Balle-Franche (Aimard)/III

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C. Lahure (p. 12-18).

III

LES ÉMIGRANTS.


Lorsqu’il avait été à la découverte, la vieille expérience du chasseur ne lui avait pas fait défaut, et les traces qu’il avait relevées étaient bien celles d’une famille d’émigrants. Comme cette famille est appelée à jouer un certain rôle dans cette histoire, nous allons la faire connaître au lecteur et expliquer le plus brièvement possible par quelle suite d’événements elle se trouvait en ce moment campée dans les prairies du haut Mississipi, ou pour parler comme les savants, sur les rives du Missouri.

L’histoire d’un émigrant est celle de la généralité.

Tous sont des gens qui, étant chargés d’une famille nombreuse, se trouvent embarrassés de mettre leurs enfants en position de se suffire à eux-mêmes, soit à cause de la mauvaise qualité de la terre qu’ils cultivent, soit parce qu’à mesure que la population s’accroît, cette terre finit en peu d’années par acquérir un prix excessif.

Le Mississipi est devenu depuis quelques années la grande route pour l’aller et le retour de tous les marchés des deux mondes.

Chaque navire qui vogue sur ses eaux apporte aux nouveaux établissements les moyens de se procurer soit par échange, soit à prix d’argent, les principales commodités de la vie.

Aussi les explorateurs se sont-ils étendus sur les deux rives du fleuve, qui sont devenues les grandes routes de l’émigration, par la perspective qu’elles offrent aux pionniers de posséder de bonnes terres et de les conserver nombre d’années sans avoir de redevance à payer à qui que ce soit.

Le mot patrie, dans le sens que nous y attachons en Europe, n’existe point pour l’Américain du nord ; il n’en est pas comme nos paysans, attaché de père en fils au sol qui a servi de berceau à sa famille.

Il ne tient à la terre que pour ce qu’elle peut lui rapporter ; mais, lorsqu’elle est épuisée par un rendement trop fort, que le colon a en vain essayé de lui redonner sa fertilité première, son parti est pris immédiatement.

Il se défait des choses embarrassantes ou trop coûteuses à emporter, ne garde que le strict nécessaire en domestiques, chevaux et ustensiles de ménage, fait ses adieux à ses voisins, qui lui serrent la main comme si le voyage qu’il va entreprendre est la chose la plus simple du monde, et au point du jour, par une belle matinée de printemps, il se met gaiement en route en saluant d’un dernier et indifférent regard cette contrée où pendant si longtemps lui et sa famille ont vécu. Déjà ses pensées sont tendues en avant, le passé n’existe, plus pour lui, l’avenir seul lui sourit et soutient son courage.

Rien de simple, de primitif et de pittoresque à la fois comme le départ d’une famille de pionniers.

Les chevaux sont attelés aux charrettes déjà chargés des objets de literie et des plus petits enfants, tandis que sur les côtés, en dehors, sont accrochés les rouets, les métiers à tisser, et ballottant par derrière, un seau rempli de suif et de goudron.

Des haches sont placées sur les traverses de la voiture, et dans l’auge à manger des chevaux roulent pêle-mêle chaudrons et casseroles.

Les tentes et les provisions sont attachées solidement dessous la voiture, suspendues à des cordes.

Voilà la fortune mobilière de l’émigrant.

Le fils aîné ou un domestique enfourche le cheval de devant, la femme du pionnier s’assied sur l’autre.

L’émigrant et ses fils, le rifle sur l’épaule, marchent autour de la voiture, tantôt devant, tantôt derrière, suivis des chiens, touchant les bestiaux et veillant au salut commun.

Les voilà partis, voyageant à petites journées à travers des pays inexplorés, des routes affreuses que la plupart du temps ils sont contraints de tracer eux-mêmes ; bravant le froid, le chaud, la pluie et le soleil ; luttant contre les Indiens et les bêtes fauves ; voyant à chaque pas se dresser devant eux des obstacles presque insurmontables ; mais rien n’arrête les émigrants, aucun péril ne peut les retarder, aucune impossibilité ne parvient à les décourager.

