Barzaz Breiz/1846/Le Carnaval de Rosporden
Les fêtes du carnaval étaient prohibées dès le cinquième siècle. Le concile de Tours punit de peines très-sévères, que les divers statuts synodaux de l’Église de Bretagne ont fait revivre, ceux qui prennent part à ses orgies. Les prédicateurs bretons citent, pour en détourner, mille faits épouvantables. Ils racontent qu’un jeune homme ne put parvenir à arracher son masque, et qu’il le porta toute sa vie collé sur son visage ; qu’un autre ne put se dépouiller d’une peau de taureau dont il s’était revêtu, fut changé en bête, et revenait la nuit rôder et mugir autour de sa demeure ; qu’un troisième fut puni d’une manière plus épouvantable encore. La ballade dont son histoire fait le sujet fut chantée, dit-on, pour la première fois, par un révérend père capucin qui arrivait de Rosporden, et prêchait un soir dans la cathédrale de Quimper. Il venait de tonner contre les plaisirs du carnaval avec une telle véhémence, et s’était exalté a un tel point, qu’il était retombé dans son fauteuil, la tête dans les deux mains, épuisé de lassitude. Tout à coup il se dresse de toute sa hauteur ; les lumières s’éteignent comme d’elles-mêmes ; la petite lampe du sanctuaire reste seule allumée. La foule, un moment immobile, lève les yeux vers lui, et, au milieu des ténèbres et du silence général, il chante ce qu’on va lire.
Le vingt septième jour du mois de février de l’année mil quatre cent quatre-vingt-six, pendant les jours gras, est arrivé un grand malheur dans la ville de Rosporden. — Écoutez, chrétiens !
Trois jeunes débauchés étaient en une hôtellerie, où le vin qu’ils buvaient à plein pot faisait bouillir leur sang. Quand ils eurent assez bu et assez mangé : — Habillons-nous de peaux de bêtes et allons courir ! —
L’un de ces trois garçons, le plus chétif, voyant ses camarades s’éloigner, s’en alla droit au cimetière, et plaça sur sa tête, sur sa tête le crâne d’un mort ! C’était horrible à voir !
Et dans les trous des deux yeux, il mit deux lumières, et s’élança comme un démon, à travers les rues. Les enfants tout effrayés fuyaient devant lui, et les hommes raisonnables eux-mêmes s’éloignaient à son approche.
Ils avaient fait leur tour sans se rencontrer, quand ils arrivèrent tous trois ensemble, dans un coin de cette ville.
Et eux, alors, de hurler, et de bondir, et de railler tous trois. — Seigneur Dieu ! où es-tu ? Viens t’ébattre avec nous ! —
Dieu, fatigué de les voir, frappa un si grand coup, qu’il fit trembler toutes les maisons de la ville ; tous les habitants se recueillirent dans leur cœur, croyant que la fin du monde était venue.
Le plus jeune, avant de s’aller coucher, revint porter la tête de mort au cimetière, et il lui dit en lui tournant le dos :
— Viens donc chez moi, tête de mort ; viens-t’en demain souper. —
Alors il prit le chemin de sa maison pour se reposer ; il se mit au lit et dormit toute la nuit ; le lendemain matin en se levant, il s’en alla travailler, sans plus songer ni à la veille ni à la fête.
Il saisit sa fourche, et s’en alla travailler, en chantant à tue-tête, en chantant sans souci.
Or, comme tout le monde soupait, vers l’heure où la nuit s’ouvre, on entendit quelqu’un qui frappait à la porte.
Le valet se leva aussitôt pour ouvrir ; il fut si épouvanté, qu’il tomba à la renverse.
Deux autres personnes s’élancèrent à l’instant pour le relever ; elles furent si troublées, qu’elles moururent subitement.
Le mort s’avançait lentement jusqu’au milieu de la maison :
— Me voici venu souper, souper avec toi. Allons donc, cher ami, ce n’est pas loin d’ici ; allons nous asseoir ensemble à ma table, elle est dressée dans ma tombe. —
Hélas ! il n’avait pas fini de parler, que le jeune homme éperdu jetait un cri épouvantable ; il n’avait pas achevé, que la tête du malheureux frappait violemment la terre et s’y brisait.
La tradition donne au capucin cité plus haut le nom de Père Morin (Ann tad Morin), et lui attribue la ballade ; mais nous pensons que c’est par erreur, car le Père Morin a dû mourir vers 1480. Le peuple en a fait un prophète : c’est lui qui prédisait aux Bretons leur union à la France, en punition de leurs péchés :
« Quand le ciel est rouge le soir, s’écriait-il un jour, vous dites : La tempête viendra. Eh bien, regardez du côté du pays des Franks ; l’horizon est en feu. En vérité, en vérité, je vous l’annonce, encore un peu de temps, et l’un verra le roi de France et le duc de Bretagne chevaucher en même selle et sur même cheval ! » S’il est l’auteur de la ballade, ce qui supposerait une erreur de quelques années dans la date qu’elle porte, nous le soupçonnerions fort d’avoir embelli l’histoire. Nous avons entendu, il est vrai, raconter aux vieilles gens de Rosporden qu’un jeune homme de cette ville fut trouvé mort, un surlendemain de mardi gras, des suites du carnaval, pendant lequel on l’avait vu parcourir la ville la fête dans le crâne d’un mort ; mais ils ne disent mot de l’apparition merveilleuse, qui semble appartenir à une tradition antérieure, également populaire en Allemagne, en Espagne et en France. Le caractère de notre don Juan en sabots ne nous paraît pas moins fortement empreint de puissance et d’horreur que le type élégant et poli des scènes allemande, espagnole et française. Leur création appartient à une civilisation avancée ; la nôtre, à un peuple dans toute la vigueur de ses mœurs primitives. Chez les uns, ce n’est qu’une statue outragée qui se meut, parle et punit ; c’est le mort en personne, chez les autres, qui vient tirer vengeance de celui qui a osé profaner son crâne, son crâne baptisé, tout ce qu’il y a de plus sacré pour un Breton, après Dieu, la Vierge et les saints.
Pas de partition dans cette édition