Avec le feu/11

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Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 173-186).

CHAPITRE XI

Par foy, celui qui passe là semble être un moult gentil homme, et toutefois il ne le montre pas.
Jean d’Arras


Georges Meyrargues descendait-il des anciens comtes de Meyrargues, franche noblesse de Provence ? Les médisants de la littérature démocratique l’insinuaient, mais lui-même se donnait pour père un gros industriel. Il affectait de traiter dédaigneusement les avantages de la naissance et du rang, et ne prisait que les qualités personnelles. Haut, brun, solide, le front légèrement fuyant, l’abord discret, la poignée de main sèche, il avait alors trente-six ans, une belle santé et le goût de la vie.

Quelques collaborations à des journaux littéraires et le succès de sa pièce au Français n’avaient pas tari sa verve, et la faveur d’un académicien, dont il avait cultivé la maîtresse, ne lui semblait pas un bienfait des dieux.

Une rente viagère et des parts dans la Société des charbonnages de Fuveau lui assuraient un revenu de vingt-cinq mille francs environ : pas la richesse mais l’indépendance, hors ce qu’il croyait devoir de lui-même à ceux qui lui valaient sa fraîcheur d’esprit comme un beau fruit de leur misère nourricière.

Combien faut-il de serviteurs obscurs pour expliquer la position d’un homme libre ? Il y avait souvent pensé sans fausse pitié et sans ironie. Dans chaque pauvre il respectait un créancier, mais ne se croyait pas le droit d’insister : il avait trop de tact pour témoigner au malheur une compassion ostensible.

Robert et quelques autres révoltés de tempérament, dont il faisait sa société choisie, lui étaient sympathiques à cause de leur dégoût des conditions moyennes du bonheur et pour l’impatiente énergie qui les dressait contre le consentement ou la résignation des masses.

Dangereux camarade malgré son affabilité, il avait la manie de voir ses amis en beau. Il n’était point d’être si mal venu qu’il ne pût ingénieusement redresser ; à tous il savait trouver du talent ou du caractère ; sculpteur ou médecin, il était très vital pour ceux qu’il aimait — et se trompait rarement. À la vérité, lorsqu’il combattait les préjugés traînants, c’était lui-même qu’il éduquait ; frondeur ou destructeur, il n’exerçait que ses facultés de critique, plus simplement même son sens mondain du dénigrement. C’est qu’il ne croyait pas à une humanité progressive en bloc et par surprise. Toute généralisation l’ennuyait. Il niait même le règne des idées. Un certain vernis de politesse et de corruption lui semblait le seul bénéfice de la civilisation — mais il n’en faisait pas fi.

Sans enflure et sans affectation, d’humeur conciliante, ses aphorismes d’une ingénuité savante attestaient le velouté de sa nature assez piquante au rebours.

Dans ses meilleurs moments, il souffrait de ce qu’est l’homme, et vite se résignait aux passions, aux faiblesses, aux hypocrisies, aux convenances, mais pas dupe du jeu et toujours beau joueur en toute aventure.

On ne peut dire qu’il fût sympathique à beaucoup de gens en dépit de son grand air bêta assez royal.

Le lendemain de la visite au cimetière, il se trouva seul avec Laure Vignon, l’heure de musique les rassemblant, comme ils avaient accoutumé, dans son atelier de l’avenue Trudaine, le lundi de trois à quatre. Elle avait apporté les sonates de Brahms.

Des tentures soyeuses de glaïeuls sur champ vert d’eau, quelques toiles impressionnistes lumineusement grises, un paravent de Vuillard, une source gelée en pâte de verre d’Henry Cros, encadraient leur récréation.

C’était le troisième concert-sonate : un plaisir délicat qu’il se donnait, une gerbe de joie dont il décorait le luxe amorti de son chez-soi.

Quand elle eut fini de jouer, pendant qu’elle égrenait encore d’une main légère un chapelet d’accords majeurs, après des compliments spécieux, il lui laissa entendre avec une politesse chinoise qu’il la désirait. Elle n’en fut point ouvertement choquée — c’était l’hommage dû — mais se refusa à être sa maîtresse pour les mêmes raisons invoquées devant Robert contre le mariage.

Meyrargues n’essaya pas de la plaisanter sur la préciosité de son goût. Il faisait peu de cas du bon sens de Molière. Du reste Laure n’étalait point le jargon et les afféteries de l’hôtel de Rambouillet, mais une morale franche et hardie.

Assise sur le tabouret du piano, elle se retourna et fit face au flatteur, qui, le coude au bras du fauteuil, souriait à ses refus, à ses raisons.

— Toute autre chaîne qu’une sympathie désintéressée me serait pesante.

— Très romanesque et très inhumain aussi ce que vous dites-la.

— Faut-il donc être sensuelle pour être humaine ?

— Je le croirais.

