Barzaz Breiz/1846/La Peste d’Elliant

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LA PESTE D’ELLIANT.


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ARGUMENT.


La peste qui désola l’Europe au sixième siècle fit de grands ravages en Cambrie et en Armorique : tous ceux qui en étaient frappés perdaient les cheveux, les dents et la vue[1], jaunissaient, languissaient et ne tardaient pas à mourir[2]. Il y eut des cantons de la Bretagne armoricaine, dont la population fut emportée tout entière. La paroisse d’Elliant, en Cornouaille, fut de ce nombre. Le pays voisin, et celui de Tourc’h en particulier, dut aux prières d’un solitaire nommé Rasian, qui y habitait, le bonheur d’être préservé du fléau. C est ce que nous apprend l’auteur de la Vie de saint Gwénolé, écrite à cette époque et abrégée au neuvième siècle par Gurdestin, abbé de Landevenek.

Dans la première version du chant que j’ai publié sur cet événement, le nom du solitaire n’était pas désigné ; il l’est dans celle qu’on va lire.

IX


LA PESTE D’ELLIANT.


( Dialecte de Cornouaille. )


Entre Langolen et le Faouet, il y a un saint Barde, appelé Père Rasian ;

Il a dit aux hommes du Faouet : Faites célébrer chaque mois une messe, une messe dans votre église.

La peste est partie d’Elliant, mais non pas sans fournée : elle emporte sept mille cent !

En vérité, la Mort est descendue dans le pays d’Elliant, tout le monde a péri, hormis deux personnes :

Une pauvre vieille femme de soixante ans et son fils unique.

« La peste est au bout de ma maison ; quand Dieu voudra elle entrera ; lorsqu’elle entrera, nous sortirons, » disait-elle.

Sur la place publique d’Elliant. on trouverait de l’herbe à faucher, Excepté dans l’étroite ornière de la charrette qui conduit les morts en terre.

Dur eût été le cœur qui n’eût pas pleuré, au pays d’Elliant, quel qu’il fût :

En voyant dix-huit charrettes pleines à la porte du cimetière, et dix-huit autres y venir.

Il y avait neuf enfants dans une même maison, un même tombereau les porta en terre,

Et leur pauvre mère les traînait.

Le père suivait en sifflant... Il avait perdu la raison.


Elle hurlait, elle appelait Dieu, elle était bouleversée corps et âme :

— Enterrez mes neuf fils, et je vous promets un cordon de cire qui fera trois fois le tour de vos murs[3] :

Qui fera trois fois le tour de votre église, et trois fois le tour de votre asile.

J’avais neuf fils que j’avais mis au monde, et voilà que la Mort est venue me les prendre ;

Me les prendre sur le seuil de ma porte ; plus personne pour me donner une petite goutte d’eau ! —

Le cimetière est plein jusqu’aux murs ; l’église pleine jusqu’aux degrés ;

Il faut bénir les champs pour enterrer les cadavres.


Je vois un chêne dans le cimetière, avec un drap blanc à sa cime : la peste a emporté tout le monde.


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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


La Peste d’Elliant ne se chante jamais sans qu’on y joigne la légende que voici :

« C’était jour de pardon au bourg d’Elliant ; un jeune meunier, arrivant au gué avec ses chevaux, vit une belle dame en robe blanche, assise au bord de la rivière, une baguette à la main, qui le pria de lui faire passer l’eau. — Oh ! oui, sûrement, madame, répliqua-t-il ; et déjà elle était en croupe sur sa bête, et bientôt déposée sur l’autre rive. Alors, la belle dame lui dit : — Jeune homme, vous ne savez pas qui vous venez de passer : je suis la Peste. Je viens de faire le tour de la Bretagne, et me rends à l’église du bourg, où l’on sonne la messe ; tous ceux que je frapperai de ma baguette mourront subitement ; pour vous, ne craignez rien, il ne vous arrivera aucun mal, ni à votre mère non plus. »

Et la Peste a tenu parole, me faisait observer naïvement un chanteur ; car la chanson le dit :


« Tout le monde a péri, excepté deux personnes :
Une pauvre vieille et son fils. »


« Savez-vous, nous disait un autre, comment on s’y prit pour lui faire quitter le pays ? On la chanta. Se voyant découverte, elle s’enfuit. Il n’y a pas plus sûr moyen de chasser la Peste que de la chanter ; aussi, depuis ce jour, elle n’a pas reparu. »

