Avant Adam/08
8. Dent-de-Sabre
Je garde un vif souvenir de mon premier hiver après ma séparation d’avec ma mère. Durant mes rêves, je me revois assis, grelottant. Oreille-Pendante et moi sommes blottis l’un contre l’autre, bras et jambes entrelacés, claquant des dents et la face bleuie. Le froid devenait particulièrement mordant vers le matin. Durant ces heures glaciales qui précédaient le jour, nous ne dormions guère et, tout transis, nous attendions le lever du jour afin de nous réchauffer aux rayons du soleil.
Quand nous sortions de notre caverne, le sol craquait sous nos pas. Un matin, nous découvrîmes que la surface calme de l’eau dans la petite crique où nous allions boire était gelée. Quel événement dans la tribu ! Os-àMoelle, le vétéran de la horde, n’avait jamais vu pareille chose. Je me souviens du regard inquiet et désolé dont il examinait la glace. (Nos yeux reflétaient toujours une douloureuse tristesse lorsqu’un fait nous échappait ou que nous ressentions un désir vague qu’il nous était impossible d’exprimer.) Œil-Rouge, lorsqu’il considéra la glace, prit cet air sombre et consterné, puis il regarda au-delà de la rivière, vers le Nord-Est, comme si, de quelque façon, il rattachait les hommes du Feu avec cette dernière découverte.
Mais nous ne vîmes de glace que ce matin-là, et ce fut l’hiver le plus rigoureux que nous eûmes à subir. J’ai souvent songé qu’il était avant-coureur des innombrables hivers à venir, lorsque les énormes glaçons venus du Nord se répandirent sur la surface du globe. Nous n’assistâmes pas à ce phénomène. Bien des générations ont dû se succéder avant que les descendants de la horde dussent émigrer au Sud ou s’adapter aux nouvelles conditions de température.
Nous menions une vie insouciante et livrée au pur hasard. Nous ne formions guère de projets et il était rare que nous les missions à exécution. Nous mangions quand nous avions faim, buvions quand nous avions soif, évitions nos ennemis carnivores ; nous nous abritions dans nos cavernes à la tombée de la nuit, et le reste de notre existence se passait à jouer. Nous étions très curieux, faciles à divertir, seule la colère ou le danger nous rendaient graves et sérieux, mais dès que la menace se dissipait, notre gaieté reprenait le dessus.
Illogiques, sans aucune suite dans les idées, nous n’envisagions jamais les conséquences de nos actes. Les hommes du Feu se montraient bien supérieurs à nous, car ils possédaient toutes ces qualités qui nous faisaient entièrement défaut. Toutefois, en certaines circonstances, surtout dans le domaine émotionnel, nous étions capables d’une grande constance. La fidélité des couples monogames auxquels j’ai déjà fait allusion peut s’expliquer par l’habitude, mais il n’en saurait être de même pour mon affection envers la Rapide, et pour la haine immortelle entre moi et Œil-Rouge.
Mais ce qui m’afflige particulièrement lorsque je jette un regard dans ce passé lointain, c’est notre inconséquence et notre stupidité. Une fois je tombai sur une calebasse brisée et pleine d’eau de pluie. Je goûtai ce breuvage et le trouvai doux. Je me rendis même au fleuve avec cette coupe en main et, l’ayant remplie, j’en bus la moitié et lançai le reste sur Oreille-Pendante. Ensuite, j’envoyai l’objet au loin. Jamais il n’entra dans mon cerveau de remplir d’eau cette calebasse et de la porter dans ma caverne. Pourtant je souffrais souvent de soif la nuit, surtout après avoir mangé des oignons et du cresson, et dans l’obscurité personne n’osait quitter la caverne pour aller boire.
En autre occasion, je trouvai une calebasse sèche à l’intérieur de laquelle les graines produisaient du bruit. Je m’amusai beaucoup à la secouer, mais cette calebasse ne représentait pour moi qu’un objet. Pourtant ce fut peu de temps après que l’usage des calebasses comme récipients devint un usage général dans la horde. Je n’en fus point l’inventeur : cet honneur revient au vieil Os-à-Moelle, et je dois ajouter, pour être juste, que la nécessité de son grand âge fut la cause de cette innovation.