Elle le fixa de ses calmes yeux de vierge forte aux pupilles larges, attentive à la pensée et négligeant l’épigramme. Comme elle le sentait adroit et insistant, un peu las moralement, incliné à l’épicurisme, elle afficha nettement son mépris de l’amour : elle y voyait une déchéance, une défaite, et se voulait garder.

— Voilà, dit Meyrargues, une apologie chrétienne fort bien déduite.

— Je ne suis point croyante.

— Quel orgueil vous pousse donc vers les hautes terres stériles ?

— Il ne me plaît pas d’être serve.

— Que vous êtes amusante !

— Vraiment ?

— Vous ne voulez pas comprendre : il ne s’agit pas de cela, mais du bonheur.

— Croyez-vous ? Admettons pourtant, ajouta-t-elle, impertinente. Je connais le verset : l’amour, c’est le bonheur, l’engourdissement, le narcotique… attendez ! Je n’ai pas besoin de dormir. D’ailleurs, je sais tout ce que la philosophie du bonheur peut excuser. N’avez-vous point un autre mot pour dire cela… lâcheté, par exemple ? Je crois au contraire que la souffrance est nécessaire, et que nous devons demander à la vie les plus nobles motifs de souffrir.

— Par esprit de renoncement, goût de l’épreuve, purification ?… comment l’entendez-vous, chère héroïne ?

— Par orgueil. Ne souriez pas. Le bonheur, la satisfaction, c’est quelque chose de si restreint, de si fini !

— L’atmosphère spéciale dans laquelle vous avez grandi vous a fait du mal. Vous ne voyez pas, vous ne voulez pas voir la vie comme tout le monde.

— Merci du compliment !

— Je veux dire que vous vous placez sur la limite des conditions vitales.

— Le plus beau sentier n’est-il pas celui qui borde l’abîme ?… Mais vous sembliez dire que l’exemple de mon père aurait eu pour moi quelque chose de pernicieux… Pourquoi dites-vous cela ?… Oui, son labeur stérile… Mais j’en suis fière comme d’une richesse de race ; c’est pour moi qu’il a travaillé.

— À la recherche de l’absolu.

— Rien de plus réel que notre petit bien… Nous vivons, nous savons où nous raccrocher dans les heures douteuses.

— Je l’entends… Enfin, la musique vous a prise et vous l’aimez…

— Jusqu’à la souffrance. Je m’exprime mal, peut-être, mais il me semble, voyez-vous, que c’est l’histoire du cœur. — Ce cœur, enfant, vous l’ignorez, osez donc l’apprendre.

— Je le devine en rapport avec tout, dans l’aspiration des choses.

— Clair de lune et pluie d’étoiles aux cassures du flot, un soude Méditerranée. La chair veut plus.

— Que veut-elle ? Pensez-vous qu’il n’y ait qu’une façon de sentir, et traiterez-vous de folie toute existence contemplative ? Je n’en veux pas discuter ; je suis une petite fille sans expérience, et cependant j’ai lu…

— Vous avez lu la vie dans les livres, et cela vous suffit.

— On a mis dans les livres le meilleur de la vie. Et puis, je sais le malheur de notre condition.

Il l’interrogeait du regard avec une curiosité franche.

Elle s’arrêta et le fixa profondément, purement. Son regard pesait sur lui. Il se sentit dominé.

— Où vous triomphez, nous tombons, dit-elle à mi-voix. La dure vérité atteignit Meyrargues.

— Mettons que je me drape un peu serré, ajouta-t-elle. Et cependant nous avons, nous aussi, le sentiment de la responsabilité dans la liberté ; comme vous, comme Robert, nous nous élevons contre les servitudes, nous nous défendons. Il y a peut-être d’autres moyens d’affranchissement, mais j’ai choisi le plus direct. J’étais pauvre, c’est ma révolte !

Elle se taisait, s’arrêtait après l’élan, frémissante ; comme fouettée, soulevée d’un enthousiasme guerrier, la conscience nue, à fleur de peau, sans le fard des sourires et des émois pudiques.

Elle avait tout dit en réponse à son attaque. Ils se trouvaient maintenant face à face, presque ennemis. Il la sentait orgueilleuse et vierge.

Un parfum de chair continente avivait son baleine. On aurait pu cueillir son âme.

