Barzaz Breiz/1846/Le Retour d’Angleterre

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LE RETOUR D’ANGLETERRE.


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ARGUMENT.


Ce chant étant un épisode de la conquête de l’Angleterre par les Normands, nous ne saurions mieux faire que d’emprunter notre sommaire au bel ouvrage de M. Augustin Thierry.

« Guillaume, dit le grand peintre d’histoire que nous venons de nommer, fit publier son ban de guerre (1066). Il offrit une forte solde et le pillage de l’Angleterre à tout homme robuste et de haute taille qui voudrait le servir de la lance, de l’épée ou de l’arbalète. Il en vint une multitude, par toutes les routes, de loin et de près, du nord et du midi. Il en vint du Maine et de l’Anjou, du Poitou et de la Bretagne, de la France et de la Flandre, de l’Aquitaine et de la Bourgogne, du Piémont et des bords du Rhin. Tous les aventuriers de profession, tous les enfants perdus de l’Europe occidentale accoururent à grandes journées.

« Le comte Eudes de Bretagne envoya à Guillaume ses deux fils pour le servir contre les Anglais. Ces deux jeunes gens, appelés Brian et Alain[1], vinrent au rendez-vous des troupes normandes, accompagnés d’un corps de chevaliers de leur pays[2]. »

Parmi ces auxiliaires du duc de Normandie, se trouvait un jeune Breton dont nos poètes populaires nous ont conservé la touchante histoire, et que j’ai apprise de la bouche d’une paysanne cornouaillaise, Katel Road, de Nizon.


XVII


LE RETOUR D’ANGLETERRE.


( Dialecte de Cornouaille. )


Entre la paroisse de Pouldergat et la paroisse de Plouaré[3], il y a de jeunes gentilshommes qui lèvent une armée pour aller à la guerre, sous les ordres du fils de la Duchesse, qui a rassemblé beaucoup de gens de tous les coins de la Bretagne ;

Pour aller à la guerre, par delà la mer, au pays des Saxons J’ai mon fils Silvestik qu’ils attendent ; j’ai mon fils Silvestik, mon unique enfant, qui part avec l’armée, à la suite des chevaliers du pays.

Une nuit que j’étais couchée, et que je ne dormais pas, j’entendis les filles de Kerlaz chanter la chanson de mon fils ; et moi de me lever aussitôt sur mon séant : — Seigneur Dieu ! Silvestik, où es-tu maintenant ?

Peut-être es-tu à plus de trois cents lieues d’ici, ou jeté dans la grande nier, en pâture aux poissons. Si tu eusses voulu rester près de la mère et de ton père, tu serais fiancé maintenant, bien fiancé ;

Tu serais à présent fiancé et marié à la plus jolie fille du pays, à Mannaik de Pouldergat, à Manna, ta douce belle, et tu serais avec nous et au milieu de les petits enfants, faisant grand bruit dans la maison.

J’ai près de ma porte une petite colombe blanche qui couve dans le creux du rocher de la colline ; j’attacherai à son cou, j’attacherai une lettre avec le ruban de mes noces, et mon fils reviendra.

— Lève-toi, ma petite colombe, lève-toi sur tes deux ailes ; volerais-tu, volerais-tu loin, bien loin, par delà la grande mer, pour savoir si mon fils est encore en vie ?

Volerais-tu jusqu’à l’armée, et me rapporterais-tu des nouvelles de mon pauvre enfant ?

— Voici la petite colombe blanche de ma mère, qui chantait dans le bois ; je la vois qui arrive au mât, je la vois qui rase les flots.

— Bonheur à vous, Silvestik, bonheur à vous, et écoutez : j’ai ici une lettre pour vous.

— Dans trois ans et un jour j’arriverai heureusement ; dans trois ans et un jour je serai près de mon père et de ma mère. —

Deux ans s’écoulèrent, trois ans s’écoulèrent — Adieu, Silvestik, je ne le verrai plus ! Si je trouvais tes pauvres petits os, jetés par la mer au rivage, oh ! je les recueillerais, je les baiserais ! —

Elle n’avait pas fini de parler, qu’un vaisseau de Bretagne vint se perdre à la côte ; qu’un vaisseau du pays, sans rames, les mâts rompus, et fracassé de l’avant à l’arrière, se brisa contre les rochers.

Il était plein de morts ; nul ne saurait dire ou savoir depuis combien de temps il n’avait vu la terre ; et Silvestik était là ; mais ni père, ni mère, hélas ! ni ami n’avait aimé ses yeux !


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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


La conquête de l’Angleterre remontant au onzième siècle (1066), il y a tout lieu de croire que cette ballade a été composée à la même époque. C’est l’opinion de M. Augustin Thierry, qui l’a jugée digne d’être insérée dans son histoire.

Plusieurs des chefs bretons, auxiliaires des Normands, se fixèrent dans les domaines qu’ils devaient à la victoire ; d’autres ne revinrent en Bretagne que longtemps après l’expédition. On comprend ainsi l’histoire de Silvestik. Mais qui était-il ? était-il fils d’un noble ou d’un paysan ? prenait-il part à la guerre comme sergent d’armes ou comme chevalier ? Nous adopterions plutôt ce dernier sentiment. Mais l’histoire n’en dit rien, non plus que la tradition. En revanche, celle-ci nous a conservé de précieux renseignements relatifs à un usage auquel le poëte fait allusion : nous voulons parler du ruban des noces.

Anciennement, disent les vieillards, le jour des noces, chez les riches, avant que l’on se rendît à l’église et que le fiancé fût arrivé, la nouvelle mariée descendait dans la salle du manoir, où les parents et les amis se trouvaient déjà réunis; elle allait s’asseoir sur un lit d’honneur, et le Diskared (on nommait ainsi le plus notable des amants supplantés) s’approchait pour lui ceindre le ruban des noces. Ce ruban devait être blanc comme l’innocence de la jeune fille, rose comme sa beauté, noir comme le deuil qu’allait prendre le diskared. Un baiser était le prix de la tâche étrange que lui imposait la coutume.

On conservait précieusement le ruban des noces dans la cassette des joyaux de la famille, d’où il ne sortait qu’aux jours de fête. Les années venaient : le rose, le blanc et le noir du ruban passaient avec les fraîches couleurs de l’épouse, ses rêves naïfs de jeune fille, et le chagrin de l’amant supplanté ; mais l’amour qu’elle avait juré à son mari, dont le rival avait, pour ainsi dire, noué de sa main les nœuds, ne passait pas : elle en gardait toujours le gage, qui la suivait jusque dans la tombe, comme un emblème d’éternelle foi.

La mère de Silvestik avait aussi son nœud de rubans ; mais il ne lui ramena point son fils : la colombe messagère de la colline ne lui rapporta qu’un rameau d’espérance trompeuse, que le vent des tempêtes devait effeuiller et flétrir avec ses derniers beaux jours et ses dernières joies de mère.



Mélodie originale



  1. Alan, fils d’Hedwije, à laquelle le chant qu’on va lire donne le nom de Duchesse.
  2. T. I, liv. III, p. 323 et 328 (5e édition).
  3. Dans la baie de Douarnenez, à quatre lieues de Quimper, en Cornouaille.