Bélinde/16

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Bélinde (1801)
Traduction par Octave Gabriel de Ségur.
Maradan (Tome IIp. 147-174).


CHAPITRE XVI.

BONHEUR DOMESTIQUE.


Lady Anne Percival reçut Bélinde avec une franchise et une bienveillance qui firent un bien réel à son esprit agité, à son cœur affligé.

Je crains, lui dit Bélinde, que vous ne me trouviez capricieuse de profiter ainsi tout-à-coup de vos offres, après les avoir refusées si souvent.

Vous vous rendez à discrétion, répondit lady Anne, lorsque je désespérais d’obtenir ce que je desirais avec ardeur, et ce qui me fait tant de plaisir. La seule condition que je prétends vous imposer, c’est de rester à Oakly-Parck, tant que ce séjour vous sera agréable. Il est difficile de décider lequel a tort : de celui qui s’ennuie ou de celui qui ennuie[1]. Lorsque cette question s’élève entre deux amis, je crois plus prudent d’éviter la discussion.

Lady Anne ne pouvait pas douter qu’il ne se fût passé quelque chose d’extraordinaire entre lady Delacour et Bélinde ; mais elle sut retenir sa curiosité. Son exemple prévalut sur mistriss Mangaretta Delacour, qui dînait avec elle, et Bélinde n’eut à redouter aucune question embarrassante.

Les préjugés que cette dame avait conçus contre notre héroïne, comme nièce de mistriss Stanhope, avaient été dernièrement vaincus par sa conduite parfaite envers la petite Hélène, et par l’amitié que Bélinde lui témoignait.

Madame, dit mistriss Delacour en adressant la parole à miss Portman avec une politesse recherchée, permettez-moi, comme la plus proche parente de lord Delacour, de vous exprimer toute la reconnaissance que vos bons procédés m’ont inspirée.

Ma nièce ne m’a pas laissé ignorer combien vous vous serviez de votre influence sur l’esprit de lady Delacour pour le bonheur de sa famille. Ma petite Hélène sent bien les obligations qu’elle vous doit, et je me réjouis de trouver l’occasion d’être l’interprète de ma famille auprès de miss Portman. Je sais qu’elle trouve sa récompense dans son cœur ; les éloges du monde doivent être peu de chose pour elle ; cependant ils méritent d’être remarqués comme un hommage à la vérité, et pour la singularité du fait : car il est bien rare que le monde soit juste envers une aussi belle et une aussi jeune femme que miss Portman.

Il faut qu’elle se soit conduite avec une grande prudence, dit lady Anne, car, à son âge, il est difficile d’éviter les traits de l’envie.

Bélinde remarqua avec un plaisir égal à sa surprise, que ces louanges étaient dites naturellement, et que l’histoire atroce, dont elle craignait la publicité, n’était point parvenue jusqu’aux oreilles de mistriss Delacour et de lady Anne Percival.

En effet, cela n’était connu seulement que de ceux qui avaient été prévenus par la méchanceté de sir Philip Baddely. Piqué de la manière dont Bélinde l’avait reçu, il avait écouté son valet de chambre, qui lui avait assuré, comme le sachant parfaitement de Champfort, homme de confiance de lord Delacour, que miss Portman avait subjugué mylord ; que cette jeune dame marchait à son but dans cette maison ; que, par prudence, elle avait refusé de riches présens ; mais qu’elle était assurée d’être la femme de lord Delacour s’il devenait veuf. Ce fut sir Philip qui en parla à Clarence Hervey ; et ce fut encore lui qui en instruisit mistriss Stanhope dans la lettre qu’il lui écrivit pour implorer sa faveur. Cette femme adroite répéta cette histoire comme universellement connue, afin d’engager sa nièce à céder aux instances du baronnet. Dans toute l’étendue de sa politique, l’imagination de mistriss Stanhope n’avait jamais prévu que sa nièce instruirait entièrement lady Delacour de tout ce qui se passait, et elle ne s’était point mise en garde contre ce danger ; elle ne pouvait juger Bélinde si différente d’elle-même : ainsi son artifice et sa fausseté agirent contre ses propres vues, et produisirent un effet diamétralement opposé à son attente. Ce fut l’exagération de cette histoire qui engagea Clarence Hervey à en parler à Bélinde, et qui fit croire à lady Delacour que cette histoire était publique ; ses propres soupçons, sa jalousie, et sa rage, furent tellement excités, qu’elle ne fut plus maîtresse d’elle-même ; et qu’elle insulta son amie. Miss Portman fut alors obligée de faire ce que mistriss Stanhope craignait le plus, de quitter la maison de lady Delacour et tous ses avantages. Depuis la réception de la lettre de sa tante, jusqu’au moment qu’elle arriva à Oakly-Park, Bélinde ne pensa pas un moment à sir Philip Baddely ; son parti était pris : cependant elle craignait que sa tante ne comprît pas ses raisons, et désapprouvât sa conduite. Elle lui donnait, dans le style le plus tendre et le plus respectueux, l’assurance qu’elle n’avait jamais soupçonné elle-même l’atroce calomnie dont elle était l’objet, et qui la rendait si malheureuse ; que lord Delacour l’avait toujours traitée avec politesse et bienveillance ; et qu’elle était convaincue qu’il n’avait jamais conçu aucune des pensées qu’on lui attribuait ; que la publicité de cette méchanceté avait cependant beaucoup affecté lady Delacour.

