Avec le feu/12

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Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 187-196).

CHAPITRE XII

Las d’une vie basse et servile, ils devaient préférer un métier qui marchait l’égal de l’arbitraire des rois.
APULÉE


À Londres, où il pouvait apprécier la vanité de l’effort révolutionnaire — de grandes énergies émiettées en petites querelles —, Robert s’était prononcé et avait pris position dans « l’affaire Vaillant ». Las des parlottes et de la fausse science qui suffisaient aux constructeurs de sociétés futures, écœuré au contact des moralistes et des cambrioleurs individualistes du parti, il avait envisagé une certaine réalité, la seule qui convint à sa conscience nette et positive : il s’était dit que si Vaillant était exécuté il le vengerait, parce qu’on ne devait pas permettre cela et qu’il fallait, le cas échéant, relever le défi, sans quoi toute discussion devenait puérile.

Tel avait été son avis, exprimé au club anarchiste de Londres, la seule fois qu’il y parut. L’exécution, peu probable à ce moment — le grand attentat à la souveraineté nationale tombant à ses véritables proportions —, était cependant réclamée, pour l’exemple, par quelques journaux, Le Gaulois en tête, et, la politique du ministère étant donnée, restait possible.

Robert ne s’embarrassa donc pas de l’objection que lui firent les farouches : à savoir qu’il ne risquait pas grand-chose en tablant sur une hypothèse improbable. Il répondit, les journaux en main, qu’il n’attendait pas pour se déterminer de voir quelle tournure prendrait l’affaire, et qu’il se prononçait, lui aussi, pour l’exemple.

Son attitude comportait, en même temps qu’une certaine vanité, une bravoure naturelle et, dans un esprit de solidarité un peu spécial, le sentiment de l’honneur et du devoir.

Il ne plaisait pas à cet enfant scrupuleux que la société exerçât sans mesure le droit de vengeance ; il s’élevait contre l’abus du pouvoir social, et voulait qu’une réplique, fût-elle atroce, rétorquât par l’absurde, l’argument barbare.

Il s’instituait ainsi, de sa propre autorité, le champion d’un combat singulier entre la conscience individuelle et la société de son temps ; sans espoir de corriger les hommes, il tendait à s’écarter d’eux violemment, et, disposé à les frapper, il faisait aussi le sacrifice de sa vie — là était le désintéressement, là aussi l’outrance mystique.

Ces dispositions intérieures nettement arrêtées répondaient à de redoutables questions, que les événements posaient d’une façon aiguë à sa jeune inquiétude : Pourquoi vivre ? Vers quel but ? Que peut-on faire ? À quoi bon ?

Sa résolution prise, il en avait recueilli le bénéfice moral. La vie bavarde et paresseuse s’était manifestée à lui plus intense, héroïque dans sa beauté brève ; il avait atteint, dans la sève de ses vingt ans, à un épanouissement total de ses activités, qui représentait une certaine perfection. Sa délicatesse nerveuse s’était sensibilisée d’un étrange amour, exaltée sous une influence orageuse, cosmique en quelque sorte. Aimanté, précis, il avait eu conscience de son mouvement personnel parmi les créatures inertes. Échappant à ses résistances organiques, il pouvait quelque chose, il pouvait tout. Les faits du jour s’étaient enrichis de sa propre image. Il avait eu un miroir autre que les chroniques où se voir agrandi. Ses rôderies cérébrales s’étaient définies. Il savait qu’il aurait peut-être un mot à ajouter aux conclusions des scribes. Ce « peut-être », à l’enfler, valait une foi.


Cependant un ministre de l’Intérieur s’était vanté à la tribune de la Chambre de donner la chasse aux anarchistes, et ses rabatteurs étaient entrés dans les fourrés parisiens.

Robert avait écouté l’approche de la meute, replié sur soi, mesurant le temps aux battements de son cœur.

Dans cette anxiété les jours passaient, demain existait.


Quand le jury, contre toute prévision, eut condamné Vaillant à la peine de mort, Robert s’était senti poussé en avant. C’était le destin qui l’appelait de sa grosse voix de régisseur ; simple avertissement, inutile d’ailleurs à celui qui est prêt, mais le temps pour le tragédien scrupuleux de se reconnaître, de quitter les camarades, de jeter au foyer l’indifférente cigarette.

Avant l’arrêt définitif, des pas restaient encore douteux et des espérances : le pourvoi, le recours en grâce, l’opinion publique.

Une femme avait gravi ces degrés, une sourde aux yeux pleurants s’était traînée sur toutes les marches de l’échafaud.

Robert, que la sentence finale n’intéressait pas moins, conservait l’allure effacée, pas prétentieuse, de son personnage simplement voulu. À mesure que le risque s’accroissait, l’enfant attentif devenait plus calme et gardait l’élégance du jeu dangereux.


L’inflexibilité du président Carnot le toucha brusquement.

