Bélinde/9

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Bélinde (1801)
Traduction par Octave Gabriel de Ségur.
Maradan (Tome Ip. 173-203).


CHAPITRE IX.

JUGEMENS ET PROJETS.


Le jour suivant, M. Hervey alla chez le docteur X., et le pria de l’accompagner chez lady Delacour.

Pour être présenté à votre muse tragique ? lui dit le docteur.

Oui, reprit Hervey ; je veux avoir votre opinion sur une jeune dame que vous trouverez chez elle.

— Est-elle belle ?

— Charmante !

— Jeune ?

— Oui !

— A-t-elle de la grace ?

— Plus que personne au monde !

Jeune, belle, remplie de graces. Je commence à me méfier de vous, dit le docteur : si j’allais lui trouver mille défauts qui compensassent chez elle tant de perfections ?

Mille défauts ! s’écria vivement Clarence ; vous êtes charitable.

Eh bien, reprit le docteur, pour vous punir de votre vivacité, en aurait-elle un million, je veux les voir avec les yeux d’un flatteur et non d’un ami.

Je vous défie, dit Hervey, d’être aussi bon ou aussi méchant que vos paroles ; vous avez trop de raison pour être un bon flatteur.

Et peut-être, dit le docteur, trop aussi pour faire un bon ami ? pensez-vous.

— Non pas ; mais, mon cher docteur, j’espère que vous ne serez pas prévenu contre Bélinde parce qu’elle est avec lady Delacour : je suis certain, et j’ai la preuve qu’elle n’a aucune influence sur ses pensées et ses actions. —

C’est très-possible, interrompit le docteur X. ; mais, avant d’aller plus loin, faites-moi le plaisir de me dire de quelle Bélinde vous parlez.

— De Bélinde Portman ; j’oubliais que vous ne la connaissiez pas.

— Miss Portman, une nièce de madame Stanhope ?

— Oui ; mais que cela ne vous prévienne pas encore contre elle comme je l’ai été moi-même.

— Vous m’excuserez, Hervey, si je suis plutôt votre premier exemple que votre nouvelle opinion.

Non, reprit Clarence, mon opinion vaut mieux.

Lady Delacour reçut le docteur X. avec grace, et remercia Clarence Hervey de lui avoir présenté une personne qu’elle desirait connaître depuis long-temps.

Le docteur X. avait une grande réputation littéraire, et elle vit qu’il y joignait toutes les qualités d’un homme du monde. Son amour-propre se piqua d’exciter son admiration. Elle s’apperçut aussi qu’Hervey avait une grande confiance en ses conseils, et ce fut pour elle un motif suffisant de chercher à lui donner une bonne opinion de son caractère.

Les manières et la conversation du docteur plurent sur-tout à Bélinde. Il la remarquait, et elle voulut lui plaire ; mais elle avait trop d’esprit et de bon goût pour prévenir sa pénétration en étalant à ses yeux toutes ses connaissances, et pour aller au-devant de ses regards en se parant de toutes ses graces. Un homme délicat, qui a quelque connaissance du monde, et qui possède le charme de la conversation, sait aisément apprécier ceux avec lesquels il cause : le docteur X. possédait ce talent au suprême degré.

Eh bien ! dit Clarence en sortant, que pensez-vous de lady Delacour ?

Je suis ébloui par une trop grande lumière, répondit le docteur.

Cette dame est très-brillante, docteur ; mais j’espère qu’elle n’a pas effacé miss Portman ?

Non, j’ai détourné mes yeux de lady Delacour sur miss Portman, comme un peintre cherche à reposer les siens sur une teinte douce et fraîche quand ils ont été fatigués par des couleurs trop éblouissantes.

Je craignais, dit Hervey, que vous n’eussiez trouvé ses manières trop réservées et trop froides ; mais tant mieux, de jour en jour nous découvrirons avec plus de plaisir les fleurs charmantes que cache cette neige.

C’est une espérance très-poétique, dit le docteur X. ; mais, dans notre jugement sur le caractère des hommes, nous ne devons pas nous en rapporter entièrement à l’analogie qu’ils peuvent avoir avec le règne végétal.

