Bélinde/17

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Bélinde (1801)
Traduction par Octave Gabriel de Ségur.
Maradan (Tome IIp. 175-187).


CHAPITRE XVII.

DROIT DES FEMMES.


Bélinde était seule à lire lorsque misstriss Freke entra brusquement dans sa chambre.

Bon jour, chère petite, cria-t-elle en lui secouant la main avec force, je suis charmée de vous voir. Sur ma foi, il y avait long-temps que cela ne nous était arrivé. Il fait furieusement chaud aujourd’hui ! Elle se jeta alors sur le canapé auprès de Bélinde, mit son chapeau sur la table, et continua de parler.

Eh ! pourquoi donc êtes-vous ici, pauvre enfant ? — Bon Dieu ! je suis ravie de vous trouver seule ; — je m’attendais à vous voir au milieu d’une nuée d’ennuyeux. Louez mon courage d’être venue vous délivrer de leurs mains. Mistriss Luttridge et moi, nous vous avons plaint de tout notre cœur lorsque nous avons su que vous étiez prisonnière ici. J’ai juré de secourir les belles infortunées en dépit de tous les dragons : laissez-moi vous ramener en triomphe dans mon phaéton ; quittez ces bonnes gens, et la monotonie de leur solitude. — Il n’y a rien qui m’amuse comme leur curiosité dès qu’il arrive un étranger. J’espère que vous pensez comme moi, vos yeux me le disent : à présent, parlez-moi. — Jamais je n’ai vu d’aussi beaux yeux que les vôtres ! vous êtes belle comme un ange ! J’ai parié vingt guinées que la jeune mariée qui est à Harrow-Gate, lady H., serait abandonnée par tous ses adorateurs du moment que vous paraîtriez dans notre société. Je jouis d’avance de son dépit. Je crois déjà compter mes vingt guinées ; allons, venez ; et, si vos hôtes vous en veulent, je prends sur moi tout leur courroux.

Bélinde avait gardé le silence pendant l’étrange discours de mistriss Freke : elle la regarda d’un œil étonné ; mais lorsqu’elle se vit entraînée violemment vers la porte, elle se retira avec une douce fermeté, qui étonna également mistriss Freke. Elle lui dit, en souriant, qu’elle était fâchée que l’esprit chevaleresque de mistriss Freke n’eût pas choisi une meilleure cause que la sienne ; mais qu’elle n’était ni prisonnière, ni malheureuse.

Et vous me feriez perdre mon pari ! s’écria mistriss Freke. Il faut que vous veniez au bal. Je vois que vous êtes effrayée d’affliger vos bonnes gens : je me charge d’obtenir votre congé ; je suis accoutumée à venir au secours des poltrons. Je vous prie, dites-moi, que s’est-il passé entre vous et lady Delacour ? — Je suis ravie… C’est comme mon histoire avec elle. J’ai d’abord eu sur son esprit l’empire que les esprits forts ont sur les faibles ; mais je l’ai quittée : je ne puis souffrir ceux qui n’ont pas le courage d’être bons ou mauvais.

Le courage d’être mauvais, dit Bélinde ; je crois, en vérité, qu’elle ne le possédera jamais.

Mistriss Freke la regarda d’un œil étonné.

J’ai entendu dire que vous étiez brouillée avec elle !

Si je le suis, répondit Bélinde, cela ne peut pas m’empêcher de rendre justice à son mérite. On dit qu’on a souvent moins à souffrir d’une ennemie que d’une amie : j’ai été celle de lady Delacour, et elle n’aura jamais rien à redouter de moi.

— À merveille ! vous avez une présence d’esprit incroyable, et j’admire les personnes telles que vous. Je vois que mylady vous a calomniée : cela ne m’étonne pas ; elle est si ridiculement jalouse de son mari ! Elle ne s’en soucie cependant nullement ; mais elle n’a pas le courage de se moquer entièrement de lui. Qu’elle est faible ! À propos, à quoi en est-elle avec Clarence ? toujours à l’amour platonique ?