Ils marchent toujours pendant des mois entiers, conservant intacte au fond du cœur cette foi en leur fortune que rien n’ébranle, jusqu’à ce qu’enfin ils atteignent un emplacement qui leur offre les conditions de confort qu’ils cherchent depuis si longtemps.

Mais, hélas ! combien de familles parties pleines d’espoir et de courage des villes américaines ont disparu sans avoir laissé d’autres traces de leur passage dans la prairie, que leurs os blanchis et leurs meubles brisés !

Les Indiens, toujours en embuscade à l’entrée du désert, attaquent les caravanes, massacrent sans pitié les pionniers et emmènent en esclavage les femmes et les jeunes filles, se vengeant en détail, contre les émigrants, des atrocités dont pendant tant de siècles ils ont été victimes, et continuant à leur profit la guerre d’extermination que les blancs ont inaugurée à leur débarquement en Amérique et qui depuis cette époque n’a plus été interrompue.

John Brigh appartenait à la classe d’émigrants que nous venons de décrire.

Un jour, il y avait quatre mois de cela, il avait abandonné sa maison qui tombait en ruine, et chargeant le peu qu’il possédait sur une charrette, il s’était mis en route suivi de sa famille, composée de sa femme, sa fille, son fils et deux domestiques qui avaient voulu suivre leur fortune.

Depuis, ils ne s’étaient plus arrêtés.

Ils avaient résolument marché en avant, se frayant à coups de hache un passage à travers les forêts vierges, et déterminés à s’enfoncer dans le désert aussi longtemps qu’ils ne trouveraient pas un endroit favorable pour établir un nouvel établissement.

À l’époque où se passe notre histoire, les émigrations étaient beaucoup plus rares qu’aujourd’hui, où, grâce à la découverte récente des gisements aurifères de la Californie et de la rivière Fraser, une fièvre d’émigration paraît à un tel point s’être emparée des masses, que le vieux monde semble dépeuplé de plus en plus au profit du nouveau. L’or est un aimant dont la force attire indistinctement jeunes ou vieux, hommes ou femmes, par l’espoir souvent trompé, hélas ! d’acquérir en peu de temps, au prix de quelques fatigues, une fortune qui, pour ceux qui l’atteignent, ne compense pas les périls qu’elle a coûtés.

C’était donc de la part de John Bright une rare audace de s’aventurer ainsi sans secours possibles dans une contrée complètement inexplorée jusqu’alors, et dont les Indiens étaient les maîtres.

John Bright était né dans la Virginie. C’était un homme de cinquante ans environ, d’une taille moyenne, mais fortement charpenté et doué d’une vigueur peu commune ; ses traits n’avaient rien que de très-ordinaire, mais sa physionomie avait une rare expression de fermeté et de résolution.

Sa femme, de dix ans moins âgée que lui, était une douce et sainte créature sur le front de laquelle les fatigues et les inquiétudes avaient depuis longtemps creusé de profondes rides, sous lesquelles cependant un observateur aurait encore distingué les restes d’une rare beauté.

William Bright, le fils de l’émigrant, était une espèce de géant de plus de six pieds anglais, âgé de vingt-deux ans, taillé en Hercule, et dont la bonne grosse figure, encadrée dans d’épais cheveux plutôt roux que blonds, respirait la franchise et la jovialité.

Diana Bright, sa sœur, formait avec lui un complet contraste. C’était une mignonne créature de seize ans à peine, aux yeux d’un bleu profond comme l’azur du ciel, à l’apparence frêle et délicate, au front rêveur, à la bouche rieuse, qui tenait à la fois de la femme et de l’ange, et dont l’étrange beauté séduisait au premier aspect et subjuguait à la première parole qui tombait de ses lèvres rosées.