Comment ! s’écria Hervey en fixant le docteur, que voulez-vous dire ? Bélinde vous aurait-elle déplu ?

Vos craintes, comme vos espérances, sont trop promptes, cher Hervey ; pour vous tirer de peine, je vous dirai que tout ce que j’ai vu d’elle me plaît : mais je ne puis avoir une opinion arrêtée sur le caractère d’une femme après une seule visite.

Les femmes, comme les hommes, parlent d’une manière et agissent de l’autre : il faut que je suive les actions de Bélinde, et que je l’étudie avant de vous donner mon opinion sur elle. Lady Delacour m’a prié de revenir le plus souvent que je pourrais ; c’est pour vous, mon cher Hervey, que je veux lui obéir ponctuellement, afin d’avoir plus d’occasions de connaître miss Portman.

Hervey lui en témoigna vivement sa reconnaissance. La première conversation du docteur avait plu à Bélinde, et, plus elle le vit, plus elle aima sa société. Elle éprouva qu’il avait développé son esprit, et que, sans employer la flatterie, il avait su, par sa grace et son adresse, lui donner plus de confiance en elle-même. Peu à peu, elle parvint au point de le regarder comme son ami. Elle épanchait ingénuement avec lui son opinion sur tout ce qui la frappait, et trouvait un plaisir infini à s’instruire, par ses observations, sur l’esprit et la tournure des personnes que recevait lady Delacour. Elle put juger de la sincère amitié du docteur, non seulement par celle qu’il lui témoignait, mais sur-tout par sa manière d’être envers les autres.

Un soir, dans une société choisie, chez lady Delacour, un gentilhomme espagnol attirait l’attention de la société en racontant des anecdotes sur la passion que montraient quelques-uns de ses compatriotes pour le jeu d’échecs. Il cita plusieurs familles où des parties n’ayant pas été terminées, et ayant survécu aux joueurs, étaient continuées par leurs fils, et où la victoire restait douteuse pendant une centaine d’années.

M. Hervey observa que le gain d’une bataille était alors si commun pour les Espagnols, qu’une victoire aux échecs semblait devoir être plus éclatante, et donner une plus grande réputation ; et qu’un abbé, ayant perdu adroitement une partie d’échecs avec un ministre espagnol, y avait gagné le chapeau de cardinal.

L’étranger fut charmé de la manière avec laquelle Hervey avait amené cette anecdote : il l’attaqua en français et en italien. Il connaissait à fond ces deux langues ; mais Clarence les savait mieux encore : de sorte que l’étranger, qui d’abord avait attiré sur lui l’attention générale, fut bientôt effacé par Hervey.

Une dissertation savante sur le jeu d’échecs s’étant entamée, notre héros s’y distingua, et l’emporta sur son adversaire. Son ami le docteur X. fut surpris de l’étendue de ses connaissances ; les dames admirèrent son goût comme poète, les hommes sa justesse d’esprit comme critique ; lady Delacour l’applaudit hautement, et Bélinde l’approuva en silence.

Le gentilhomme espagnol lui demanda si, au jeu d’échecs, sa pratique était aussi bonne que sa théorie. Clarence avait l’amour-propre de réussir en toutes choses : il accepta ; et, pendant qu’ils rangeaient leurs pièces, lady Delacour s’écria que le prix de la victoire serait le jeu d’échecs, faisant allusion à un trait pareil de la reine Élisabeth pour Raleigh et Essex, ses favoris. Le combat commença ; mais la présence de Bélinde ayant distrait l’attention d’Hervey, il fit quelques fautes qui donnèrent à l’Espagnol une faible idée du talent de son adversaire. Bélinde changea de place, et Clarence, n’ayant plus son attention partagée, prouva qu’il n’était pas un ennemi qu’on dût dédaigner.

