Aventures au Matto Grosso/03

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René Julliard (p. 63-Ill.).


CHAPITRE III

LA CITÉ DES RÉPROUVÉS


LEOPOLDINA est un village mort sous un soleil de plomb, entre la forêt vierge et la rivière, avec un morceau de piste poudreuse que les pluies transforment en bourbier et une quarantaine de cahutes dispersées, aux murs de bambous plaqués de terre glaise. Les toits sont couverts de feuilles de palmier liées avec des lianes, ou de tuiles grossières entre lesquelles pousse un gazon dru, hérissé d’arbustes desséchés.

Des cases sont écroulées, envahies par les ronces, d’autres dressent encore des pans de murs branlants avec de grandes lézardes.

— Lorsqu’un mur s’écroule, me dit Pablo, ça perce une véranda et, lorsque c’est toute la maison, on déménage pour reconstruire ailleurs.

De gros iguanes immobiles dans des failles semblent dormir. Une horde puante d’urubus au plumage de jais, la tête pelée, déchiquette en silence un chien crevé. Les charognards s’agrippent de toute la force de leurs pattes crispées dans les poils de la bête et plongent leur bec crochu dans la chair décomposée, arrachant à chaque fois une mélasse grise qu’ils emportent, de leur vol lourd, pour la dévorer un peu plus loin, perchés sur les toits, se découpant sur le ciel, battant des ailes pour conserver leur équilibre et s’envolant à la moindre alerte pour se poser quelques mètres plus loin et continuer la curée.

La bourgade est bruissante des ailes de milliers de mouches vertes qui s’agglutinent sur des peaux d’antilope ou de puma séchant sur des treillages.

Un peu à l’écart du village, un cheval est entravé aux pieux de la clôture d’une maisonnette dont le crépi passé au lait de chaux (depuis longtemps sans doute) est d’un blanc sale, écaillé.

Un homme sort de la maison, jaune, barbu sous les larges bords de son feutre, trainant ses bottes de cuir rouge rongées par les termites, armé d’un colt qui ballotte sur sa cuisse dans une gaine de cuir artistiquement décorée de motifs argentés. Il me fait un signe de la main :

— Salut, étranger.

— Salut…

Puis il s’en va, au pas lent de sa monture, le long de chemins bordés de termitières et d’arbres noirs et tourmentés, avec des nids d’urubus entre les fourches.

Un bébé nu traine à quatre pattes son ventre au nombril saillant. Sa mère, qui jette à la volée des ordures, me voit et saisit le moutard qui piaille. Elle est belle, indolente, avec des yeux trop vifs dans un visage trop morne, métisse aux longs cheveux noirs qui me fait souvenir que quinze jours dans l’atmosphère enfiévrée de la forêt vierge, tout seul, c’est long.

Un vieux noir, ivre et grotesque, s’est affalé contre un mur avec son chapeau de paille sur le visage. Il dort. Tout semble dormir, d’ailleurs, à Leopoldina.

Lorsque nous sommes arrivés ce matin, Pablo m’a d’abord conduit dans la case d’un inspecteur du Service de Protection aux Indiens en tournée d’inspection sur la rivière, puis voyant à ma mine le malaise que je ressentais à mon premier contact avec ce village de la belle au bois dormant, il résuma la situation par ces mots :

— Patience, Français… attends la nuit. Surtout, méfie toi des femmes. Elles ont toutes la vérole. Attention aux « lames », c’est mauvais pour la santé. N’oublie pas… Tire vite, et juste.

Pablo est parti pour Goyana. Je n’ai plus vu les autres passagers, mes taciturnes compagnons de route, ni même le vieux trafiquant malade. Alors, je m’ennuie à mourir. Étrangement oppressé.

Après une rapide inspection des alentours, j’arpente mélancoliquement l’unique pièce qui forme la résidence de l’inspecteur du S.P.I., me penchant parfois à la fenêtre qui domine l’Araguaya aux eaux sales et lentes.

Au bas de la falaise, dans une crique étroite à laquelle on accède par des marches taillées dans la terre rouge et glissante comme une savonnière, une vieille femme agenouillée lave son linge.

Une flottille de pirogues et de barques primitives avec des roofs de branches de palmier, se balance au gré du courant qui forme des remous à peine visibles.

J’ai accroché mon hamac aux poutres du plafond, dédaignant l’étroit lit de camp, domaine exclusif des punaises et des « carapatos ». Les murs sont nus, le plancher crevassé. Un râtelier d’armes est dans un coin de la pièce avec une caisse de bois et un petit rideau fané. Il y a aussi une lampe à alcool près du lit et une glace jaune et fêlée.

Aux dires de Pablo, l’homme qui habite ces lieux est la seule autorité du village. Ni police ni prêtres. On n’a pas vu de médecin depuis près de vingt ans.

Je continue à tourner en rond jusqu’à ce que le soleil noie ses derniers rayons dans la rivière et que d’un seul coup, le ciel découvre ses étoiles qui brillent avec intensité. Alors, comme si elle n’avait attendu que cet instant pour me surprendre davantage et me révéler son vrai visage, Leopoldina s’est enfin animée. Des feux parcimonieux rougeoient sous les paillotes, les accords d’une samba sauvage font onduler les croupes, voler jambes et jupons, dans un charivari de cris, d’injures, de musique, déchaînant la passion des hommes exacerbée par les danses suggestives et l’alcool.

Des hommes, maintenant, il y en a partout. Arrivant à pied, à cheval, en pirogue, sortant de la forêt comme des revenants, dépenaillés, barbus, luisants de fièvre. Quelques femmes aussi. Surtout des vieilles. Jaunes ou noires, affreuses et puantes, avec des rires hystériques qui secouent leur goitre et leurs seins flasques, se trémoussant aux bras de grands gaillards à sombreros. D’autres enfin qui n’ont pas d’âge et ne sont femmes que par leurs habits.

Des fillettes rôdent, la jupe tendue sur les hanches. Des hommes ricanent.

De la rivière, le concert des crapauds·buffle et des « cigaras »[1] arrive par bouffées.

La tiédeur de la nuit fait monter aux têtes la « cachassa »[2] que distribuent à larges rasades des boutiques obscures et improvisées dans lesquelles les chercheurs de diamants viennent, en une nuit, dépenser l’argent de plusieurs mois d’un féroce labeur. On trouve de tout dans ces « armazems »[3] : des ceintures de cuir avec des gaines de revolver finement ouvragées, des armes, des munitions, des ponchos de laine multicolore, des selles baroques, de la verroterie, des tamis, des pioches et des pics…

Les prix sont exorbitants, car c’est le carrefour des hommes sans loi qui viennent s’équiper avant de s’enfoncer dans la brousse pour échapper à d’éventuelles poursuites et rechercher l’or, l’or qui roule parfois sur les tables, avec des diamants gros ou petits…

De louches tractations ont lieu dans le cadre des arrière-boutiques qui sont des repaires de recel et de débauche. Parfois une bagarre éclate, les lampes à alcool volent en éclats, revolvers et couteaux entrent en jeu sans choisir leurs victimes.

