Balle-Franche (Aimard)/IV

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C. Lahure (p. 18-23).

IV

NATAH-OTANN (L’OURS GRIS).


Tout était calme dans la prairie, aucun bruit ne troublait le silence du désert.

À la subite apparition de Natah-Otann, quelle que fût l’émotion qu’éprouvât Balle-Franche, il fut impossible à l’Indien de s’en apercevoir.

Le visage du chasseur demeura calme, et aucun muscle ne bougea.

« Ah ! dit-il, que le sachem des Piekanns soit le bienvenu ; vient-il en ami ou en ennemi ?

— Natah-Otann vient s’asseoir au feu de ses frères pâles, et fumer le calumet ; avec eux, répondit le chef en jetant un regard perçant autour de lui.

— Bon ; si le chef veut attendre un instant, j’allumerai le feu.

— Balle-Franche peut l’allumer, le chef l’attendra ; il est venu pour causer avec les visages pâles, la conversation sera longue. »

Le Canadien regarda fixement le Peau-Rouge ; mais ainsi que lui l’Indien était impassible ; il était impossible de rien lire sur ses traits.

Le chasseur ramassa quelques brassées de bois sec, battit le briquet et bientôt une flamme claire jaillit et éclaira le monticule.

L’Indien s’approcha du feu, s’accroupit devant, sortit son calumet de sa ceinture et se mit tranquillement à fumer.

Balle-Franche ne voulant pas demeurer en reste avec lui, l’imita de tout point avec une indifférence parfaitement jouée, et les deux hommes restèrent quelques minutes à s’envoyer réciproquement des bouffées de fumée au visage.

Natah-Otann rompit enfin le silence.

« Le chasseur pâle est un guerrier, dit-il, pourquoi cherche-t-il donc à se cacher comme le rat d’eau ? »

Balle-Franche ne jugea pas à propos de répondre à cette insinuation, et continua à fumer philosophiquement, tout en jetant un regard de côté à son interlocuteur.

« Les Pieds-Noirs ont l’œil de l’aigle, reprit Natah-Otann ; leurs yeux perçants voient tout ce qui se passe dans la prairie. »

Le Canadien fit un geste d’assentiment, mais ne répondit pas encore.

Le chef continua :

« Natah-Otann a vu les traces de ses amis les visages pâles, son cœur a tressailli de plaisir dans sa poitrine et il est venu vers eux. »

Balle-Franche retira lentement le tuyau de la pipe de sa bouche, et, tournant la tête, vers l’Indien, il l’examina avec soin un instant et répondit enfin :

« Je répète à mon frère qu’il est le bienvenu : je sais que c’est un grand chef, je suis heureux de le voir.

— Ooah ! fit l’Indien avec un fin sourire ; mon frère est-il aussi satisfait qu’il le dit de ma présence ?

— Pourquoi non, chef ?

— Mon frère garde rancune aux Pieds-Noirs de l’avoir attaché au poteau de torture. »

Le Canadien haussa dédaigneusement les épaules et répondit froidement :

« Allons donc, chef, moi garder rancune à vous ou à votre nation ! pourquoi le supposez-vous ? La guerre est la guerre ; je n’ai pas de reproches à vous faire. Vous avez voulu me tuer, je vous ai échappé ; nous sommes quittes.

— Bon ! mon frère dit-il vrai ? a-t-il réellement oublié ? demanda le chef avec une certaine vivacité.

— Pourquoi non ? répondit négligemment le Canadien ; je n’ai pas la langue fourchue, les paroles que prononce ma bouche viennent de mon cœur ; j£ n’ai pas oublié les traitements que vous m’avez fait souffrir, je mentirais si je le disais ; mais je les ai pardonnés.

Oché ! mon frère est un grand cœur ; il est généreux.

— Non ; seulement je suis un homme qui connaît les mœurs indiennes, voila tout ; vous n’avez fait ni plus ni moins de ce que font les autres Peaux-Rouges en pareil cas ; je ne puis vous en vouloir de ce que vous avez agi selon votre nature. »

Il y eut un silence ; les deux hommes s’étaient remis à fumer.

Ce fut encore l’Indien qui le premier reprit la parole.

« Ainsi, mon frère est un ami ? dit-il.