M. Hervey était à la campagne quand j’ai quitté la ville.

Alors mistriss Freke se loua avec volubilité d’avoir prévu le peu de durée de l’attachement de Clarence pour lady Delacour, assurant, malgré tout ce que Bélinde put lui dire pour la désabuser, que Clarence avait été séduit un instant par les apparences ; mais qu’il avait un cœur et un esprit trop distingués pour s’attacher à une femme légère.

Comme mistriss Freke disait tout ce qui lui passait par la tête, souvent elle amusait par ses ridicules bouffonneries ; sa manière de railler était quelquefois plaisante. L’esprit moqueur est le plus facile à acquérir, c’est celui qu’on devrait détester, et cependant c’est celui qui toujours réussit ; tant le monde est inconséquent. Elle avait essayé inutilement de triompher de Bélinde en flattant sa beauté ; elle voulut s’insinuer dans son esprit, en lui donnant une haute opinion de son jugement. J’aimerais mieux, lui dit-elle, être un vrai démon qu’un ange faible.

Vous oubliez, lui répondit Bélinde ; ce que dit Satan dans Milton. —

Je vois que vous lisez, dit Henriette en l’interrompant ; je ne vous croyais pas savante : je ne lis jamais ; les livres ne servent qu’à détruire l’originalité. Ils ne sont bons que pour ceux qui ne peuvent pas se former une opinion d’après leurs propres idées. On apprend cent fois plus par la conversation, que par cent ans de lecture ; les livres sont pleins de faux raisonnemens.

Et jamais la conversation n’a le même défaut, répondit Bélinde.

Mistriss Freke regarda les différens titres des livres qui étaient sur la table ; et elle les jugea avec toute la présomption de l’ignorance.

Théorie des sentimens moraux… — quelle fadeur ! Voyage de Moores, — temps perdu. Labruyere, — ennuyeux moraliste. Ne chassez-vous jamais, ma chère ? Vous auriez la meilleure grace du monde à cheval ; laissez-moi venir vous prendre un matin.

Bélinde refusa cette invitation ; mistriss Freke regarda par la fenêtre pour cacher son humeur, et bientôt parla de départ. M. Vincent et M. Percival entrèrent alors dans la chambre ; mistriss Freke secoua fortement la main du premier, en lui disant bon jour. Elle n’inspira qu’une forte antipathie aux deux arrivans.

Elle fit à M. Vincent des excuses d’avoir, en plaisantant, effrayé son nègre ; et, toisant de l’œil M. Percival, elle se prépara à l’attaquer, espérant paraître avec avantage devant Bélinde.

Après avoir engagé la conversation avec M. Percival, elle s’écria : Mon système est, je le déclare, que la honte est toujours la cause des vices des femmes.

Elle en est quelquefois l’effet, répondit M. Percival ; et, comme la cause et l’effet sont réciproques, vous pouvez avoir quelque raison.

Oh ! je hais les demi-argumens ; il faut trancher, je le répète : La honte est la cause de tous les vices des femmes.

Vous voulez dire, sans doute, la fausse honte ?

Par ce jeu de mots, toute honte est fausse ; qu’en dites-vous, miss Portman ? Vous gardez le silence ?

Miss Portman rougit, dit M. Vincent ; peut-elle mieux parler ?

Il faut laisser le silence aux ignorans, reprit mistriss Freke.

Ou à la modestie, repartit M. Percival, ce qui différe bien de l’ignorance. La délicatesse chez les femmes… —

C’est ainsi qu’on les enchaîne, cria mistriss Freke ; la délicatesse du beau sexe fait tout le pouvoir des hommes, leur donne tous leurs droits.

Ou plutôt les leur fait perdre tous, ajouta M. Vincent.

Je hais l’esclavage ; vive la liberté ! je me déclare champion des droits des femmes.

Et moi, l’avocat de leur bonheur, dit M. Percival ; c’est pourquoi je veux qu’elles conservent les vertus et les graces de leur sexe.

La femme la plus délicate est toujours hypocrite. Dites-moi, quand une femme aime un homme, pourquoi elle ne le lui avoue pas honnêtement ; n’est-ce pas par une pure hypocrisie ?