Alors, écrivait Bélinde, j’ai trouvé plus prudent de quitter mylady, et d’accepter l’offre de lady Anne Percival, de m’établir à Oakly-Park. J’espère, ma chère tante, que vous ne trouverez pas mauvais que j’aie quitté la ville sans voir sir Philip Baddely. En vérité, notre entrevue aurait été absolument inutile, puisqu’il n’est pas en mon pouvoir de répondre à son sentiment. La connaissance que j’ai de son caractère, de son esprit, de ses manières, me persuade que notre union ferait notre malheur mutuel. D’après tout ce que je vois dans le monde, rien ne pourra me décider à me marier par le motif trop commun de l’intérêt ou de l’ambition.

Quoique Bélinde déclarât ses sentimens avec sincérité, elle ne s’appesantit pas sur ce sujet, ne voulant pas avoir l’air de braver l’opinion de sa tante, à qui elle avait des obligations. Elle fut tentée de passer sous silence la lettre de mistriss Stanhope qui avait rapport à Clarence Hervey ; mais, après y avoir réfléchi, elle surmonta sa répugnance, voulant que la plus parfaite sincérité fût la règle inviolable de sa conduite. Elle lui avoua donc que, de toutes les personnes de sa connaissance, ce jeune homme était celui qui lui plaisait le plus ; mais elle l’assura en même temps que le refus qu’elle faisait des offres de sir Philip Baddely n’était nullement l’effet de ses sentimens pour M. Hervey ; qu’avant d’avoir reçu sa lettre elle savait que M. Hervey était attaché à une autre femme. Elle finit en assurant sa tante qu’elle ne formait point de desirs, qu’elle ne concevait point d’espérances romanesques, et que son cœur était entièrement libre.

En arrivant à Oakly-Park, Bélinde reçut la réponse suivante, où se peignait toute la colère de mistriss Stanhope :

« Puisque vous vous conduisez d’après vos propres idées, je ne vous ennuierai plus de mes avis ; refusez qui vous voudrez, — allez où il vous conviendra. Choisissez vos amis, — vos admirateurs, et établissez-vous comme vous le desirez. Je n’ai plus rien à vous dire ; — je m’en lave les mains ; — je ne me mêlerai plus de conduire une jeune étourdie. — Votre sœur a joliment répondu à ma bonté ; elle quitte son mari, et en rejette tout le blâme sur moi ; — il en sera de même de vous. — Votre cousine Soddrell me refuse cent guinées, quoiqu’elle sache que son piano et sa harpe m’en ont coûté le double, et que, sans ces deux instrumens, elle n’aurait jamais épousé Soddrell. — Quant à mistriss Levi, elle ne m’écrit jamais, et ne pense plus à moi ; mais peu m’importe. Les papiers publics publient le mauvais état des affaires des Levi ; je m’attends bien qu’elle aura la hardiesse de revenir à moi dans sa détresse ; mais elle trouvera ma porte fermée.

« Votre cousine Valleton s’est mariée comme une folle ; elle, son mari, et tous ses parens, sont en guerre ouverte : Valleton mourra bientôt, et lui laissera, pour tout bien, des affaires dans un état que Dieu seul connaît.