Il y en a toujours qui ne perdent pas le sens des affaires et profitent de la mêlée pour puiser à pleines mains au comptoir, après avoir mis à jour les tripes du négociant. Ils risquent la corde. La tentation est trop forte, et puis, on ne parle jamais des disparus, les colères tombent aussi vite qu’elles naissent, on se donne de grandes claques dans le dos et on raconte ses exploits ou ceux des autres, en buvant sec.

— Tu te souviens de Miguel ?

— Quel Miguel ?

— Puxa… celui de Sao José.

— Oui… et alors ?

— Pois é… tu sais ce qu’il a fait à ce bougre de Portugais qui tenait un armazem à Sao Vicente, avec sa négresse, à velha Amelia…

— Dis vite.

— Le vieux prenait le frais devant la porte de la boutique, avec son gros ventre, un ventre comme ça, tellement gros qu’il ne pouvait pas s’asseoir tout seul dans sa pirogue et qu’il fallait le caler dedans comme un gros sac de fumier… porco de portugués que estao comendo a nossa carne…[4]

— Certo… approuvèrent les autres.

— Donc le vieux prenait le frais. Miguel passe. Il voit le ventre. Le ventre lui tape dans l’œil. Il n’a pas pu résister, pif-paf… Il y met un grand coup de couteau dedans et lui traverse les intestins. Après, il dit en rigolant au vieux qui se tordait par terre et pissait le sang : « Je voulais savoir. Portugais de malheur, si tu pouvais y loger ça aussi. »

Le conteur boit d’un seul trait son verre, et les hommes de rire bruyamment de l’histoire, de rire et de boire encore à rouler sous la table. Parfois, ils redeviennent sombres, l’œil torve, plongés dans des pensées qui, à en croire leurs mines, n’ont rien d’affriolant. Oh, ça ne dure qu’un instant, car il se trouve toujours quelque personne de bonne volonté pour secouer la torpeur soudaine et raconter une autre histoire.

— Oh, Casimiro… Pourquoi as-tu tué Alphonse ?

Casimiro est un grand mulâtre dégingandé qui, affalé sur son verre, sommeille d’un œil. Interpellé, il se re dresse, boit une large rasade.

— Comment, rétorque-t-il… Tu le demandes ? Quel sang de pute court dans tes veines ? Était-il possible de supporter chaque jour, du matin au soir, la vue d’un homme, aussi noir et aussi laid qu’Alphonse ?

Les autres approuvent gravement. En silence. Dans un coin de la salle, quelques noirs sont assis qui font semblant de ne pas avoir entendu. D’une main négligente, ils caressent le manche de bois du coutelas passé à leurs ceintures. J’ai cru un instant que le drame allait éclater. Non, rien ne se passe. Celui qui a raconté l’histoire boit de plus belle, ses compagnons le regardent. Dans la salle, maintenant, c’est le silence. La fumée des gros cigares noirs stagne. Il fait chaud. Le bouge semble quelque décor de théâtre. Il est dix heures. Dehors, le Rio scintille sous un ciel merveilleux et une grande paix soudaine s’est abattue sur le village.

Dans une case, quelques familles se sont réunies pour célébrer la messe. Les prospecteurs sont venus, embarrassés par leurs armes, intimidés malgré leur arrogance. Soudain presque humbles. Ils sont venus parce qu’ils ne savaient que faire, et qu’après tout, la messe à Leopoldina, comme dans tous les villages du monde est, pour certains, une distraction comme une autre.

Maintenant, semblables à de grands enfants pris en faute, ils roulent les sombreros entre leurs doigts sales et n’osent plus s’en aller. Ils se regardent. Des sourires niais et figés trouent leurs sales gueules bouffées par la malaria, débraillés, inquiétants dans leurs gestes félins.

Il y a Félipo d’abord, un garçon de vingt ans peut-être, au faciès négroïde avec des cheveux crépus et des yeux étrangement bridés, arrogant comme un hidalgo, le rasoir à la ceinture, toujours sur la défensive, aimant les drames et les provoquant.

Paolo, arrivé du Nord, voilà bientôt dix ans, après avoir assassiné sa sœur et que l’on soupçonne d’avoir volontairement égaré une expédition pour piller les bagages et vendre le matériel à vil prix.

Atahou, un chef indien en bordée, qui a laissé sa tribu sur les bords du Rio Kuluene pour suivre la femme d’un « garimpeiro » prospectant sur son territoire. Il boit des bouteilles d’alcool de canne à sucre, cérémonieusement enroulé dans une vieille couverture qui laisse voir ses muscles noueux aux tatouages défraîchis. On le voit s’absorber à longueur de journée dans la contemplation minutieuse de son bas-ventre rongé par un chancre hideux que toutes les magies de sorcier de villages n’ont jamais réussi à guérir.

Il y a aussi un jeune noir métissé de jaune, à la fière stature, qui porte sur son crâne rasé un énorme pansement dont la gaze est marquée par l’épanouissement d’une large tache de sang frais.

— Hombre… que foi ?[5]

— Si senor… e Manolito[6].

— Manolito t’a fait ça, mais quand ?

— Juste avant de le tuer.

— Pourquoi l’as-tu tué ?

— Il voulait ma femme… Alors je les ai eus tous les deux… Mais lui a failli m’avoir le premier d’un coup de hache.

Félipo, Paolo, Atahou, je les retrouve, comme s’ils sortaient pour moi d’un roman d’aventures, tels que, dans l’exagération de leurs vices, se purifiant chaque matin au torrent d’une rivière qui charrie des paillettes d’or. Leur loi est celle du plus fort. Celle du revolver qui pend à leur ceinture. Ils ne craignent pas le diable. Ils croient à leur chance, tout simplement, car une foi leur est commune qui les anime farouchement.

Chaque matin à l’aube, ils descendent la rivière eu pirogue et lavent la terre mêlée de gravier jusqu’à ce que le soleil se cache derrière la forêt. Ils vivent penchés sur leur tamis et jalonnent leur parcours le long des Rios de monticule rouge de la boue lavée. Lorsque le placer est bon, ils demeurent et construisent une cabane grossière qui abritera leurs rêves. Un jour peut-être, si Dame la chance s’abandonne à eux, trouveront-ils la pierre ou la pépite qui leur assurera la vie des palaces et le pardon des autorités ?