Quand tomba la tête de Vaillant, Robert se dit : « À moi !… » Son âme se colla à cette âme expirante.

Il s’était offert, le sort l’avait désigné. Alors il était entré dans le cercle magique.

Pendant huit jours il souffrit, emporté, saignant sous la griffe de la fatalité qu’il avait élue, ravi vers des hauteurs où l’air respirable, l’air humain, se faisait rare. Et il eut peur, peur de monter aspiré jusqu’au néant, peur de tomber brusquement, platement, écrasé, dans le vertige et la pitié de soi-même. Soudainement la vie s’était abaissée, effacée, perdue dans un recul comme une terre quittée ; et sur lui, en lui, planaient de grandes ailes glacées. Il avait cru être libre : une idée palpitante le tenait, serrait son cœur et fouillait sa cervelle ; il ne pouvait s’y soustraire et chasser le vautour ; il ne pouvait se dédire, puisqu’il était un petit homme courageux et sincère, volontairement égaré, rapportant tout à soi ou à l’humanité, et qui s’entêtait à considérer les choses sous le jour faux de l’absolu.

Des philosophes plus mûrs auraient pu combattre son erreur, lui apprendre les résignations, les temporisations, les faillites, l’humilité nécessaire ; ou mieux encore redresser, éduquer son sens de l’action, le guérir de l’héroïsme, comme d’une déviation anormale, par un traitement bien entendu. Mais il n’exposait pas sa force de volonté à la dispute.

En fait, son angoisse s’était traduite par un accès de misanthropie. Il avait éloigné ses amis et repoussé sa maîtresse, comme on écarte un cordial inutile. Il s’était terré, tournant sur soi, bête malade qui « fait sa place » pour mourir, et il avait prétexté un travail.

— Laissons passer la crise, avait dit Meyrargues.

— Que t’ai-je fait ? avait gémi Mariette. Tu ne veux plus de moi, je le sens bien ; tu aimes ta musicienne et tu souffres… Mais va donc le lui dire, bêta ! et ne reste pas là si pâle, si effrayant.

— Va-t-en, Mariette, laisse-moi.

— Déjà ?

— Ce soir même.

— Où veux-tu que j’aille ?

— Va chez Marchand… va où tu voudras… Non, va chez Marchand… et dis-lui qu’il t’aime pour l’amour de moi.

— Pour l’amour de toi ?

Elle avait tout compris, cependant elle ajouta dans une moue ironique :

— Penses-tu ?…

Elle s’en était allée, triste et mutine, pas brave au fond, doutant de sa chair impuissante à vaincre les noires images. Robert restait seul

Quand après cinq jours de sauvagerie, le samedi, il s’était présenté chez les Vignon, il cherchait un point d’appui en dehors de sa conscience ; c’était dans un moment de lucide effroi, comme un appel à la vertu du dernier talisman.

Après l’entrevue, il s’était assis sur un banc du boulevard de Clichy, honteux et innocent ; il s’était dorloté de paroles en suivant des yeux les allures des prostituées écœurantes, silhouettées dans les clartés obliques du gaz.


Ce soir de février était doux, d’une douceur trop précoce, attendrissante, propice à la contrition. Une sorte de cabotin papelard était venu s’asseoir à côté de lui, cherchant à lier conversation. Robert s’était écarté. Comme le frôleur se rapprochait, il l’avait poussé rudement et l’avait fait choir, son chapeau de haute forme roulant sur la chaussée. Le type était parti, après un reproche de ses yeux ternes au méprisant ; il était parti sans mot dire, humilié, non corrigé, possédé lui aussi, lissant d’une main molle la soie de son chapeau.

Et Robert s’était dit :

— Oui, je suis un pauvre petit garçon, efféminé, délicat ; j’ai une figure de fille — ça se voit —, je ne ferais pas de mal à une mouche… vraiment je serais incapable d’enfoncer une épingle dans le ventre gonflé d’une mouche… Je suis un pessimiste paresseux, je ne suis pas un justicier. Comment ai-je pu penser que j’aurais la force de lancer ma haine enflammée sur la foule ? Et pourquoi, pourquoi le ferais-je ?… Pour la réveiller, pour l’humilier, lui faire honte, me détacher d’elle brusquement, me garder de son contact veule et salissant… pour la traiter comme j’ai traité ce philosophe du trottoir ? Hélas ! comme il m’a regardé !


Robert était rentré chez lui, et en toute humilité il avait lu du Dostoïevski.

Le lendemain, Meyrargues était venu le prendre et l’avait mené à la tombe de Vaillant. Il en était revenu décidé, rentré en grâce et ne s’était accordé qu’un délai : le temps d’écrire un article promis depuis trois mois à une revue anglaise, parce qu’il lui semblait convenable, dans une circonstance si grave, d’agir sans hâte, par goût plus que par devoir, et de tenir tous ses engagements.