Avec le feu/13

La bibliothèque libre.
Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 197-219).

CHAPITRE XIII

Le rôle d’une jolie femme est beaucoup plus grave qu’on ne le pense.
MONTESQUIEU, Lettres persanes.


Robert marchait de long en large, tournait autour de sa chambre dont il semblait avoir oublié les proportions étroites. Sous la table et dans les coins s’entassaient des livres, des revues, des journaux : l’alluvion de trois années de pensée. En feuilletant ce fatras, il aurait pu y retrouver la substance sèche de sa sensibilité. Oui, d’autres sentaient la vie comme lui, qui se contentaient de prêcher ou de noircir orgueilleusement du papier. Quelle poussière de vanité ! Et combien cela pesait peu dans les balances neuves de l’action !

À côté des livres, dans une cuisine grande comme un placard, luisaient des verreries de laboratoire : cornues, flacons à tubulures, éprouvettes. Le réduit ménager en recevait un jour scientifique que tempéraient des ustensiles de cuisine, une poêle à frire et un litre débouché. Les reliefs du déjeuner voisinaient avec un thermomètre à mercure parmi des coupelles de porcelaine.

Robert laissa son regard traîner sur ces objets, et une sensibilité douloureuse contracta son visage aux traits fins. Il revint dans la chambre, repoussa du pied une chaise dépaillée et, s’allongeant à plat ventre sur la natte qui couvrait le plancher ciré, resta en arrêt, le menton sur les mains, la plume aux doigts, devant un mince cahier de papier blanc. À la panse déformante d’une fiole d’encre, miroitait son image minuscule avec un pan de lac de ciel.

Il s’appliquait à une longue dissertation sur l’importance sociale du sacrifice, et s’efforçait à démontrer l’utilité de certains actes de violence et d’abnégation totale approvisionnant d’énergie efficace la vie éternelle de l’espèce, et rattachant les existences particulières à la vie idéale.

Il appartenait, selon lui, à quelques âmes fortes d’alimenter la source des vertus divines où l’humanité paresseuse peut se retremper. Sans cette « réserve » le monde se dessécherait et périrait dans la désespérance et la stérilité.

À travers les légendes, les créations spontanées du génie populaire, les épisodes mythiques, les fêtes agraires, il respirait, dans la rosée du sacrifice, un parfum essentiel. C’était le principe vital, la cause active, le Purusa des hymnes védiques, le Maître des Êtres, la semence des qualités, les dents du dragon de Cadmos.

Il écrivait pour lui-même, pour se réciter ces choses et s’exalter, s’entraîner. Sa théorie ressortissait à sa propre psychologie plus qu’à l’érudition : il négligeait les rites et les particularités ethnographiques pour ne s’attacher qu’à l’esprit.

Et, comme il écrivait, une voix monta de la cour, brisée, canaille, sourde d’alcool et de phtisie, une voix où graillonnaient toutes les boues de l’hiver, tous les dégels avec tous les bitumes. La romance qu’elle éraillait en prenait une signification nouvelle, ironique et menaçante.


Regardez-le, puis dites-nous, princesse,
Si vous croyez encore avoir rêvé !


Oh, cette voix laide comme une plaie !

Robert en fut remué. En fermant les yeux il vit le pauvre. Il se le figura dans la cour humide de la rue Nollet, avec ses semelles spongieuses, près de la boîte aux ordures. Et la curiosité lui vint de le mieux voir, en face, réellement, de le regarder jusqu’à la douleur, attentivement comme un remords.

Il se pencha sur l’appui de la fenêtre, au-dessus de la gouttière, et, dans ce mouvement, le porte-plume qu’il portait à l’oreille tomba, tournoya comme un fétu et vint s’abattre sur le pavé gras.

Le chanteur des cours ne daigna pas ramasser l’objet inutile et leva seulement ses yeux affreux et sa face usée vers les étages supérieurs.

Il n’aperçut point Robert au bord du toit et brama plus haut sa détresse.

Une fenêtre s’ouvrit, essorant un trille de machine aux aciers légers. La couturière du troisième, dans un geste joli, jeta son sou enveloppé d’un chiffon de soie au mendiant qui remercia.

