Bélinde/6

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Bélinde (1801)
Traduction par Octave Gabriel de Ségur.
Maradan (Tome Ip. 131-147).


CHAPITRE VI.


Lorsque lady Delacour eut rapporté à miss Portman les complimens de Clarence, elle ajouta :

Bélinde, malgré toutes ces observations, je suis décidée à retenir Clarence Hervey au nombre de mes courtisans pendant ma vie, qui ne peut pas, comme vous savez, durer long-temps. — Quand je n’existerai plus, il sera tout à vous, ma chère, et je vous en fais d’avance mon compliment.

Il restait une partie de la conversation de lady Delacour avec M. Hervey, que, par discrétion, elle ne répéta pas tout de suite à miss Portman. — C’est ce qui concernait les chevaux. — Bélinde n’avait jamais pris d’autre part à cette affaire, qu’en ayant dit une fois à lady Delacour que les chevaux qu’on lui avait amenés étaient charmans. — M. Hervey, malgré toute la galanterie avec laquelle il répondit à lady Delacour, avait été choqué de voir combien il était peu convenant à Bélinde de permettre que mylady se servît de son nom pour avoir des chevaux. Il se repentit de sa trop grande précipitation à s’excuser auprès d’elle, et il reprit sa première opinion sur la nièce de mistriss Stanhope. — Une rechûte est toujours plus dangereuse que la première maladie. — Il envoya le jour suivant les chevaux à lady Delacour ; et, quand il rencontra Bélinde, il s’approcha d’elle avec l’air délibéré d’un homme sûr d’avoir acheté son pardon ; mais à mesure que ses manières devinrent plus familières, celles de Bélinde devinrent plus réservées. — Lady Delacour la railla vainement sur sa pruderie.

Clarence Hervey commençait à croire que lady Delacour avait manqué à sa parole.

— J’espérais, dit Hervey, obtenir au moins un sourire de miss Portman, puisqu’elle a bien voulu mettre un prix à cette faveur.

Embarrassée par les reproches de M. Hervey, et piquée de la sérénité de Bélinde, lady Delacour se mit à bouder. Bélinde, qui n’avait rien à se reprocher, n’ouvrit pas la bouche, et augmenta par son air froid l’impatience de mylady. Clarence sortit. — Enfin, sur le soir, lady Delacour reprit avec elle sa manière tendre et gaie ; elle lui dit :

Savez-vous, ma chère, que je suis si honteuse de ce que j’ai promis à votre insu, que je n’ose pas lever les yeux sur vous ?

Elle n’eut pas de peine à obtenir son pardon de Bélinde.

En vérité, continua lady Delacour, vous êtes trop bonne. — Mais aussi, pour ma propre justification, il faut dire que j’ai plus que personne des raisons pour être de mauvaise humeur. — Ma chère, le plus obstiné de tous les hommes, lord Delacour, m’a réduite à la plus terrible extrémité. J’ai dit à Clarence Hervey d’acheter deux chevaux pour moi, et lord Delacour ne veut pas les payer. — Mais j’oublie de vous dire que j’ai pris votre nom, — pas inutilement, sans doute. — J’ai dit à Clarence que, s’il arrangeait cette affaire, vous lui pardonneriez tous ses péchés. — Mais, ma chère, pourquoi devenez-vous si pâle ? après tout, cela ne vous engage qu’à faire sourire votre jolie bouche.

Bélinde était piquée trop vivement dans ce moment, pour entendre la raillerie. — Sa colère l’inspira et lui donna du courage ; elle reprocha sérieusement à lady Delacour d’avoir fait usage de son nom sans son consentement.

Vous ne pouvez pas croire, mylady, dit Bélinde, qu’après le mépris que M. Hervey a montré pour les nièces de mistriss Stanhope, je veuille m’abaisser jusqu’à desirer de fixer son attention sur moi. — Il n’y a point d’esprit, point d’éloquence qui puisse changer mon opinion sur ce sujet. —

Mais, interrompit lady Delacour, si vous vouliez vous servir de vos yeux, vous verriez bientôt que Clarence est amoureux de vous : tandis que vous craignez son mépris, il craint cent fois plus votre froideur ; vous me permettrez de vous railler tous les deux, tant que vous aurez l’un et l’autre ces craintes puériles et sans aucun fondement.

Bélinde sourit.

Eh bien ! souriez une fois comme cela pour Clarence Hervey, et nous sommes tous contens ! dit lady Delacour.

Oh ! mylady, pourquoi voulez-vous employer votre éloquence à me persuader de plaire à un jeune homme dont vous m’avez fait un portrait brillant, à la vérité, mais qui ne donne pas une grande estime pour lui ? Il y a quelques jours, vous m’avez dit vous-même que M. Hervey ne voulait pas se marier ; et votre pénétration devrait servir à vous montrer qu’il veut seulement se moquer de moi. — Je ne conviens pas pour femme à M. Hervey, sous aucun rapport. — C’est un homme d’esprit. — Je n’aime pas assez le monde pour lui plaire. — Je n’ai pas été élevée par ma tante Stanhope ; je n’ai habité que quelques années avec elle, et je voudrais bien n’y avoir jamais été.