Le combat fut long ; mais, à la surprise de tout le monde, Hervey resta maître du champ de bataille. Glorieux de ce succès, il chercha lady Delacour, de qui il devait recevoir les honneurs du triomphe ; elle était sortie. Elle reparut bientôt après, vêtue comme la reine Élisabeth, avec l’antique costume de ce temps. Clarence, se jetant à ses genoux, lui fit un discours dans ce style fleuri dont Essex et Raleigh se servaient avec Élisabeth. Bientôt la coquetterie fit oublier à la reine la dignité de son rôle ; car le courtisan parut aussi transporté de sa faveur que la vanité de sa souveraine pouvait le desirer. Les caractères furent bien soutenus : les personnages s’animèrent tellement, et furent si pleins de leurs rôles, qu’ils parurent oublier les spectateurs. Clarence rentra bientôt en lui-même en voyant la rougeur qui couvrit les joues de Bélinde quand la reine la désigna comme une de ses dames d’honneur dont elle était jalouse. Il s’apperçut que la chaleur de la conversation l’avait emporté plus loin qu’il n’avait voulu. Il était difficile de résister à une reine qui faisait des avances.

Mais sir Walter Raleigh s’adressant tout d’un coup, avec une présence d’esprit admirable, au gentilhomme, comme à l’ambassadeur d’Espagne :

Votre excellence sait, dit-il, comment cette grande reine tourne la tête de ses heureux sujets, et possède l’art de ne les payer qu’en paroles… Le nouveau monde vous a-t-il rien donné de plus précieux ?

L’ambassadeur espagnol répondit gravement à cette apostrophe, donna par là un nouveau tour à la conversation, et tira Clarence d’embarras. Alors lady Delacour et la société passèrent dans un autre appartement voisin, pour y voir le portrait de la reine Marie. Hervey resta avec Bélinde et le docteur, qui, à la prière de la jeune miss, lui donnait une leçon d’échecs.

Lady Delacour a un esprit charmant, dit Clarence ; elle inspire de la gaieté à tout le monde.

À tout le monde ! elle me porte plutôt à la mélancolie, dit le docteur : cette gaieté si bruyante ne me paraît pas tout-à-fait naturelle ; la vivacité que donnent la jeunesse et la santé me charment toujours ; mais cette gaieté extraordinaire semblerait prouver que son esprit cherche à l’étourdir sur sa santé.

La pénétration du docteur le fit tant approcher de la vérité, que Bélinde, craignant qu’on ne devinât le secret de son amie, n’osa plus lever les yeux.

Lady Delacour, poursuivit le docteur, semble être dans une agitation perpétuelle de corps et d’esprit : j’ignore encore auquel des deux l’attribuer ; mais, comme médecin, j’ai quelque curiosité de savoir si c’est à l’un ou à l’autre qu’il faut s’en prendre. Si je pouvais tâter son pouls, je l’aurais bientôt deviné ; mais je lui ai entendu dire qu’elle ne pouvait le souffrir, et une femme n’a de répugnance invincible que pour de bonnes raisons.

Il faut lui dérober son secret, dit Clarence ; et je puis vous donner un moyen de compter les battement de son pouls sans qu’elle s’en doute, sans qu’elle vous voie.

— En vérité, Clarence, dites-moi donc comment ; cela pourra m’être utile.

Êtes-vous raisonnable, M. Hervey ? dit Bélinde.

Mon secret est bien simple, reprit-il, et je suis surpris que vous ne l’ayez pas deviné : n’est-il pas possible de compter les pulsations par l’agitation de la poitrine ?

En vérité, dit le docteur, vous faites vraiment un usage trop sérieux d’une futile observation.

Le docteur s’arrêta, regarda autour de lui. On ne peut pas nous entendre, dit-il ; puis fixant Clarence :

Quel dommage, M. Hervey, qu’un jeune homme qui a tant de mérite et de discernement, qui réussirait à tout ce qu’il entreprendrait, ne veuille être rien dans le monde ! pardonnez-moi l’expression ; qu’il n’attache qu’à de petits succès un esprit qui serait si propre aux grandes choses ! Devrait-il employer ses moyens à acquérir une frivole supériorité, quand ces mêmes efforts, dirigés vers un but plus élevé, lui donneraient la place la plus distinguée parmi les premiers hommes de son pays ? Doit-il rester dans l’inaction, celui qui, par ses talens naturels et acquis, peut se faire une si brillante réputation ? celui qui, ambitionnant un prix plus noble, plus désintéressé, plus grand encore que la gloire, peut être si utile, et concourir si efficacement au bonheur de son pays ? Se choisira-t-il un salon pour théâtre, se contentera-t-il des frivoles succès qu’il y obtiendra, l’homme qui, sur la scène du monde, s’attirerait les regards et mériterait l’admiration de tous ses semblables ?