Dans la grande case, vêtues de leurs plus beaux atours, les femmes conversent à voix basse. Deux bougies de graisse de poisson brillent et encadrent un berceau accolé au mur de terre battue drapé d’une vieille tenture. Dans le berceau, une planche, couverte d’une chape noire avec un grand crucifix d’argent par-dessus : c’est l’autel. Dans un coin sombre, une statue de bois, grossièrement taillée et bariolée de couleurs vives : Saint Sébastien, le patron vénéré du village.

Les femmes se mettent à genoux sur le sol inégal. Quelques-unes ont leur bébé dans les bras ou à cheval sur les hanches. Les aînés tiennent la main des pères, légitimes ou non. Je vous disais que ce soir une grande paix règne sur le village.

Verset par verset, dans une prière ardente, ils disent une messe toute simple. Ce sont deux noires, les deux plus vieilles de la bourgade, avec des visages humbles et crevassés, des cheveux blancs et rares qui conduisent en glapissant cette cohorte de prières entrecoupées de cantiques. Les faces sont extatiques, comme au plus fort des danses, les voix éraillées, mais qu’importent les voix ? Un Dieu est dans le cœur de ces gens simples et rudes, un peu chrétien, un peu païen, sans officiant, ni or, ni encens, mais qui leur donne le droit de réclamer une place au paradis.

Longtemps, gamins obèses et femmes aux longues robes drapant leurs formes fatiguées, les pieds calleux des courses en forêt, ont prié et chanté, dans le vrai cadre d’une religion d’amour et d’humilité, les gloires de cette religion, effaçant d’un seul coup leur longue liste de péchés.

Alors, tout naturellement, aux lèvres du plus perverti monte une prière. Des coups de feu éclatent qui ponctuent, suivant la tradition, le déroulement des cantiques.

Puis la statue de Sao Sebastian sort de l’ombre, porté sur un échafaudage de lianes tressées, par des hommes hirsutes, armés de carabines. Une lente procession se forme, encadrée de porteurs de torches. La case se vide. Une femme éteint les chandelles qui grésillent et dégagent une fumée âcre.

Je suis la procession. Elle marche lentement sur les bords de la falaise qui surplombe la rivière jusqu’à une sorte de calvaire formé par un amoncellement de pierres et surmonté d’une croix de bois noir et pourrissant. Les torches jettent de brèves lueurs sur le Rio qui roule des eaux limoneuses.

— Gloria… gloria… viva Sao Sebastian, hurlent les hommes en déchargeant le barillet de leur colt, zébrant la voûte céleste d’éclairs bleutés.

— Viva… Viva Sao Sebastian, répètent à l’envi les femmes et les enfants.

Une vieille, courbée par le poids d’une grosse cloche trouvée dans les ruines d’une mission religieuse portugaise édifiée il y a deux cents ans, s’efforce de donner un son grave et suivi aux carillons du bronze. Des femmes se mettent à genoux et se signent hâtivement au passage de la procession. Puis elles se mêlent à elle.

Les hommes se découvrent et brûlent la poudre sans regarder à la dépense. Nous marchons longtemps, faisant plusieurs fois le tour de l’agglomération, trébuchant aux inégalités du terrain, psalmodiant d’innombrables litanies. Voix criardes ou chevrotantes, carillon, coups de feu… soudain, c’est le silence, et la statue aux couleurs vives disparait mistérieusement.

La procession un instant disloquée, puis recueillie, se reforme bientôt pour assiéger une maisonnette ; enfin délivrée, la foule crie sur l’air des lampions…

— Victorino… Victorino… allons danser, musique.

— Vamos dançar… musica… hurle-t-on de toute part avec des visages heureux.

Victorino apparait, l’air avantageux, la moustache cirée, un accordéon en bandoulière, suivi d’un gamin tout fier de sa guitare dont il gratte les cordes à un rythme lent et syncopé.

Follement acclamés, les musiciens prennent la tête du cortège qui dégénère vite en farandole, Victorino déplie son accordéon et joue une marche de carnaval.

— Vamos dançar… reprennent des voix.

Quelques couples se forment, la salle de bal dans laquelle nous venons de pénétrer est étroite, très basse, avec une lumière jaune de lampes à huile.

Les musiciens sont juchés sur une large table de bois noir tout près du comptoir et un troisième larron se joint à eux, armé d’un gros tambour. Le trio improvise dans un vacarme infernal des marches et des sambas ; les couples, pieds nus dans la poussière, luisants de sueur, se démènent. Le patron de l’estaminet, pas mal éméché semble-t-il, vient à moi. Il me traite d’ « excellentissimo ». C’est un homme de forte corpulence, au métissage incertain, très expansif. Il me donne l’accolade à la mode du pays, puis m’invite à boire un verre. J’accepte et lui en offre un autre, il se déclare aussitôt mon ami, puis mon frère, et me dit entre deux hoquets, avec une révérence comique :

— Sa Grâce ne doit craindre aucun accident cette nuit. Excellence, vous êtes mon ami et je me déclare responsable de vos actes ; vous pourrez danser avec nos filles sans qn’aucun de ces bandits ne vienne vous importuner… Puis il ajoute en clignant de l’œil avec un sourire coquin et un vocabulaire beaucoup moins emphatique :

— Tout de même… si vous éprouvez certains besoins … confiez-vous à moi… pour pas cher je vous conduirai où il faut, sao méninas de quinze anos bem bonitinhas…

J’acquiesce vaguement de la tête, un peu abruti par l’alcool que je viens de boire et la fumée âcre qui stagne. Il fait une chaleur épouvantable et comme beaucoup d’hommes l’ont déjà fait, je retire ma chemise pour être plus à l’aise. Le patron est retourné à ses occupations, mais auparavant et pour bien marquer son rôle d’hôte empressé, il m’a présenté Manoel.

Garçon pratique, sans occupation bien définie, après quelques tournées qui ébréchèrent fortement mes maigres économies, moyennant cent cruseiros et une corde de tabac, Manoel, cédant enfin à mes instances, promet de vaincre son apathie et de m’aider à réaliser le projet que je lui confiais et que je caressais en secret depuis mon arrivée à Leopoldina : en deux mots, visiter les placers de diamants du Rio das Garcas, à quelque sept cents kilomètres d’ici.

L’affaire fut conclue séance tenante et je m’en félicitai lorsque je surpris le regard de Manoel fixé avec insistance dans un coin de la pièce. Je regardai à mon tour.