Diana était l’idole de la famille, idole chérie que chacun adorait et qui d’un sourire ou d’un regard se faisait obéir de ces rudes natures qui l’entouraient et ne semblaient vivre que pour satisfaire ses moindres caprices.

Sem et James, les deux domestiques, étaient de bons et braves paysans du Kentucky, d’une force extraordinaire, d’une adresse peu commune et cachaient beaucoup de finesse sous leur apparence naïve et même un peu niaise.

Ces braves gens, jeunes encore, puisque l’un avait vingt-six ans et l’autre trente à peine, avaient grandi dans la maison de John Bright, auquel ils avaient voué un dévouement sans bornes dont maintes fois déjà, depuis que le voyage était commencé, ils avaient donné des preuves.

Lorsque John avait abandonné sa maison pour se mettre à la recherche d’une autre terre plus fertile, il avait proposé à ces deux hommes de le quitter, ne voulant pas les exposer aux dangers de la vie précaire qui allait commencer pour lui ; mais tous deux à la fois avaient secoué négativement la tête, répondant à tout ce qu’il leur disait que leur devoir était de suivre leurs maîtres n’importe où ils iraient, et qu’ils étaient prêts à les accompagner jusqu’au bout du monde.

Devant une détermination si nettement exprimée, l’émigrant avait été obligé de céder et il avait répondu que, puisqu’il en était ainsi, ils le suivraient. Tout avait été dit entre le maître et les valets.

Aussi, ces deux honnêtes serviteurs n’étaient-ils pas considérés, comme des domestiques, mais bien comme des amis, et traités en conséquence.

Du reste, il n’est tel que les périls communs pour rapprocher les distances, et depuis quatre mois la famille de John Bright avait été exposée à des dangers sans nombre.

L’émigrant menait avec lui un nombre assez considérable de bestiaux, ce qui faisait que, malgré les précautions qu’il prenait, la caravane laissait derrière elle d’assez larges traces qui devaient l’exposer à être incessamment attaquée par les Indiens. Cependant, jusqu’au moment où nous les avons rencontrés, aucun danger sérieux ne les avait réellement menacés.

Parfois ils s’étaient vus exposés à des alertes un peu vives, mais toujours les Indiens s’étaient tenus à une distance assez grande et s’étaient bornés à des démonstrations hostiles, il est vrai, mais non suivies d’effet.

Pendant les premières semaines de leur voyage, les émigrants, peu au fait de la vie des Peaux-Rouges qui voltigeaient incessamment sur les ailes de la caravane, avaient été en proie aux craintes les plus exagérées, s’attendant à chaque instant à être attaqués par ces féroces ennemis, sur le compte desquels ils avaient entendu raconter des récits capables de faire frissonner les plus braves ; mais peu à peu, ainsi que cela arrive toujours, ils s’étaient habitués à cette menace perpétuelle des Indiens, et bien que prenant les précautions les plus strictes pour leur sûreté, ils s’étaient pour ainsi dire blasés sur les dangers qu’ils redoutaient tant dans le principe, et en étaient presque arrivés à les mépriser, convaincus que leur attitude calme et résolue avait suffi pour leur en imposer et que les Peaux-Rouges n’oseraient pas se hasarder à en venir aux mains avec eux.

Cependant le jour où nous les avons rencontrés, à leur insu, une inquiétude vague s’était emparée d’eux ; ils avaient comme un pressentiment secret qu’un grand danger les menaçait.

Les Indiens qui d’ordinaire, ainsi que nous l’avons dit, les accompagnaient en caracolant à portée de fusil de leur petite troupe, s’étaient tout à coup faits invisibles. Depuis leur départ du dernier campement, ils n’en avaient pas aperçu un seul, bien qu’instinctivement, par une espèce d’intuition sinistre, ils se doutassent que, pour être invisibles, ils n’en étaient pas moins là et peut-être en plus grand nombre que les autres fois.