Robert aperçut dans ce mouvement la nuque de l’ouvrière aux lourds cheveux, la souplesse de sa taille et la richesse de ses hanches sous la serge. Ce fut comme une autre aumône qui montait vers lui. Le spectacle dont il espérait une amertume ne lui laissa qu’une ardeur rêveuse. Et cela changea le cours de ses idées.

Il regarda la date du jour à l’éphéméride, froissa le feuillet et se dit : demain je travaillerai. Le 13 février, tamponné en boulette, alla rejoindre dans la corbeille aux papiers un petit billet mauve, chiffonné, tordu, que le concierge avait glissé sous la porte, le matin, et qui avait réveillé Robert de son froufrou. Sur le moment il l’avait jeté avec dépit, maintenant il le reprenait.

Trois mots d’une haute écriture appuyée, griffée.


« Paris, ce 12 de février.
« Cher petit ours,
« Votre bouddhisme est-il parfait ?
« MARIETTE. »


Mariette allait venir. Il lisait l’annonce de sa visite dans ce billet moqueur.

— Comme elle avait raison de le railler ! Ne saurait-il jamais prendre une résolution ferme ? Les faiblesses de sa chair l’humiliaient. Il craignait la présence de sa maîtresse et la désirait. Toujours cette perpétuelle indécision, cette fièvre d’action atténuée en caresses, en raisons, en écritures ! Encore une fois, au moment de se tenir parole et d’être l’homme qu’il avait déterminé, l’homme nécessaire, il s’égarait en rôderies, en mollesses, en appétits : il se rappelait le pas de Mariette dans l’escalier, ce rythme qui l’inclinait vers la porte de la chambre, l’attirance de cette jeune force, ces jambes heureuses d’aller vers lui, ce cœur battant…

Et que pouvait-il opposer à ce trouble ? Rien, sa méchante humeur ou des paroles de Bakounine sur les devoirs du révolutionnaire.

Il avait voulu être seul, être libre… Et cela avait duré cinq jours.

Il n’avait pas écrit à Mariette ; à la vérité, il ne l’avait pas appelée ; mais, quand elle serait là, il n’aurait plus la force de l’éloigner, pas même de la questionner ; il s’apaiserait à son contact et s’humaniserait… Viendrait-elle ?

Cependant la porte vitrée du vestibule avait battu, la rampe lisse frémissait sous une main forte, un pas s’assourdissait au feutre du tapis qui garnissait l’escalier jusqu’au troisième, un pas d’homme qu’il connaissait… Il était certain qu’on venait chez lui.

Et l’on frappa.

C’était Brandal, les yeux creux, le nez pincé, un pli d’attention entre les sourcils. Il serra chaudement la main de Robert ; ses paupières clignotaient ; il soufflait, oppressé.

— Ouf !

— Va bien ?

— Heu !

Il referma la porte et s’affala sur une chaise, sans lâcher la grande valise de toile grise qu’il tenait à la main.

Robert ne put s’empêcher de remarquer son allure insolite.

— Brandal, tu as quelque chose ?…

— Embêté, tu comprends, embêté… Un sale coup pour nous autres… Qu’est-ce que tu en dis ?

— Je ne sais pas, moi, tu es bizarre… tu tombes chez moi comme une bombe. Brandal ricana :

— Tu en as de bonnes.

— Mais lâche donc ta valise. Pars-tu en voyage ?

— Donne-moi quelque chose à boire. J’ai grimpé ton escalier d’un saut ; de ma vie je n’ai eu si soif.

Robert lui apporta le litre entamé. Il s’en versa une rasade et l’œil bas regarda son ami, le coude sur la table, accablé comme après une corvée. Une inquiétude les séparait. Robert attendait, regardant la valise.

— Tu sais ce qui s’est passé hier soir ? hasarda lentement Brandal.

— Et comment le saurais-je ? Je ne suis pas sorti depuis dimanche. Il s’est donc passé quelque chose ? Je n’ai pas lu les journaux.

— Tu attends toujours les journaux.

