Aventures d’Arthur Gordon Pym/La Courte Paille

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Traduction par Charles Baudelaire.
Michel Lévy frères (Collection Michel Lévy) (p. 139-152).

XII

LA COURTE PAILLE.

Depuis quelque temps déjà j’avais réfléchi au cas où nous serions réduits à cette épouvantable extrémité, et j’avais pris la résolution secrète d’endurer n’importe quelle espèce de mort plutôt que d’invoquer une pareille ressource. Et cette résolution n’avait été en aucune façon affaiblie par la violence de la faim qui me travaillait. La proposition n’avait été entendue ni par Auguste ni par Peters. Je pris donc Parker à part, et priant Dieu mentalement de me donner assez d’éloquence pour le dissuader de son abominable projet, je lui fis de longues remontrances, je le suppliai ardemment, je l’implorai au nom de tout ce qu’il tenait pour sacré, je le pressai, par toutes les espèces d’arguments que me suggéra ce cas suprême, d’abandonner son idée et de n’en faire part à aucun des deux autres.

Il écouta tout ce que je lui dis sans essayer de réfuter mes raisons, et je commençais à espérer que je parviendrais à le dominer ; mais quand j’eus cessé de parler, il répondit qu’il savait que tout ce que je venais de dire était vrai, et que recourir à un pareil moyen était la plus horrible alternative qui pût se présenter à l’esprit humain ; mais qu’il avait souffert aussi longtemps que la nature le pouvait endurer ; qu’il n’était pas utile que tous mourussent quand il était possible, et même probable, que par la mort d’un seul les autres fussent définitivement sauvés ; ajoutant que je pouvais m’épargner la peine de vouloir le détourner de son projet, parce qu’il avait entièrement arrêté sa résolution là-dessus, même avant l’apparition du navire, et que c’était cette apparition seule qui l’avait empêché de faire sa proposition plus tôt.

Je le suppliai alors, si je ne pouvais pas obtenir qu’il lâchât son projet, de le différer au moins jusqu’à un autre jour, puisque quelque navire pouvait encore venir à notre secours ; je repris tous les arguments qui me vinrent à l’esprit, et ceux que je présumai bons pour influencer une rude nature comme la sienne. Il me répondit qu’il avait attendu, pour parler de cela, aussi longtemps que possible, — jusqu’à l’instant suprême ; qu’il ne lui était pas possible de vivre sans un aliment quelconque ; et, conséquemment, que son idée, renvoyée à un autre jour, viendrait trop tard, — du moins en ce qui le concernait.

Voyant que rien ne l’émouvait et que je ne pouvais pas le prendre par la douceur, j’usai d’un ton différent, et je lui dis qu’il devait savoir que j’avais souffert moins qu’aucun d’eux de toutes nos calamités, que j’étais donc en ce moment bien supérieur en force et en santé, non-seulement à lui, mais même à Peters et à Auguste ; bref, que j’étais en mesure d’employer la force si je le jugeais nécessaire ; et que, s’il essayait d’une façon quelconque de faire part aux autres de son affreux projet de cannibale, je n’hésiterais pas à le jeter à la mer. Là-dessus, il m’empoigna immédiatement à la gorge, et, tirant un couteau, il fit quelques efforts inutiles pour me frapper à l’estomac, atrocité que son extrême faiblesse l’empêcha seule d’accomplir. Cependant, monté à un haut degré de colère, je le poussai jusqu’au bord du navire, avec la ferme intention de le jeter par-dessus bord. Mais il fut sauvé de sa destinée par l’intervention de Peters, qui s’approcha et nous sépara, demandant le sujet de la querelle. Parker le lui dit avant que j’eusse trouvé un moyen de l’en empêcher.