Aussi la journée s’écoula-t-elle triste et silencieuse pour les émigrants ; ils marchaient côte à côte, l’œil et l’oreille au guet, le doigt sur la détente, du reste, sans oser se communiquer leurs craintes respectives, mais, selon l’expression espagnole, s’avançant la barbe sur l’épaule, en hommes, qui s’attendent à être attaqués à chaque instant.

Cependant la journée se passa sans que le moindre incident parût corroborer leurs appréhensions.

Au coucher du soleil, la caravane se trouva au pied de l’un des nombreux monticules dont nous avons parlé plus haut et dont un si grand nombre bordent en cet endroit les rives du fleuve.

John Bright fit signe à son fils qui conduisait la charrette de s’arrêter, démettre pied à terre et de venir le joindre.

Tandis que les deux femmes regardaient avec inquiétude autour d’elles, les quatre homme groupés à quelques pas en arrière causaient vivement entre eux.

« Enfants, dit John Bright à ses compagnons attentifs, la journée est finie, le soleil descend là-bas derrière les montagnes, il est temps de songer au repos de la nuit, nos bestiaux sont fatigués, nous-mêmes nous avons besoin de reprendre des forces pour nos travaux de demain ; je crois donc, sauf meilleur avis, que nous ferons bien de profiter du peu de temps qui nous reste pour établir notre camp.

— Oui, répondit James, nous avons devant nous un monticule au sommet duquel il nous est facile de nous établir.

— Et, interrompit William, dont nous pourrons en quelques heures faire une forteresse presque imprenable.

— Nous aurons un rude travail pour faire gravir le monticule à la charrette, dit le père en secouant la tête.

— Bah ! fit Sem, pas autant que vous le supposez, maître Bright, nous en serons quittes pour prendre un peu de peine, voilà tout.

— Comment cela ?

— Eh ! reprit le domestique, nous n’avons qu’à décharger la charrette.

— C’est vrai, dès qu’elle sera vide, il sera facile de la faire arriver au sommet du monticule.

— Hum ! observa William, croyez-vous donc, père, qu’il soit bien nécessaire de nous donner toute cette peine : une nuit est bientôt passée, et nous ferions bien, je crois, de rester simplement où nous sommes ; la position est excellente, nous n’avons que quelques pas à faire pour atteindre les bords du fleuve et mener boire nos bestiaux.

— Non, nous ne devons pas rester ici, la place est trop découverte, nous n’aurions aucun abri si les Indiens nous attaquaient.

— Les Indiens ! fit le jeune homme en riant, nous n’en avons pas vu un seul de toute la journée.

— Oui, ce que vous dites est juste, William, les Peaux-Rouges ont disparu ; eh bien, vous dirai-je toute ma pensée ?… c’est justement cette disparition que je ne comprends pas qui m’inquiète.

— Pourquoi donc, père ?

— Parce que s’ils se sont tenus cachés, c’est qu’ils préparent quelque embuscade et qu’ils ne veulent pas que nous sachions dans quelle direction ils se trouvent.

— Allons donc, père ! vous croyez cela ? répondit le jeune homme d’un ton léger.

— J’en suis convaincu ! » dit sérieusement l’émigrant.

Les deux domestique baissèrent affirmativement la tête.

« Tous me pardonnerez, père, répondit le jeune homme, si je ne partage pas votre opinion. Pour moi, je crois être certain, au contraire, que ces démons rouges qui nous suivent depuis si longtemps ont fini par comprendre qu’ils n’auraient rien à gagner avec nous que des coups, et, en hommes prudents, ils ont renoncé à nous suivre plus longtemps.

— Non, non, vous vous trompez, mon fils, ce n’est pas cela.

— Voyons, père, reprit le jeune homme avec une certaine animation, permettez-moi de vous faire une observation qui, je le crois, vous rangera de mon avis.