Comme nous l’avons déjà dit, la Peste d’Elliant a conservé le ton prophétique de la poésie des anciens bardes, et quelques traces de la forme artificielle qu’ils donnaient à leurs chants. Par exemple, on a remarqué que les strophes 1, 2, 3, 4, 9, 10 et 19 sont des tercets, et que la strophe 4 est allitérée. Si l’on se rappelle maintenant ;

1° Que dans la poésie populaire de là Bretagne, les chants sont toujours contemporains des faits qu’ils célèbrent ;

2° Que les chanteurs ne savent ni lire ni écrire, et qu’ils n’ont par conséquent aucun autre moyen de transmettre à la postérité les événements de leur temps que de les mettre en vers aussitôt qu’ils se sont passés ;

3° Que l’événement ici relaté a eu lieu au sixième siècle, dans la paroisse d’Elliant ;

4° Que le poète populaire nomme comme un contemporain, un saint personnage appelé Rasian, qui vivait effectivement à cette époque, et habitait entre Langolen et le Faouet, c’est-à-dire à Tourc’h[4] ; enfin, si l'on examine avec une sérieuse attention l’œuvre dans toutes ses parties, peut-être pensera-t-on, comme nous, qu’il n’y a pas lieu de la croire postérieure a l’événement dont elle nous a conservé le souvenir.

Ce que nous ne présentons ici que sous la forme du doute, a été proclamé comme un fait et appliqué à la plupart des chants bretons, par M. Wolf, dans un savant ouvrage où il a bien voulu donner à nos idées le poids de son autorité[5].

Mais si nous faisons remonter jusqu’au sixième siècle la composition du chant breton, nous sommes loin de dire qu’il nous est parvenu dans sa pureté primitive. Probablement nous ne possédons qu’un fragment d’un poème beaucoup plus étendu. Cette observation ayant déjà été faite dans notre introduction, nous ne la renouvellerons plus.

îl nous reste à faire observer que la Peste d’Elliant a joui d’une telle popularité, que plusieurs des traits qu’elle renferme sont devenus des lieux communs qu’on trouve dans d’autres chants postérieurs sur des événements semblables.

La première version publiée a été chantée, il y a trente-cinq ans, à la mère de celui qui écrit ces lignes, par une pauvre veuve de la paroisse de Melgven, appelée Marie.

C’est à cette femme qu’on a fait allusion dans l’avant-propos de ce livre.

Quoique la pièce ait beaucoup perdu à la traduction, elle a vivement frappé les critiques à l’époque où elle a paru.

Deux professeurs distingués, l’un à Berlin, l’autre à Paris, l’ont citée pour modèle à leurs auditeurs ; et un des esprits les plus charmants de la littérature moderne, M. Poujoulat, en a parlé ainsi dans une appréciation de ce recueil : « La ballade sur la peste d’Elliant, dit-il, est une des belles ballades bretonnes ; l’expression en est à la fois brève, énergique et sombre ; on y entend comme un sourd gémissement. Le trait de ces neuf enfants d’une même maison portés au cimetière dans un tombereau par leur pauvre mère, et suivis par leur père qui siffle, car il a perdu la raison, est l’image vive d’un grand deuil »



Mélodie originale




  1. « He vleo, he zent, he laget. » Taliesin (Myryrian, t. I, p. 227).
  2. Flavos et exangues efficiebat universos. (Liber Laudavensis, Mss du collège de Jésus, à Oxford.)
  3. Cette sorte de vœu remonte à une haute antiquité. Un concile tenu à Nantes, en 658, l’autorise expressément. (Ap. D. Morice, Hist. de Bret., preuves, t. I, col. 229.)
  4. Sanctus Ratianus propter cladem suae gentis deprecatus est Dominum, et sic in aliis locis multis ita, et nunc exaudivit illum Dominus quando custodivit locum ejus (Tourc’h) a supradicta mortalitate. (V. Cartul. abbat. Landeven. (*) ap. D. Morice, Hist. de Bretagne, t. I, preuves,- col. 175 ; D. Lobineau, Vies des saints de Bretagne, Art. saint Gwénolé ; et l’abbé Tresvaux, ibid., 2° édition, t. I, p. 99.)
    (*) Ce Cartulaire a été écrit au commencement du onzième siècle. » (D. Morice, preuves, t. I, col. 177.)
  5. Uber de Lays, p, 336.