Robert fut piqué du mot et toisa le flegmatique Brandal, peintre théoricien, qu’il connaissait pour un lecteur de La Révolte.

— Oui, tu attends, tu oublies… tu désertes, toi aussi, ma parole !… Alors quoi, il n’y a plus d’hommes ?

— Brandal, tu n’as pas le droit de me parler ainsi.

— J’en ai le droit, mon camarade.

En disant cela, Brandal força le ton contre son ordinaire, car il parlait toujours d’une voix sourde, sans timbre.

— Enfin, c’est ton affaire, tu es libre… moi je ne connais que la liberté… Mais, bon sang ! à quoi penses-tu ? Robert se troubla, devint nerveux.

— Alors tu es venu ici me faire de la morale ? On t’a écrit de Londres, tu viens me rappeler ce que j’ai dit. Je ne m’en dédis pas ; je le pense encore… la preuve en est là ; tiens, lis ce que j’ai écrit sur l’importance sociale du sacrifice.

— Ton testament ?

Robert hésitait : Brandal écarta les feuillets.

— Je ne lis plus.

— Tu agis ?

— Oui.

— Diable ! conte-moi cela, Brandal.

— Toi, tu griffonnes ; et pendant ce temps-là la bataille hurle dans la rue : on fait sauter les édifices publics.

— Tu fais sauter…

— Non, pas moi.

— Quels édifices ?

— Le café Terminus.

— Tu appelles ça un édifice public… Bien, tu as raison. Et qui a fait sauter le café Terminus, puisque ce n’est pas toi ?

— Un anarchiste, j’imagine.

— En es-tu bien certain ?… Et si c’était un fou ?

— Tu as dit un fou ? Elle est raide, celle-là ! Tu ne comprends pas ?… Tu n’approuves pas ça ?… Alors qui est-ce qui comprendra ?

Robert ferma les yeux :

— C’est effrayant !…

— Qu’est-ce qui est effrayant ?

— Que cette chose soit arrivée… toute seule !

— Comment toute seule ?

— Je veux dire… hier soir…

— Allons, Robert, je t’assure que le petit bougre qui a fait le coup est un camarade, un convaincu.

— Tu le connais, tu réponds de lui ?

— Comme de toi-même.

— Son nom ?

— Emile Henry, le frère de Fortuné.

— Un ami de Meyrargues !

Et Robert devint tout pâle. Il souffrait atrocement.

— Beaucoup de victimes, des morts ? dit-il d’une voix blanche.

— Non, des blessés, une dizaine.

— Et lui ?

— Arrêté.

Robert se taisait, sombre, écrasé.

— Il s’est bien défendu… un petit lion lutté jusqu’au bout, jusque sous les talons. Et gouailleur, féroce ! Il a blagué la police, a dit qu’il arrivait de Pékin, et n’a pas donné son nom. Il ne compromettra personne. Nous pouvons dormir tranquilles. D’ailleurs, j’ai pris mes précautions. Robert ne suivait plus.

— Tu dis qu’il a lutté contre la foule ?

— Ai-je dit contre la foule ? Oui, c’est bien possible. Certainement il a lutté contre ceux qui le poursuivaient.

— Contre la meute ?

Une étrange exaltation s’était emparée de Robert, un long tremblement nerveux secouait tout son corps.

— C’est horrible, ajouta-t-il, cela me fait mal, Brandal ! Tu ne sais pas comme je souffre !

— Quoi ! Ne disais-tu pas qu’après l’exécution de Vaillant nous devions user de représailles contre la société prise en bloc ?

— Oui, nous déclarer contre la foule complice qui a permis cela, contre la foule inerte qui souffre tout, qui autorise tout, qui se croit irresponsable de sa misère et de l’injustice ?… la chasser des refuges où on la flatte, où on la grise, où on l’empoisonne !… frapper la foule des cafés, des cafés-concerts, des boîtes à musique et à ordures, des marchés de la prostitution !… la fouailler comme un bétail repu !… Et qu’elle se lève, et qu’elle s’élève enfin.

— Mais pourquoi la foule ?