Enfin, celui qui peut être si grand en public, si heureux dans sa vie privée, peut-il perdre ainsi les plus belles années de sa vie ?

Cela peut s’appeler un sermon, dit Hervey.

Non, en vérité, reprit le docteur ; je me sers seulement des expressions les plus fortes pour vous peindre ma pensée ; et, pour qu’il vous fasse impression, mon cœur seul vous parle, pardonnez-lui s’il vous a déplu.

Vous pardonner ! s’écria Hervey en lui serrant la main, vos conseils sont excellens, votre conduite est meilleure encore : vous avez excité mon ambition. J’ai perdu quelques années, mais l’expérience me reste. Je ne me flatte pas de mériter un jour, par mes talens, la reconnaissance de mes concitoyens ; mais je ferai ce que je pourrai, mon excellent ami. Si j’ai quelques succès en public, si je suis heureux dans mon intérieur, c’est vous que j’en remercierai.

Bélinde fut touchée de la modestie et des sentimens de Clarence : son caractère se montrait à elle dans un nouveau jour ; elle était fière d’avoir deviné son mérite, et, dès ce moment, la présence et la conversation d’Hervey lui firent éprouver un plaisir qu’elle n’avait pas encore connu.

Le lendemain matin, sir Philip Baddely et M. Rochefort firent une visite à lady Delacour ; ils y trouvèrent M. Hervey. Mylady était enfermée avec mistriss Franks. Bélinde resta seule avec ces messieurs.

Ah ! te voilà, Clarence, s’écria sir Philip ; diable m’emporte si nous ne te croyions pas perdu depuis que tu es tombé dans l’eau ! Pourquoi n’es-tu pas venu dîner avec nous ? — Nous avons été diablement gais ; mais nous étions au désespoir de ton saut périlleux dans la rivière Serpentine. N’est-ce pas, Rochefort, que nous en avons été diablement désolés ?

Ah ! messieurs, dit Clarence avec ironie, vous n’avez pas besoin de chercher à me convaincre de la réalité de votre désespoir : — pensez-vous que je puisse jamais oublier le dévouement généreux qui vous porta à vous précipiter courageusement dans la rivière pour sauver votre ami ?

Je crois, le diable m’emporte, que Clarence nous raille ! dit sir Philip ; il a pris du ton de ce docteur qu’il aime tant. Dis-moi donc, Clarence, quand nous le sacrifieras-tu ?

Le docteur X. est cependant un homme bien aimable, dit Bélinde, et…

Sais-tu, interrompit Rochefort, que, sur mon honneur, nous te bannirons de notre joyeux club, si tu as des amis aussi sévères et aussi sérieux ?

Ce sera me faire honneur, messieurs, repartit Hervey, si votre club me juge digne de l’ostracisme. Le petit séjour que j’ai fait dans l’eau m’a donné une grande leçon, sir Philip ; j’ai senti, depuis ce moment, la différence qui existe entre de vrais amis et de simples connaissances ; — ne comptez jamais me faire renoncer au plaisir de voir le docteur X.

Adieu donc, Clarence, dirent ces messieurs, vous n’êtes plus des nôtres.

Tant pis et tant mieux, reprit Hervey. Adieu, messieurs.

Sir Philip et Rochefort sortirent aussitôt.

Dès qu’ils furent partis, Clarence se tourna involontairement vers Bélinde, et crut lire dans ses regards qu’elle approuvait pleinement sa conduite.

