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Bélinde/7

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Bélinde (1801)
Traduction par Octave Gabriel de Ségur.
Maradan (Tome Ip. 147-157).


CHAPITRE VII.


En allant à Saint-James-street, où demeurait le restaurateur, sir Philip Baddely rassembla quelques jeunes gens, qui tous étaient également charmés d’assister au combat épicurien qui devait se livrer entre le baronnet et Clarence Hervey.

Parmi ses autres prétentions, notre héros se piquait d’avoir les organes du goût de la plus délicate perfection. Il n’aimait ni à beaucoup boire, ni à beaucoup manger ; mais il aimait à primer au milieu d’un grand dîner, parmi de vrais épicuriens, comme il aimait à briller dans un salon entouré de jolies femmes. Hervey se donnait alors les airs d’un connaisseur, et jouissait en poussant la supériorité jusqu’à prononcer savamment sur la qualité d’un vin, ou sur la perfection d’une sauce.

Plusieurs plats s’étaient attiré de sa part la critique la plus fine ; il avait montré le plus juste discernement en condamnant une tourte qu’un peu moins d’assaisonnement aurait rendue exquise. Tous les joyeux convives avaient à l’envi applaudi à la justice de son arrêt : échauffé par les fumées de champagne, il crut qu’il pourrait avancer que personne en Angleterre n’avait le goût plus délicat et plus juste que lui. — Sir Philip Baddely ne put supporter une telle arrogance, et il protesta tout haut que, quoiqu’il fût loin de vouloir rivaliser avec monsieur Hervey, sur la perfection de son goût, pour tout ce qui a rapport aux mets divers, cependant il entrerait en lice avec lui pour la connaissance des vins ; et il offrit de soumettre leurs opinions respectives au jugement en dernier ressort d’un fameux marchand de vins de Londres, et d’un ami commun, connu par son goût et son expérience. —

M. Rochefort fut cet ami connu par son goût et son expérience ; et le marchand de vins le mieux famé fut mandé pour adjuger la palme de Bacchus. Clarence Hervey n’eut pas de peine à remporter la victoire ; sir Baddely ne savait que jurer. Ces messieurs, en attendant le dîner, se mirent à boire ; mais cette douce occupation ne put les mener jusqu’à l’heure du repas. Clarence commençait à être un peu étourdi ; Sir Philip Baddely voulait regagner son argent : toute la bande joyeuse sortit, et se dirigea vers le parc Saint-James, et de là sur les bords de la rivière Serpentine. Sir Philip (qui savait bien que Clarence n’avait jamais appris à nager) lui proposa de parier à qui traverserait plus tôt la rivière. Clarence, tout échauffé, s’écria :

C’est moi. —

Aussitôt ces deux messieurs se dépouillent de leurs habits, se précipitent dans l’eau. Bientôt on ne voit plus Clarence : deux hommes qui se promenaient par hasard dans le parc s’approchent, et demandent quel est le sujet du pari.

(C’était le docteur X. et M. Percival.)

On s’apperçoit alors que Clarence a disparu.

Ma parole d’honneur, je ne le vois plus ; que le diable le ramène au moins, puisque le diable l’a emporté ! dit Rochefort : Ah ! voici sa tête, je crois.

Pendant qu’ils délibéraient en jurant, M. Percival s’était lancé à l’eau, et ramenait Clarence privé de sentiment. L’autre personne arriva, et lui donna des soins qui le rendirent à la vie. Tous les jeunes fous partirent pour se mettre à table, et chargèrent sir Georges de ramener Clarence lorsqu’il le pourrait.

À peine Clarence eut-il ouvert les yeux, que sir Georges courut chercher une voiture. Pendant ce temps, Hervey revint tout-à-fait à lui, et remercia les deux inconnus du service qu’ils lui avaient rendu. Il demanda au plus âgé à qui il avait le plaisir de devoir une reconnaissance si vive.

Au docteur X., et…

Au docteur X. ! — s’écria Hervey, serait-il possible ? Combien je suis heureux de vous revoir ! — Je ne connais personne au monde à qui j’aimerais mieux être redevable.

Vous ne connaissez pas monsieur Percival ? je crois, dit le docteur X. Monsieur Percival, permettez que je vous présente un jeune homme à qui vous avez sauvé la vie. Ce jeune homme, monsieur, n’est rien moins que ce Clarence Hervey dont vous avez entendu vanter le génie universel. — Et qui vient d’être couronné, sans doute comme il avait mérité, par les nayades du fleuve Serpentin. — Ne soyez pas assez injuste pour croire que monsieur Clarence ait cette vanité ridicule, qui n’est que trop souvent le caractère distinctif des hommes universels.