Quoi qu’il en soit, le premier homme de la horde qui employa la calebasse fut Os-à-Moelle. Dans la caverne de son fils, le Chauve, qui lui permettait d’en occuper un coin, il gardait une provision d’eau. L’esprit d’imitation était très accentué dans la horde. À force de voir Os-à-Moelle remplir sa calebasse au bord du fleuve, et la porter avec précaution à sa caverne, bientôt, l’un après l’autre, tous nous procurâmes une calebasse et l’employâmes de façon semblable, si bien que l’usage se généralisa parmi nous de faire provision d’eau.
S’il arrivait au vieil Os-à-Moelle de tomber malade et de ne pouvoir quitter la caverne, le Chauve confiait cette tâche à Longue-Lèvre, son fils. Os-à-Moelle, de nouveau rétabli, Longue-Lèvre continuait à lui porter son eau. Avec le temps, à de rares exceptions, les hommes laissèrent cette corvée aux femmes et aux aînés des enfants.
Oreille-Pendante et moi restions indépendants. Nous ne portions d’eau que pour nos besoins personnels, et souvent nous nous moquions des autres gamins lorsque, appelés par leurs parents, ils devaient quitter le jeu pour aller remplir les gourdes.
Le progrès ne s’installait que très lentement parmi nous. Nous passions notre existence à jouer à la manière des enfants ; les adultes eux-mêmes se divertissaient à longueur de journée, mais nos ébats différaient totalement de ceux des animaux. Nous faisions des découvertes, grâce à notre curiosité et à notre vivacité d’esprit naturelles. Pendant le temps que je vécus au sein de la horde, la plus importante des améliorations apportées à notre bien-être fut l’usage des calebasses comme récipients.
Au début, nous n’y conservions que de l’eau, à l’instar du vieil Os-à-Moelle, lorsqu’un jour une des femmes (je ne me rappelle plus laquelle) remplit une calebasse de mûres et la rapporta à sa caverne. Bientôt, toutes les femmes suivirent son exemple et transportèrent ainsi les baies, les noix et les racines. L’idée, une fois en marche, ne pouvait s’arrêter. Une autre évolution du récipient est due aux femmes. Sans doute l’une d’elles jugea-t-elle sa calebasse trop petite, ou bien oublia-t-elle de l’emporter ; toujours est-il qu’elle raccorda les bords extérieurs de deux larges feuilles en les épinglant au moyen de brindilles et put, de la sorte, faire une plus ample provision de baies qu’auparavant.
Nous n’allâmes pas plus avant dans le mode de transport des vivres. Il ne vint à l’esprit de personne de tresser des brins d’osier pour en confectionner un panier. Souvent les hommes et les femmes liaient au moyen de solides sarments les bottes de fougères et de branchages qu’ils emportaient dans les cavernes pour dormir dessus. Il est possible qu’au bout de dix ou vingt générations, on soit arrivé au tressage des paniers, qui conduisit inévitablement au tissage des étoffes. Les vêtements suivirent et le fait de cacher notre nudité engendra la pudeur.
Voilà comment progressait le monde préhistorique. Mais, à cette époque-là, l’humanité en était à ses tout premiers débuts et ne pouvait gagner beaucoup de terrain en une seule génération. Nous ne possédions ni armes, ni feu, et notre langage était des plus rudimentaires. L’invention de l’écriture était encore si loin dans l’avenir que je frémis en y songeant.
Je fus moi-même sur le point de faire une découverte. Pour vous montrer comment le progrès dépendait alors du plus simple des hasards, laissez-moi vous expliquer comment, sans la gloutonnerie d’Oreille-Pendante, j’aurais pu amener parmi nous la domestication du chien, exploit que les hommes du Feu n’avaient pas encore réalisé. Je vais donc vous raconter comment la faute d’Oreille-Pendante retarda de plusieurs générations notre développement social.
À l’ouest de nos cavernes se trouvait un grand marais, et au sud s’étendaient des collines basses et rocheuses. Nous ne nous aventurions guère du côté de ces collines pour deux raisons : d’abord, parce que nous n’y découvrions point le genre de nourriture qui nous convenait et ensuite parce qu’elles étaient hantées d’animaux carnassiers.
