Avec le feu/08

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Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 145-154).

CHAPITRE VIII

Qu’appelez-vous des honnêtes gens ?
MADAME DE LANGEAC


Toute la semaine qui suivit l’exécution de Vaillant, une foule de visiteurs, curieuse ou passionnée, se porta vers le cimetière d’Ivry. Des raisons diverses donnaient à ce pèlerinage un caractère politique.

La presse presque unanime avait blâmé l’attitude du Président qui, disposant du droit de grâce, n’en avait point usé en la circonstance pour corriger un verdict jugé trop sévère. Quinze jours auparavant, Rochefort avait écrit, en citant du Victor Hugo à son ordinaire :

« Qu’il y consente ou non, M. Carnot, et personne autre, restera le véritable exécuteur de Vaillant.

« Qu’il aura de ses mains lié sur la bascule.

« Et comme il aura tout seul le bénéfice de sa décision, c’est bien le moins qu’il en coure les dangers. »

On remarquait, en outre, que l’exécution avait eu lieu pendant les fêtes du carnaval. La maladresse se doublait d’une indécence ; car le peuple de Paris se croyait en droit de compter sur la trêve des confettis, sans qu’on vint jeter cette tête coupée sur le pavé de ses réjouissances.

Déjà le mot de Raynal, ministre de l’Intérieur, à propos des deux mille perquisitions et arrestations qu’il avait commandées au jour de l’an : « J’ai donné des étrennes aux honnêtes gens », avait été réprouvé par tous les gens de goût. La nouvelle incorrection de M. Carnot mit le comble à l’impopularité de l’Exécutif.

La mémoire de l’anarchiste en bénéficia par un de ces retours qui sont dans la marche des affaires politiques et sentimentales.

La presse irrévérente n’alla point jusqu’à l’apologie de Vaillant — le peuple s’en chargeait — mais elle eut des ambiguïtés et presque des menaces :

« La société bourgeoise, écrivait un polémiste catholique, en se montrant implacable, n’a peut-être pas cru commettre un crime ; elle s’apercevra bientôt, je le crains, qu’elle a commis une lourde faute… Être pitoyable lorsqu’il était possible de l’être, puisque Vaillant n’avait tué personne, c’était tout simplement être avisé et prudent. »

M. Drumont émettait quelques réflexions sur l’Histoire universelle à la manière de M. de Meaux.

« Chaque homme après tout est condamné à mort en naissant, et, au fond, la vie que nous menons tous sur cette terre est celle d’un condamné qui aurait obtenu un sursis assez long. En y réfléchissant, on trouverait peut-être que, malgré l’horreur d’un brusque réveil, il vaudrait mieux disparaître ainsi frappé pour une cause que l’on croit juste que de subir toutes les tortures d’une vessie endommagée, et que de crever, à moitié idiot, lâche et babouinant, sur un pot de nuit… »

Par la force des choses, devant la couardise, la bassesse et la sottise des hommes au pouvoir, l’anarchie devenait un parti d’opposition autant que de révolte ; le terrorisme était discuté par des gens calmes à grand renfort d’arguments ; il y avait coquetterie à se piquer de nihilisme comme on épingle un œillet. À propos de telles propagandes, la beauté de l’intention fut exaltée ; on radouba des métaphores ; Tailhade eut un mot fameux ; enfin la contagion prit des proportions telles que le sceptique Magnard crut devoir s’élever dans Le Figaro contre la « vaillantolâtrie ».

Meyrargues suivait ce mouvement avec une attention d’historien ; il en notait les phases et se demandait jusqu’où la moralité commune en serait influencée. Non sans sourire, il avait vu des économistes orthodoxes affirmer soudain, comme touchés de la grâce, l’urgence des « justes réformes trop longtemps attendues par la démocratie souffrante ». La question sociale commençait à exister ; des catholiques pensaient à l’Évangile ; sous les nuages lourds d’orage, la charité et la philanthropie dressaient des paratonnerres.

— L’heureux tapage, concluait Meyrargues.

— Que de choses dans une cantine de poudre chloratée ! constatait Robert.

Et les chroniques se succédaient : l’économie, la politique, la morale, voire la statistique, fluctuaient, subissaient le contrecoup de l’actualité comme d’incertaines valeurs de bourse ; l’anarchiste mort occupait le monde plus qu’un auteur à succès, et marquait encore son sillage dans la vie parmi l’onde fuyante des consciences.

— Mais les victimes innocentes ? objectait Marchand.

— Je m’en tiens à l’opinion des feuilles gouvernementales, répliquait Meyrargues : « Tout est affreux dans cette lutte, mais elle est engagée. »


Du côté des anarchistes on pouvait observer une certaine effervescence ; mais ils étaient surtout fiers de leur importance nouvelle. Le public mal informé s’exagérait le caractère de leurs réunions privées, petites parlottes où d’astucieux compagnons s’amusaient à rédiger des manifestes qu’ils communiquaient ensuite aux journaux avides d’informations. Les quotidiens avaient institué une rubrique spéciale dédiée à l’anarchie : à côté des fragments révolutionnaires composés pour la circonstance, on y amplifiait les gestes des pochards et des plus falots casseurs de vitres. Le lecteur matinal y trouvait sa pâture. À cela se bornait « l’association ».