Monsieur Clarence est, je vous jure, le plus humble de tous les jeunes gens de ma connaissance ; car tandis que de bons juges le trouvent fait pour être de la société de monsieur Percival, il a la modestie de croire qu’il ne doit marcher de front qu’avec monsieur Rochefort et sir Philip Baddely.

J’aime à voir, dit Clarence, que le docteur X. — a perdu un peu de son amour pour la raillerie, depuis que j’ai eu le plaisir de le rencontrer en pays étranger. Mais, comme je ne puis pas, sans vanité, me croire toute la modestie dont il me pare, je lui demanderai où il demeure. — Demain je ne manquerai pas d’aller le remercier encore, ainsi que monsieur Percival, du service signalé qu’ils m’ont rendu.

Demain ! mais pourquoi pas aujourd’hui ? dit le docteur X. —

C’est que je suis engagé malheureusement chez Rochefort et Baddely, dit Clarence en riant. — Et puis ce soir je dois aller chez lady Delacour.

Lady Delacour ! cette même femme que vous compariez à la Vénus de Médicis ?

C’est elle-même, répondit Hervey ; je l’admire plus que jamais.

Comme un bon connaisseur en peinture, reprit le docteur X. : vous l’admirez d’autant plus, qu’elle est plus vieille. — Ce sont de ces graces que le temps ne peut refuser. —

Venez ! venez ! interrompit monsieur Percival ; ne vous fatiguez pas à décrier lady Delacour. — Je plains monsieur Hervey. —

Pourquoi ? vous n’êtes pas amoureux de lady Delacour, Percival ? dit le docteur X. —

Non, répondit Percival ; je ne suis point amoureux de son portrait, mais j’ai été amoureux de l’original.

Où, quand, et comment ? s’écria Clarence Hervey d’un ton surpris.

Je vous l’apprendrai demain matin, dit Percival ; mais voici votre ami sir Georges qui vient avec sa voiture.

Le diable l’emporte ! — dit Clarence ; dites-moi, je vous prie, comment est-il possible que vous ne soyez plus amoureux de lady Delacour ? — et pourquoi ?

Pourquoi ? dit Percival ; venez demain matin, comme vous me l’avez promis, rue de Grosvenor, et je vous présenterai à lady Anne Percival ; elle pourra répondre à votre question beaucoup mieux que moi.

Pendant qu’ils parlaient, Clarence Hervey s’était r’habillé, et ne se ressentait plus du tout du danger qu’il venait de courir. Une santé robuste, qu’il n’avait jamais affaiblie par des excès, fit qu’il se rétablit de sa chute aussitôt qu’il fut réchauffé.

Clarence, allons, partons, voici la voiture, dit sir Georges. — Comment, mon ami, vous êtes un vigoureux garçon, morbleu ! mais vous me paraissez mieux que si jamais vous n’étiez tombé dans l’eau. Sur ma parole, à votre place, je me jetterais tous les jours une fois dans la rivière Serpentine.

Certainement, reprit Hervey, je suivrais ce conseil-là, si j’étais sûr d’avoir toujours des amis aussi lestes pour m’en retirer. — Dites-moi, je vous prie, sir Georges, que faisiez-vous avec Rochefort, sir Philip, et tout le reste de mes amis, pendant que je me noyais ?

Je ne puis pas vous le dire précisément, — répondit sir Georges. Pour moi, j’avais des bottes, j’étais par conséquent hors d’état de vous secourir ; mais qu’est-ce que tout cela fait à présent ? Allons, venez, il vaut bien mieux penser à notre dîner.

Clarence Hervey, qui était très-sensible, malgré sa légèreté apparente, fut indigné de l’indifférence que ses prétendus amis avaient témoignée dans un moment où sa vie était en danger. Son caractère l’avait porté à croire qu’il était vraiment aimé d’eux ; et, quoiqu’il sût fort bien qu’ils n’étaient ni sages, ni spirituels, il espérait au moins leur trouver un bon cœur. Mais leur conduite dans cette dernière occasion lui fit ouvrir les yeux, et ils ne lui inspirèrent que du mépris.

Monsieur Hervey, vous feriez bien mieux de venir dîner chez moi, dit lord Percival, si vous n’êtes pas engagé irrémissiblement : voici votre médecin, qui vous dira que la tempérance est nécessaire pour un homme qui a pensé se noyer ; et la table de monsieur Rochefort est sûrement trop recherchée pour un convalescent.

Clarence accepta sa proposition avec plaisir. Sir Georges partit de son côté.

À présent, allons retrouver lady Anne ; dit le docteur X. C’est une femme dont l’amabilité… — Mais je ne veux point vous dire ce qu’elle est, ou ce qu’elle n’est pas ; tout homme d’esprit aime à juger par lui-même : nous serons bientôt arrivés ; partons.