Ils sont enfin partis, dit lady Delacour en rentrant dans le salon ; ils sont restés bien longtemps ; et mistriss Franks m’a rendu un grand service, en me débarrassant d’eux. J’ai tant d’affaires ce matin, qu’à peine ai-je un moment à donner à l’esprit et à Clarence Hervey. Ma chère Bélinde, auriez-vous la bonté de lire ces lettres avec moi ? Mariette prétend qu’elles sont dans mon écritoire depuis huit jours ; je ne puis me décider à les ouvrir. Le docteur X. a raison, nous sommes punis de notre indolence ; en négligeant nos devoirs, ils s’accumulent et deviennent au-dessus de nos forces. Votre ami, Clarence, réunit l’esprit à la sagesse, ce qui est bien rare. Hélas ! dit-elle en soupirant, avec un ami comme le docteur X., j’aurais pu sans vanité prétendre à un tel éloge !

Ces mots firent une grande impression sur l’ame bienveillante de Clarence. Pourquoi ne pourrait-elle pas se corriger ? se dit-il à lui-même ; mistriss Mangaretta Delacour se trompe quand elle croit que lady Delacour manque de sensibilité.

Qu’avez-vous donc, ma chère Bélinde ? il me semble que vous lisez quelque chose de bien pathétique, dit mylady en prenant la lettre que tenait Bélinde. — Hélène Delacour ! Oh ! les lettres d’enfant sont mon antipathie. Je me suis fait la loi de ne jamais lire les épîtres d’Hélène.

De grace, faites aujourd’hui exception à cette règle : cette lettre en vaut la peine ; miss Delacour a, comme sa mère, l’éloquence du billet.

Miss Portman possède en partage la magie de la persuasion ; car il est impossible de lui résister. N’est-ce pas compliment pour compliment, ma chère ? Voyons donc le style charmant d’Hélène. C’est réellement très-bien ! Où cette petite fille a-t-elle appris à écrire ? Je vous proteste que je veux qu’elle vienne avec moi cet été, après la fête ; j’aurai le temps de m’en occuper. Mais cependant nous quitterons alors la ville, et que pourrai-je faire d’elle à Harrow-Gate ? Oh ! elle est mieux avec sa langoureuse tante. Ces gens méthodiques sont des amis si commodes ! Je crois que mistriss Mangaretta a de l’antipathie pour moi, parce que nous ne nous ressemblons pas : mais heureusement que sa haine ne s’étend pas sur ma fille ; elle aime Hélène, à la folie, et c’est, je crois, pour me surpasser en quelque chose. Il faudra bien que je l’égale un jour ; mais, en attendant, elle me sauve beaucoup d’embarras. Ainsi va le monde, Clarence ; mais qu’avez-vous donc ? Votre air sérieux m’épouvante.

De grace, mylady, reprit Clarence en sortant de sa rêverie, dites-moi quand vous irez à Harrow-Gate ?

Vous changez rapidement de conversation ! Je n’ai pas encore arrêté le moment de notre départ ; mais, dans tous les cas, j’espère que vous voudrez bien y venir avec nous.

Clarence la remercia, et prit congé d’elle.

Eh bien, ma chère, dit lady Delacour, vous ne quittez pas la lettre d’Hélène ?

J’imagine que mylady ne l’a pas finie, répondit Bélinde.

Non : je crains d’y trouver une foule de questions auxquelles il me serait trop ennuyeux de répondre.

Avez-vous vu que mistriss Delacour est malade ?

Pauvre femme ! dit lady Delacour, elle mourra bientôt, et j’aurai Hélène sur les bras, à moins que quelqu’autre amie du même genre ne veuille s’en charger.

Il me semble que lady Anne Percival l’aime extrêmement.

Oh ! j’ai vu quelquefois lady Anne, interrompit lady Delacour ; Hélène m’a parlé d’elle dans quelques-unes de ses lettres.

Vous les lisez donc quelquefois ?

Oui, à moitié ; mais jamais d’un bout à l’autre, dit en riant mylady.

Pourquoi prendre plaisir à vous faire plus méchante que vous n’êtes ? lui dit Bélinde en prenant sa main avec amitié.