La Sûreté générale, conseillée par des feuilletonistes et des mémorialistes, persistait toutefois dans ses errements, recherchait des complots organisés, affectait de croire à quelque vaste carbonarisme où des serments de sang liaient les conjurés, et se refusait à admettre qu’en anarchie, le parti se limitât à l’individu.

Cependant Robert ne se montrait plus. Ses amis le disaient souffrant.


Le jeudi soir, Meyrargues, Brandal et Marchand se rencontrèrent chez M. Vignon, toujours accueillant et révolté de la seule banalité des choses. Laure, inclinée à l’anarchisme par la mort en beauté de Vaillant, la pureté de Robert et le don juanisme spirituel de Meyrargues, s’attarda, après la séance de musique, à écouter leurs raisons.

Marchand n’entendait rien à la musique, mais quelques réflexions heureuses qu’il opposa aux paradoxes de Meyrargues lui valurent l’estime de Laure. Il sentit vivement le charme simple de la musicienne telle dans sa grâce et sa santé qu’il imaginait l’humanité future.

Brandal, toujours systématique, ne manqua point de faire observer à M. Vignon que la révolution nouvelle revêtait un caractère de nécessité, par ailleurs affirmé dans la polyphonie orchestrale, la peinture impressionniste et le vers libre.

— Ce que je crains dans la bombe, objectait timidement M. Vignon, c’est l’explosion de la sottise.

Meyrargues intervint, expliqua les actes de révolte :

— Les terroristes ne sont point si stupides que voudraient le laisser entendre certains communards repentis, genre Lepel-letier !

Et, connaissant le goût de M. Vignon pour la pensée de Renan, il citait son auteur : « En analysant bien les choses, la force dont on dispose n’est pas autre chose que la crainte qu’on inspire. »

— Vous penserez de moi ce que vous voudrez, disait M. Vignon en se frottant les mains, mais je vous assure que je ne me dérangerais pas plus pour attaquer la société que pour la sauver.

— Quand tous les individus en seront arrivés à cet état de conscience, le danger sera que la planète ne cesse, elle aussi, de rouler inutilement.

Mme Vignon souffrait de voir que la conversation traînât sur de pareils sujets. Elle pensait bien que les amis de son mari, si artistes, des enthousiastes adorant Wagner, César Franck et M. Vignon, ne pouvaient être de dangereux conspirateurs ; ils ne parlaient que par jeu de ces choses pénibles et parce que les journaux en étaient pleins. Du reste, elle avait vaguement idée que si M. Vignon arrivait de quelque façon à s’intéresser aux faits quotidiens, il finirait par descendre de sa montagne.

Que la camaraderie ébauchée, en cette époque troublée, avec ces jeunes gens, se continuât, le hasard qui les avait rapprochés, qui leur avait permis de se découvrir, pouvait être bienfaisant ; toute cette rumeur de rue finirait par s’apaiser ; ils mettraient de l’eau dans leur vin ; M. Vignon, fêté, compris par ses amis, exhorté, encouragé, se lancerait avec Meyrargues qui avait de belles relations à la ville et au théâtre ; sa timidité, son insouciance et sa gaucherie s’atténueraient ; il guérirait de sa réserve dédaigneuse, consentirait aux commerces nécessaires ; on le rencontrerait avec des journalistes et des actrices. Quel renouveau, une jeunesse durable, celle de la gloire !

Mme Vignon songeait à cela — oh ! vaguement — en somnolant dans son fauteuil de reps usé. Et c’était presqu’un rêve de jeune fille, une ombre douce aux grands tableaux d’avenir que la fougue des rénovateurs évoquait en mots cruels. Et, qui sait ? une autre aventure était peut-être liée aussi à ces folies. On peut croire à tant de choses quand on a cinquante ans. Il lui semblait que la seule curiosité des idées et des caractères ne retenait pas Laure dans ces discussions.

La bonne maman n’ignorait pas que Meyrargues était riche et célèbre, qu’il avait eu, deux ans auparavant, quatre actes au Français dont on parlait encore, bien qu’il se donnât lui-même en tout pour un amateur. Elle savait dans ce concert révolutionnaire observer les nuances et ne faisait point à sa fille l’injure de supposer qu’elle eût pu se toquer d’un étudiant pauvre, d’un petit métaphysicien comme Robert. Brandal et Marchand, trop frustes, ne l’inquiétaient pas.

Elle hasardait parfois une réflexion simple et bonne femme :

— Tout cela est très joli, et, si l’on vous écoutait, je crois bien que le monde serait meilleur ; en attendant, soyez prudents.

— Cachons nos rouges tabliers, gaminait Laure.

— Laure, sers les grogs, disait M. Vignon, il est dix heures et demie.

— Vous arriverez à convertir cette petite mâtine ! messieurs, ce n’est pas bien ; elle a déjà assez d’idées depuis qu’elle lit les romans russes et les drames norvégiens.

— Laisse donc, maman, c’est très amusant, papa achète maintenant quatre journaux du matin, et j’ai encore trouvé La Presse dans la poche de son pardessus.