Avec le feu/10

La bibliothèque libre.
Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 161-172).

CHAPITRE X

Le fou ! il est mort de la fièvre ! S’il eût attendu le retour de ses forces, le tumulte de son sang se serait apaisé, tout serait rentré dans l’ordre, il vivrait encore aujourd’hui.
GŒTHE


— Après une semaine de labeur, il est émouvant que des citadins aillent piétiner des terres fraîches et que l’odeur amère des cyprès tempère leurs soifs habituelles. Mais voyez comme les tombes qu’ils affectionnent sont laides et toujours boutiquières ! L’atmosphère sociale baigne encore ces pierres symétriques, frise les arbustes en pot, enfume les grillages et les carrés de buis ; la mort civilisée aligne ses mensonges au long des allées ; le fétichisme mortuaire y fleurit en verroteries.

Ainsi parlait Meyrargues, ce dimanche, en franchissant la porte du cimetière d’Ivry.


Au fond de l’enclos funèbre, vaste et plat, peu fourni d’édicules et de maçonneries — champ de navets, dit le peuple — un coin sans ombre et sans herbe garde la désolation de la terre nue ; des piquets le jalonnent ; c’est le cimetière des suppliciés. Là, rien qui redise leur nom ; l’empreinte de leur corps s’est effacée dans la glaise ; une gloire mauvaise reste d’eux, errante comme un fantôme de sauvagerie ; sur les gravats se projette l’ombre de l’homme primitif, et des gnomes dégénérés se barbouillent de la vase du fossé.

Meyrargues et Robert se dirigèrent sans tâtonner vers ce coin-là, guidés par une foule incessante.

Aucune mesure d’ordre n’avait été prise dans l’intérieur du cimetière. Les aides de M. Bertillon qui, les jours précédents, s’étaient contentés de braquer leurs appareils photographiques sur le tertre pour clicher les visiteurs, à seule fin d’offrir à M. Raynal un bouquet de suspects, n’avaient pas prévu que le public suivrait et gênerait leurs opérations.

Forçant le gros des curieux dévots et badauds, Meyrargues et Robert arrivèrent devant la tombe de Vaillant et se découvrirent. C’était, parmi la foule, un étroit espace, un vide pieusement gardé ; et là tombaient comme dans un puits de pitié les fleurs jetées en pluie. Sur le haut sillon, s’entassaient des gerbes et des palmes, les plus délicates jacinthes, des œillets candides, des violettes d’amour, des rosés saignantes, des géraniums de gloire, des mimosas déliés venus des bords de la mer bleue. Ces fleurs étaient sincères comme les larmes des pauvres.

Des enfants se faufilaient ; des femmes au front bombé se lamentaient. Un vieillard leva son fils, un bébé pâlot, à bout de bras au-dessus de la foule : « Regarde, dit-il, là tombe du martyr. » Meyrargues jeta parmi les bouquets des humbles une grande gerbe d’iris noirs liée d’un ruban mauve, qui provoqua des admirations et des commentaires. Puis la foule retomba à son apitoiement, à ses silences, à son recueillement. Par moments, l’attention devenait extrême, et tous les assistants se taisaient, comme des oiseaux à la chute du jour.


Cependant des paroles devaient être prononcées ; chacun les attendait avec anxiété ; une même oppression gonflait les poitrines ; mais les mots s’arrêtaient sur les lèvres timides, et les manifestants s’épiaient entre eux, sombres et curieux.

Un ouvrier imberbe s’avança, franchit le cercle réservé ; il portait le costume de drap gris des geindres endimanchés ; il ôta sa casquette et dit d’une voix incisive : « Vaillant, tu seras vengé ! » puis il se perdit dans la foule.

— Qui est celui-là ?

— Un mitron.

— Il n’a pas peur.

— Un vantard.

— Un policier.

— Possible.

— Où est-il passé ?

— Il a disparu.

— On le pincera à la sortie.

— Capons !

Des rudes visages s’enhardirent, s’éclaircirent.


