Aller au contenu

Bélinde/8

La bibliothèque libre.
Bélinde (1801)
Traduction par Octave Gabriel de Ségur.
Maradan (Tome Ip. 158-172).


CHAPITRE VIII.

L’INTÉRIEUR D’UNE FAMILLE.


Ils trouvèrent lady Anne Percival au milieu de ses enfans, qui tournèrent leurs jolis visages couleur de rose du côté de la porte, aussitôt qu’ils entendirent la voix de leur père. Clarence fut si frappé de l’expression de bonheur qui était répandue sur la physionomie de lady Anne, qu’il oublia absolument de comparer sa beauté avec celle de lady Delacour. Il n’examina point si elle était vraiment belle ; mais il sentit qu’elle avait tout le charme de la beauté. Ses manières plaisaient autant que sa figure ; on n’éprouvait point de gêne dans sa société, et on l’admirait sans qu’elle eût l’air de s’en douter. Clarence était quelquefois fatigué de l’esprit brillant et un peu recherché de lady Delacour ; il fut bien aise de pouvoir se reposer. La gaieté de lady Anne Percival se communiquait à tous ceux qui l’entouraient ; celle de lady Delacour avait une teinte d’afféterie qui empêchait souvent de la partager : on peut admirer l’affectation, mais on ne peut jamais sympathiser avec elle.

Clarence, aidé du docteur, s’occupa beaucoup pendant le dîner des enfans de lady Anne ; le dîner se passa très-gaiement : on apporta le dessert.

Le maître-d’hôtel, en mettant une corbeille pleine de cerises sur la table, dit :

Mylady, ces cerises sont un présent du vieux jardinier de miss Delacour.

Mettez-les donc devant miss Delacour, dit lady Anne. Hélène, ma chère, faites les honneurs de vos cerises.

Au nom de Delacour, Clarence Hervey regarda autour de lui, et, quand il vit placer les cerises devant Hélène, il la fixa avec étonnement ; et, frappé de sa ressemblance avec lady Delacour, il ne put s’empêcher de s’écrier :

Cette jeune personne n’est donc pas la fille de lady Anne ? —

Non : mais je l’aime autant que si elle l’était, répondit lady Anne. —

Mais, dit Clarence, elle est donc nièce de lady Delacour ?

Elle est sa fille, monsieur, dit une femme âgée que Clarence n’avait pas encore remarquée, et qui avait un regard et un ton très-sévères.

Voulez-vous des fraises, M. Hervey, dit lady Anne, ou voulez-vous qu’Hélène vous donne des cerises ?

La fille de lady Delacour ! s’écria Clarence d’un ton de surprise.

Voulez-vous des cerises, monsieur ? dit Hélène d’une voix si tremblante, qu’elle put à peine prononcer ces mots.

Clarence s’apperçut qu’il avait causé son agitation ; il accepta des fraises pour la faire sortir d’embarras.

Les dames se retirèrent peu après ; et comme lord Percival ne dit plus un mot sur le même sujet, Clarence n’osa faire aucune autre question, quoique cette découverte l’eût excessivement surpris. Quand il alla prendre le thé dans le salon, il trouva la dame au ton sévère, qui parlait très-haut ; — et il lui entendit prononcer ces mots :

S’il n’y avait pas de Clarence Hervey, il n’y aurait point de lady Delacour. —

Clarence fit la révérence quand il s’avança dans la chambre, comme si on lui avait fait un grand compliment. — La vieille dame sortit un moment après.

Mistriss Mangaretta Delacour, dit lady Anne à Hervey d’une voix basse, est tante de lady Delacour. — C’est une femme dont le cœur est bien ardent.

Oh ! moi, dit une jeune personne qui était assise près de lady Anne, j’appelle mistriss Mangaretta Delacour un volcan. Je vous assure que je ne suis jamais auprès d’elle sans craindre une explosion : mais elle est si fâchée de s’être emportée, qu’elle en demande pardon, et…

Elle est si bonne malgré sa vivacité, dit lady Anne.

Lady Anne, dit M. Hervey, il faut que je vous demande pardon aussi avoir fait de la peine à miss Delacour par mes indiscrètes questions.

Puis-je, dit mistriss Mangaretta Delacour qui était rentrée dans la chambre, et avait pris place sur un sopha, avec la gravité d’un juge qui va porter un jugement contre un coupable, puis-je vous demander, monsieur, s’il y a long-temps que vous connaissez lady Delacour.

Autant que je puis m’en ressouvenir, madame, répondit Clarence d’un air aussi sérieux, il y a, je crois, à présent quatre ans que j’ai eu l’honneur et le plaisir de voir lady Delacour pour la première fois.