Cependant, Oreille-Pendante et moi nous nous risquâmes un jour jusque-là. Nous ne nous serions jamais autant éloignés si nous n’avions été occupés à taquiner un tigre, le vieux Dent-de-Sabre lui-même. De bonne heure le matin, nous l’avions aperçu dans la forêt, et, du haut des branches où nous courions en sûreté, nous fîmes un vacarme infernal qui avertit tous les habitants de la forêt de l’approche du vieux tigre.
Ne rencontrant aucun gibier devant lui, il se mit en colère et lança vers nous des rugissements en fouettant l’air de sa queue. Parfois, il s’arrêtait et nous regardait longuement, comme s’il cherchait en son cerveau quelque stratagème pour nous atteindre. Mais nous nous moquions de lui et le bombardions de brindilles et de bouts de branches.
Poursuivre ainsi certains fauves constituait un des sports favoris de la horde. Parfois la moitié de la tribu harcelait dans les arbres un tigre ou un lion rencontrés en plein jour. Nous y goûtions une sorte de revanche : en effet, plus d’un membre de la horde, pris à l’improviste, avait disparu dans la panse d’un de ces carnassiers. De telles épreuves, où l’animal se montrait impuissant et honteux, apprenaient aux fauves à respecter les limites de notre territoire. De surcroît, nous savourions follement ce jeu magnifique.
Oreille-Pendante et moi avions donc pourchassé Dent-de-Sabre sur une distance de trois kilomètres environ dans la forêt. De guerre lasse, le tigre, la queue entre les pattes, s’enfuit comme un chien battu. Nous nous efforçâmes de le poursuivre, mais quand nous atteignîmes la lisière de la forêt, il n’était plus qu’un trait dans le lointain.
Je ne sais si c’est la curiosité qui nous guida, toujours est-il qu’après nous être amusés un court instant, mon camarade et moi nous mîmes à courir en terrain découvert jusqu’au pied des collines. Nous n’allâmes pas loin, à une centaine de mètres des arbres. En contournant le coin d’un rocher (nous avancions avec prudence, car nous ignorions ce qui nous guettait derrière ces masses rocheuses), nous aperçûmes trois petits chiens qui folâtraient au soleil.
Profitant de ce qu’ils ne nous voyaient pas, nous les observâmes un long moment. C’étaient des chiens sauvages. Une fente horizontale dans la muraille rocheuse indiquait évidemment l’abri où leur mère les avait laissés et où ils auraient dû rester s’ils eussent été obéissants. Mais la vie qui bouillonnait en eux avait poussé ces chiots à sortir de leur gîte pour s’ébattre au soleil, comme elle nous avait incités, Oreille-Pendante et moi, à quitter la forêt.
J’ignore de quelle façon leur mère les aurait punis, si elle les avait surpris. Mais Oreille-Pendante et moi la devançâmes. Mon compagnon me lança un coup d’œil significatif, et nous bondîmes en avant. Les petits chiens ne connaissaient pas d’autre refuge que leur caverne, dont nous leur barrions l’entrée. Un d’eux se jeta entre mes jambes. Je m’accroupis et l’agrippai. Il enfonça ses petites dents aiguës dans mon bras, et, saisi par la douleur, je le lâchai. L’instant d’après, il s’était faufilé dans la fissure.
Oreille-Pendante, se démenant avec le second chiot, me décocha un regard de mépris, et, par une infinie variété de sons, me traita d’idiot et de maladroit. Vexé et désireux de prouver ma valeur, j’empoignai le troisième petit chien par la queue. Il me donna un coup de crocs, mais je l’appréhendai par la peau du cou. Oreille Pendante et moi nous nous assîmes et, soulevant les petites bêtes à bout de bras, nous les regardâmes en riant.
Les chiots grognaient, geignaient et glapissaient. Soudain, mon compagnon sursauta : il lui semblait avoir entendu un bruit. Pris de peur, nous nous regardâmes l’un l’autre, conscients du danger qui nous menaçait. Le fait de toucher à leurs petits transforme les animaux en de véritables démons. Or, ces chiots bruyants appartenaient à la race des chiens sauvages, que nous connaissions pour les avoir vus courir en bandes à la poursuite des troupeaux de bisons, dévorant les veaux, les bêtes âgées et malades. Plus d’une fois, nous avions dû fuir devant eux. Je me souviens d’avoir vu une femme de la horde pourchassée par eux et attrapée au moment où elle gagnait l’abri de la forêt. Si cette course éperdue ne l’avait épuisée, elle aurait pu se réfugier dans un arbre. Malgré ses efforts pour grimper, elle glissa et tomba. En peu de temps, ils lui réglèrent son compte.