L’effet de ces paroles fut encore plus terrible que je ne m’y étais attendu. Auguste et Peters, qui depuis longtemps, à ce qu’il paraît, nourrissaient en secret la terrible pensée que Parker avait simplement émise le premier, s’accordèrent avec lui, et insistèrent pour la mettre immédiatement à exécution. J’avais présumé que l’un des deux au moins aurait encore assez de force d’âme et serait assez maître de lui pour se ranger de mon côté et s’opposer à l’exécution de cet affreux dessein ; et avec l’aide de l’un d’eux je me croyais parfaitement capable d’en empêcher l’accomplissement. Frustré de cette espérance, il devenait indispensable pour moi de pourvoir à ma propre sûreté ; car une plus longue résistance de ma part pouvait être considérée par ces hommes qu’exaspérait leur situation comme une excuse suffisante pour me refuser mon franc jeu dans la tragédie qui allait maintenant se jouer vivement.

Je leur dis que j’adhérais volontiers à la proposition, et que je demandais simplement un délai d’une heure à peu près pour laisser au brouillard qui nous enveloppait le temps de s’élever, parce qu’alors le navire que déjà nous avions aperçu serait peut-être encore en vue. Après de longues difficultés, j’obtins d’eux la promesse d’attendre encore jusque-là ; et, comme je l’avais espéré, grâce à une brise qui survint rapidement, la brume s’éleva avant l’expiration de l’heure ; mais aucun navire n’apparaissant à l’horizon, nous nous préparâmes à tirer au sort.

C’est avec une excessive répugnance que je m’étends sur la scène épouvantable qui suivit, scène qu’aucun événement postérieur n’a pu effacer de ma mémoire, — qui y est restée gravée avec ses plus minutieux détails, et dont le cruel souvenir empoisonnera chaque instant de mon existence à venir. Qu’il me soit permis d’expédier cette partie de mon récit aussi promptement que le comporte la nature des incidents à relater. La seule méthode qui fut à notre disposition pour cette terrible loterie, dans laquelle nous avions chacun une chance à courir, était de tirer à la courte paille. De petits éclats de bois pouvaient remplir le but proposé, et il fut convenu que je tiendrais les lots. Je me retirai à un bout du navire, pendant que mes pauvres camarades prirent silencieusement position à l’autre bout, en me tournant le dos. Le moment le plus cruel de ce terrible drame, le plus plein d’angoisse, fut pendant que je m’occupais de l’arrangement des lots. Il est peu de situations décisives pour l’homme où il n’attache pas à la conservation de son existence un profond intérêt, — intérêt qui s’accroît de minute en minute avec la fragilité du lien où cette existence est suspendue. Mais maintenant, la nature silencieuse, positive, rigoureuse, de la besogne à laquelle je me livrais (si différente des tumultueux périls de la tempête ou des horreurs graduées et progressives de la famine) me donna à réfléchir sur le peu de chances que j’avais d’échapper à la plus effrayante des morts, — à une mort de la plus effrayante utilité, — et chaque parcelle de cette énergie qui m’avait si longtemps soutenu fuyait maintenant comme les plumes devant le vent, me laissant la proie impuissante de la plus abjecte, de la plus pitoyable terreur. D’abord, je ne pus même pas trouver la force suffisante pour arracher et pour assembler les petites esquilles de bois ; mes doigts me refusaient absolument leur service, et mes genoux claquaient violemment l’un contre l’autre. Mon esprit parcourut rapidement mille absurdes expédients pour éviter de jouer mon jeu dans cette affreuse spéculation. Je pensai à me jeter aux genoux de mes camarades et à les supplier de me permettre de me soustraire à cette nécessité ; à me précipiter sur eux à l’improviste, à en mettre un à mort, et à rendre ainsi superflue la décision par le sort ; — bref, je pensai à tout, excepté à exécuter ce que j’avais à faire. À la fin, après avoir perdu beaucoup de temps dans cette conduite imbécile, je fus rappelé à moi-même par la voix de Parker, qui me pressait de les tirer enfin de la terrible inquiétude qu’ils enduraient. Et encore, je ne pus me résigner à arranger sur le champ les éclats de bois. Je me pris à réfléchir sur toutes les finasseries à employer pour tricher au jeu, et pour induire un de mes pauvres compagnons d’infortune à tirer la courte paille, puisqu’il avait été convenu que celui qui tirerait la plus courte des quatre esquilles mourrait pour la conservation des autres. Que quiconque a envie de me condamner pour cette apparente infamie veuille bien se placer dans une position exactement semblable à la mienne !