Et depuis ce temps, quoique lié intimement avec lady Delacour, vous n’avez jamais découvert qu’elle avait une fille ?

Jamais, dit M. Hervey.

Eh bien, lady Anne ! eh bien ! s’écria mistriss Mangaretta, me direz-vous encore, après ceci, que lady Delacour n’est pas un monstre ?

Tout le monde dit qu’elle est un prodige, dit lady Anne ; les prodiges et les monstres sont quelquefois regardés comme synonymes : — mais cependant…

On n’a jamais vu une mère comme celle-là, continua mistriss Mangaretta Delacour ; je suis convaincue qu’elle hait sa fille. — Comment, elle ne parle jamais d’elle ! — elle ne la voit jamais ! — elle ne pense jamais à elle !

Bien des mères parlent de leurs enfans plus qu’elles n’y pensent, et d’autres y pensent plus qu’elles n’en parlent, dit lady Anne.

J’ai toujours pensé, dit M. Hervey, que lady Delacour était une femme très-sensible.

Sensible ! s’écria la vieille dame avec indignation ; — elle n’a pas de sensibilité, monsieur ; — aucune, — aucune. Celle qui vit dans une dissipation continuelle, qui ne remplit aucun devoir, qui ne vit que pour elle-même, en quoi, je vous prie, peut-elle montrer de la sensibilité ? Est-elle sensible pour son mari ? — pour sa fille ? — pour qui que ce soit dans le monde ? Oh ! combien je déteste cette sensibilité factice, qui porte seulement à pleurer à une tragédie ! — Lady Delacour n’a de sensibilité que celle qui est nécessaire pour être à la mode. — Je me rappelle bien sa conduite pendant qu’elle nourrissait son enfant, et je me rappelle aussi sa sensibilité, quand ce malheureux enfant mourut victime de sa dissipation. — Le second de ses enfans qu’elle tua…

Qu’elle tua ! — Oh ! certainement, ma chère mistriss Delacour, ce mot est trop fort, dit lady Anne ; vous ne voulez pas faire de lady Delacour une Médée ?

J’aurais peut-être mieux fait de l’appeler ainsi, s’écria mistriss Delacour. — Je comprends bien qu’il puisse exister une femme jalouse ; mais une mère dénaturée, — je ne le puis concevoir, cela passe mes facultés.

Et les miennes aussi, dit lady Anne ; et tellement même, que je ne puis concevoir qu’un être pareil existe. — Malgré tout ce que j’en ai entendu dire, ma chère mistriss Delacour, je répéterai avec vous que je ne puis le comprendre.

Cependant, dit mistriss Delacour, rien n’est plus évident. Comment donc expliquerez-vous autrement sa conduite envers ma pauvre Hélène, — ou plutôt envers votre pauvre Hélène — car vous l’avez élevée, vous l’avez protégée, vous avez été une mère pour elle ! — Je suis vieille, infirme, et beaucoup trop vive, et je n’aurais jamais pu faire pour elle tout ce que vous avez fait. Que Dieu récompense vos soins par mille bénédictions !

Elle se leva, en parlant, pour poser sa tasse sur la table : Clarence Hervey se leva aussitôt, et lui demanda la permission de la porter lui-même.

Jeune homme, dit-elle, il est tout-à-fait contraire à la mode d’être poli envers une personne âgée. Je souhaite que votre amie lady Delacour reçoive autant de respect dans sa vieillesse qu’elle a trouvé d’hommages dans sa jeunesse. Pauvre femme ! l’admiration qu’on a pour elle lui a tout-à-fait tourné la tête ; — et, si la renommée dit vrai, M. Clarence Hervey y a contribué par ses flatteries.

Il est vrai que les charmes de lady Delacour ont tourné la mienne, dit Clarence ; et je ne suis certainement pas blâmable d’admirer ce que tout le monde admire.

Je desirerais, dit la vieille dame, pour elle, pour sa famille, et pour sa réputation, qu’elle eût moins d’admirateurs et plus d’amis : mais est-elle assez sage pour en sentir le prix ?

Nous ne connaissons le bonheur d’avoir des amis que par l’expérience, dit lady Anne ; ainsi, il ne faut pas s’étonner que ceux qui n’ont jamais éprouvé les plaisirs de l’amitié ne puissent pas en connaître le prix.

Vous êtes bien indulgente ; mais lady Delacour est trop vaine pour avoir jamais un ami, dit mistriss Delacour. — Ma chère lady Anne, vous ne la connaissez pas aussi bien que moi ; — elle a une vanité qui n’a pas d’exemple.