« Si elle m’eût consultée avant ce mariage, je viendrais à présent à son secours ; mais les passions aveuglent les jeunes gens, et leur font perdre toute idée de bon sens, de reconnaissance, et de véritable intérêt. C’est ce qui vous arrive, Bélinde ; ne comptez pas cependant sur Clarence Hervey : mais, adieu ; je vous abandonne à vous-même ; je ne veux plus me mêler des affaires de jeunes personnes qui méprisent mes conseils.

Sélina Stanhope. »

P. S. Si vous voulez retourner chez lady Delacour, et épouser sir Philip Baddely, je vous promets d’oublier le passé.

Le regret que sentit Bélinde, en voyant le courroux de sa tante, fut adouci par le témoignage de sa conscience, qui l’assurait qu’elle avait agi d’après les règles de la plus stricte délicatesse ; d’ailleurs, sans le vouloir, mistriss Stanhope l’encourageait encore dans le parti qu’elle avait pris à l’égard de sir Philip Baddely, en lui parlant du malheur, et de l’ingratitude de sa sœur et de ses cousine qui s’étaient toutes mariées avec les vues mercenaires que Bélinde refusait d’adopter.

Il est inutile de dire que Bélinde ne retourna point chez lady Delacour ; qu’elle ne revit point sir Philip ; et qu’elle continua de rester à Oakly-Park.

L’aimable société qui y était réunie rendit bientôt le calme à l’esprit de Bélinde ; elle était digne de sentir et de partager le bonheur dont jouissait cette charmante famille.

La tendre confiance, la gaieté franche, la simplicité, le naturel qui régnait dans cette maison, formaient un contraste frappant avec le ton de celle de lady Delacour. M. Percival et lady Anne étaient unis d’intérêts, d’occupations, de goûts et d’affections. Bélinde fut d’abord surprise de la manière dont ils parlèrent de leurs affaires en sa présence ; il n’y avait parmi eux aucun de ces petits mystères qui s’élèvent du peu d’accord des caractères et de l’envie de dominer. Dans la conversation, chacun exprimait librement ses desirs et ses opinions ; si l’on différait d’avis, la raison et la majorité étaient les seuls juges.

La plus ancienne et la plus jeune partie de la famille étaient confondues dans le salon : les enfans étaient mis au nombre de la société, et avaient leur part et leur intérêt dans les occupations et les amusemens. Ces enfans n’étaient traités ni en esclaves, ni en jouets ; on avait sur eux de l’autorité, ils y cédaient sans avoir l’air de s’en appercevoir. Jamais on n’entendait de ces ennuyeux et continuels sermons qui fatiguent, et ceux qui en sont l’objet, et ceux qui les font, et ceux qui les entendent. Sans violences, et sans encouragemens factices, le goût pour le travail et l’habitude de l’application étaient donnés par l’exemple, et soutenus par le desir de plaire. M. Percival était également versé dans les sciences abstraites et dans la littérature. Il instruisait sa famille de la manière la plus intéressante et la plus amusante, soit en l’agrégeant à ses occupations, soit par sa conversation, que sa connaissance du monde et sa gaieté naturelle rendaient aussi utile qu’agréable. Des badinages les plus légers, il avait l’art de conduire aux résultats les plus abstraits, et savait reposer l’esprit en le ramenant aux agrémens de la littérature, et perfectionner le cœur par les leçons de la philosophie.

Lady Anne Percival, sans pédanterie et sans ostentation, réunissait à des connaissances très-étendues le goût le plus délicat. Son mari l’associait à ses études, et elle était l’orgueil de son esprit comme l’orgueil de son cœur. Il pouvait causer avec elle des choses les plus abstraites[2], et il n’était pas obligé de s’isoler pour s’appliquer à l’étude d’aucune science. Celle qui partageait ses plus tendres affections partageait aussi ses plus sérieuses occupations. Son approbation et le succès journalier de l’éducation de ses enfans l’encourageaient dans ses travaux, et excitaient en lui cette heureuse énergie si utile à la société, ignorée du triste célibataire, et inconnue à l’égoïsme, qui place et cherche sa félicité dans lui-même, et qui ne la trouve pas.

Parmi cette heureuse et nombreuse famille, les goûts n’étaient pas uniformes ; l’un des garçons aimait la chimie, un autre le jardinage. L’une des filles avait la goût de la peinture, une autre celui de la musique. La variété de leurs talens augmentait leur bonheur ; car il n’existait parmi eux ni jalousie ni envie.

