Avec le feu/09

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Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 155-160).

CHAPITRE IX

Je pris mon chapeau : j’avais tant de peine.
GŒTHE. Les Souffrances du jeune Werther.


Laure était seule au logis quand Robert se présenta chez les Vignon à la tombée de la nuit. Au salon, dans l’embrasure d’une fenêtre, traînait encore sur une chaise la nappe qu’elle marquait, piquée d’une aiguillée de fil rouge ; sur le piano à queue, décoratif comme une harpe couchée, bâillait la partition de Fidelio.

— Ma mère ne rentrera pas avant six heures.

— Et votre père ?

— À sept heures passées, comme d’habitude.

Et son sourire indulgent signifiait : après l’apéritif.

— Mademoiselle, dit Robert, je venais vous demander en mariage.

Elle le regarda franchement, sans émotion :

— Quelle plaisanterie !

— Rien de plus sérieux.

— C’est bien banal ce que vous allez faire là. Ne savez-vous pas que tous les élèves, les admirateurs et les amis célibataires de papa, de vingt à soixante, ont eu la même idée — comme par hasard. Quinze jours après leur entrée dans la maison, ils se croient tenus à cette formalité. Ne vous inscrivez pas à la suite ; il me faudrait vous comparer aux autres — et je ne veux pas. Officiellement refusé, vous feriez peut-être comme eux, vous ne reviendriez plus à la maison, vous espaceriez vos visites, et maman dirait encore que je fais le désert autour de papa, comme si c’était ma faute.

— Dites-moi vos raisons.

— Il vous faut des raisons, petit fou. La meilleure, c’est que vous me plaisez comme camarade et pour votre caractère, mais pas comme mari — ah ! mais non !  — et que d’ailleurs l’état conjugal n’a pour moi aucun attrait. J’aimais à penser que, sur ce point du moins, nous avions les mêmes idées. Chez moi, ce n’est qu’un sentiment ; chez vous, c’était une théorie. Peut-on savoir pourquoi vous lâchez vos principes ?

— Je sens que je vous aime éperdument et ne sais plus rien d’autre.

— Robert, vous avez vingt ans.

— J’en conviens, c’est ridicule… mais je voudrais mourir de cet amour.

— Laissez ces déclarations romanesques.

— Laure, si vous me repoussez, je suis perdu : j’ai tant besoin d’être aimé !

— Je vous repousse amicalement. Pourquoi voulez-vous que nous ajoutions un nouveau couple à ceux qui perpétuent la misère humaine ? Usons notre vie inutilement, ou plutôt affranchissons-nous des soucis ordinaires pour goûter des heures de beauté.

— Cela ne m’est pas possible, il faut toujours que je donne un but à mes actions, un but d’utilité générale. Contre cette faiblesse de ma nature, je ne voyais de recours que dans l’amour, dans votre amour ; mais vous m’enlevez cette consolation, vous me rejetez à l’existence des foules. Soit ! vous saurez du moins que j’étais prêt à vous consacrer ma vie. Puisse-je seul en porter le poids et la faire servir au bonheur commun.

— Pauvre ami, qu’avez-vous besoin de penser au bonheur commun ? Quelle passion de sacrifice vous entraîne ? Où donc avez-vous vu que les autres aient besoin de vous ?

— Les cruelles paroles !

— Ne seriez-vous pas assez affranchi ? Robert, pensez qu’il y a une grande joie à devenir un homme, un être seul et libre. Pour moi, je n’ai d’autre but que d’exister par moi-même ; dans l’émotion des autres, je n’ai jamais cherché que mon propre développement. Comprendre la pensée d’un Beethoven, c’est goûter l’ivresse d’une envolée, une sensation de liberté dans le grand air pur des sommets.

— Et comprendre la foule et communier à toutes les douleurs, n’est-ce pas aussi goûter le sentiment de l’éternité et sa tristesse ?

— Vous cherchez à vous évader de vous-même — je voudrais fondre en moi toute la vie.

— Et vous méprisez l’amour.

— Parce que l’amour, tel que je le conçois, n’est qu’une forme inférieure de la poésie. Mais peut-être la contradiction qui nous sépare n’est-elle qu’apparente. Quoi qu’il en soit, je ne veux pas faire la raisonneuse, et nous en avons assez dit pour que vous sachiez à quelles raisons j’obéis. Robert, je ne veux être la femme de personne ; je ne veux pas appartenir à un autre être. Ayons tous les deux le courage de notre orgueil, et ne nous amoindrissons pas dans une union où nous n’apporterions, ni vous ni moi, l’inconscience nécessaire à l’égoïsme à deux.

— Votre main d’amie ?

Elle lui tendit sa main aux longs doigts pâles qu’il baisa les yeux fermés ; puis il reprit sa cape de drap posée sur le piano. Les longues cordes frôlées vibrèrent mystérieusement comme les fibres d’un cœur ému. Le portrait de Richard Wagner leur souriait plus sardonique.

— Et maintenant, adieu ! Vous m’avez rendu à moi-même. Excusez ma démarche, ce moment de faiblesse qui m’a conduit ici. J’étais lâche.

— Qu’allez-vous faire ?

— J’obéis à ma destinée. J’ai besoin de m’oublier. Vous seule auriez pu m’attacher à la vie quotidienne. Ne me demandez rien de plus.

Laure n’eut pas le courage de le railler ni de le retenir, car elle vit qu’il ne souffrait pas seulement de son refus, mais d’un mal plus profond.

D’ailleurs il partait résigné.