— Faites, mon fils, nous sommes ici pour émettre librement nos opinions et nous ranger à la meilleure ; l’intérêt commun est en jeu, il s’agit du salut de tous ; dans une circonstance aussi grave, je ne me pardonnerais pas de négliger un bon avis, n’importe de qui il me viendrait : parlez donc sans crainte.

— Vous savez, mon père, répondit le jeune homme, que les Indiens comprennent l’honneur autrement que nous, c’est-à-dire que, lorsque le succès d’une expédition ne leur est pas clairement démontré, ils n’ont pas honte d’y renoncer, parce que ce qu’ils recherchent d’abord, c’est le profit.

— Je sais tout cela, mon fils, mais je ne vois pas encore où vous voulez en venir.

— Vous allez me comprendre. Voici près de deux mois que, depuis le lever du soleil, au moment où nous nous mettons en route, jusqu’à son coucher, qui est ordinairement celui où nous nous arrêtons, les Peaux-Rouges nous suivent pour ainsi dire pas à pas sans qu’un seul instant il nous ait été possible de nous délivrer de ces voisins incommodes auxquels aucuns de nos mouvements n’ont échappé.

— C’est juste, dit John Bright ; mais que concluez-vous de cela, mon fils ?

— Mon Dieu ! une chose bien simple : ils ont reconnu que nous étions continuellement sur nos gardes et que s’ils essayaient de nous attaquer ils seraient battus ; alors ils se sont retirés, voilà tout.

— Malheureusement, mon fils, vous oubliez une chose.

— Laquelle ?

— Celle-ci : les Indiens, généralement moins bien armés que les blancs, redoutent de les attaquer, surtout lorsqu’ils supposent qu’ils auront affaire à des gens presque aussi nombreux qu’eux, et en sus abrités derrière des chariots et des balles de marchandises ; mais ici ce n’est nullement le cas : depuis qu’ils nous surveillent, les Indiens ont eu maintes fois l’occasion de nous compter ; ce qu’ils ont fait depuis longtemps déjà.

— Oui ! fit Sem.

— Or, ils savent que nous ne sommes que quatre ; ils sont au moins cinquante, s’ils ne sont pas plus nombreux encore ; que peuvent, malgré tout leur courage, quatre hommes contre un nombre aussi considérable d’ennemis ? Rien ! Les Peaux-Rouges le savent, et ils agiront en conséquence, c’est-à-dire que, lorsque l’occasion se présentera, ils ne manqueront pas de la saisir.


Que de familles ont disparu !

— Mais… fit le jeune homme.

— Une autre considération à laquelle vous n’avez pas fait attention, reprit vivement John Bright, c’est que les Indiens, quel que soit le nombre de leurs ennemis, ne les abandonnent jamais sans avoir une fois au moins tenté de les surprendre.

— En effet, répondit William, cela m’étonne de leur part ; du reste, je me range de votre avis, mon père ; ces précautions que nous allons prendre ne serviraient-elles qu’à rassurer ma mère et ma sœur, qu’il serait bon de ne pas les négliger.

— Bien parlé, mon fils, dit l’émigrant ; mettons-nous à l’œuvre sans tarder. »

Le groupe se rompit, et les quatre hommes, jetant leur fusil sur l’épaule, s’occupèrent activement des préparatifs du campement.

Sem réunit les bestiaux au moyen des chiens, et les conduisit boire au fleuve.

Pendant ce temps John s’était approché de la charrette.

« Eh bien ! mon ami, lui demanda sa femme, pourquoi cette halte et cette longue discussion ? Se passerait-il quelque chose de nouveau ?

— Rien absolument qui doive vous effrayer, Lucy, répondit l’émigrant ; nous allons camper, voilà tout.

— Ah ! mon Dieu ! je ne sais pourquoi, mais je craignais qu’il ne fût arrivé quelque malheur.

— Au contraire, nous sommes plus tranquilles que nous ne l’avons été depuis longtemps.

— Comment cela, père ? demanda Diana en sortant son charmant visage de dessous l’abri en toile au fond duquel elle était blottie.