Ceux qui n’ont jamais joui de cette douce félicité de la vie domestique en supposeront peut-être la description ou chimérique, ou romanesque. Ceux dont les goûts ont été émoussés par la dissipation trouveront ces plaisirs froids ou insipides ; mais le plus grand nombre de mes lecteurs sentira, je l’espère, la vérité de ce tableau.

On ne juge de ce qui peut nous rendre heureux qu’en comparant les différentes impressions que le cœur a reçues dans différentes situations. Bélinde fut bientôt convaincue qu’un heureux intérieur pouvait seul la satisfaire constamment. Elle ne trouvait à Oakly-Parck aucuns de ces plaisirs bruyans, aucunes de ces nombreuses sociétés auxquelles elle avait été accoutumée chez lady Delacour. Cependant chaque jour s’écoulait agréablement ; et elle oubliait qu’une très-petite distance la séparait de Harrow-Gate, lieu à la mode pendant la saison des eaux. Il y avait à peine une semaine que Bélinde était à Oakly-Parck, lorsqu’elle y vit arriver M. Vincent.

Il était créole, et n’avait que vingt-deux ans ; sa personne et ses manières avaient quelque chose d’attrayant. Il était grand et remarquablement beau : il avait de grands yeux noirs, le nez aquilin, des cheveux et des sourcils noirs. Son abord était franc et amical ; et, lorsqu’il causait sur un sujet intéressant, il s’animait et parlait avec feu : sa conversation était accompagnée de beaucoup de gestes, comme celle des jeunes gens qui ont peu d’usage du monde. Son caractère était ardent et franc, incapable de dissimulation ; il connaissait si peu les hommes, qu’il pouvait à peine croire que la fausseté existât dans le monde, même quand il en était la victime. Si l’on citait un trait de bassesse d’un gentilhomme, son étonnement était extrême ; car il regardait l’honneur et la générosité presque comme le privilége exclusif de la noblesse. Ses opinions étaient extrêmement aristocratiques. Il avait de l’orgueil, et jamais d’insolence. Son esprit s’abandonnait aux préjugés, et rarement il raisonnait. Cependant il était philosophe sans le savoir, puisqu’il jouissait du présent sans être troublé par le regret du passé, ni malheureux par la crainte de l’avenir : il se livrait aux plaisirs en épicurien, et bravait le malheur avec une indifférence stoïque. Son humeur était toujours égale et riante : les personnes d’un caractère froid et réservé auraient pu l’accuser d’égoïsme ; car il parlait avec enthousiasme de ce qu’il aimait, de son chien, de son cheval, de son pays : son cœur espérait obtenir de la sympathie de tout ce qui l’entourait, jugeant les autres d’après lui.

Il était aussi reconnaissant que généreux ; et, malgré l’indépendance de son esprit, il se soumettait avec douceur à la voix d’un ami, et écoutait avec déférence les conseils de ceux dont le jugement supérieur avait gagné sa confiance. La reconnaissance, le respect, l’affection, tout conspirait à donner à M. Percival les droits les plus forts sur son ame. M. Percival lui avait servi de père, lorsque le sien en mourant l’envoya en Angleterre, pour y être élevé, en priant M. Percival, son ami, d’être le tuteur de son fils. L’attachement du jeune Vincent pour lui s’accrut avec son age ; et, lorsqu’il fut majeur, il eut toujours pour M. Percival les sentimens du fils le plus tendre.

M. Vincent était à Harrow-Gate lorsqu’il apprit l’arrivée de M. Percival à Oakly-Parck. Il quitta tous les plaisirs pour aller rejoindre l’heureuse famille. Bélinde ne parut pas d’abord le frapper ; il trouva son teint trop animé, et pas assez de langueur dans ses yeux. Il avoua qu’elle était remplie de graces ; mais qu’elle avait trop de vivacité pour lui plaire.

Il est singulier que Henriette Freke, l’ancienne amie de lady Delacour, soit la première cause de l’opinion favorable que M. Vincent conçut de Bélinde.