Sur un banc de bois, un peu à l’écart du tumulte, un vieux prospecteur parle bas à un jeune métis qui a les cheveux très longs dans la nuque et des yeux de chatte. Je les vois se lever. Le plus jeune marche avec affectation et marque une gêne certaine, comme s’il craignait de recevoir un coup de pied dans les fesses.

Soudain quelqu’un jette, moqueur…

— Buenas noite… gracinha… passa bem[7].

Sous l’injure, le vieux prospecteur se retourne brusquement, la main sur la crosse de son arme. Personne ne bouge ; seul le métis file en douceur. Un grand silence se fait. Le prospecteur marche lentement, à reculons, puis disparait happé par les ténèbres extérieures. Je distingue vaguement sa silhouette accolée à celle du métis qui l’attendait.

Manoel me glisse dans l’oreille :

— Sabe senor… è una puta de veado.

On étouffe là-dedans. Je bois encore un peu pour me donner du courage et je me lève pour inviter une femme aux traits délicats et tristes qui est restée toute la soir6e assise près d’un homme affalé, la tête entre ses bras croisés sur la table. Manoel jure tout bas et me retient par le bras.

— Vous allez vous faire massacrer, murmure-t-il effrayé … l’homme est jaloux comme un tigre, restez ici ; regardez, mais, per dios, ne dansez pas. Malheur à l’étranger qui invite nos femmes, son meilleur ami alors ne le connaît plus, c’est un homme fini… qui ne pourra que fuir si on lui laisse le temps de seller son cheval.

— Mais, dis-je… le patron m’a promis…

— Le patron, coupe Manoel, ne vous a rien promis ; il a voulu faire l’important à vos yeux, tout simplement… restez ici.

Comme je ne suis pas très courageux et que j’ai horreur des scandales, je reste assis et j’écoute Manoel qui semble tenir absolument à remplacer Pablo et m’expliquer en détail les règles essentielles de l’art de revenir vivant de l’intérieur brésilien.

Drôle de pays, je commence à comprendre pourquoi je n’ai pas encore vu un seul Européen dans les parages et Manoel m’assure qui’il n’y en a pas non plus chez les chercheurs de diamants.

— Tu comprends, me dit-il, soudain familier, il y a le climat, les coutumes, la nourriture qui les rebutent et puis le travail est trop dur, alors ils abandonnent et disparaissent.

Je songe à Sanders, à tous les autres, à leurs illusions, je les vois dans ces terres infernales, aux prises avec les traquenards journaliers et inévitables et j’ai hâte de les rencontrer à nouveau pour détruire leurs rêves les plus dorés.

— De l’or, du diamant, bien sûr qui’il y en a, dit encore Manoel… en cherchant, pour t’amuser, tu peux facilement récolter cinq à dix grammes par jour… parfois plus, parfois moins ; ça dépend des sables, mais il faut savoir chercher. Moi, je sais où il y a de l’or, beaucoup d’or, on le voit qui brille dans le sable et il n’y a qu’à se baisser pour en remplir des sacs de cuir et revenir riche… mais je tiens à ma peau, je n’y vais pas ou du moins pas encore.

Cette fois Manoel m’intéresse, je flaire une légende comme il y en a tant qui courent dans la brousse, mais comme je pars du fait que toute légende repose sur des faits tangibles et vécus, je m’accroche à l’espoir puéril de faire parler Manoel qui en sait certainement plus long que ce qu’il veut bien me dire. Je lui offre ma montre, lui promets l’impossible pour le séduire ; rien ne le décide à parler.

— Tu verras dans quelques jours au Rio das Garcas. dit-il évasif… tu verras comme c’est dur.

— Mais, dis-moi, Manoel… dis-moi où est cet or… tu l’as vu ? Qui t’en a parlé ? Peux-tu situer sur la carte ?

Manoel se lève, puis regarde autour de lui. L’orchestre continue son tintammare, les danseurs ne se lassent pas.

— Français, dit-il rapidement entre les lèvres… sur les cartes, ma rivière n’y est pas et personne ne la trouvera jamais. Un conseil, tais-toi maintenant… tu parles trop.

Allons bon, me voilà mouché, mais en tout cas bougrement accroché à cette histoire d’or. J’oublie Meirelles, les Indiens pour ne penser qu’aux pépites, sacré Manoel… c’est une tête de cochon, je n’en tirerai rien de plus.

— Buenas Frances… ate manha si Deus quiser…

Manoel disparait. Le patron est occupé avec sa caisse et ses bouteilles, les couples sont moins nombreux, le tam-tam se lasse, l’accordéon se plaint… il doit être trois heures du matin, je n’en sais rien, puisque ma montre est arrêtée.

Alors, je sors et, poussé par l’insomnie, m’oriente dans le fouillis de cases sombres, filant vers la rivière figée comme un ruban de vieil argent. Il fait bon, à cette heure, regarder le Rio, respirer les odeurs fortes qu’exhale la jungle endormie et muette, luisante de milliards de lucioles dansantes, voir le ciel avec ses longues traînées d’étoiles. L’air est frais, mais les moustiques sont là aussi, à croire qu’ils ne dorment jamais et ont pour fonction essentielle d’empêcher le rêve, l’oubli et le sommeil.

Il est si simple d’enfourcher le cheval blanc de l’imagination et galoper éperdument au delà des horizons, toujours au delà… Mais ici, je crois que tout se borne à écraser les moustiques avec de grandes gifles et à rêver prosaïquement de femmes et de diamants.

Son estomac, on le bourre, pour étouffer la faim, on l’emplit de farine pailleuse et de viande racornie, mais les sens qui se révèlent avec une force insoupçonnée dans ce décor sauvage et paradisiaque, limitent les rêveries agréables à des visions de jupons troussés, que l’on s’adjuge de gré ou de force, parce que tout parle de force brutale et primitive, lorsqu’on ne possède pas l’argument qui convainc, celui auquel tout cède et que l’on ramasse avec le sable de la rivière qu’il parsème d’étoiles ; qui est bon au toucher, d’une rugosité si douce, d’une lourdeur émouvante et délicieuse au creux de la main qui lui sert d’écrin. L’or…

Tout parle d’amour, s’il est possible de qualifier ainsi les sentiments qui sont à l’origine de désirs irraisonnés, dans un pays sans femmes. Et lorsque, par miracle, le sort vous donne une femelle, comme il faut la garder avec soin, la jalouser, établir autour d’elle pour mieux sauvegarder son droit de propriété, une réputation terrible, tuer celui qui ose la regarder, lui parler ou la frôler. Comme il faut veiller sur celle qui est pour vous l’oubli des heures dures et, comme le prospecteur qui jalonne son terrain d"exploitation, veiller à ce que nul ne franchisse les bornes et piétine ses plates-bandes.