Parce que je serais désolée de ressembler à ceux qui s’obstinent à paraître meilleurs qu’ils ne sont. Quoi qu’il en soit, j’aime à penser que la bonté de lady Anne pour ma fille lui est inspirée par M. Percival ; cela me prouve qu’il ne m’a pas oubliée ; — car, autrement, pourquoi sa femme s’occuperait-elle autant de ma fille ?

Il me semble que ce n’est pas à mylady à croire qu’un mari puisse nécessairement influencer les actions de sa femme.

Non pas nécessairement, mais involontairement : quand on prend le parti d’aimer son mari, on finit par obéir, soit par principe, soit par sentiment. Vous m’entendez à présent ; au reste, je n’ai aucune obligation à lady Anne Percival de son obligeance pour Hélène. Je la regarde comme un acte de soumission de sa part ; d’ailleurs elle est récompensée, quand on dit d’elle : Lady Anne Percival est la meilleure femme du monde ; c’est le modèle des femmes. Je hais ces froides perfections ; j’espère bien ne voir jamais cette lady Anne ; je me sens disposée à la détester plus que toute autre, sans en excepter mistriss Luttridge.

Bélinde fut surprise et choquée de la manière avec laquelle lady Delacour interprétait la généreuse pitié de lady Anne. Elle essaya en vain de changer son opinion sur lady Percival : c’était une femme d’un mérite distingué ; elle avait excité la jalousie de lady Delacour ; celle-ci n’écoutait jamais la raison.

Vous m’avez appelée votre amie, dit Bélinde, et je serais indigne de ce nom, si je n’avais pas le courage de vous dire la vérité, et de vous faire sentir quand vous avez tort.

Et moi, je n’ai pas la force de vous écouter, ma chère, dit lady Delacour ; — ainsi votre amitié n’aura rien à se reprocher : supposez que vous ayez dit tout ce qu’il y aurait de raisonnable, de bon et de sublime à dire, et que vous ayez mérité d’être appelée la meilleure amie. — Mais je vous avertis que toutes vos représentations seront inutiles, que mon amitié et mon estime seront votre seule récompense. — Vous gémissez de mes folies. — Hélas ! ma chère, ce n’est pas la peine de me corriger ; — mes folies passeront bientôt avec moi. — Si vous avez un peu d’humanité, vous ne me forcerez pas à réfléchir. — Parlons plutôt du jour de la naissance du roi, ou de la nouvelle pièce que nous devons voir ce soir, ou de la figure ridicule que lady H** faisait au concert ; ou bien parlons d’Harrow-Gate.

La pitié succéda dans le cœur de Bélinde au mépris que lui avaient inspiré les propos de lady Delacour, et elle ne put même pas retenir ses larmes, en songeant que cette malheureuse femme cherchait à cacher, par une gaieté forcée, les peines réelles de son ame. — Elle lui dit :

Ma chère lady Delacour, ne croyez-vous pas que la douceur et la tendresse de votre petite Hélène ajouteraient à votre bonheur, si elle était près de vous ?

La disposition affectueuse de son caractère ne me sert à rien, dit lady Delacour.

Bélinde sentit une larme brûlante tomber sur sa main.

Pouvez-vous être étonnée, dit lady Delacour en essuyant précipitamment ses pleurs, que je déteste lady Anne Percival ? vous voyez qu’elle m’a ôté la tendresse de mon enfant. — Hélène demande de revenir avec moi, — oui ; — mais comment le demande-t-elle ? — Avec froideur, indifférence, et comme par devoir. — Regardez à la fin de sa lettre, — je l’ai lue toute entière, — j’ai pesé chacun de ses mots. — Comme son style est changé ! — Voyez comme elle s’interrompt quand elle parle de moi, pour m’entretenir des bontés de lady Anne ; — c’est alors que son cœur s’épanche. — Lady Anne, dit-elle, lui offre de la mener à Oakly-Park ; — elle serait très-heureuse d’y aller, si cela me convenait. — Oui, qu’elle s’éloigne de moi autant que possible ! — Que jamais elle ne revoie sa malheureuse mère ! — Écrivez, dit lady Delacour en se tournant vivement vers Bélinde, écrivez-lui en mon nom, qu’elle parte pour Oakly-Park, et que je lui souhaite tout le bonheur qu’elle s’y promet.

