Avec le feu/14

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Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 221-227).

CHAPITRE XIV

Un homme épouvantable entre et se regarde dans la glace.
BAUDELAIRE, Le Spleen de Paris.


Après son échec amoureux, Meyrargues se promit de ne plus penser à Laure. Il joua pour s’étourdir. Le lendemain, rentrant chez lui au petit jour, humilié par la grosse perte d’argent qu’il venait de faire, il se jugea sévèrement.


La voiture du cercle, sonnante du seul grelot du cheval, l’avait cahoté mollement de ses roues caoutchoutées ; il avait traversé Paris, bercé, engourdi, le Paris clair et léger des matins blancs de février, tout de dentelles d’arbres morts et de volets clos ; il avait vu à travers le réseau de sa migraine des balayeuses engoncées dans de vieux paletots d’hommes, les mains crevassées sous leurs mitaines vertes, qui poussaient devant elles des nuées de poussière ; et il lui semblait quee toute cette poussière de la ville silencieuse était tombée sur lui.

Il jeta ses vêtements par la chambre et se coucha, écœuré, la tête lourde, la gorge sèche. Il lui semblait que son lit se perdait sous lui, s’enfonçait. C’était l’heure du remords et des maux d’estomac. Succombant au dégoût passager de lui-même, il s’ensevelissait dans ses draps tirés jusqu’au menton, se dissolvait dans les plumes, devenait une chose vague, éparse, dissociée. Il s’endormit enfin, sans volonté, sans force, lourdement, comme on meurt.


Au réveil, une transformation s’était opérée en lui : frileux de cœur et de pensée, une sensibilité convalescente irritait son épidémie ; il se sentait las et clairvoyant, peu disposé à l’indulgence.

Il se fit allumer du feu, s’enveloppa dans sa robe de chambre et s’assit, les tibias nus, au coin de la cheminée, sans se soucier du déjeuner que le valet de chambre venait de poser sur le guéridon de laque. Il se regardait, pâle, défait, la peau terreuse et fripée, dans la grande glace, et retombait plus seul à la méditation des bûches sifflantes. Souffrant d’un besoin d’être plaint, il se revoyait, bizarrement, dans un décor de soleil, d’arbustes fleuris et de flots miroitants en cassures d’indigo, promeneur dolent au jardin de Cimiez, dans la montagne de Nice ; il récupérait par la pensée son attendrissement de jadis devant un couple de singes affectueux, qui dorlotaient dans leurs bras velus un pauvre petit quadrumane phtisique aux oreilles décollées, au museau de noisette ridée : le fond de la tendresse humaine.

Dans cet état d’abandon, de lassitude et de sincérité, Meyrargues dut s’avouer crûment qu’il aimait Laure Vignon d’une passion tenace et patiente que rien ne rebuterait. Ses idées flottantes se cristallisèrent ; il entrevit dans cet amour un but très lointain, mais désirable par-dessus toutes choses.

Mollement il décacheta son courrier, écarta un mot de Robert qui lui parut incompréhensible, et s’arrêta à une invitation à dîner, pour le soir même, chez les Vignon.

Certainement, pensait-il, un peu de musique me ferait du bien ; mais non, je m’excuserai. Pas ce soir.

Il se fit apporter des cartes télégrammes.

Un dernier pli traînait sur le plateau.

Il le prit, le retourna, le palpa curieusement sans se décider tout d’abord à déchirer l’enveloppe de fort vélin tramé. Il pensait à autre chose.

La suscription tracée d’une encre batailleuse fixa son attention. Il crut y reconnaître l’écriture du baron d’Héréville.

— Que me veut-il ? Encore la Société des amateurs ! Marche-t-elle enfin leur société ?

Cette société, il en avait lancé l’idée, l’hiver précédent, chez la vicomtesse de Trédern dont le salon de musique comptait parmi les mieux cotés ; c’était une combinaison basée sur la fatuité et le snobisme, qui devait réussir ; le petit d’Héréville, remuant et phrasier, piquante moustache de laiton, s’en était emparée : il s’agissait de grouper des gens du monde, flûtistes comme Frédéric II, violonistes comme Ingres ou Gouvion de Saint-Cyr, et de les encadrer dans un orchestre solide, pour leur donner l’illusion d’un labeur d’art, ou le simple plaisir de faire leur partie dans des œuvres classiques. C’était encore une petite protestation des salons de haute musique contre le trop vulgaire piano, et en même temps une réponse à la Société des Peintres-Amateurs qui, chaque année, exposait ses toiles aux Mirlitons.

L’entreprise avait été aussitôt patronnée par le prince de Limay, un rosé et blond garçon, un peu épais, d’humeur charmante, qui venait d’épouser une richissime Américaine, et n’avait d’autres passions que le tir aux pigeons et le violoncelle. Il avait offert la serre de son hôtel pour les répétitions et promis le concours de Delsart comme chef de pupitre des basses.

D’autres amateurs, les plus nombreux, avaient des talents sur le violon. Le gros docteur Komperg et le comte Molitor jouaient de la viole en virtuose.

Les instruments de l’harmonie paraissaient plus difficiles à recruter ; cependant on avait applaudi chez Mme de Guerne un flûtiste mondain et un hautbois titré. L’adhésion de Gillet était acquise.

M. de Saint-Pol, qui chantrellisait brillamment, s’était porté garant de M. Emery, le célèbre architecte, comme bassoniste.

Il y avait pénurie de clarinettes parmi les smokings du faubourg, mais on pouvait compter sur Selmer ou Mimart à la première partie.

Le talentueux Frésom assumait le commandement des contrebasses.

Une forte cotisation annuelle des amateurs devait payer les cachets des professionnels choisis qui composaient les cadres.

De cette façon, la Société de la Double-Croche pourrait offrir une scène et un parterre de choix aux cantatrices dames du monde, et satisferait à des goûts variés de cabotinage élégant, en même temps qu’elle proposerait aux énergies intellectuelles de la classe ennuyée le plus charmant des sports et le plus difficile.

La lettre du baron annonçait ainsi à Meyrargues, avec les détails les plus circonstanciés, l’organisation de la société. On comptait sur lui, sur ses relations montmartroises — le mot souligné — pour faciliter au comité le recrutement des titulaires professionnels et des remplaçants.

Les versements acquis montaient à cinquante mille francs, grâce aux souscriptions des membres d’honneur.

La première réunion des « amateurs », en vue de discuter le choix d’un chef d’orchestre, aurait lieu le samedi suivant, 17 février, chez le prince de Limay, en son hôtel du quai.


Cette lettre ranima Meyrargues, mit fin à ses scrupules et le décida à lever la pénitence qu’il s’était imposée. Il avait une raison d’aller chez les Vignon.

Le soir venu, il ne manqua pas de s’y rendre.