Pourtant, lorsqu’on sort de l’enfer de la forêt, de celui de la rivière, après des nuits et des nuits de solitude, comme il est tentant de frôler, d’une main avide et experte, les seins canailles tendus sous les corsages étroits de fillettes qui sont déjà des femmes, quoique graciles encore, rouées, lascives, balançant à plaisir leurs hanches rondes et fermes, se sachant désirées, se faisant encore désirer davantage comme si elles aimaient le sang qui présage le rut, prêtes à se donner au mâle qui tue pour les posséder, et dont elles seraient l’esclave aveugle.

Comme un jouet aussi qui passera de mains en mains, héritage terrible qui engendre la mort. Mais que vaut la vie d’un homme, le sang des autres, son propre sang ?

C’est avec lui que se paye une nuit d’étreintes.

Femmes, elles le sont à huit ans, à dix, à douze, jamais plus tard ; vendues par leurs familles, prises ou données.

Les hommes disent qu’ils les épousent jeunes, mais attendent leur nubilité pour les faire femme. Mais très vite les ventres enflent pour éclater avec la délivrance de la maternité et c’est le seul moyen de s’assurer la propriété d’une gamine qui sera bientôt fille recherchée, enjeu de maintes disputes.

Et nul prêtre n’est là pour sanctifier les unions hâtives de femmes-enfants, personne n’inscrit sur un registre le fruit de ces mises en ménage.

La femme est tabou, défense d’y toucher, sinon l’explication est rapide. Lorsqu’il y a deux hommes pour une femme — et il y en a plutôt cent — c’est un de trop. On ne demande jamais l’avis de la fille, c’est le plus fort qui l’emporte. Le poignard que tous portent à la ceinture règle très vite les différends, et les bougres s’en servent avec une redoutable maestria, comme du rasoir d’ailleurs, dont ils lacèrent le ventre de celui qui leur déplaît ou les bouscule dans le feu d’une danse, sans le moindre geste qui puisse les trahir, cependant que l’autre voit sa chemise, à la hauteur de l’estomac, se teinter de sang et découvre une large entaille dans sa chair. A quoi bon chercher le coupable ? On amène le blessé dehors, vite les danses reprennent, mais les regards soudain méfiants s’épient, les muscles sont tendus, prêts à la riposte. La bagarre peut éclater à tout instant.

De rares prostituées s’aventurent parfois dans le pays. Filles de joie déchues, trop laides ou trop usées par les grandes villes qui maintenant les rejettent comme des épaves sur la plage où frappe la marée. Avec tout le pauvre plaisir qu’elles peuvent encore donner de leur chair lasse, ce sont tout de même des femmes et on leur laisse à peine le temps de donner la syphilis à ceux qui ne l’avaient pas encore que déjà des hommes se battent pour les tirer de leur condition et en faire leur compagne d’aventures.

— Tu te souviens, Severiano, disait un homme au bar.

— Oui, répondit un autre.

— Voilà-t-il pas qu’il essayait de courtiser la } ! aria…

— Et alors ?

— Alors je l’ai prévenu, il m’a dit… « après tout c’est bien mon droit à moi aussi. — Ton droit… ton droit… prends ça dans le ventre et tu n’auras plus de droits… » e botei a faça dentro sua barriga que foi uma maravilha…[8]

Déjà le ciel se teinte de lueurs vives, bientôt le soleil émergera de la rivière, il fait presque froid. La fatigue m’engourdit, peut-être vais-je pouvoir enfin dormir ?

 
 
1er Octobre… trente-sept degrés à l’ombre, 20 ans aujourd’hui, drôle d’anniversaire. Meirelles n’est pas encore arrivé. J’attends.

Deux hommes dont la venue ce matin au village a provoqué un grand émoi. Joa Perreira et Antonio Da Souza. Le premier couché au fond de la pirogue dans un triste état, le second dévoré par les parasites et à demi mort de faim. Joa Perreira est inconscient, on ne lui donne plus guère à vivre et c’est Antonio qui a raconté leur histoire.

— Joa et moi, on cherchait du travail dans le Mato Verde, dit-il. On savait que les Chavantes étaient dans la région et on marchait avec précaution. La veille, nous étions passés à la ferme du Rio Crystallin qui avait été attaquée par les Indiens, c’est le vieux Batisto qui nous a reçus ; il nous a raconté comment à son retour des champs, lui et ses fils sont partis à la recherche de leurs femmes. La maison était pillée de fond en comble. Ils ont retrouvé le corps de la grand’mère, de la femme et de la plus âgée des filles au bord de la rivière où elles étaient allées laver du linge, quant à la cadette, elle avait disparu, sans doute enlevée par les Indiens qui, suivant leurs coutumes, s’en serviront comme reproductrice pour regaillardir le sang de la race. Les corps des trois autres étaient affreusement mutilés et à côté d’eux gisaient les « bordunas », c’est-à-dire les matraques en bois de fer utilisées par les Chavantes et qu’ils ont l’habitude de laisser auprès de leurs victimes.

Donc nous marchions, Joa Perreira et moi, lorsque la nuit tombante nous a obligés à faire halte. Je suis parti chercher du bois, tout était tellement humide que j’avais de la difficulté à trouver des souches bien sèches. Soudain, j’ai entendu un grand cri… je suis revenu au lieu du bivouac en courant et j’ai failli me trouver nez à nez avec les Chavantes qui tapaient sur le pauvre Joa à coups de borduna. J’ai été obligé de me cacher parce qu’ils étaient trop nombreux et que mon intervention n’aurait servi à rien. Avant de partir, les Indiens ont pillé notre matériel et emporté nos vivres, puis ils ont essayé d’achever Joa en lui piquant la pointe de leur bâton dans les côtes. Je savais où trouver une pirogue, j’ai traîné Joa jusqu’à la rivière et nous voilà.

Antonio montre une borduna qu’il a ramenée de son équipée. C’est une solide matraque en bois de fer, longue d’au moins 75 centimètres, légèrement courbée, bien polie au feu et à la pierre, formant pique à une extrémité et mas sue de l’autre, lourde d’au moins trois kilogrammes.

