se précipitent de nouveau par avalanches. Ce fracas du large nous épouvante, quand tout à coup il retentit autour de nous. Nous nous croyons dans un vrai rapide. La glace se rue autour du bateau qui tressaille des secousses : nous sommes échoués. Le courant, continuant sa course, nous laisse ses glaces, qui s’accumulent et se dressent bientôt, au-dessus de nos têtes. Ramer est impossible : nous sommes au milieu d’un glacier ; nous mettre à l’eau serait nous faire déchirer et emporter. Force nous est donc d’attendre une éclaircie pour tenter le sauvetage. Dix minutes s’écoulent, dix minutes bien longues, pendant lesquelles ma prière monte à* Marie, la suppliant de nous prendre en pitié et de venir à notre aide. Encore une tentative : nous voilà à l’eau, dans un moment que nous croyons favorable, pour dégager la barque à coups d’épaules. Elle ne remue pas d’une ligne ; elle est sur le roc. Mais voici venir sur nous une banquise plus grande ; si elle nous frappe, c’en est fait ; nous sommes perdus ! Ma prière et ma confiance en Marie redoublent avec nos efforts. C’est le succès : le bateau tourne sur lui-même, comme sur un gond ; nous sautons à bord, évitons la banquise, et gagnons la rive gauche, au prix d’une heure encore de lutte contre la rivière. Nous constatâmes alors que le danger avait été plus grand que nous ne l’avions pensé : nos parois étaient usées par le frottement au point que notre bateau faisait eau de partout et qu’il allait sombrer.

« Après nous être assurés que nous étions solidement amarrés, nous nous couchons dans le bateau même, tant nous redoutons qu’il soit emporté à notre insu. Il neige à plein ciel. La glace s’amoncelle, en grinçant, autour de nous, et nous enserre comme un étau. Dans ce froid et ce vacarme, il m’est impossible de dormir. Je secoue donc mes couvertures et je vais à terre. La descente du lit est moelleuse. J’allume un feu, et j’attends, assis sur quelques branches de sapin, le jour qui ne se presse pas. À l’aurore, la rivière ne nous apparaît plus que comme une nappe solide et blanche : elle est prise par l’hiver.

« Après avoir mis en cache les marchandises, nous prenons sur le dos nos couvertures et nos vivres, et nous nous dirigeons vers le Grand Lac des Esclaves, sans raquettes, à travers le bois, les marécages et les savanes aux grandes herbes. Après deux jours de fatigues inouïes, nous arrivâmes à la mission Saint-Joseph, surprenant le Père Dupire, qui ne nous attendait plus.

« Voilà, Monseigneur, le récit de mon voyage du fort Smith, voyage qui ressemble un peu à ceux dont Votre Grandeur a eu si souvent la triste expérience, et où notre bonne Mère du Ciel s’est toujours montrée si fidèle à sauver le missionnaire du Mackenzie.

« Mais, dans ce voyage, et sur le chemin que nous força de prendre notre mésaventure, Dieu me ménageait la grande consolation de rendre heureux un pauvre mourant, rencontré au milieu du bois. Il n’espérait plus me voir ici-bas. Aussi, en me serrant la main, de grosses larmes roulaient sur ses joues.

« — Pourquoi pleures-tu, lui dit un de mes jeunes gens ? Nous ne sommes pas maîtres de notre vie ; elle appartient à Dieu.

« — Oh ! c’est de bonheur que je pleure, répondit le malade ! J’avais perdu l’espoir de revoir le père et de pouvoir encore me confesser, et voilà que le père me serre la main ! Que je suis content ! Père, écoute ce rêve que j’ai fait cette nuit. Il me semblait que j’étais tombé dans la rivière des Esclaves ; j’ai voulu saisir une épave qui m’a toujours échappé : c’est la vie qui s’en va, je le vois bien, et que je ne puis saisir. Mais que la volonté de Dieu soit faite ! Je t’ai vu. Je me suis confessé. C’est assez ! »

« N’est-ce pas là, Monseigneur, une ample compensation aux petites misères que nous nous imposons pour nos chers Indiens ?… »



  1. Il ne serait dépassé que par les lacs Supérieur (81.549 kmq), Huron (61.615 kmq), Michigan (57.731 kmq), et de l’Ours (29.513 kmq).