— La foule est roi, Brandal ! c’est la foule qu’il faut tuer.

— J’entrevois dans ta folie quelque chose de terrible et de séduisant : une ambition sublime.

— Et ce que je disais un autre l’a fait ; ce que je désirais s’est accompli en dehors de moi : c’est effrayant ! Un silence grave les accorda.

— Tu te crois responsable. Et maintenant qu’il est arrêté, tu regrettes de l’avoir poussé en quelque sorte à sa perte.

— Cela et autre chose.

— Ne te monte pas la tête. Celui qui agit ne se décide pas sur les paroles des autres.

— Ai-je dit lui avoir parlé ? Cela, non !… Jamais qu’il m’en souvienne, jamais directement. Il y a là cependant une coïncidence étrange, une sorte de dédoublement… Mais toi, comment sais-tu son nom, puisqu’il ne l’a pas dit ?

— J’allais y venir. Mais, bon dieu ! tu m’as coupé la gorge avec tes scrupules ; et maintenant j’ai plutôt envie de filer en te laissant à ton examen de conscience… Tu ne vois que toi.

— Brandal, je veux savoir ; tu dois tout me dire ; l’heure n’est plus aux indécisions — je n’ai jamais été indécis… Mais la situation est changée… Il faut savoir ce que nous allons faire.

— Bravo, petit ! je te retrouve. Eh bien, tu vas voir comment Dieu existe… Il prit un temps.

— Figure-toi que je flânais hier soir du côté de la gare…

— Par hasard ?

— C’est-à-dire que j’allais prendre le train de Neuilly… Quelle drôle de question !…

— Continue.

— Enfin, je ne me doutais de rien. J’étais au coin de la rue de Rome, contre la grille, quand le coup partit.

— L’explosion ?

— Oui.

— À-t-elle été forte ?

— Un coup de canon étouffé. Je me porte vivement du côté du bruit. Il y avait du monde aux terrasses des cafés, car le soir était doux, un soir de mai…

— Ils avaient le trac, hein ?

— Les consommateurs ? Mais non, ils gesticulaient, ils blaguaient ; l’un disait : « C’est un ingénieur de la Compagnie qui s’est suicidé » ; un autre : « C’est un soldat de la Pépinière qui s’est logé une balle dans la peau » ; un troisième : « C’est un tonneau de chez Richer qui vient de sauter ! »

— Les brutes !

— Mais je n’ai pas eu le temps d’en entendre bien long, car tout de suite, moins d’une minute après le pétard, je vois un petit blondin qui fonçait droit de mon côté au pas de course. Tout d’abord, je ne l’ai pas reconnu. Des agents et une foule sauvage le suivaient de près en criant, en hurlant : « Arrêtez-le ! » Mais il les tenait en respect avec son revolver, et j’ai bien cru qu’il leur échapperait, d’autant qu’il gagnait du terrain sur les agents alourdis par leurs bottes. Il était tout près de moi. Je le vois qui fouille dans sa poche. Il en tire un portefeuille qu’il jette sur le trottoir. Le portefeuille roule dans le ruisseau. « À toi, camarade ! » qu’il me crie. Et la meute passe, me bousculant, me renversant. Mon chapeau était tombé d’un côté, ma canne de l’autre ; je me relève, et, cherchant mon chapeau, je ramasse aussi le portefeuille. Ils étaient trop enragés pour faire attention à moi. Bref ! j’entendais les coups de revolver qui claquaient au tournant de la rue, et toujours plus loin, comme des coups de fouet, et je me disais : Il décampe ! Que pouvais-je faire ? j’étais sans armes… Tu verras ce qui s’est passé ensuite dans les journaux. S’il avait eu une bonne arme au lieu d’une mécanique de bazar, il leur échappait sûrement. Il n’a cédé qu’après une lutte terrible. La foule voulait l’écharper.

— Et puis ?

— Et puis je suis rentré chez moi sans être inquiété ! Là seulement j’ai ouvert le portefeuille. Tiens, le voilà.

Et Brandal tendit à Robert une enveloppe de cuir à boutonnière.