Enfin aucun délai n’était plus possible, et, sentant mon cœur près d’éclater dans ma poitrine, je m’avançai vers le gaillard d’avant, où mes camarades m’attendaient. Je présentai ma main avec les esquilles, et Peters tira immédiatement. Il était libre ! — son esquille, du moins, n’était pas la plus courte ; j’avais donc maintenant une chance de plus contre moi. Je rassemblai toute mon énergie, et je tendis les lots à Auguste. Il tira immédiatement le sien et se trouva également libre ; et maintenant, que je dusse vivre ou mourir, les chances étaient précisément égales. En ce moment, toute la férocité du tigre s’empara de mon cœur, et je sentis contre Parker, mon semblable, mon pauvre camarade, la haine la plus intense et la plus diabolique. Mais ce sentiment ne dura pas, et à la longue, avec un frisson convulsif et les yeux fermés, je tendis vers lui les deux esquilles restantes. Il s’écoula bien cinq bonnes minutes avant qu’il pût se résoudre à tirer la sienne, et, durant ce siècle d’indécision à déchirer le cœur, je n’ouvris pas une seule fois les yeux. Enfin un des lots fut vivement tiré de ma main. Le sort était décidé, mais je ne savais pas s’il était pour ou contre moi. Personne ne disait mot, et je n’osais pas éclaircir mon incertitude en regardant le morceau qui me restait. À la fin, Peters me saisit la main, et je m’efforçai de regarder ; mais je vis tout de suite, à la physionomie de Parker, que j’étais sauvé et qu’il était la victime condamnée. Je respirai convulsivement, et je tombai sur le pont sans connaissance.

Je revins à temps de mon évanouissement pour voir le dénoûment de la tragédie et assister à la mort de celui qui, comme auteur de la proposition, était, pour ainsi dire, son propre meurtrier. Il ne fit aucune résistance, et, frappé dans le dos par Peters, il tomba mort sur le coup. Je n’insisterai pas sur le terrible festin qui s’ensuivit immédiatement : ces choses-là, on peut se les figurer, mais les mots n’ont pas une vertu suffisante pour frapper l’esprit de la parfaite horreur de la réalité. Qu’il me suffise de dire qu’après avoir, jusqu’à un certain point, apaisé dans le sang de la victime la soif enragée qui nous dévorait, et détaché d’un commun accord les mains, les pieds et la tête, que nous jetâmes à la mer avec les entrailles, nous dévorâmes le reste du corps, morceau par morceau, durant les quatre jours à jamais mémorables qui suivirent, 17, 18, 19 et 20 juillet.

Le 19, il survint une superbe averse qui dura quinze ou vingt minutes, et qui nous permit de ramasser un peu d’eau au moyen d’un drap que notre drague avait pêché dans la cabine juste après la tempête. La quantité que nous recueillîmes ainsi ne montait pas en tout à plus d’un demi-gallon ; mais cette chétive provision suffit pourtant à nous rendre, comparativement, un peu de force et d’espérance.

Le 21, nous fûmes de nouveau réduits à la dernière extrémité. La température se maintenait chaude et agréable, avec quelque brouillard et de petites brises, variant généralement du nord à l’ouest.

Le 22, comme nous étions tous trois assis, serrés l’un contre l’autre, et rêvant mélancoliquement à notre lamentable situation, mon esprit fut traversé d’une idée soudaine qui brilla comme un vif rayon d’espérance. Je me souvins que, quand le mât de misaine avait été coupé, Peters se trouvant au vent, dans les porte-haubans, m’avait passé une des haches, en me priant de la mettre, s’il était possible, en lieu de sûreté, et que, quelques minutes avant le dernier coup de mer qui avait attrapé et inondé le brick, j’avais serré cette hache dans le gaillard d’avant et l’avais déposée dans un des cadres de bâbord. Je pensais maintenant que, si nous pouvions mettre la main dessus, il nous serait peut-être possible d’ouvrir le pont au-dessus de la cambuse et de nous procurer ainsi des provisions sans difficulté.