C’est beaucoup dire, dit lady Anne, et nous devons alors ajouter aussi, que lady Delacour étant une grande héritière, ayant une grande beauté et beaucoup d’esprit, doit avoir au moins une triple part de vanité.

Sa fortune est dissipée et sa beauté évanouie, et, s’il lui reste de l’esprit, il est temps, je pense, qu’il lui serve à se bien conduire, dit mistriss Delacour ; mais je veux l’oublier — tout-à-fait. —

Oh ! non, dit lady Anne, il ne faut pas l’abandonner encore. — On m’a assuré que lady Delacour n’était pas tout-à-fait insensible comme elle le paraît être. — Elle est une des métamorphoses opérées par la mode ; l’enchantement sera bientôt détruit, et alors elle reprendra son caractère naturel. Je ne serais pas du tout surprise que lady Delacour nous parût tout à coup la femme comme il y en a peu.

Ou la bonne mère, dit mistriss Delacour ironiquement, après avoir abandonné sa fille !

Oui, interrompit lady Anne ; quand elle sera fatiguée des plaisirs insipides du monde, elle trouvera d’autant plus de douceur à se livrer à la vie domestique, que ce sera tout nouveau pour elle.

— Ainsi, vous croyez réellement, ma chère lady Anne, que lady Delacour finira par être une femme estimable. — Eh bien, dit mistriss Mangaretta après avoir pris deux prises de tabac, quelques personnes croient aux miracles, — mais j’avoue que je ne suis pas du nombre ; — et vous, M. Hervey ?

Si cela m’était annoncé par un bon ange, dit Clarence en souriant et en jetant un coup-d’œil sur lady Anne, — comment pourrais-je en douter ?

La conversation fut interrompue par les enfans de lady Anne, qui vinrent demander à leur mère la permission de montrer des estampes à Hélène Delacour.

Les enfans parlèrent entre eux du bon vieux jardinier qui avait envoyé des cerises aussi belles. Clarence demanda quel était ce jardinier qui avait pris Hélène en affection. Lady Anne raconta toute l’histoire de l’aloès que mistriss Stanhope avait procuré à lady Delacour. Elle dit que le jardinier à qui il appartenait espérait en avoir cent livres sterling, mais qu’une femme de chambre de mistriss Stanhope le séduisit, lui refusa sa main s’il ne le donnait pour cinquante louis. Il céda. Quelques jours après la cérémonie, la perfide l’abandonna. Toutes les réflexions de mistriss Mangaretta Delacour, sur mistriss Stanhope et tout ce qui lui appartenait par quelque lien, firent sur Hervey la plus vive impression. Lady Anne continu ainsi :

Le bon jardinier, ruiné, fut réduit à demander l’aumône. Je passais un jour dans la rue d’Oxford ; je vis une troupe de jeunes pensionnaires sortir d’une église : elles jetèrent, presque toutes, un peu d’argent au pauvre jardinier. Le malheureux était si faible, qu’il ne put le ramasser, et je remarquai une des plus jeunes pensionnaires se baisser, et porter toute la petite offrande dans le chapeau du bon vieillard. Pendant le temps qu’avait demandé cette bonne action, ses compagnes s’étaient éloignées, et avaient tourné plusieurs rues. La pauvre petite se désolait. Je m’approchai d’elle, et je lui offris de la reconduire à sa pension ; je pris sa main, et nous arrivâmes. Je demandai son nom : — c’était Hélène Delacour. Depuis ce temps, je fis connaissance avec mistriss Mangaretta, et j’obtins que sa petite nièce passât quelque temps avec moi : je l’aime beaucoup, et je voudrais ne jamais m’en séparer.

Lady Percival a-t-elle jamais rencontré la jeune personne qui est auprès de lady Delacour ? dit Clarence.

Je l’ai vue un soir à l’opéra, répondit lady Anne ; elle a un charmant maintien.

Qui ? dit mistriss Mangaretta : est-ce de Bélinde Portman dont vous parlez ? Quant à moi, si j’étais homme, je ne trouverais jamais un charmant maintien à une jeune personne qui est la nièce de mistriss Stanhope et l’amie de… Hélène, fermez la porte, je vous prie… de la femme la plus coquette de Londres.

Il est vrai, répondit lady Anne, que miss Portman est dans une position difficile ; mais les jeunes gens peuvent tirer de bonnes leçons de tels exemples.

Le docteur X., M. Percival et d’autres personnes entrèrent en ce moment, et la conversation fut encore interrompue.

Elle devint générale : Clarence y déploya autant de sagesse que d’esprit, et força mistriss Mangaretta de dire, après qu’il fut sorti :

Ce jeune homme a des manières bien différentes de celles que je m’attendais à lui trouver.