— Et vous ? » demanda le chasseur, répondant à une question par une autre.

Le chef se leva d’un geste plein de majesté ; il écarta les plis de son manteau de bison.

« Un ennemi viendrait-il ainsi ? » répondit-il d’une voix douce.

Le Canadien ne put réprimer un mouvement de surprise : le Pied-Noir était sans armes, sa ceinture était vide ; il n’avait même pas son couteau à scalper, cette arme dont les Indiens ne se séparent jamais.

Balle-Franche lui tendit la main.

« Touchez là, chef, lui dit-il, vous êtes un homme de cœur ; maintenant parlez, je vous écoute ; et d’abord voulez-vous boire un coup d’eau de feu ?

— L’eau de feu est une mauvaise conseillère, répondit le chef en souriant ; elle rend les Indiens fous ; Natah-Otann n’en boit pas.

— Allons, allons, je vois que je m’étais trompé à votre égard, chef, cela me fait plaisir ; parlez, mes oreilles sont ouvertes,

— Ce que j’ai à dire à Balle-Franche, d’autres oreilles ne doivent pas l’entendre.

— Mes amis dorment profondément, vous pouvez parler sans crainte, et puis, lors même qu’ils seraient éveillés, vous savez qu’ils ne comprennent pas votre langue. »

L’Indien secoua la tête.

« L’Œil-de-Verre sait tout, répondit-il, le chef ne parlera pas devant lui.

— Comme il vous plaira, chef ; seulement je vous ferai observer que moi je n’ai rien à vous dire ; vous êtes donc libre de parler ou de vous taire. »

Natah-Otann sembla hésiter un instant, puis il reprit :

« Balle-Franche suivra son ami sur les bords du fleuve, et là, il écoutera les paroles du chef pied-noir.

— Hum ! fit le chasseur ; et qui veillera sur mes compagnons pendant mon absence ? Non, non, ajouta-t-il, chef, je ne puis faire cela. Les Peaux-Rouges ont la ruse de l’opossum ; pendant que je serai près du fleuve, mes amis peuvent être surpris. Qui me répondra de leur sécurité ? »

L’Indien se leva.

« La parole d’un chef, » dit-il d’une voix fière, avec un geste rempli de majesté.

Le Canadien le regarda attentivement.

« Écoutez, Peau-Rouge, dit-il, je ne doute pas de votre loyauté, ne prenez pas en mauvaise part ce que je vais vous dire.

— J’écoute mon frère, répondit l’Indien.

— Je dois veiller sur mes compagnons. Puisque vous voulez absolument me parler en secret, je consens à vous suivre, mais à une condition, c’est que je ne quitterai pas mes armes ; de cette façon, s’il arrivait une de ces choses trop communes dans la prairie, et que la prudence humaine ne peut prévoir, je serai en mesure de faire face au danger et de vendre chèrement ma vie ; si ce que je vous propose vous convient, je suis prêt à vous suivre, sinon non.

— Bon ! fit l’Indien en souriant, mon frère pâle a raison : un vrai chasseur n’abandonne jamais ses armes ; que la Balle-Franche suive son ami.

— Allons donc ! » répondit résolument le Canadien en jetant son rifle sur son épaule.

Natah-Otann commença à descendre le monticule, glissant sans bruit à travers les broussailles et les halliers.

Le Canadien marchait littéralement dans ses pas.

Bien que le chasseur feignît la sécurité la plus parfaite, cependant il ne laissait pas, malgré cela, de surveiller avec soin les environs, et de prêter l’oreille au moindre bruit.

Mais tout était calme et silencieux dans le désert.

Après avoir marché pendant une dizaine de minutes, les deux hommes arrivèrent sur le bord du fleuve.

Le Méchachébé roulait majestueusement ses eaux sur un lit de sable jaune d’or, parfois quelques ombres vagues apparaissaient sur le rivage : c’étaient des bêtes fauves qui venaient boire au fleuve.

À deux lieues au plus en avant, au sommet d’une colline, brillaient les dernières flammes d’un feu mourant, qui apparaissaient par intervalles entre les branches des arbres.