Mais pourquoi pensez-vous qu’Hélène ne peut être heureuse auprès de vous ? dit Bélinde. Voyez-la, — et vous la jugerez alors plus favorablement.

Non, dit lady Delacour, non ; il est trop tard, j’ai perdu mes droits à l’affection de ma fille, et je ne consentirai jamais à la supplier de me les rendre.

L’orgueil, le chagrin et la colère, se peignaient dans ses traits ; en disant ces mots, elle detourna la tête, et se promena dans la chambre avec fierté.

Il ne me reste rien à faire, dit Bélinde, que d’adoucir ce caractère impérieux. — Toute autre espérance serait vaine.

Clarence Hervey, qui ne se doutait pas que la brillante et spirituelle lady Delacour touchait à sa fin, avait formé un projet digne de l’ardeur bienfaisante de son caractère. La manière dont lady Delacour avait parlé au docteur X., la réflexion qu’elle fit alors en soupirant sur le bonheur d’avoir un véritable ami, qui puisse nous diriger par des avis salutaires, touchèrent vivement Hervey. Jusqu’à ce moment, il n’avait regardé lady Delacour que comme une femme de beaucoup d’esprit, et elle l’amusait : sa société, son goût pour les plaisirs, rendaient sa maison charmante ; mais jamais il ne s’était assez intéressé à elle pour desirer son bonheur. — Il résolut, d’après cette conversation, d’employer toute son influence sur elle pour dissiper ses chagrins. Il n’était ni assez fat, ni assez dupe, pour croire que lady Delacour eût de l’amour pour lui ; il voyait bien qu’elle ne desirait que son admiration, et il voulut lui prouver que cette admiration ne pouvait être que la suite de son estime.

Clarence avait l’ame vraiment généreuse ; il était capable de faire les plus grands sacrifices lorsqu’ils avaient pour but une bonne action. Il se détermina donc à retarder l’aveu de ses sentimens à Bélinde, afin de se livrer entièrement à l’accomplissement de son nouveau projet. —

Le plan qu’il avait formé était de détacher par degrés lady Delacour du tourbillon où elle se laissait entraîner ; et les moyens dont il voulait se servir étaient de la ramener à sa fille et à lady Anne Percival. Il saisissait avec avidité l’espoir qui lui était offert ; mais ses résolutions, quoique promptes, n’en étaient pas moins durables. —

En sortant de chez lady Delacour, il vola chez le docteur X., et il lui fit part de ses desseins. —

Vos intentions sont louables, lui dit le docteur ; mais avez-vous la folle présomption de penser qu’un jeune homme de vingt-huit ans réformera une coquette de trente-huit ?

Lady Delacour n’a encore que trente-six ans, dit Clarence ; et, d’ailleurs, plus elle serait âgée, plus je serais sûr de réussir. Elle a un jugement sûr, et l’esprit très-juste ; j’espère qu’aussitôt qu’elle aura connu lady Anne Percival, elle saura l’apprécier, et sentira combien elle s’est trompée en prenant la route des chimères, pour arriver au bonheur. — Toute la difficulté consiste à les rapprocher adroitement l’une de l’autre ; et je compte bien sur vous, mon cher docteur, pour réussir dans cette délicate négociation. — Ayez la bonté de préparer lady Percival à supporter les défauts de lady Delacour, et, de mon côté, je tâcherai de préparer lady Delacour à souffrir les vertus de lady Anne.

Vous avez généreusement pris la tâche la plus difficile, répondit le docteur. Eh bien ! nous verrons ce qu’il faudra faire. Après le jour de la naissance du roi, lady Delacour doit aller à Harrow-Gate. — Oakly-Park n’en est pas loin ; ainsi ces deux dames, auront de fréquentes occasions de se voir. Mais, croyez-moi, rien ne peut être fait avant ce jour ; car dans ce moment-ci la tête de lady Delacour n’est remplie que de bonnets, de tuniques, de fleurs, de chevaux, de voitures, et du desir qu’elle a d’effacer une certaine madame Luttridge, qu’elle hait à la mort.