Je prendrai soin que M. Hervey sache cela, dit lady Delacour ; mais en attendant, tout bien considéré, je suis plus à plaindre que vous dans ce moment. — Car le terme de tout ceci est qu’il faut que je paie deux cents guinées pour les chevaux, d’une manière ou d’une autre.

Je peux les payer, s’écria Bélinde ; et ce sera avec le plus grand plaisir. Je n’irai pas à la cour. — Mon habit n’est pas encore commandé. — Deux cents guinées suffisent-elles pour payer les chevaux ? Oh ! prenez cet argent. — Payez M. Hervey, chère lady Delacour ! et tout sera bien.

Vous êtes une charmante fille, dit lady Delacour, en l’embrassant ; mais que dirai ma cousine, et votre tante Stanhope, si vous ne paraissez pas à la cour le jour de la naissance du roi ? Cela ne peut pas être, ma chère ; d’ailleurs, vous savez que mistriss Franks doit apporter votre habit de cour aujourd’hui, et cela serait ridicule d’être présentée pour rien. —

Eh bien ! dit Bélinde, je n’irai pas à la cour.

— Vous n’irez pas, ma chère ? Quoi ! Vous dépenserez cinquante guinées pour rien ! Réellement je n’ai jamais vu quelqu’un si prodigue de son argent, et si économe de ses sourires.

Certainement, dit miss Portman, il vaut mieux pour moi que je jette cinquante guinées par la fenêtre, toute pauvre que je suis, que de risquer le bonheur de ma vie. — J’y suis décidée, mylady. Voici un billet de deux cents guinées. — Payez M. Hervey, je vous en supplie, et toute l’affaire sera terminée.

Mais sérieusement, miss Portman, je suis consternée que vous me forciez de prendre ce billet ! — C’est absolument vous ruiner. — Mais lord Delacour est le seul qu’il faut blâmer. — C’est son entêtement. — Ayant dit une fois qu’il ne voulait pas payer les chevaux, il nous laisserait plutôt mourir tous que de changer d’avis. Le mois prochain, je pourrai, ma chère, vous les rendre, et vous payer de mille remerciemens. — Quelques mois encore, nous aurons un autre jour de cour ; et alors un nouvel astre paraîtra sur l’horizon de la mode, et on l’appellera Bélinde. En attendant, ma chère, peut-être pourrons-nous engager mistriss Franks à céder votre habit de cour à quelque personne de bon goût, et alors vous garderez vos cinquante guinées pour la première occasion. — Je verrai ce qu’on pourra faire. — Adieu ! Je vous remercie mille fois, malgré votre obstination.

Mistriss Franks déclara d’abord qu’il lui était impossible de céder l’habit de miss Portman ; à la fin cependant dix guinées rendirent tout possible. Bélinde se réjouit de s’en être tirée à si bon marché ; et, contente de sa propre conduite, elle écrivit à sa tante Stanhope pour lui mander ce dont elle pouvait l’informer sans trahir lady Delacour.

Mylady, disait-elle, a eu besoin tout de suite de deux cents guinées, et c’est pour lui prêter cette somme que j’ai abandonné l’idée d’aller à la cour.

Nous verrons suffisamment par la réponse de mistriss Stanhope ce que contenait encore la lettre de miss Portman.

Mistriss Stanhope à miss Portman.

Je ne puis m’empêcher d’être très-étonnée, Bélinde, de votre extraordinaire conduite, et plus encore de votre singulière lettre. — Je vous avoue que je ne conçois pas ce que vous entendez par principes et délicatesse, quand je vois que vous oubliez, non seulement le respect qui est dû aux avis et aux opinions de votre tante, à qui vous devez tout, mais que vous prodiguez son argent, sans le moindre scrupule. — Je vous ai envoyé deux cents guinées, et je desirais que vous allassiez à la cour ; au lieu de cela, vous prêtez mes deux cents guinées à lady Delacour, et vous me mandez que vous ne croyez pas pouvoir, sans indiscrétion, me communiquer toutes les raisons qui vous ont décidée. — C’est bien satisfaisant et bien aimable pour moi ! — Et ensuite, pour raccommoder tout cela, vous me dites que, dans votre position, vous ne croyez pas qu’il soit nécessaire que vous alliez à la cour. Vous ajoutez que nos opinions diffèrent sur beaucoup de points. — Je dois donc et veux vous dire que vous êtes aussi ingrate que présomptueuse.

Je pense donc qu’une jeune fille qui a été bien élevée, et produite dans le monde par ses parens, doit suivre aveuglément leur volonté. — Vous ne manquez pas d’esprit, Bélinde. — Vous me comprenez parfaitement ; et par conséquent je dois imputer vos erreurs plutôt à votre cœur qu’à votre jugement. Je vois qu’à cause de la maladie de la princesse, la fête pour le jour de naissance du roi sera remise à une quinzaine : si vous parlez d’ici là à lord Delacour (à l’insu de sa femme) de l’argent que vous lui avez avancé, et du prix que j’attache à ce que vous paraissiez à la cour, ne doutez pas qu’il ne vous rende vos deux cents guinées. Vous le prierez en même temps de ne pas vous compromettre avec lady Delacour, parce qu’elle pourrait se choquer de ce que vous auriez eu recours à lui. — J’ai appris par des amis intimes de lord Delacour qu’il vous aime beaucoup : quoiqu’un peu obstiné, il est bon homme ; ainsi vous en ferez ce que vous voudrez.