Natah-Otann s’arrêta à l’extrémité d’une espèce de petit promontoire dont la pointe s’avançait assez loin dans l’eau. Cet endroit était entièrement dénué de plantes ; le regard pouvait, à une assez grande distance, s’étendre sur la prairie et apercevoir les moindres mouvements du désert.

« Ce lieu convient-il au chasseur ? demanda le chef.

— Parfaitement, répondit Balle-Franche en posant la crosse de son rifle à terre et appuyant les mains croisés sur l’extrémité du canon ; je suis prêt à entendre la communication que veut me faire mon frère. »

L’Indien marchait de long en large sur le sable, les bras croisés et la tête basse, comme un homme qui réfléchit profondément.

Le chasseur le suivait de l’œil, attendant, impassible, qu’il lui plût de s’expliquer.

Il était facile de comprendre que Natah-Otann mûrissait dans sa tête un de ces projets hardis comme les Indiens en imaginent souvent, mais il ne savait comment entrer en matière.

Le chasseur résolut d’en finir.

« Voyons, dit-il, mon frère m’a fait quitter mon camp, il m’a invité à le suivre ; j’ai consenti à le faire. Maintenant que selon son désir nous sommes loin des oreilles humaines, ne veut-il plus parler ? alors, qu’il me le dise, je retournerai auprès de mes compagnons. »

L’Indien s’arrêta devant lui.

« Non, dit-il, que mon frère reste. L’heure est venue d’une explication entre nous. Mon frère aime l’Œil-de-Verre ? »

Le chasseur regarda son interlocuteur d’un air narquois.

« À quoi bon cette question ? demanda-t-il. Que j’aime ou n’aime pas celui qu’il lui plaît d’appeler Œil-de-Verre, cela, je suppose, doit lui être fort indifférent.

— Un chef ne perd pas son temps en vains discours, dit péremptoirement l’Indien, les paroles que souffle sa poitrine sont toujours simples et vont droit au but ; que mon frère réponde donc aussi clairement que je l’interroge.

— Je ne vois pas grand inconvénient à le faire : oui, j’aime l’Œil-de-Verre, je l’aime non-seulement parce qu’il m’a sauvé la vie, mais encore parce que c’est une des plus loyales natures que j’aie jamais connues.

— Bon ! dans quel but l’Œil-de-Verre parcourt-il la prairie, mon frère le sait sans doute ?

— Ma foi non ; je vous avoue, chef, que mon ignorance est complète à ce sujet. Seulement je suppose que fatigué de la vie des villes, il est venu ici sans autre but que celui de retremper son âme par les sublimes aspects de la nature et les grandioses mélodies du désert. »

L’Indien secoua la tête. Les idées métaphysiques et les tournures de phrases poétiques du chasseur étaient de l’hébreu pour lui, il ne comprenait pas.

« Natah-Otann est un chef, dit-il, il n’a pas la langue fourchue, les paroles que souffle sa poitrine sont claires comme le sang de ses veines. Pourquoi le chasseur ne lui parle-t-il pas sa langue ?

— Je réponds à ce que vous me demandez, chef, et voilà tout. Croyez-vous donc que je me suis amusé à interroger mon ami sur ses intentions ? elles ne me regardent pas, je ne me reconnais pas le droit de chercher dans le cœur d’un homme les motifs qui le font agir.

— Bon ! Mon frère parle bien, sa tête est grise, son expérience est longue.

— Ceci est possible, chef ; dans tous les cas, nous ne sommes pas assez amis, vous et moi, pour que nous nous confiions nos pensées sans restriction, je suppose ; voilà plus d’une heure que vous me tenez là pour ne me rien dire, ainsi le mieux est de nous séparer.

— Pas encore.

— Pourquoi donc ? Croyez-vous que je suis comme vous, moi, et qu’au lieu de dormir la nuit comme tout bon chrétien doit le faire, je m’amuse à courir la prairie comme un jaguar en quête d’une proie ? »

L’Indien se mit à rire.

« Ooah ! fit-il, mon frère est très-habile, rien ne lui échappe.

— Pardieu ! il n’y a pas grande habileté à deviner ce que vous faites ici.

— Bon ! que mon frère écoute alors.

— Je le veux bien, mais à la condition que vous mettrez de côté une fois pour toutes vos circonlocutions indiennes au milieu desquelles vous cachez si adroitement le fond de votre pensée.