Quand je communiquai ce projet à mes camarades, ils poussèrent un faible cri de joie, et nous allâmes immédiatement vers le gaillard d’avant. Ici la difficulté de descendre se présentait beaucoup plus grande que pour la cabine, l’ouverture étant beaucoup plus étroite ; car on se rappelle que toute la charpente autour du capot-d’échelle de la chambre avait été enlevée, tandis que le passage vers le gaillard d’avant, n’étant qu’une simple écoutille de trois pieds carrés environ, était resté intact. Cependant je n’hésitai pas à tenter l’aventure, et une corde ayant été assujettie autour de mon corps, comme précédemment, je plongeai hardiment, les pieds les premiers ; je parvins rapidement au cadre, et du premier coup je rapportai la hache. Elle fut saluée avec extase, avec des cris de joie et de triomphe, et la facilité avec laquelle nous l’avions trouvée fut considérée comme un présage de notre salut définitif.

Nous commençâmes à attaquer le pont avec toute l’énergie de l’espérance rallumée, Peters et moi jouant de la hache à tour de rôle ; quant à Auguste, son bras blessé l’empêchait de nous rendre aucun service. Comme nous étions encore trop faibles pour rester ainsi debout sans nourriture, et que nous ne pouvions pas conséquemment travailler une minute ou deux sans nous reposer, il devint bientôt évident qu’il nous faudrait plusieurs longues heures pour accomplir une pareille tâche, — c’est-à-dire pour pratiquer une ouverture suffisamment large et nous frayer un libre accès vers la cambuse. Cette considération, toutefois, ne nous découragea pas, et, travaillant toute la nuit à la clarté de la lune, le matin du 23, au point du jour, nous en étions venus à nos fins.

Peters s’offrit alors pour descendre, et, ayant fait tous ses préparatifs ordinaires, il plongea et revint bientôt, rapportant avec lui une petite jarre, qui, à notre grande joie, se trouva être pleine d’olives. Nous nous les partageâmes, et nous les dévorâmes avec la plus grande avidité ; puis nous descendîmes Peters de nouveau. Il réussit cette fois au delà de toutes nos espérances, car il revint immédiatement avec un gros jambon et une bouteille de madère. Nous ne bûmes du vin qu’un petit coup chacun, sachant maintenant par expérience quels dangers il y avait à s’y livrer immodérément. Le jambon, sauf la valeur de deux livres environ près de l’os, avait été entièrement gâté par l’eau salée et n’était pas dans un état mangeable. La partie saine fut partagée en trois parts. Peters et Auguste, incapables de maîtriser leur appétit, engloutirent la leur immédiatement ; pour moi, je fus plus prudent, et, redoutant la soif qui devait en résulter, je ne mangeai qu’un petit morceau de la mienne. Alors nous nous reposâmes un peu de notre labeur, qui avait été horriblement rude.

Vers midi, nous sentant un peu remis et fortifiés, nous recommençâmes nos attaques sur les provisions, Peters et moi plongeant alternativement, et toujours avec plus ou moins de succès, jusqu’au coucher du soleil. Pendant cet intervalle, nous eûmes le bonheur de rapporter en tout quatre nouvelles petites jarres d’olives, un autre jambon, une grosse bouteille d’osier contenant presque trois gallons d’excellent madère et, ce qui nous fit encore plus de plaisir, une petite tortue de l’espèce galapago ; le capitaine Barnard, au moment où le Grampus quittait le port, en avait reçu à son bord plusieurs de la goëlette Mary Pitts, qui revenait d’un voyage dans le Pacifique à la chasse du veau marin.