    Les bords du Grand Lac des Esclaves, comme ceux de la plupart des grands lacs de l’Ouest et du Nord américains, sont de toute diversité, du nord au sud. La rive sud s’allonge en grève douce, plane et abondamment boisée. La rive nord se dresse en un chaos de roches granitiques atteignant quelquefois des proportions de montagnes, bubons figés de l’éruption terrestre, qui empêchèrent ces fonds d’anciennes mers de retourner aux océans. L’on observe, dans les rochers des rives nord, des veines de quartz qui annoncent d’inconcevables richesses minières.

    Les îles de l’est et du grand bras du Lac des Esclaves sont de même granit tourmenté. Coiffées de verdoyants sapins et chaussées de l’écume des flots, elles composent des beautés qui ne lassent jamais.

  2. Les Indiens Couteaux-Jaunes furent trouvés en possession de longs couteaux de cuivre. Ils leur donnaient la consistance de l’acier en les trempant plusieurs heures dans le sang bouillant de renne.
  3. Cette rivière Courant fort est la rivière des Liards elle-même, depuis sa source jusqu’à l’endroit où elle reçoit la rivière Nelson.
  4. L’île d’Orignal, emplacement de l’ancien fort Moose-Deer, de la Compagnie du Nord-Ouest, est sise à 5 kilomètres en face du fort Résolution. Elle est aride, caillouteuse, couverte de maigres sapins. Mgr Faraud choisit cet endroit comme étant alors le plus favorable à la piété des sauvages, et il y bâtit la demeure du missionnaire. En 1890, les édifices de la mission furent transportés par le Père Dupire, aidé du Père Ladet, auprès du fort Résolution.
  5. La mission Saint-Isidore n’est autre que celle de la rivière au Sel (résidence du patriarche Beaulieu), qui fut visitée depuis les commencements par les pères du Grand Lac des Esclaves et les missionnaires de passage. Elle fut fixée, en 1876, au pied du rapide du fort Smith, à 24 kilomètres en amont de la rivière au Sel, pour le service des mêmes Indiens.

    De ces Indiens, les Couteaux-Jaunes ne sont que le petit nombre, à la mission Saint-Isidore, de même qu’à la mission Sainte-Marie, fort Fitzgerald, sa voisine du sud. Au fort Smith, dominent les Montagnais (souche du lac Athabaska), et au fort Fitzgerald, les Mangeurs de Caribous (souche du Fond-du-Lac). Nous avons placé ces missions dans le chapitre des Couteaux-Jaunes, parce qu’elles sont les filles de la mission Saint-Joseph du fort Résolution.

  6. Fort Smith’s Landing jusqu’à 1916. Le nom de Fitzgerald fut substitué, à la demande de la Gendarmerie Royale à cheval du Nord-Ouest (Royal North-West Mounted Police) en mémoire du brave inspecteur Fitzgerald (catholique), qui mourut de faim, l’hiver 1911, avec tous ses subalternes, dans une expédition entreprise des bouches du Mackenzie, leur résidence, au fort Youkon (chemin de Mgr Clut).

    La Gendarmerie du Nord-Ouest (vulgairement appelée la Police Montée, (the Mounted Police) a des casernes de deux ou trois hommes aux forts Fitzgerald (résidence de l’inspecteur), Résolution, Simpson, Norman, Mac-Pherson et Île Hershell. Ils tâchent de maintenir la crainte chez les Indiens.

  7. Ces chevaux, les derniers que l’on rencontre, en allant au nord, dans le bassin d’Athabaska-Mackenzie, sont occupés au labour ou à la moisson de la ferme Saint-Bruno. L’hiver, on les relâche dans les bois, où ils pourvoient à leur nourriture, en grattant la neige jusqu’à l’herbe, avec leur sabot. Le cheval ne prendra pas, de longtemps, la place du chien de trait, dans l’Extrême-Nord, faute de routes. Les chemins du fort Fitzgerald au fort Smith, et du fort Smith à la ferme Saint-Bruno — quels chemins ! — sont les uniques et derniers carrossables du Mackenzie.

    Avant que n’existât le portage actuel de la rive gauche, les rapides se passaient à droite, par trois portages rapprochés, sur des pentes roides et dangereuses.