— Mon frère ouvrira les oreilles, les paroles de son ami arriveront jusqu’à son cœur.

— Voyons, finissons-en.

— Puisque mon frère aime l’Œil-de-Verre, il lui dira de la part de Natah-Otann qu’un grand danger le menace.

— Ah ! fit le Canadien en lançant un regard soupçonneux à son interlocuteur, et quel est ce danger ?

— Je ne puis m’expliquer davantage.

— Fort bien, dit en ricanant Balle-Franche, le renseignement est bon, quoique pas très-explicite, et que faut-il que nous fassions pour conjurer ce grand danger qui nous menace ?

— Mon frère réveillera son ami, ils monteront à cheval, et, aussi vite qu’ils pourront marcher, ils s’éloigneront et ne s’arrêteront qu’après avoir traversé le fleuve.

— Hum ! et lorsque nous aurons fait cela, nous n’aurons plus rien à craindre ?

— Plus rien.

— Voyez-vous cela ? dit ironiquement le chasseur ; et quand faut-il que nous partions ?

— Tout de suite.

— De mieux en mieux ! »

Balle-Franche fit quelques pas d’un air pensif, puis il revint se placer en face du chef dont les yeux brillaient dans l’ombre comme ceux d’un chat tigre, et qui suivait attentivement tous ses mouvements.

« Ainsi, reprit-il, vous ne pouvez pas me découvrir la raison qui nous oblige à partir ?

— Non.

— Il vous est aussi impossible, n’est-ce pas, de me renseigner sur l’espèce de danger qui nous menace ?

— Oui.

— C’est votre dernier mot ? »

L’Indien baissa affirmativement la tête.

« Eh bien ! puisqu’il en est ainsi, dit tout à coup Balle-Franche en frappant le sol de la crosse de son rifle, je vais vous le dire, moi.

— Vous ?

— Oui, écoutez-moi bien, cela ne sera pas long et vous intéressera, je l’espère. »

Le chef sourit avec ironie.

« Mes oreilles sont ouvertes, dit-il.

— Tant mieux, car je vous les remplirai de nouvelles, qui peut-être ne vous plairont pas.

— J’écoute, répéta l’Indien impassible.

— Ainsi que vous me l’avez dit il y a un instant, et, entre parenthèses, cette confidence de votre part était inutile, car je vous connais de longue date, dans la prairie les Peaux-Rouges ont des regards d’aigle, ce sont des oiseaux de proie à la vue desquels rien n’échappe.

— Après.

— M’y voici ; vos éclaireurs ont découvert, ce qui n’était pas difficile, la piste d’une famille d’émigrants ; cette piste, vous la suivez depuis longtemps déjà, afin de ne pas manquer votre coup ; supposant que le moment était arrivé d’en finir, vous vous êtes réunis, Comanches, Sioux et Pieds-Noirs, tous démons de même race, afin de donner cette nuit même l’assaut aux gens que, depuis tant de jours, vous espionnez et dont vous convoitez les richesses, que vous supposez grandes, n’est-ce pas cela ? »

Le visage de Natah-Otann ne dénonça aucune émotion, il demeura impassible, bien qu’il fût intérieurement inquiet et furieux de se voir si bien deviné.

« Il y a du vrai dans ce que dit le chasseur, répondit-il froidement.

— Tout est vrai, s’écria Balle-Franche.

— Peut-être, mais je ne vois pas là dedans pour quelle raison je serais venu avertir mon frère.

— Ah ! vous ne le voyez pas, qu’à cela ne tienne, je vous expliquerai tout. Vous êtes venu me trouver, parce que vous savez fort bien que l’Œil-de-Verre, ainsi que vous le nommez, n’est pas homme à laisser impunément commettre en sa présence le crime que vous méditez. »

Le Pied-Noir haussa les épaules.

« Un guerrier, si brave qu’il soit, peut-il tenir tête à cinq cents ? dit-il.