Assis pendant la sonate, les coudes aux genoux, la tête dans ses mains, il restait tendu vers elle, mortifié, excité, mordu par tant de coquetterie supérieure et s’observant. Un trouble grave détruisait sa pensée, le rendait inhabile aux licences de la conversation. Dans ce pas difficile son esprit ne le servait pas. Il cherchait à être cynique et stendhalien, se remémorait des préceptes : Une femme peut toujours être prise d’assaut, et c’est pour tout homme un devoir d’essayer… je suis un lâche si je n’ai pas dit cela avant cinq minutes. Non, décidément, en politique et en amour ce Beyle n’était qu’un dragon. Il fallait continuer, mais il redoutait le son de sa voix, craignait que la moindre défaillance de volonté instinctivement ne l’entraînât trop loin, jusqu’à l’irrémédiable, jusqu’aux ridicules. Sa déclaration ne devait point aller jusqu’à lui faire jouer un sot personnage. Il affectait donc de sourire avec insistance, en galant homme rebuté. Cependant sa lèvre inférieure tremblait ; un sentiment d’audace inconnue le pénétrait ; le vieux fond de rapt et de violence hérité des ancêtres brutaux le reprenait ; il se sentait devenir criminel.

À ce moment, il porta son attention, toute son attention, sur le bout verni de la bottine de Laure Vignon.

La jeune fille parlait encore, mais il n’entendait plus ce qu’elle disait. Ses tempes battaient d’une fièvre soudaine. Les tulipes du tapis le retenaient : des tiges s’érigeaient parmi le feuillage d’entrelacs compliqués, balançaient des calices gonflés, prêts à s’ouvrir, ondoyant en buées de chaleur…

Il se passa la main sur les yeux, pour dissiper ces vertiges.

— Qu’avez-vous ?

— Ce n’est rien.

Il se leva, inquiet… Mais, dans le même temps, Laure fut debout très adroitement, comme si l’entretien avait assez duré. Cependant elle n’avait pu réprimer une exclamation légère.

— Je vous ai fait peur ?

— Non, non… j’ai cru que vous alliez vous jeter à mes pieds comme au théâtre.

— Laure !… à la vérité, je n’ai pas osé… Et maintenant il est trop tard. Vous ne me le pardonneriez plus, puisque nous en parlons.


La petite minute dangereuse était passée.

Cependant Laure avait pris sur le dessus du piano un revolver-bijou à la crosse de nacre incrustée d’or. Elle s’en amusait et badinait.

— Je me serais défendue, dit-elle en riant. Elle tira la baguette, mira la charge.

— Ne jouez pas avec cela, petite fille.

— Ah, que vous m’en voulez de vous avoir traité en psychologue !

Elle tourna le canon contre sa poitrine.

— Tout le danger serait pour moi.

— Vous avez contre moi des armes plus cruelles.

— Oui, madrigalisez… mais ce n’est pas la peine. Allons, ne soupirez plus : votre honneur est sauf. Vous avez pu placer votre déclaration. C’est beaucoup pour la première fois.

— Ah ! ceci est de la coquetterie !… vous me rendrez fou.

— Vous avez bien trop d’esprit pour cela. Là, c’est entendu… pensez de moi ce que vous voudrez, et ne manquez pas de venir demain soir à la maison : nous aurons un nouveau final remanié sur vos indications. Êtes-vous content ?

— Je suis désolé.

— Amenez notre ami Robert ; nous le raisonnerons tous deux : il m’inquiète — et vous êtes si raisonnable, quand vous voulez.

Elle piquait son chapeau d’une longue épingle, le front sourcilleux presque railleur.

Il la regardait, avec un peu de délire encore, la taille cambrée, la poitrine en saillie sous l’étoffe tendue et dessinant aussi le ventre chaste, les bras relevés en anses : un beau vase tourmenté… une proue hardie frisant le millier de vagues du désir…

Et dans une rage secrète, il regretta de n’avoir pas humilié cette orgueilleuse petite pianiste.

Mais l’heure était loin. Il sut bien sourire :

— Me pardonnerez-vous, Laure, dit-il en la reconduisant ? Reviendrez-vous lundi ? Vous aviez si bien joué aujourd’hui !… Ah ! surtout le final, l’allégro… une broderie…

— Et nous avons aussi joué la comédie.

— Coquette !

— Non, mais comprenez-moi ! Mon rôle ne sera jamais de dire :

Il veut. Lundi prochain nous communierons en Mozart… Adieu ! Soyez sage…

Elle partit encore émue, malgré le ton qu’elle affectait.

Meyrargues se pencha dans la cage de l’escalier, avec une envie rauque de rappeler la jeune fille et vit sa petite main gantée qui glissait sur la rampe plate.

— Elle a bien joué, se répétait notre auteur laissé à ses réflexions.

Et il ajoutait, dépité, avec une logique trop parisienne :

— Je ne lui plais pas, donc elle en aime un autre. Je parierais que notre Robert, avec son petit air de rien, me fait du tort à ses yeux. Mais non, c’est impossible, puisque le niais songe à se brouiller avec l’existence… Alors quoi ? Le plus clair dans tout cela, c’est que je dois avoir une rude veine aujourd’hui.

Et Meyrargues qui n’avait pas mis les pieds aux Mirlitons depuis plus d’un mois, appela son valet de chambre, s’habilla et se rendit à son cercle, où il perdit bravement cinq cents louis.