Non ! répondit M. Percival, c’est qu’elle ne veut pas, en s’avançant étourdiment, dégoûter l’objet de ses affections.

Adresse que tout cela ! ce sont les armes de la faiblesse.

Non ! ce sont celles de la prudence, utiles au bonheur général.

Mistriss Freke, sans s’embarrasser de ces réponses, continua à divaguer sur différens sujets. Enfin, demandant l’heure qu’il était, elle pria Bélinde de la conduire dans sa chambre ; là, elle se vanta de la manière dont elle avait triomphé de tous les beaux raisonnemens de M. Percival. Elle regretta de n’avoir pas vu sa femme, dont elle se serait fait un plaisir d’alarmer la pruderie ; puis, regardant un chevalet, elle demanda si les tableaux qui y étaient préparés étaient ceux de lady Anne, ou ceux de Bélinde.

Ce sont les miens, répondit Bélinde.

Tant mieux pour eux ! car sans cela je les aurais déchirés en mille pièces ; ces Percival me donnent de l’humeur en vous retenant auprès d’eux ; et, voulant essayer d’intimider Bélinde, elle ajouta : Vous ne me connaissez pas, je suis une terrible personne quand on me met en colère. (Puis, fixant ses yeux sur miss Portman :) Paix ou guerre ! s’écria-t-elle ; faites-moi gagner mon pari, venez au bal à Harrow-Gate, et je suis à jamais votre amie ; si vous me refusez, je vous jure une haine éternelle.

Bélinde conserva son sang froid, et renouvela son refus.

Vous en prenez donc les conséquences sur vous, dit mistriss Freke en remontant dans son phaéton ; et dans quelques minutes elle disparut.

On peut tirer du bien du mal même. Aidée par ses aimables hôtes, Bélinde fit d’utiles réflexions sur la conversation de mistriss Freke ; elle apprit à distinguer l’esprit juste de celui qui n’est que brillant, et à préférer toujours la raison à l’esprit. Elle compara celui de mistriss Freke au ver luisant qui fait courir les enfans ; celui de lady Delacour, au brillant feu d’artifice qui attire l’admiration du moment ; et enfin, celui de lady Anne Percival, à la douce lueur de la lune qui éclaire sans éblouir.

M. Percival demanda à Bélinde si elle ne redoutait pas le courroux de mistriss Freke. Bélinde assura que son amitié l’effraierait bien plus que son inimitié. M. Vincent s’étonna de la différence qui existait entre cette femme homme et les créoles ses compatriotes, qui sont, disait-il, toutes douceur, grace et délicatesse.

Et tout indolence, ajouta M. Percival.

C’est, selon moi, un aimable défaut, reprit M. Vincent ; il semble les attacher à la vie domestique, et les garantir plus sûrement de la fatiguante activité de mistriss Freke.

Ce défaut, répondit M. Percival, est sans doute préférable à ceux de mistriss Freke ; mais il ne faut pas l’ériger en vertu, puisqu’il s’oppose à l’instruction, et au desir constant et sagement actif qui doit nous porter au bien.

Mais il ne m’est pas prouvé que l’ignorance nuise au bonheur.

Prenez garde, reprit M. Percival ; en suivant ce raisonnement, vous reviendrez à l’état de nature, et vous retournerez parmi les sauvages.

Je n’aurai garde, s’écria M. Vincent en riant ; mon desir est plutôt de m’instruire : j’ai beaucoup de préjugés, miss Portman m’en a déjà fait rougir.

M. Vincent avait tant de naturel et de candeur, que sa conversation ne pouvait manquer d’intéresser et de disposer en sa faveur. Il plaisait d’autant plus à Bélinde, qu’elle était parfaitement à son aise avec lui ; elle lui voyait le desir d’obtenir son amitié. D’après tout ce que lui avait dit M. Percival, et les éloges que M. Vincent donnait à ses compatriotes, elle lui croyait un attachement dans son pays ; et, comme l’amour propre était loin d’être la règle de toutes les actions de Bélinde, elle se livrait avec plaisir à la société d’un homme aussi bon qu’aimable.