— Non, certes, reprit Balle-Franche ; mais il peut leur imposer par sa présence, user de son ascendant sur eux pour les obliger à renoncer à leurs projets, et c’est ce que fera sans doute l’Œil-de-Verre, pour des raisons que j’ignore. Tous vous avez pour lui un respect et une vénération incompréhensibles, et comme vous craignez au premier coup de feu de le voir arriver au milieu de vous, terrible comme l’ange exterminateur, vous cherchez à l’éloigner sous un prétexte peut-être plausible pour tout autre, mais qui, sur lui, ne produira pas d’autre effet que de l’engager, au contraire, à se mêler de cette affaire. Voyons, est-ce bien tout, vous ai-je complètement démasqué ? Répondez.

— Mon frère sait tout, je le répète, sa sagesse est grande.

— Maintenant, vous n’avez rien à ajouter, n’est-ce pas ? Eh bien, alors, bonsoir.

— Un instant.

— Encore ?

— Il le faut.

— Voyons, terminons vite.

— Mon frère a parlé en son nom, et pas en celui de l’Œil-de-Verre ; qu’il réveille son ami et lui communique notre conversation, peut-être s’est-il trompé.

— Je ne crois pas, chef, répondit le chasseur en secouant la tête.

— C’est possible, insista l’Indien, mais que mon frère fasse ce que je lui demande.

— Vous y tenez beaucoup, chef ?

— Beaucoup.

— Je ne veux pas vous mécontenter pour si peu de chose, mais vous reconnaîtrez bientôt que j’ai raison.

— C’est possible ; j’attendrai une demi-heure la réponse de mon frère.

— Très-bien ; mais où faudra-t-il vous la porter !

— Nulle part, s’écria vivement l’Indien ; si j’ai raison, mon frère imitera le cri de la pie à deux reprises ; si je me suis trompé, ce sera celui de la chouette.

— Fort bien. C’est convenu ; à bientôt, chef. »

L’Indien s’inclina avec grâce.

« Que le Wacondah soit avec mon frère, » dit-il.

Après s’être ainsi courtoisement salués, les deux hommes se séparèrent.

Le Canadien jeta insoucieusement son rifle sur l’épaule et reprit à grands pas le chemin de son campement, tandis que l’Indien le suivait attentivement des yeux, tout en restant insensible en apparence ; mais aussitôt que le chasseur eut disparu, le chef s’allongea sur le sable, se glissa dans l’ombre comme un serpent et disparut à son tour dans les halliers, en suivant, bien qu’à une assez longue distance, la même direction que Balle-Franche.

Celui-ci ne se croyait pas suivi ; il ne faisait donc nulle attention à ce qui se passait autour de lui, et il regagna son campement sans avoir rien remarqué d’extraordinaire.

Si le Canadien n’avait pas eu l’esprit préoccupé, et que sa vieille expérience n’eût pas été endormie pour un moment, certes il lui eût été facile de reconnaître, avec cette pénétration qui le distinguait, que le désert ne jouissait pas de sa tranquillité ordinaire ; il aurait senti des bruissements insolites dans les feuilles, et peut-être aurait-il aperçu des yeux briller dans l’ombre des hautes herbes.

Il arriva bientôt au campement ; le comte et Ivon dormaient profondément.

Balle-Franche hésita quelques secondes à réveiller le jeune homme dont le sommeil était si paisible ; cependant, réfléchissant que la moindre imprudence pouvait avoir des conséquences terribles, dont il était impossible de calculer les suites, il se pencha vers lui et le toucha légèrement à l’épaule.

Quelque faible qu’eût été cet attouchement, il suffit pour réveiller le comte.

Il ouvrit les yeux, se leva sur son séant, et regardant le vieux chasseur :

« Est-ce qu’il y a du nouveau, Balle-Franche ? lui demanda-t-il.

— Oui, monsieur le comte, répondit sérieusement le Canadien.

— Oh ! oh ! comme vous êtes lugubre, mon ami, fit le jeune homme en riant ; que se passe-t-il donc ?

— Rien encore ; mais peut-être bientôt aurons-nous maille à partir avec les Peaux-Rouges.

— Tant mieux, cela nous échauffera, car il fait un froid de loup, répondit-il en grelottant ; mais comment le savez-vous ?

— Pendant votre sommeil j’ai reçu une visite.

— Ah !

— Oui.

— Et quelle est la personne qui a choisi ce moment assez mal trouvé pour vous rendre cette visite ?