Voilà, ma chère, comment, avec un peu d’adresse, vous irez à la cour sans qu’il vous en coûte un sou de plus : adieu. N’oubliez pas que vous devez à votre tante de suivre ses avis.

Sélina Stanhope.

Bélinde lut cette lettre avec chagrin, mais sa conscience ne lui reprochait rien. Elle sentait bien qu’elle n’aurait pas eu le droit de prêter cet argent à lady Delacour, si sa tante lui avait expressément mandé de ne l’employer qu’à sa parure ; mais mistriss Stanhope n’avait pas écrit cela positivement en envoyant à sa nièce les lettres de change. Celle-ci était peinée cependant d’avoir déplu à sa tante, et de plus, elle était étonnée de voir que M. Hervey ne changeait pas de manière vis-à-vis d’elle. Elle fut très-surprise un jour de s’entendre accuser par lui de caprice, parce qu’elle avait abandonné l’idée d’aller à la cour. L’embarras de lady Delacour, tandis qu’Hervey parlait, la décida à garder le secret sur l’argent qu’elle avait prêté, et elle répondit légérement à M. Hervey, qu’il était surprenant qu’un homme comme lui fût étonné de trouver une femme capricieuse. La conversation prit alors un autre cours ; et, tandis qu’ils causaient sur différens sujets, Champfort, le domestique de lord Delacour, entra avec la lettre de change de mistriss Stanhope dans sa main. Le sellier vient de rapporter ce billet, dit-il, parce que miss Portman a oublié de l’endosser. L’étonnement de Bélinde fut aussi grand dans ce moment que la confusion de lady Delacour.

— Venez par ici, ma chère, et nous trouverons une plume et de l’encre. — Vous n’avez pas besoin d’attendre, Champfort. Mais dites à l’homme qu’on va lui donner le billet. — Miss Portman va l’endosser tout de suite. — Et elle conduisit Bélinde dans une autre chambre.

Grand Dieu ! s’écria Bélinde, cet argent n’a donc pas été payé à M. Hervey ?

Non, ma chère ; mais je prendrai tout le blâme sur moi. — Lord Delacour n’a pas voulu payer ma voiture neuve. — Le sellier a eu l’insolence de refuser de la livrer avant d’avoir touché cent guinées. — J’avais les chevaux, à quoi m’auraient-ils servi sans voiture ? Je savais que Clarence Hervey pouvait attendre son argent plus long-temps qu’un pauvre ouvrier ; ainsi, j’ai payé ce dernier ; et quant à Clarence, quelque mois plus tôt ou plus tard ne lui font rien du tout, car je vous dirai, ma chère, si cela peut vous faire plaisir, qu’il roule sur l’or.

Oh ! que pensera-t-il de moi ? dit Bélinde.

Dites donc plutôt, de lady Delacour.

— Lady Delacour, dit Bélinde, d’un ton plus ferme qu’elle ne lui avait encore parlé, — j’insiste absolument pour que ces billets soient donnés à monsieur Hervey.

C’est impossible, ma chère. Je ne peux pas les reprendre au sellier, il a envoyé la voiture. — C’en est fait, il ne faut plus y penser. — Mais, puisque vous êtes si tourmentée, je dirai la vérité à Clarence, et ma conscience seule sera chargée de la faute. Ainsi, ma chère, reprenez votre gaieté, oubliez tout ceci, pendant que je vais rapporter à monsieur Hervey les louanges qu’il m’a chargée de vous faire, sur la dignité de votre esprit, et la simplicité de votre caractère, etc.

Lady Delacour sortit en finissant ces mots, alla rejoindre Clarence Hervey, et lui raconta toute l’histoire avec l’adresse qu’elle savait si bien employer quand elle voulait pallier ses torts. — Elle était sûre de réussir auprès de Clarence, car c’était l’homme à qui l’argent coûtait le moins ; et d’ailleurs il avait d’autres raisons pour pardonner cette petite intrigue à lady Delacour. Il avait découvert que Bélinde méritait son estime, c’était assez pour lui. C’est alors qu’il sentit tout l’empire qu’elle avait sur son cœur ; il allait lui déclarer son amour, lorsque malheureusement sir Philip Baddely et monsieur Rochefort s’annoncèrent eux-mêmes par le bruit qu’ils firent sur l’escalier.

C’étaient ces messieurs qui avaient dit tant de mal de mistriss Stanhope et de sa nièce, chez lady Singleton, le jour du bal masqué. M. Hervey ne voulait point qu’ils s’apperçussent de l’état de son cœur ; et il cacha son émotion en prenant ce ton de gaieté qui charmait tous ceux qui le connaissaient. Après quelques momens de conversation, ils forcèrent Clarence à venir avec eux goûter des vins chez sir Philip Baddely. Ils sortirent tous les trois.