Des manifestes imprimés furent lancés portant en grosses lettres : « À Carnot le tueur ! »

— Le droit de mort n’appartient qu’à la nature, dit un homme anguleux.

Tous les yeux se fixèrent sur lui, il n’ajouta rien, surpris lui-même d’avoir parlé.


Un aveugle décent, guidé par une jeune femme, monta sur la borne de pierre blanche historiée d’une devise latine : Labor improbus omnia vincit épie des mains inconnues avaient posée sur la tombe de l’anarchiste. Il souriait au peuple et regardait très loin vers le soleil. Il parla d’une voix douce :

« Dans sa léthargie, le peuple est un vivant enseveli. Il s’éveille parfois dans la nuit du tombeau, et convulsivement il cherche à briser les planches de son cercueil.

« Du fond des ténèbres, j’ai entendu ton cri de rage et de désespoir, ô Vaillant ! Tu as menacé les puissants, ceux qui vivent du peuple et ne le servent pas. Ton bras s’est levé ; mais tu as été ta seule victime. Et maintenant la terre emplit ta bouche… Hélas ! »


D’autres lui succédèrent, des ouvriers obtus, des femmes anémiées, des vieillards aux orbites élargis par l’âge : tous disaient leur tristesse et leur espoir ; un enthousiasme contenu haussait le ton de leurs paroles ; leurs imprécations et leurs prières tombaient comme les répons alternés d’un hymne farouche. Sous leurs lamentations monotones, Meyrargues et Robert entendaient des choses profondes.

Un poète râpé, beau de misère et d’exaltation déclama :


Que ton souffle se mêle à la création !
Que la rosée de ton sacrifice mouille nos âmes stériles…
Que ton exemple unique soit comme l’eau d’un seul nuage qui fait
germer toutes les plantes dans la forêt.


Un guenilleux aux cheveux gras, à la face glabre et rusée, à son tour monta sur le tertre, agita ses bras comme un ivrogne :

— Ah, ah ! bonnes gens, ces individus, pour les appeler par leur nom, croyaient l’avoir bien caché, et qu’il n’en restait pas ça… Enfoui, disparu, quoi ! Mais attendez, moi j’étais là. Comme tous les matins, je ramassais des escargots — c’est mon métier, vous comprenez — et j’ai tout vu. Ils l’ont enterré ici, oui, mais ce n’est pas tout… Ah, ah ! il y avait un panier de son rouge — vous comprenez — ils l’ont vidé contre le mur, dans un creux, puis ils ont roulé des pierres dessus… Attendez, vous allez voir ça… vous allez voir son sang… je vais vous montrer ça, moi !

Ce fut un délire religieux. Les femmes se partageaient un peu de cette sciure souillée, la nouaient dans un coin de leur mouchoir ; des hommes y baignaient leurs mains.

Un blousier grand et grison, rude comme un pâtre des Alpes, crut devoir protester :

— Qu’importe la dépouille humaine ! Ce sont les idées du camarade qu’il faut conserver.

— Il a raison.

— Un culte n’empêche pas l’autre.

— Je proteste contre le culte… oui, contre tous les cultes.

— Moi, contre la profanation… on trouble le repos d’un mort.

— Va donc, mouchard !

— Et bien moi… je ne suis pas conservateur… je voudrais pouvoir déterrer son corps, le promener dans Paris, montrer sa tête…

— Au bout d’une pique, peut-être ?

— Parfaitement !… au bout d’une pique… une ballade à l’ancienne ; quoi !…

— Hum ! pour cette ballade-là, j’aimerais mieux promener une autre binette que celle du camarade…

— Tu parles !…

— Mais ça ne se fait plus… À quelle époque croyez-vous vivre ?

— Vous datez, citoyens.

— Aujourd’hui la Révolution n’a pas besoin de ces moyens-là…

— Alors… vous auriez des moyens ?…

— Et le machinisme ?…

— C’est vrai… Il aurait dû y penser… Taisez-vous donc !…

On voyait les policiers s’affairer à la porte du cimetière. Cependant des manifestants entrèrent encore mêlés à un convoi de pauvres. Des faces louches rôdaient parmi la foule ; des bouches torves questionnaient :

— Qui est ce grand ?