Il ressort du récit d’Antonio que les Chavantes se font agressifs et rôdent dans les environs, la nouvelle va être rapidement colportée et hâtera peut-être l’arrivée de Meirelles. Les hommes du village emmènent le blessé chez un guérisseur, mais sans grand espoir de le sauver. Antonio se jette sur la nourriture qu’on lui apporte et la conversation générale roule sur les Chavantes. Bien souvent, au cours de leurs voyages le long des rivières ou dans les pampas, ces hommes ont aperçu de loin ou de près des groupes d’Indiens Chavantes et maintenant ils racontent leurs souvenirs, certainement enjolivés de manière à les rendre dramatiques, mais tous s’accordent pour rapporter des Chavantes les particularités suivantes : hauteur très au-dessus de la moyenne des autres Indiens, certains disent un mètre quatre-vingts, d’autres plus, d’autres moins, mais la taille semble vraiment élevée. Forte stature aussi, musculature puissante, tête haute et large, yeux obliques, nez très fin légèrement busqué, grande bouche avec des lèvres fines, bonnes dents, petites mains, les pieds courts et larges, les cheveux curieusement coiffés et taillés en frange tout autour de la tête en dessous des oreilles qui sont percées dans le lobe d’une bille de bois appelée « tacara ». Une spatule de bois est aussi incrustée dans les lèvres de manière à élargir encore davantage la bouche et à la rendre hideuse. Épiderme bronzé, presque vermeil, peu de tatouages. Quelques-uns ont le membre viril dans une sorte de bourse verte, les autres ont les testicules séparés par une incieion profonde qui distingue peut-être les hommes mariés des célibataires. Le chef a une ceinture de fibre autour de la taille, les autres sont absolument nus. La pointe des flèches, plus courtes que celles des autres Indiens et d’un travail mieux fini, est armée d’épines « ourico » ou de bambous, taillée en forme de poignard et parfois envenimée.

Les Chavantes répugnent à s’asseoir par terre et préparent toujours une litière avant de s’installer à leur aise, ils ne boivent pas non plus directement à la rivière, tremblant de voir se refléter leur image, ils boivent l’eau dans leurs mains fermées en coupe et en détournant la tête. Ils sont parfois suivis de chiens marron tachés de blanc. Antonio, remis de ses émotions et son appétit calmé, assure avoir un jour entrevu un homme blanc abondamment barbu en compagnie des Chavantes qui semblaient l’entourer d’un respect craintif.

En fait, des légendes courent un peu partout propageant le bruit de la présence d’un grand chef blanc chez les Indiens. Evidemment, on ne peut affirmer ni contredire puisque jusqu’à présent, aucune expédition n’est revenue vivante du territoire Chavante. Cependant, le Service de Protection aux Indiens, sans encourager ces bruits, ne les dément pas et certains inspecteurs même assurent la possibilité de cette existence, avançant même le nom du prétendu chef des Chavantes qui ne serait autre que Fawcett, ou son fils ou Rimmel. Peut-être, un jour, le voile se déchirera-t-il, apportant au monde cette sensationnelle nouvelle, peut-être nous-mêmes serons à même de la confirmer ou la démentir catégoriquement… l’avenir nous le dira. Mais il faudrait que Meirelles daigne organiser cette fameuse expédition qui me fait cloîtrer dans ce village de Far West et si les premiers jours passaient vite, maintenant j’en suis réduit à compter les heures.

Malgré sa promesse, Manoel n’a encore rien préparé pour mon voyage chez les chercheurs de diamants. Je contemple le fleuve à longueur de journée, ruminant des mètres et des mètres de cannes à sucre, faisant de longues stations au corral où j’admire la dextérité des gauchos qui dressent de jeunes chevaux. Le temps est morne, étouffant, régulièrement arrosé sur le coup de quatre heures d’orages épouvantables.

Alors, comme aujourd’hui, c’est mon anniversaire et que, comme le susurre si bien la romance, on n’a pas tous les jours vingt ans, je file vers le bar où le patron somnolant derrière son comptoir me sert une bouteille d’aguardiente[9]. Je m’installe sur un banc de bois et me prépare à savourer une douce ivresse, mais le patron, ayant trouvé de la compagnie, n’entend pas la perdre de cette manière, il prend un verre et sans plus de façon s’assied à ma table. Puis, après avoir essuyé du revers de sa manche ses lèvres humides, il recommence à raconter ses histoires que je connais maintenant par cœur.

— Tu as manqué un beau spectacle hier au soir, Français, jubile-t-il en savourant la surprise que me cause cette nouvelle. Imagine-toi, continue-t-il, qu’un homme est arrivé pour acheter un revolver et des munitions, mais comme il n’avait pas assez d’argent pour en acheter un neuf, Benedito lui a proposé le sien — parce qui’il en avait deux pour trois cents cruseiros. Mais l’homme fait la fine bouche et déclare que ce revolver-là ne vaudra jamais trois cents cruseiros et qu’il ne l’aurait pas voulu échanger contre un cuir de crocodile. Benedito s’est vexé. Il prend le revolver, vise une bouteille à vingt pas, tire et la fait éclater en morceaux. L’homme alors a grogné et il a pris le revolver… on voyait qu’il allait l’acheter. A ce moment Pedro est arrivé sur son cheval… il traverse la rue, l’homme le voit, sourit, arme le revolver, tire sur Pedro, l’abat, puis se tourne sur Benedito d’un air satisfait : « J’achète dit-il. Et il a acheté.

— Mais vous ne l’avez pas arrêté…

— Non… il a payé Benedito puis il est reparti aussitôt à cheval, Dieu seul sait où… d’ailleurs personne n’aimait Pedro.

Manoel entre, il vient vers nous.

— Oh, Français… je te cherchais… tu veux voir des Indiens ?

Je bondis…

— Où ?

— Viens avec moi.

Je sors, laissant le patron à ses histoires. Dehors, le soleil m’assomme à moitié, mais je réussis à suivre Manoel qui me conduit par des pistes détournées à l’antre bout du village et montre du doigt une maigre agglomération de cahutes que je n’avais pas encore remarquée.

— C’est là, dit-il… dépêche-toi d’aller les voir parce que demain matin, à la première heure, nous partons pour Barra Cuyaba sur le Rio das Garcas… tu verras des chercheurs de diamants.

Laissant Manoel qui se dirige maintenant vers la crique, je prends la piste étroite qui mène au village indien… je marche, je ne vois rien, sinon un territoire minuscule bosselé de cases de feuilles de palmier, cerné d’un triple rang de fils de fer barbelés rouillés et derrière les barbelés, errant lamentablement comme des fauves repus, des hommes à peine vêtus de loques infâmes avec de longues chevelures et que je qualifiai aussitôt d’Indiens en cage.

C’est à certain père jésuite que je pensais lorsque je franchis le porche conduisant à cette triste réserve… un père jésuite sympathique en diable, pittoresque et sans façon, qui me convia en sa compagnie et celle de quelques amis qui arrivaient précisément des régions que je pensais visiter.