— Le sachem des Pieds-Noirs,

— Natah-Otann ?

— Lui-même.

— Ah çà, mais il est donc somnambule pour s’amuser à se promener ainsi la nuit dans le désert ?

— Il ne se promène pas, il guette.

— Oh ! je m’en doute ; ne me laissez pas plus longtemps en suspens ; racontez-moi ce qui s’est passé entre vous. Natah-Otann n’est pas homme à se déranger sans avoir de fortes raisons pour cela, et je brûle de les connaître.

— Vous allez en juger. »

Sans autre préliminaire, le chasseur raconta dans les plus grands détails la conversation qu’il avait eue avec le chef.

« Hum ! c’est sérieux cela, dit le comte, lorsque Balle-Franche eut terminé son récit. Ce Natah-Otann est un ténébreux coquin dont vous avez percé à jour les intentions ; vous avez parfaitement fait de lui répondre catégoriquement. Pour qui ce drôle me prend-il ? Se figure-t-il, par hasard, que je lui servirai de complice ? Qu’il s’avise d’attaquer les pauvres diables d’émigrants qui sont là-bas, et vive Dieu ! je vous jure, Balle-Franche, qu’il y aura du sang de répandu entre nous si vous m’aidez.

— En doutez-vous ?

— Non, mon ami, je vous remercie ; avec vous et mon poltron d’Ivon nous suffirons pour les mettre en fuite.

— Monsieur le comte m’appelle, dit le Breton en relevant la tête.

— Non, non, Ivon, mon ami ; je dis seulement que bientôt il faudra nous battre. »

Le Breton poussa un soupir et murmura en se recouchant :

« Ah ! si j’avais autant de courage que de bonne volonté, monsieur le comte ; mais hélas ! vous le savez, je suis un insigne poltron, et je vous serai plutôt nuisible qu’utile.

— Vous ferez ce que vous pourrez, mon ami, cela suffira. »

Ivon soupira sans répondre. Balle-Franche avait écouté en riant ce colloque. Le Breton avait toujours le privilège de l’étonner, il ne comprenait rien à cette singulière organisation.

Le comte se retourna vers lui.

« Ainsi, c’est convenu ? dit-il.

— Convenu, répondit le chasseur.

— Alors donnez le signal, mon ami.

— La chouette, n’est-ce pas ?

— Par dieu ! » fit le comte.

Balle-Franche approcha ses doigts de sa bouche, et, ainsi que cela avait été arrêté avec Natah-Otann, il imita à deux reprises le cri de la chouette avec une perfection rare.

À peine le second cri avait-il fini de retentir qu’un grand bruit s’opéra dans les broussailles, et avant que les trois hommes eussent le temps de se mettre en défense, une vingtaine d’Indiens s’élancèrent brusquement sur eux, les désarmèrent en un clin d’œil et les réduisirent à la plus complète impossibilité de résister.

Le comte de Beaulieu haussa les épaules, s’appuya contre un arbre, et plaçant son lorgnon sur son œil :

« C’est fort drôle, dit-il.

— Pas tant que cela, » murmura Ivon à part lui.

Parmi ces Indiens, qu’il était facile de reconnaître pour des Pieds-Noirs, se trouvait Natah-Otann.

Après avoir fait disparaître les armes des blancs, afin qu’ils ne pussent à leur tour s’en rendre maîtres par surprise, il s’avança vers le chasseur.

« J’avais averti la Balle-Franche, » dit-il.

Le chasseur sourit avec mépris.

« Vous m’aviez averti à la mode des Peaux-Rouges, répondit-il.

— Que veut dire mon frère ?

— Je veux dire que vous m’avez averti qu’un danger nous menaçait, et non pas que vous méditiez une trahison.

— C’est la même chose, dit impassiblement l’Indien.

— Balle-Franche, mon ami, ne discutez donc pas avec ces drôles, » fit le comte.

Et se tournant avec hauteur vers le chef :

« En somme, que nous voulez-vous ? » demanda-t-il.

Depuis son arrivée dans la prairie, en contact perpétuel avec les Indiens, le comte avait presque, sans s’en apercevoir, appris leur langue qu’il parlait assez couramment.

