Barzaz Breiz/1846/Geneviève de Rustéfan

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GENEVIÈVE DE RUSTÉFAN.


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ARGUMENT.


Au milieu de la paroisse de Nizon, près de Pontaven, en basse Cornouaille, on voit s’élever le château en ruines de Rustéfan. Il est le sujet de quelques traditions qui ne sont pas sans intérêt. Ainsi le peuple dit qu’anciennement on avait coutume de danser fort tard sur le tertre du château, et que si l’usage a cessé, c’est que les danseurs aperçurent, un soir, la tête chauve d’un vieux prêtre, aux yeux étincelants, à la lucarne du donjon. On ajoute à cela qu’on voit vers minuit, dans la grand’salle, une bière couverte d’un drap mortuaire, dont quatre cierges blancs, comme on en faisait brûler pour les filles nobles, marquent les quatre coins, et qu’on voyait jadis une jeune demoiselle, en robe de satin vert garnie de fleurs d’or, se promener au clair de la lune sur les murailles, chantant quelquefois, et plus souvent pleurant. Quel mystérieux rapport peut-il y avoir entre ces deux vagues figures de prêtre et de jeune fille ? La ballade qu’on va lire nous l’apprendra. Quant à l’héroïne en particulier, dont j’ai tronqué le nom de famille, avec la tradition populaire, dans les précédentes éditions de ce recueil, je puis le rétablir anjourd’hui, grâce à l’érudition de M. Pol de Courcy. Elle était fille de Jean du Faou, grand échanson de France, mentionné, dans les réformations de la noblesse de Cornouaille, comme possesseur, en 1426, du château de Rustéfan. C’est de ce Jean du Faou (en breton Iann-ar-Faou, ou Ann Faou, selon l’orthographe ancienne) que les chanteurs ont fait Ann Naour ; il leur arrive très-souvent d’altérer ainsi les noms propres.


VI


GENEVIÈVE DE RUSTÉFAN.


( Dialecte de Tréguier. )


I.


Quand le petit Iannik gardait ses moutons, il ne songeait guère à être prêtre.

— Je ne serai, certes, ni prêtre ni moine ; j’ai placé mon esprit dans les jeunes filles. —

Quand un jour sa mère vint lui dire : — Tu es un finaud, mon fils Iann ;

Laisse là ces bêtes, et viens à la maison ; il faut que tu ailles à l’école à Quimper ;

Que tu ailles étudier pour être prêtre, et dis adieu aux jeunes filles. —


II.


Or, les plus belles jeunes filles de ce pays-là, étaient alors les filles du seigneur du Faou ;

Les plus belles jeunes filles qui levaient la tête, sur la place, étaient les filles de du Faou.

Elles brillaient près de leurs compagnes, comme la lune près des étoiles.

Chacune d’elles montait une haquenée blanche, quand elles venaient au pardon, à Pont-Aven ;

Quand elles venaient au pardon, à Pont-Aven, la terre et le pavé sonnaient ;

Chacune d’elles portait une robe de soie verte et des chaînes d’or autour du cou.

La plus jeune est la plus belle ; elle aime, dit-on, Iannik de Kerblez.

— J’ai eu pour amis quatre clercs, et tous quatre se sont faits prêtres ;

Iannik Flécher, le dernier, me fend le cœur. —


III.


Comme Iannik allait recevoir les ordres, Geneviève était sur le seuil de sa porte ;

Geneviève était sur le seuil de sa porte, et y brodait de la dentelle,

De la dentelle avec du fil d’argent : (cela couvrirait un calice à merveille).

— Iannik Flécher, croyez-moi. n’allez point recevoir les ordres ;

N’allez point recevoir les ordres, à cause du temps passé.

— Je ne puis retourner à la maison, car je serais appelé parjure.

— Vous ne vous souvenez donc plus de tous les propos qui ont couru sur nous deux ?

Vous avez donc perdu l’anneau que je vous donnai en dansant ?

— Je n’ai point perdu voire anneau d’or ; Dieu me l’a pris.

— lannik Flécher, revenez, et je vous donnerai tous mes biens ;

Iannik, mon ami, revenez, et je vous suivrai partout ;

Et je prendrai des sabots, et m’en irai avec vous travailler.

Si vous n’écoutez pas ma prière, rapportez-moi l’extrême-onction.

— Hélas ! je ne puis vous suivre, car je suis enchaîné par Dieu ;

Car la main de Dieu me tient, et il faut que j’aille aux ordres. —


IV.


Et, en revenant de Quimper, il repassa par le manoir.

— Bonheur, seigneur de Rustéfan ! bonheur à vous tous, grands et petits !

Bonheur et joie à vous, petits et grands, plus que je n’en ai, hélas !

Je suis venu vous prier d’assister à ma messe nouvelle.

— Oui, nous irons à votre messe, et le premier qui mettra au plat sera moi.

Je mettrai au plat vingt écus, et votre marraine, ma dame, dix :

Et votre marraine en mettra dix pour vous faire honneur, ô prêtre ! —


V.


Comme j’arrivais près de Penn-al-Lenn, me rendant aussi à la messe,

Je vis une foule de gens courir tout épouvantés.

— Hé! dites-moi donc, vous, bonne vieille, est-ce que la messe est finie ?

— La messe est commencée ; mais il n’a pas pu la finir ;

Mais il n’a pas pu la finir ; il a pleuré sur Geneviève,

Et il a mouillé trois grands livres des larmes de ses yeux.

Et la jeune fille est accourue, et elle s’est précipitée aux deux genoux du prêtre.

— Au nom de Dieu, Iann, arrêtez ! vous êtes la cause, la cause de ma mort ! —


VI.


Messire Jean Flécher est recteur, recteur maintenant au bourg de Nizon ;

Et moi, qui ai composé ce chant, je l’ai vu pleurer mainte fois ;

Mainte fois, je l’ai vu pleurer près de la tombe de Geneviève.

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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


Les Flécher habitent toujours la paroisse de Nizon : ce sont de bons et honnêtes paysans. Ils se souviennent d’avoir eu un prêtre dans leur famille, mais sans connaître son histoire ; ils savent seulement qu’un seigneur du canton contribua à payer son éducation cléricale. Ce seigneur ne peut être que Jean du Faou, dont la femme était, selon notre ballade, marraine du jeune clerc Iannik. Il aura craint les suites de l’amour de sa fille pour le petit paysan, et y aura mis un terme en le faisant entrer dans les ordres sacrés.

Jean Flécher ne se trouvant pas porté sur la liste des recteurs de Nizon, dont nous avons les noms depuis l’an 1300 jusqu’à ce jour, et Jean du Faou, père de Geneviève, ayant vécu en 1426, il y a lieu de croire que les événements racontés dans la ballade se sont passés vers le milieu du quinzième siècle, et qu’ils ont été chantés peu après, puisque le poète nous assure qu’il a vu le prêtre pleurer près du tombeau de celle qu’il aimait. Ce poète, né en Tréguier, comme l’atteste le dialecte qu’il a suivi, voyageait sans doute alors en Cornouaille, où j’ai entendu chanter pour la première fois la pièce à une pauvre femme de Nizon, nommée Catherine Pikan.

Mélodie originale