— Ces vilains Indiens qui vous effrayaient tant, Diana, ma chère, se sont enfin déterminés à nous quitter ; nous n’en avons pas vu un seul pendant tout le cours de la journée.

— Ah ! tant mieux ! s’écria vivement la jeune fille en frappant avec joie ses mains mignonnes l’une contre l’autre. J’avoue que je ne suis pas brave, et que ces affreux hommes rouges me causaient des frayeurs terribles.

— Eh bien ! vous ne les verrez plus, je l’espère, répondit gaiement John Bright qui, tout en donnant à sa fille cette assurance pour calmer ses craintes, n’en croyait pas un mot au fond du cœur. Maintenant, ajouta-t-il, veuillez descendre, afin que nous puissions décharger la charrette.


Natah-Otann marchait sans bruit à travers les broussailles.

— Décharger la charrette ? se récria la vieille dame, pourquoi donc ?

— Il est possible, répondit son mari qui ne voulait pas découvrir la raison véritable, que nous restions quelques jours ici afin de faire reposer les bestiaux.

— Ah ! fort bien, » dit-elle.

Et elle descendit, suivie de sa fille.

À peine les deux femmes eurent-elles mis pied à terre, que les hommes commencèrent à décharger la voiture.

Ce travail dura près d’une heure. Sem avait eu le temps de ramener les bestiaux de l’abreuvoir et de les parquer au sommet du monticule.

« C’est donc là que nous campons ? dit mistress Bright.

— Oui, répondit son mari.

— Venez, Diana, » dit la dame.

Les deux femmes se chargèrent de quelques ustensiles de cuisine, et montèrent sur la colline, où, après avoir allumé du feu, elles se mirent en devoir de préparer le souper.

Dès que la charrette fut déchargée, les deux domestiques, aidés de William, la poussèrent par derrière, tandis que John Bright, restant en tête de l’attelage pour le diriger, commença à fouetter les chevaux.

La pente était assez rapide.

Mais, grâce à la vigueur des animaux et à l’impatience des hommes qui, à chaque pas, plaçaient des rouleaux derrière les roues, la charrette arriva enfin en haut.

Le reste n’était plus rien.

En moins d’une heure le camp fut établi de la manière suivante :

Les émigrants formèrent, avec des ballots et des arbres qu’ils abattirent, un vaste cercle, au centre duquel les bestiaux furent attachés, puis ils dressèrent une tente pour abriter les femmes.

Lorsque cela fut fait, John Bright jeta un regard satisfait autour de lui.

Sa famille était provisoirement à l’abri d’un coup de main ; grâce à la façon dont les ballots et les arbres avaient été disposés, les émigrants pouvaient tirer à l’abri contre les ennemis qui les attaqueraient et se défendre assez longtemps avec succès.

Le soleil était couché déjà depuis une heure, lorsque ces différentes installations furent terminées.

Le souper était prêt.

Les Américains s’assirent en cercle autour du feu, et mangèrent avec cet appétit d’hommes habitués au danger, et que les plus grandes inquiétudes n’ont pas le pouvoir de leur enlever.

Après le repas, John Bright dit la prière, ainsi qu’il faisait chaque soir avant de se livrer au repos ; les assistants, debout et le front découvert, écoutèrent avec recueillement cette prière ; puis, lorsqu’elle fut terminée, les deux dames entrèrent sous la tente préparée pour elles.

Maintenant, dit John Bright, veillons avec soin ; la nuit est noire, la lune se lève tard, et vous savez que c’est surtout le matin, moment où le sommeil est le plus profond, que les Indiens choisissent pour attaquer leurs ennemis. »

Le feu fut couvert, afin que sa lueur ne dénonçât pas la position exacte du camp, et les deux domestiques s’étendirent côte à côté sur l’herbe, où ils ne tardèrent pas à s’endormir, tandis que le père et le fils, debout chacun d’un côté opposé du camp, veillaient au salut commun.