Dans une partie subséquente de ce récit, j’aurai fréquemment l’occasion de parler de cette espèce de tortue. On la trouve principalement, comme la plupart de mes lecteurs le savent, dans le groupe d’îles appelées les Galapagos, qui, dans le fait, tirent leur nom de l’animal, — le mot espagnol galapago signifiant tortue d’eau douce. Sa forme particulière et son allure lui font donner quelquefois le nom de tortue-éléphant. On en trouve souvent qui sont d’une grosseur énorme. J’en ai vu moi-même quelques-unes qui pesaient de douze à quinze cents livres, bien que je n’aie pas souvenir qu’aucun navigateur ait parlé de tortues de cette espèce pesant plus de huit cents livres. Leur aspect est singulier, et même répugnant. Leur démarche est très-lente, mesurée, lourde, le corps s’élevant à peu près à un pied du sol. Le cou est long et excessivement grêle ; la longueur ordinaire de ce cou est de dix-huit pouces à deux pieds, et j’en ai tué une chez qui la distance de l’épaule à l’extrémité de la tête n’était pas de moins de trois pieds dix pouces. La tête a une ressemblance frappante avec celle d’un serpent. Elles peuvent vivre sans manger pendant un temps si long que c’est presque incroyable, et l’on cite des cas où des tortues de cette espèce ont été jetées dans la cale d’un navire et y sont restées deux ans sans aucune nourriture, aussi grasses et à tous égards aussi bien portantes à l’expiration de ce terme qu’au moment même où on les y avait mises. Par une particularité de leur organisme ces singuliers animaux ressemblent au dromadaire ou chameau du désert. Elles portent toujours une provision d’eau dans une poche à la naissance du cou. En les tuant après les avoir privées de toute nourriture pendant une année entière, on a quelquefois trouvé dans la poche de quelques-unes de ces tortues jusqu’à trois gallons d’eau parfaitement douce et fraîche. Elles mangent principalement du persil sauvage et du céleri, avec du pourpier, de la soude et des raquettes, ce dernier végétal, qui leur profite d’une manière étonnante, existant en grande abondance sur le versant des collines près du rivage où l’on trouve l’animal lui-même. Cette tortue, un aliment excellent et des plus substantiels, a servi sans aucun doute à conserver l’existence de milliers de marins employés à la pêche de la baleine et autres spéculations dans le Pacifique.

Celle que nous eûmes la chance de rapporter de la cambuse n’était pas très-grosse et pesait probablement soixante-cinq ou soixante-dix livres. C’était une femelle, dans un état excellent, excessivement grasse, et ayant dans son sac plus d’un quart de gallon d’eau douce et limpide. C’était vraiment un trésor ; et, tombant sur nos genoux d’un commun accord, nous rendîmes à Dieu des actions de grâces ferventes pour ce soulagement si opportun.

Nous eûmes beaucoup de peine à faire passer l’animal par l’ouverture ; car il résistait avec fureur, et sa force était prodigieuse. Il était sur le point d’échapper des mains de Peters et de retomber dans l’eau, quand Auguste, lui jetant autour du cou une corde à nœud coulant, le retint par ce moyen jusqu’à ce que j’eusse sauté dans le trou à côté de Peters pour l’aider à soulever la bête jusqu’au pont.

Nous transvasâmes joyeusement l’eau du sac de l’animal dans la cruche que nous avions, comme on se le rappelle, rapportée précédemment de la cabine. Ensuite nous cassâmes le goulot d’une bouteille, de manière à faire à l’aide du bouchon, une espèce de verre à boire qui ne contenait pas tout à fait le quart d’une pinte. Nous bûmes chacun un de ces verres plein, et nous résolûmes de nous restreindre à cette quantité par jour, aussi longtemps que pourrait durer la provision.

Durant les deux ou trois derniers jours, le temps ayant été sec et doux, les couvertures que nous avions tirées de la cabine se trouvèrent complètement séchées, ainsi que nos vêtements, de sorte que nous passâmes cette nuit (la nuit du 23) dans une espèce de bien-être relatif, et que nous jouîmes d’un sommeil paisible, après nous être régalés d’olives et de jambon, ainsi que d’une petite ration de vin. Comme nous avions peur de voir quelqu’une de nos provisions filer par-dessus bord pendant la nuit, au cas où la brise se lèverait, nous les assujettîmes de notre mieux avec une corde aux débris du guindeau. Quant à notre tortue, que nous tenions vivement à conserver vivante aussi longtemps que possible, nous la tournâmes sur le dos, et nous l’attachâmes d’ailleurs soigneusement.