Ne pouvant apporter à la conversation fort animée qui s’établit aussitôt aucune lumière positive à l’égard des sujets abordés, je me contentais d’écouter, pensant tôt ou tard tirer profit des précieux enseignements glanés par ces hommes au cours de leurs pérégrinations de broussards avertis, qui couraient rivières et forêts soit pour propager leur foi, soit pour enrichir leurs connaissances et contribuer à l’étude géographique des États peu connus de l’intérieur brésilien.

Il y avait là, en même temps que deux compagnons du père jésuite, un cartographe, un ethnologue et un officier détaché en garnison aux frontières de la Colombie.

Tard dans la soirée, nous passâmes sur la terrasse qui s’ouvrit à seize étages au-dessus de la plage du Flamengo et découvrait un paysage magnifique où tout contribuait pour ajouter à la quiétude d’une vie exempte de soucis. Ce fut à l’instant précis où nous ressentions si vivement la délicatesse du panorama que notre hôte s’exclama :

— Je voudrais avoir maintenant à mes côtés un de mes petits enfants indiens. Un de ceux auxquels j’ai appris à la mission à se vêtir et à imaginer d’autres horizons que ceux de sa rivière. Un de ces petits sauvages dont j’avais charge d’âme et je voudrais lire dans ses yeux la joie ou la peur, la surprise, l’ennui, enfin quelque chose d’humain et si je découvrais en lui les marques de l’émotion que nous ressentons tous, je croirais alors ma tâche bien remplie. Mais seraient-ils capables d’un tel sentiment qui n’est même pas toujours le propre de l’homme civilisé… que reste-t-il de tous nos efforts, à quoi aura servi le sacrifice de tant d’hommes massacrés dans l’accomplissement de leur devoir ?

L’ethnologue parut vouloir répondre, il ouvrit à demi ses lèvres, se tourna vers nous, puis haussant imperceptiblement les épaules, il plongea son regard sur la baie illuminée et superbe. Le père sourit et dit un peu pour lui-même, un peu pour nous, répondant à la muette intervention de son ami :

— Les résultats, hélas, souvent dépassent les sentiments qui sont à l’origine de nos actions… l’erreur est humaine.

L’erreur est humaine, en effet, mais inhumaine pour ceux-là qui en sont les victimes inconscientes et qui ont dû abdiquer leur originalité, leurs traditions et leur bien-être pour partager avec le blanc une vie de misère sous le fallacieux prétexte de s’assurer ainsi une éternité bienheureuse ; et les Indiens qui vivent dans la réserve de Leopoldina représentent à mes yeux le parfait dans ce genre d’erreur.

Pauvres fantoches aux plumes brisées…

Descendants de l’antique nation des Karajas, réputée, il fut un temps, la plus féroce des états du Brésil, décimés par les attaques constantes des tribus voisines, sous l’influence de certains missionnaires, par nécessité peut-être, par paresse surtout, ils abdiquèrent la vie libre de la forêt pour se mettre au service du blanc qui les soudoya. Ils n’ont vraiment rien de commun avec les tueurs chavantes ou les tribus que nous allons être appelés à visiter par la suite ; ce sont des domestiques.

Guides jamais très sûrs, artisans sans originalité, ils vivent en parasites sous la protection théorique du gouvernement qui les a groupés au nombre d’une quarantaine dans cette réserve, la seule d’ailleurs existant au Brésil. Ils ont appris très vite la valeur de l’argent, ce papier magique agréablement colorié qui leur permet d’acquérir aux comptoirs commerciaux des étoffes aux couleurs vives, du tabac, du sucre et de l’alcool. Pour en obtenir, ils ne reculent devant aucun moyen. Chapardeurs nés, ils égarent volontiers les expéditions qu’ils avaient la charge de guider ou mettent à profit l’absence des commerçants pour piller les boutiques.

Polygames, ils font travailler leurs épouses et vendent au prix fort les poteries fabriquées par celles-ci. Ils ont en partie conservé leurs traditions et vivent dans des cases de palmier aux entrées multiples, basses et étroites.

Je me casse en deux pour pénétrer dans celle du chef du village qui me reçoit, accroupi sur une natte de fibre, les reins ceints d’un pagne de toile grossière.

Il est très digne d’ailleurs, avec un visage aux traits nettement asiatiques comme tous les Indiens d’Amérique du Sud, robuste malgré l’âge qu’il prétend, à peine tatoué de deux cercles bleuâtres sur les pommettes saillantes. Sa peau est bronzée, satinée, luisante d’huile végétale, et ses cheveux descendent très longs dans le cou. Son parler est rauque, presque incompréhensible. Il bredouille un portugais bizarre et notre conversation ne manquerait pas d’amuser un Brésilien. Il accepte la cigarette que je lui donne et me concède de bonne grâce un coin de sa natte.

Nous nous observons.

Deux femmes silencieuses nous tournent le dos, emmitouflées dans une couverture rouge qui laisse deviner des formes gracieuses. Elles travaillent à la confection d’un breuvage grisâtre et malodorant dont elles emplissent au fur et à mesure de minuscules calebasses. Une gamine toute nue, aux grands yeux éveillés, me regarde intensément. Des bracelets de chanvre teints en rouge ornent ses chevilles et son petit corps est entièrement tatoué de dessins étranges.

— Tout va bien sous ton toit, chef ?

— Tout va.

— Qu’as-tu de bon à vendre au Tori (blanc) ?

— Des flèches, des peaux.

— Montre…

Les flèches sont banales, j’en possède déjà une collection complète et ne me préoccupe guère d’en acquérir d’autres. Les arcs sont mal travaillés ; la corde est de mauvaise qualité et la pointe d’os résisterait mal au cuir d’une antilope.

Les peaux par contre sont très belles, toutes en parfait état de conservation, le venin qui a servi au tannage, suivant les procédés ancestraux des aborigènes de ces régions, dégoutte encore. Un superbe cuir d’« arriragna » m’attire. Il est difficile d’en trouver à acheter, car la chasse en est réservée aux Indiens. L’arriragna (sans traduction en français) est un animal amphibie mammifère, qui remonte le courant des rivières par groupe de trois à six, en formation triangulaire et en poussant de petits cris assez semblables à ceux de phoques. Ces animaux nagent rapidement, ne laissant hors de l’eau qu’une pointe de museau moustachu et plongent avec ensemble et rapidité à la moindre alerte. Il est inutile de les tirer à la carabine, car, blessés ou tués, ils coulent immédiatement et il est alors impossible de récupérer la fourrure qui, d’un lustre ravissant aux reflets rouges et mauves, rappelle en mieux celle de la loutre.