— Regarde… tout y est.

Et c’étaient des écrits de révolte signés de lui, une lettre d’amour marquant son goût de la mort, un carnet de notes, quelques cartes de visite et une quittance de loyer au nom de M. Louis Dubois, villa Faucheur, rue des Envierges, plus trois assignats et une photographie de femme. Les papiers, un à un dépliés, tremblaient aux doigts de Robert qui en examinait la calligraphie appliquée sans ratures.

En feuilletant le carnet, il y lut une suite de pensées morales assez subtiles, et cette boutade :

« Au surplus, j’ai bien le droit de sortir du théâtre quand la pièce me devient odieuse, et même de faire claquer les portes en sortant, au risque de troubler la tranquillité de ceux qui sont satisfaits. »


— Il ne s’agirait donc que d’un suicide voulu, d’une impolitesse féroce envers l’humanité, remarqua Robert. Et il ne lut pas plus avant.

Mais Brandal n’était pas au bout de son récit.

— Ensuite, ensuite, qu’as-tu fait ?

— D’abord je ne demandais que mon lit, car j’étais brisé. Comprends-tu cela, moi qui n’avais rien fait ?

— Eh ! la meute t’avait bousculé, ou bien… toi aussi, tu te sentais responsable…

— Pas du tout. Chacun agit suivant son tempérament.

— … Solidaire, si tu préfères.

— C’est-à-dire… Enfin, tu as peut-être raison. Quoi qu’il en soit je dormis mal ; j’avais toujours devant les yeux cette chasse à l’homme, et dans les oreilles ces cris.

» Les papiers étaient sur ma table ; je les ai lus, relus, et j’ai fini par comprendre pourquoi le camarade avait tenu à s’en débarrasser.

— Pour ne compromettre personne.

— Il n’avait qu’à ne pas les emporter.

— Avait-il l’intention d’agir ce soir-là ? Il sortait peut-être pour voir, pour s’entraîner, pour le plaisir de se sentir armé… ou bien il se croyait sûr d’échapper.

— Possible, mais il y a autre chose : la quittance au nom de Dubois. Cela ne te dit rien ? Eh bien, moi, j’ai pensé que le camarade demeurait sous ce nom à l’adresse indiquée. Je ne sais plus qui a dit : « Un véritable révolutionnaire doit renoncer jusqu’à son nom. » Quand j’ai vu sur les premiers journaux qu’il avait déclaré s’appeler Breton, je me suis affermi dans l’idée que le nom de Dubois n’était qu’un autre passe-partout. Le soin qu’il avait eu de me lancer son portefeuille me prouvait encore l’importance qu’il attachait à taire son domicile. Je suis persuadé que, si je n’avais pas été là, il aurait réussi à le jeter dans un égout, car il rasait le trottoir.

— Bien raisonné. Et je sais maintenant pourquoi tu es ici.

— Tiens ! Mais pourquoi ?

— Pour que nous allions là-bas mettre de l’ordre dans ses papiers. Brandal triompha :

— Tu as trouvé cela, toi… Eh bien ! oui… mais pas besoin de te déranger : on s’est levé matin… la besogne est faite.

— Quoi !

— Voilà l’héritage.

Ouvrant alors la lourde valise qu’il avait apportée, Brandal en étala le contenu sous les yeux de Robert effaré : des flacons, des bocaux, un verre gradué, des sacs de drogueries, des coupelles oxydées, un moule à balles de la grosseur d’un casse-noisettes, de fortes tenailles d’acier, une bobine de cordon Bickford, des lingots de plomb, un bain de sable, une boîte de fortes capsules au fulminate, un flacon de mercure et des rouleaux cirés de dynamite.

Au fond de la valise, un matelas de papiers, des diplômes d’études, des certificats de patrons, un livret d’ouvrier établissant le véritable état civil du faux Dubois et les étapes de sa courte existence contrastée.

Quelques linges marqués d’un H et des hardes avaient tassé l’emballage.

Ils inventorièrent toute cette chimie. Robert, assez expert, reconnaissait les produits à l’odeur et au toucher. Il fit remarquer à Brandal qu’il venait de brûler son pantalon en débouchant un flacon d’eau-forte.