« Nous ne voulons vous faire aucun mal ; seulement nous prétendons vous empêcher de vous mêler de nos affaires, répondit respectueusement Natah-Otann ; nous serions désespérés d’être obligés d’avoir recours à des moyens violents. »

Le jeune homme se mit à rire.

« Vous êtes des imbéciles. Je saurai vous échapper malgré vous.

— Que mon frère essaye.

— Lorsque le moment sera arrivé ; quant à présent, ce n’est pas la peine. »

Tout en parlant de ce ton léger, le jeune homme sortit son étui de sa poche, choisit un cigare, et prenant une allumette chimique dans sa boîte, il se baissa et là frotta sur une pierre.

Les Indiens, fort intrigués de savoir ce qu’il faisait, suivaient ses mouvements avec anxiété.

Tout à coup ils poussèrent un cri de terreur et reculèrent brusquement de plusieurs pas.

L’allumette avait pris feu au frottement ; une charmante flamme bleue se balançait à son extrémité. Le comte faisait nonchalamment tourner le léger morceau de bois entre ses doigts, en attendant que tout le soufre fût consumé.

Il ne remarqua pas la terreur des Indiens.

Ceux-ci, par un mouvement aussi prompt que la pensée, se baissèrent, et ramassant chacun le premier morceau de bois qu’il rencontra à ses pieds, ils commencèrent tous à frotter ces morceaux de bois contre les pierres.

Le comte, étonné, les regarda, ne comprenant pas encore ce qu’ils faisaient.

Natah-Otann sembla hésiter un instant ; un sourire d’une expression étrange passa rapide comme l’éclair sur ses traits sombres ; mais reprenant presque aussitôt sa froide impassibilité, il fit un pas en avant, et s’inclinant respectueusement devant le comte :

« Mon père dispose du feu du soleil., » lui dit-il avec toute l’apparence d’une crainte mystérieuse en lui montrant l’allumette.

Le jeune homme sourit ; il avait tout deviné.

« Qui de vous, dit-il avec hauteur, oserait lutter avec moi ? »

Les Indiens se regardèrent interdits.

Ces hommes si intrépides, habitués à braver les dangers les plus terribles, étaient vaincus par ce pouvoir incompréhensible que possédait leur prisonnier.

Comme tout en causant avec le chef, le comte n’avait pas surveillé son allumette, celle-ci s’était consumée sans qu’il pût s’en servir ; il la jeta.

Les Indiens se précipitèrent dessus, afin de s’assurer que la flamme était bien réelle.

Sans paraître attacher d’importance à cette action, le comte choisit une seconde allumette dans sa boîte et renouvela son expérience.

Son triomphe fut complet.

Les Peaux-Rouges, terrifiés, tombèrent à genoux en le suppliant de leur pardonner. Désormais il pouvait tout oser. Ces natures primitives, atterrées à la vue des deux miracles qu’ils lui avaient vu faire, le considéraient comme un être supérieur à eux et lui étaient complètement acquis.

Balle-Franche riait dans sa barbe de la simplicité des Indiens.

Le jeune homme profita habilement de son triomphe.

« Vous voyez ce que je puis, dit-il.

— Nous le voyons, répondit Natah-Otann.

— Quand voulez-vous attaquer les émigrants ?

— Lorsque la lune sera couchée, les guerriers de notre tribu donneront l’assaut à leur camp.

— Et vous ?

— Nous devions garder notre frère.

— Croyez-vous, encore que cela soit possible ? » demanda fièrement le jeune homme.

Les Peaux-Rouges frissonnèrent sous l’éclat de son regard.

« Notre frère nous pardonnera, répondit le chef, nous ne le connaissions encore qu’imparfaitement.

— Et maintenant ?

— Maintenant, nous savons qu’il est notre maître ; qu’il commande, nous obéirons.

— Prenez garde, dit-il d’un ton qui les fit frissonner, car je vais mettre votre obéissance à une rude épreuve.

— Nos oreilles sont ouvertes pour recueillir les paroles de notre frère.

— Approchez-vous. »

Les Pieds-Noirs firent quelques pas en hésitant, ils n’étaient pas encore complètement rassurés.

« Et maintenant., écoutez-moi attentivement, dit-il, et lorsque vous aurez reçu mes ordres, prenez garde à bien les exécuter. »