Les Indiens les chassent durant des semaines jusqu’à découvrir leur nid. Ils les enfument ensuite et les assomment à la « borduna ».

La fourrure d’arriragna que m’offre le cacique tenterait un saint.

— Combien ?

Cent cruseiros. Le futé a compris mon désir, il en profite, les yeux modestement baissés, sa main brune courant sur la fourrure savamment exposée aux lueurs du foyer ; inutile, le beau billet de cent cruseiros passe de ma poche dans la main du cacique, il est patiemment examiné sur toutes les coutures, comme si le pauvre homme pouvait en vérifier l’authenticité, puis avec un grognement satisfait, il le fait disparaître dans un petit sac qu’il porte attaché autour du cou. Une vieille à la poitrine fanée entre dans la case, à ma vue elle esquisse un mouvement de retraite, le chef la rappelle d’un cri bref, docile elle s’assoit près du foyer et couvre ses cuisses noueuses d’un poncho usé. Dans le village, les Indiens vivent généralement peu vêtus, mais lorsqu’ils vont se ravitailler dans les armazems de Leopoldina ou qu’un étranger les visite, ils se couvrent.

— Tu veux que je prenne ton portrait, chef ?

— Vingt cruseiros.

— Avec tes femmes ?

— Cinquante cruseiros.

Je désigne la vieille qui file du coton sur un métier extrêmement primitif.

— Celle-ci seule ?

— Cent cruseiros.

Cette fois c’est trop, je vais pour sortir, il me rappelle :

— Vingt, dit-il.

J’accepte. Alors avec un grognement, il fait venir la vieille, les autres Indiennes rient, leurs joues sont bleuies d’une barbe fournie et les lèvres ombragées d’une moustache grand style ; bras et jambes sont couverts de tatouages ; elles sont laides et fument une pipe en fuseau, crachant à chaque instant avec l’adresse d’un vieux marsouin. Les cheveux noir de jais sont très longs, huilés et ramenés en frange sur les yeux. La couverture glisse. Les corps ont une ligne sculpturale. Quel âge ont-elles ? Quinze ans… Vingt peut-être. Bientôt elles seront comme la vieille qui pose pour mon objectif. Le chef a remarqué mon regard admiratif, il s’approche :

— Pour cent cruseiros, elles sont à ton service, tu sais, elles savent bien danser.

Je sors, écœuré de cet exotisme bon marché.

Après tout, pensais-je, les tueurs Chavantes n’ont pas tellement tort de résister à nos avances mielleuses… qu’ils conservent donc leur indépendance farouche.

Dehors, des chiens rouges et agressifs me reniflent avec insistance, canaris, singes et perroquets, toute une ménagerie puante, minuscule et criarde, se démène sur les toits de palmier de forme ogivale. Le sol est couvert d’immondices, des petits Indiens se poursuivent, une fille aux jambes maigres épouille un garçon qui, béatement, se laisse chatouiller le crâne. A chaque prise la fille pousse un gloussement de plaisir et croque le parasite après l’avoir massé entre ses doigts. Je m’étonne de cet appétit, et intéressé par la manière d’opérer, m’approche. Las… le moutard m’a vu. Il saute sur ses courtes jambes et avec un hurlement terrifié fuit courageusement, laissant la fille mastiquer sa dernière prise. Celle-ci réalise, m’aperçoit, sort de l’hébétude de sa digestion… et se précipite vers moi, les yeux fixés sur ma tignasse jaune abondamment fournie.

Serait-ce que… Non, Dieu merci, elle hésite et, à regret s’éloigne. Je l’ai échappé belle.

Le village est maintenant désert. Parfois une natte se soulève, un œil glisse un regard, s’assure de la présence de l’intrus. Puis un gamin s’enhardit, vient tout près de moi, touche les bottes bien cirées, me demande une cigarette qu’il mâche aussitôt avec assurance en lançant de grands jets de salive, puis, d’autorité, il me traine par le pantalon vers une case élevée un peu à l’écart des autres. J’entends des gloussements amusés de femmes derrière les frêles cloisons. Je pénètre dans la case.

Tout d’abord, je ne distingue pas grand’chose, ça sent terriblement mauvais. Puis j’aperçois quatre ou cinq filles assises sur des nattes qui me dévorent du regard et tendent leurs mains comme pour une aumône. Elles veulent des cigarettes. Je fais la distribution. Le gamin parle à l’une d’elles qui semble l’approuver, puis il vient à moi, me montre avec un petit air complice un couple que je n’avais pas encore aperçu, caché sous une couverture et qui se démène d’étrange manière. Ma parole, ils font l’amour. Je demeure pantois. Ma mine prête sans doute à confusion, car avec de petits cris heureux, une femme horriblement tatouée, édentée, et puante, me tend une calebasse pleine de noix amères et de baies sauvages. Interloqué, j’accepte.

Alors, le gosse rassemblant tout son malheureux vocabulaire portugais me dit :

— Senorita ? bonitas ? vingt cruseiros… et il montre dt1 doigt, d’un air superbe, le troupeau de femmes caquetantes. Je ne suis pas un prix de vertu, mais tout de même les beautés locales n’ont pas le don de m’émoustiller et je bats en retraite poursuivi par les cris des femmes indignées et le marmot qui me jette des pierres.

J’ai l’impression de manquer à mes devoirs de gentleman et de laisser de côté un peu de ma dignité.

Je hâte le pas. Personne, mais je devine des présences un peu partout et je suis sûr que la nouvelle de mon renoncement a déjà fait le tour du petit village.

Sur le sentier du retour, je croise un groupe d’Indien qui viennent de faire des emplettes. Les hommes sont pieds nus avec des pantalons crasseux et déchirés, certains ont les cheveux coupés courts dans la nuque avec une bonne épaisseur qui confère à leur visage sombre et vérolé des mines patibulaires au possible. Les femmes ont des airs hostiles et fermés, mais les corsages sont ouverts sur des poitrines abondantes et les jupes très longues entravent leur marche. Alors elles les relèvent jusqu’à la taille et se mettent à courir. Pauvres Indiens en cage !


Raymond Maufrais et une jeune Indienne.
(p. 71)




Crâne d’une femme blessée par les Chavantes.
(p. 124)



  1. Cigale.
  2. Alcool de canne à sucre.
  3. Boutiques.
  4. Cochons de Portugais, qui sont en train de manger notre viande.
  5. Ho… qu’est-ce !
  6. Et oui ! c’est Manolito.
  7. Bonne nuit, mignon…, amuse-toi bien.
  8. Je lui ai mis le couteau dans le ventre que ce fut merveilleux.
  9. Eau-de-vie.