— Savez-vous le nom de l’aveugle ?

— Connaissez-vous celui qui a chanté ?

— On dit qu’il est venu un député.

— Un député ? Pour quoi faire ?

— Oui, Coûtant.

— Ah, Coûtant !

— Non, il était allé visiter la tombe d’un de ses amis, un conseiller municipal.

— C’est régulier.


Le ciel était froid et livide ; la terre glissante engluait les pas dans l’enclos piétiné ; des moineaux pépiaient sur la crête du mur sec. La foule avait l’air d’attendre.

Deux drapeaux rouges furent plantés sur la tombe. Des cris fusèrent isolés :

— Vive la Commune !

— Vive la Révolution !

Une loque noire fichée au bout d’un bâton leur répondit :

— Vive la mort ! La foule s’inquiéta.

— Partons, voulez-vous ? Je crois qu’il est temps.

— Ça pue le mouchard ; je n’ai pas envie d’attraper l’influenza, dit Robert, en toisant dédaigneusement un indiscret marchand de vin au cache-nez garance. ’

Un compagnon menuisier, son mètre pliant dans le gousset du veston, s’approcha de Meyrargues et lui serra la main avec effusion ainsi qu’à Robert. Ils ne l’avaient jamais vu.

— Savez-vous quelque chose de l’affaire Mérigeau ?

— Ils se sont fait prendre la main dans le sac : canailles, mais bêtes, les agents de Fédée.

Un reporter chafouin les aborda :

— Bonjour, messieurs.

— Bonjour, monsieur Gallois. Vous êtes là pour Le Quotidien ?

— Justement.

— Bon reportage.

— J’atténuerai l’impression, vous entendez, ce serait d’un effet désastreux.

— Très beau ce grouillement, monsieur Gallois.

— J’entends : vous goûtez cela du point de vue pittoresque. Eh ! mon Dieu, moi aussi — je ne suis pas un bourgeois, j’aime les mouvements de foule —, mais pas ici.

— Au théâtre ?

— Enfin le moment est mal choisi : nous avons maintenant besoin d’apaisement à tout prix. Le ministre n’a pas l’ombre de sens politique : souffrir un pareil scandale !…

— Que vouliez-vous qu’il fît ?

— Qu’il l’accrût, risqua Robert.

Le reporter sourit, mais il était vexé.

— À propos, monsieur Meyrargues, vous savez combien je vous admire… Et puis, entre confrères…

— Vous me flattez.

— Je tiens de source certaine qu’on perquisitionnera chez vous cette semaine.

— C’est déjà fait.

— La première perquisition n’avait pour but que de vous rassurer : on reviendra. Vous êtes averti.

— Merci, je sais que vous êtes bien placé pour savoir ces choses-là.

— Un peu. Puyraveau, notre confrère de L’Époque, détaché du ministère à la Préfecture, vous soupçonne toujours de je ne sais quelles complaisances.

— Je l’ai connu autrefois ; il utilise ses relations.

— En tout bien tout honneur : il veut la croix.

— Dites-lui donc que les bouts de ruban ne traînent pas chez moi. Merci tout de même, monsieur Gallois.

— Mon cher confrère… trop heureux… Ah ! me sera-t-il permis de vous citer parmi les curieux dans mon compte rendu ? Meyrargues le regarda froidement.

— Comme vous voudrez.

— Alors je n’en ferai rien.

— Merci encore.

— Très gentil, ce Gallois, dit Robert, quand le journaliste eut pirouetté.

— Il ne me nommera pas dans Le Quotidien, mais il renseignera personnellement Puyraveau, et je serai certainement perquisitionné mardi.

Ils passaient la porte du cimetière.

— Circulez ! commanda un officier de paix très agité. Des reporters à pèlerines stationnaient, prenaient des notes. L’homme aux galons d’argent s’approcha d’eux :

— Je n’avais pas d’ordres, il faut m’excuser, messieurs… on n’avait pas prévu le cas, sans quoi j’eusse balayé toute cette racaille.