Il avait pour domestique un nègre, nommé Juba, qui lui était extrêmement attaché. Pendant le séjour de M. Vincent à Harrow-Gate, il habita la même maison que mistriss Freke. Une dispute s’éleva entre leurs domestiques, au sujet d’une remise que chacun voulait avoir. Juba prit pour juge le maître de l’auberge ; il soutint avec feu les droits de son maître, et conduisit sa voiture en triomphe dans la remise. Mistriss Freke, qui entendit par sa fenêtre toute la querelle, jura qu’elle ferait repentir Juba de ce qu’elle appelait son insolence : elle fit cette menace assez haut pour que Juba la regardât, étonné qu’une telle voix fût celle d’une femme ; mais, l’oubliant aussitôt, il courut danser, à la mode de son pays, devant la remise, en réjouissance de sa victoire. Mistriss Freke, dont la colère augmenta, répéta trois fois ses menaces, et se retira, en fermant sa fenêtre avec violence. M. Vincent, à qui Juba raconta tout ce qui s’était passé, s’amusa beaucoup de la manière dont il contrefit les gestes de ce qu’il appelait l’homme-femme ; c’est le nom qu’il donnait à mistriss Freke. Quelque temps après, Juba perdit son enjouement : on ne l’entendait plus ni chanter ni siffler, et il parlait à peine. Son maître fut surpris de le voir si subitement devenir mélancolique, taciturne ; il le questionna sur son changement. Juba parut extrêmement sensible à l’intérêt que lui témoigna son maître ; mais on ne put tirer de lui aucune explication de ce qui lui arrivait. M. Vincent savait qu’il aimait passionnément la musique ; il lui acheta un tambourin ; mais Juba n’en joua pas. Son humeur sombre semblait augmenter chaque jour ; ils quittèrent Harrow-Gate. À peine eurent-ils été une semaine à Oakly-Parck, qu’on entendit Juba chanter, siffler et parler comme à son ordinaire. Son maître l’en félicita. Un soir il lui ordonna d’aller à Harrow-Gate chercher son tambourin, pour le faire entendre au petit Charles Percival, qui le desirait. En écoutant son maître, Juba parut pétrifié ; il commença à trembler de la tête aux pieds, et regarda fixement M. Vincent ; puis tout-à-coup, joignant les mains, il se jeta à genoux, en disant :

Ô maître ! mort pour Juba si Juba s’en va, mort pour Juba !

Et il fondit en larmes : moi irai si le maître veut ! moi veux bien mourir !

M. Vincent commença à croire qu’il était fou ; il l’assura avec bonté qu’il exposerait plutôt sa propre vie que celle d’un aussi fidèle serviteur ; mais il le pressa de lui expliquer quel danger il redoutait en retournant à Harrow-Gate. Juba garda le silence avec effroi.

N’aie donc point peur de me parler, lui dit M. Vincent, je te défendrai si l’on veut te faire du mal ; confie-moi tes craintes, je te protégerai.

Ô maître ! vous pouvoir pas ; moi mourir si je m’en vais, moi pouvoir pas dire un mot de plus ; et, mettant un doigt sur sa bouche, il secoua la tête.

M. Vincent savait que Juba était extrêmement superstitieux, et soupçonnant que cette secrète terreur n’était qu’un effet de son imagination, il prit un air grave, en l’assurant qu’il trouverait extrêmement mauvais qu’il persistât dans ce silence obstiné. Juba, intimidé, fondit en larmes et répondit :

Je vous dirai tout.

Cette conversation s’était passée dans le parc, devant miss Portman et Charles Percival. Bélinde, voyant que Juba desirait parler seul à son maître, se retira, et le pauvre garçon, quoiqu’avec une sorte d’horreur et de répugnance, avoua que la figure d’une vieille femme lui était apparue au milieu des flammes, chaque nuit, dans la chambre où il couchait à Harrow-Gate, et qu’il était sûr que c’était une des sorcières de son pays, qui l’avait poursuivi en Europe pour se venger de ce qu’il s’était, dans son enfance, moqué de leur pouvoir. L’extrême absurdité de cette histoire fit d’abord rire M. Vincent ; mais son humanité lui rendit bientôt son sérieux. Il plaignit cette pauvre victime de la superstition, qui regardait une apparition comme un arrêt de mort. Juba ajouta qu’il savait bien que la sorcière ne lui pardonnerait pas d’avoir révélé son secret ; et avec l’air du plus profond chagrin, il souhaita de mourir au moins avant la nuit, pour ne pas la revoir davantage. Il ajouta que cette même figure lui était apparue dans la remise ; qu’elle l’avait laissé tranquille depuis qu’il avait quitté Harrow-Gate ; mais qu’en y retournant il était sûr qu’elle le tuerait.