Sans lâcher notre prise, nous courûmes vers le bois. Une fois en sécurité dans un arbre, nous levâmes nos chiots en l’air et nous nous reprîmes à rire. Comme vous le voyez, la bonne humeur chez nous ne perdait jamais ses droits.
Alors, je dus affronter une des tâches des plus ardues. Voulant à toute force emporter nos chiens à la caverne, nous ne pouvions disposer de nos deux mains pour grimper. Nous essayâmes de marcher sur le sol, mais il nous fallut bien vite regagner les arbres pour échapper à une hyène, qui nous suivait d’en bas.
Une idée lumineuse traversa l’esprit de mon camarade. Il se souvint d’avoir lié des brasses de feuillages pour les porter dans notre caverne et les disposer en guise de lits. Brisant quelques fortes lianes, il ficela ensemble les pattes de son chiot, et, au moyen d’une autre liane passée à son cou, assujettit le chien sur son dos, ce qui lui laissa les mains et les pieds libres pour grimper. Tout heureux, il se remit en marche sans attendre que j’eusse terminé de ligoter mon chiot.
Une autre difficulté surgit bientôt. Le petit chien ne restait pas sur le dos d’Oreille-Pendante ; il glissait sur le côté et oscillait par devant. Ses dents n’étant point liées, il les enfonça dans le ventre tendre et sans protection du jeune garçon qui poussa un cri et s’agrippa des deux mains à une grosse branche pour éviter la chute. Le sarment passé autour de son cou se brisa et le chiot, les pattes toujours ficelées, tomba sur le sol. L’hyène commença aussitôt son repas.
Furieux, Oreille-Pendante lâcha une bordée d’injures sur l’hyène et s’éloigna tout seul, dans les arbres. Désireux malgré tout d’emporter mon petit chien à la caverne, j’en rendis le transport plus facile en améliorant l’invention de mon camarade. Non seulement je liai les pattes du chiot, mais je lui fourrai un bâton entre les mâchoires et les ficelai ensuite solidement.
Enfin j’arrivai avec le petit chien au pied de la falaise. Peut-être possédais-je un peu plus de ténacité que le reste de la tribu, sans quoi je n’aurais jamais mené à bonne fin cette difficultueuse entreprise.
Tous se moquèrent de moi lorsqu’ils me virent hisser l’animal jusqu’à ma petite caverne, mais je m’en souciai peu. Le succès avait couronné mes efforts et je gardais mon petit chien, un jouet comme il n’en existait point. Il s’apprivoisa rapidement. Lorsqu’en jouant il me mordait, je lui donnais quelques taloches et il se tenait tranquille pendant un certain temps.
Cette gentille bête occupait tous mes instants. C’était quelque chose de nouveau, et nous autres, de la horde, raffolions de la nouveauté. Quand je vis que mon chien refusait de se nourrir de fruits et de légumes, j’attrapai à son intention des oiseaux, des écureuils et de jeunes lapins. (À la fois carnivores et végétariens, nous étions adroits à capturer le gibier.) Le chiot mangeait la viande et prospérait à souhait. Autant que je puis m’en souvenir, je le conservai un peu plus d’une semaine. Un jour que je revenais à la caverne emportant une nichée de faisans récemment éclos, je constatai qu’Oreille-Pendante avait tué mon petit chien et commençait à le manger. Je me jetai sur mon camarade et, dans l’exiguïté de la grotte, nous luttâmes à coups de dents et d’ongles.
Ainsi, le premier essai de domestication du chien se termina par une rixe. Nous nous arrachâmes des poignées de poils, nous nous griffâmes et nous nous mordîmes, chacun s’efforçant de crever les yeux de l’adversaire. Après une courte bouderie, la réconciliation eut lieu et ensemble nous dévorâmes le chien. Cru, bien entendu. Nous n’avions pas encore découvert le feu. Notre évolution vers la cuisson des aliments demeurait emprisonnée dans les rouleaux du parchemin de l’avenir.