— Cela fera une tache impossible à laver, dit-il. Mais comment es-tu entré dans la chambre fermée ?

— Il n’y avait personne dans la loge du concierge, personne dans l’escalier. J’ai monté lestement jusqu’au quatrième. À la vérité, j’aurais mieux aimé grimper dans un hunier par un gros temps. Le long du corridor où s’ouvraient les petits logements, j’ai découvert le nom de Dubois, à la craie, sur une porte ; j’ai frappé à tout hasard, et, comme on ne répondait pas, j’ai fait sauter la serrure d’une poussée. J’étais dans la place : mes débuts comme cambrioleur.

— Compliments.

— Au bout d’une heure, je suis ressorti par le même chemin, chargé comme tu le vois, après avoir brûlé dans le poêle les papiers inutiles, les cartes de visite, les carnets d’adresses et la correspondance. Comme ça, quoi qu’il advienne, le camarade dira ce qu’il voudra. On ne pourra pas lui chercher des histoires. Ai-je bien travaillé ?

— Parfaitement.

— Et maintenant que nous tenons l’arsenal ?…

— Brandal, il y a là de quoi charger dix bombes.

— Ça, c’est une autre affaire. J’ai sauvé les poudres… à toi d’aviser.

— Déjeunons d’abord. Il est midi. Après le café, en grillant une cigarette, nous tiendrons un conseil de guerre. À ce moment une clef tourna dans la serrure.


Les produits chimiques s’étalaient sur le marbre de la cheminée dans une poussière piquante d’acide picrique tombée des sacs éventrés.

Les yeux de Brandal dansèrent ; dans un mouvement de retraite instinctif, il s’adossa à la cheminée qu’il couvrit de ses larges épaules.

— Bonjour, vous ! dit Mariette en s’arrêtant sur le seuil. Et, prise aux muqueuses par l’odeur acre, elle éternua.

— À vos souhaits ! dit niaisement Brandal.

— Mais ça empeste chez toi, mon petit potard. Où as-tu pris toutes ces saletés ? Veux-tu tenir boutique au sixième ? Robert lui conta une histoire dont elle ne crut pas un mot.

— C’est bon, dit-elle, on te gêne encore, on s’en va. Ils jugèrent bon de la retenir.

— Au contraire, tu arrives bien, nous allions déjeuner.

— Ici ?

— À moins qu’il te plaise mieux d’aller au restaurant.

— Non, la noce ici, tous les trois en intimité… Les provisions sont faites ?

— J’ai un pâté d’hier, du vin, des oranges.

— Le reste nous regarde. Venez avec moi, Brandal, prenez le filet ; nous irons au marché sur l’avenue et nous rapporterons aussi des violettes… Là, plus fâchés, nous deux ?…

Et elle offrit son sourire à Robert et la fossette de sa joue.

Il l’embrassa, contraint.

— Oh, les lèvres sèches ! Quitte ton masque de verre !

— La fièvre, des ennuis.

— Et tu n’écrivais pas. Je serais venue te soigner — oh ! mais gentiment — comme une petite sœur à cornette. Pense à moi, du moins comme garde-malade : j’ai la vocation.

— Tais-toi, frimousse !

Elle ébouriffait ses cheveux de front, tapotait sa ruche de mousseline, l’air malicieux et gamin sous son chapeau canotier. Une pointe d’esprit et une émotion la rosissaient, l’animaient et la rendaient plus charmante. Elle jouissait de l’embarras des deux complices, heureuse d’être en tiers avec eux ; elle se sentait soudain rapprochée de Robert, unie à lui par un lien indissoluble.

— Oust ! Brandal, nous filons, mon bon chien ; les petites voitures seront loin — les sergots les auront chassées —, nous n’aurons plus que des rebuts ; je tremble pour mes violettes. Toi, l’enfant gâté, fourre toutes tes drogues dans le placard ; mais aie soin de sortir le sucre et le pâté… Ne va pas nous empoisonner. Ouvre aussi la fenêtre pour changer d’air.