M. Vincent connaissait le pouvoir étonnant que la crainte des sorciers avait sur l’esprit des nègres de la Jamaïque. Il consola donc Juba, sans essayer de combattre sa folie : la première personne qu’il rencontra, après cette conversation, fut Bélinde, à qui il en rendit un compte exact. Dès qu’elle entendit parler de l’apparition au milieu des flammes, elle se ressouvint des effets du phosphore dont elle s’était amusée étant enfant, et elle imagina que quelque personne mal intentionnée avait pu se servir de ce moyen pour intimider et tourmenter ce nègre ignorant.

Lorsque M. Vincent lui répéta les menaces de mistriss Freke, Bélinde, qui connaissait le caractère de cette femme, ne douta pas que ce ne fût un de ces badinages qu’elle appelait ses gaietés. Miss Portman proposa d’essayer de faire paraître, à l’aide du phosphore, un semblable fantôme à Juba, afin de juger s’il en serait aussi effrayé. L’expérience fut donc faite la nuit même, au pied du lit de Juba, qui, le lendemain, en parla avec une nouvelle terreur à son maître, l’assurant qu’il avait revu la sorcière. Bélinde alors lui fit montrer le phosphore par un des enfans, et fit dessiner et paraître en sa présence plusieurs figures grotesques. Cette expérience eut le succès qu’elle desirait ; Juba se familiarisa, par degré, avec l’objet de sa secrète horreur, et, convaincu qu’aucune sorcière n’exerçait contre lui ses enchantemens, il recouvra et la santé et la gaieté. Sa reconnaissance pour miss Portman fut aussi simple et aussi touchante dans son expression qu’elle fut vive et sincère. M. Vincent, dès ce jour, s’occupa particulièrement de Bélinde. On examina la chambre du nègre, à Harrow-Gate, et on découvrit sur la muraille les traces du phosphore, ce qui acheva d’éclairer le pauvre Juba.

Lorsque mistriss Freke avait vu réussir son projet, elle raconta ce méchant tour à qui voulut l’entendre, en se vantant d’avoir chassé de la maison le maître et le valet.

Cet exploit ne fut cependant nullement agréable à mistriss Luttridge : elle avait des vues sur M. Vincent ; la conduite de mistriss Freke excita donc son courroux. Ces dames eurent ensemble une explication ; et mistriss Freke, découvrant par là les vrais sentimens de mistriss Luttridge, changea de ton, et déclara qu’elle se chargeait du retour de M. Vincent ; qu’elle en connaissait le moyen ; qu’il fallait, pour le fixer dans leur société, inviter Bélinde.

Sans doute, dit mistriss Freke, elle est ennuyée à la mort des stupides habitans d’Oakly-Park, Jamais une femme ne manque d’excuse pour faire ce qu’elle desire ; ainsi, rapportons-nous-en à elle pour faire les adieux aux Percival. Elle seule peut retenir chez eux M. Vincent ; quand nous aurons l’une, nous aurons donc l’autre. Je suis sûre qu’elle s’est querellée avec lady Delacour ; j’ai su toute l’histoire par ma femme de chambre, qui la tient de Champfort. Elles sont à couteau tiré ensemble, et ce sera délicieux de l’entendre parler d’elle. Étant les ennemies déclarées de son ennemie, nous ne pouvons pas manquer d’être ses amies. Rien n’unit les fous si promptement et si solidement qu’une haine commune.

Après ce discours, qui persuada mistriss Luttridge, mistriss Freke mit son projet à exécution : elle monta dans son phaéton avec son uniforme de chasse, et alla rendre visite à miss Portman. Elle ne connaissait ni M. Percival ni sa femme, et elle avait toujours traité Bélinde très-légèrement, comme la complaisante de lady Delacour. Mais il ne lui coûtait rien de changer de ton : elle était de ces femmes qui ne suivent de lois que celles de leur plaisir ou de leur intérêt.



  1. Marmontel.
  2. On croirait que l’auteur anglais a voulu peindre ici la vertueuse femme du célèbre Lavoisier.