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Barzaz Breiz/1846/Le Clerc de Rohan

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LE CLERC DE ROHAN.


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ARGUMENT.


Jeanne de Rohan, fille d’Alain, sixième du nom, vicomte de Rohan, et d’Isabeau de Léon, épousa, en l’an 1236, Mathieu, seigneur de Bauveau, fils de René, connétable de Naples[1]. L’histoire ne nous en dit pas davantage sur ces deux époux. Nos poètes populaires sont moins laconiques : ils racontent très-longuement les aventures de Jeanne et de son mari, qu’ils appellent Mahé de Traonioli, traduisant en breton les noms français Mathieu et Beauvau[2]. La mère de celui qui écrit ces lignes entendit chanter, il y a soixante-quatre ans, plusieurs couplets de la ballade dont ils sont le sujet à une vieille femme de la paroisse de Névez, appelée Marie Tanguy, et elle fut si frappée du caractère de la pièce, qu’elle en fit une copie à l’aide de laquelle a été retrouvé le chant tout entier.


XXIII


LE CLERC DE ROHAN.


( Dialecte de Cornouaille. )


I.


Il était une gentille enfant de la famille de Rohan ; il n’y avait plus d’autre fille qu’elle.

Entre douze et treize ans, elle consentit à prendre un mari.

Elle consentit à choisir entre barons et chevaliers,

Entre chevaliers et barons qui venaient lui rendre visite ;

Aucun d’eux ne lui plut, excepté le seigneur baron Mathieu,

Le seigneur du château de Tronjoli , homme puissant d’Italie ;

Celui-là plut à son cœur par sa loyauté et sa courtoisie.

Le bonheur des époux avait duré trois ans et demi,

Quand fut portée à tout le monde la nouvelle dit départ pour la guerre d’Orient.

— Comme je suis du plus noble sang, il me faut partir le premier ;

Donc, puisqu’il le faut, mon cousin, je le confie ma femme,

Je le confie ma femme et mon cher fils ; aie bien soin d’eux, bon clerc. —

Le lendemain matin, comme il partait, bien monté, équipé et alerte,

Voici venir la dame qui descendait, en pleurant, les degrés du perron ;

Elle descendait avec son enfant dans ses bras, et sanglotait, la bonne dame.

S’étant approchée de son mari, elle embrassa son genou,

Elle embrassa son genou et l’arrosa de ses larmes.

— Mon cher seigneur, je vous en supplie, au nom du ciel, ne me quittez pas ! —

Le seigneur, attendri, lui tendit la main.

Et il l’enleva de terre dans ses bras, et la fit asseoir devant lui ;

Il la fit asseoir sur son cheval et l’embrassa.

— Chère petite Jeanne, cesse de pleurer ; je serai de retour dans un an. —

Puis il prit son enfant de dessus les genoux de sa douce épouse,

Il le prit entre ses bras, et il le regardait avec tant d’amour !

— N’est-ce pas, mon fils, que, lorsque tu seras grand, tu viendras à la guerre avec ton père ? —

Lorsqu’il sortit de la cour, grands et petits poussaient des cris,

Petits et grands, tout le monde pleurait ; mais le clerc, lui, ne pleurait pas.


II.


Le clerc perfide ainsi parlait à la jeune dame, un matin :

— Voici l’année finie, et la guerre aussi, je présume ;

Voici la guerre finie, et il ne revient pas au château.

Répondez-moi, ma sœur, ma dame, que dit votre cœur ?

Est-ce à présent la mode pour les femmes de rester veuves, bien que leurs maris soient vivants ?

— Tais -toi, misérable clerc ! ton cœur est plein de péchés ;

Si mon mari était ici, il te romprait les membres. —

Quand le clerc l’entendit, il se rendit secrètement au chenil,

Où, avisant le lévrier du seigneur, il lui coupa la gorge.

Et après l’avoir tué, il écrivit avec le sang,

Il écrivit une lettre au seigneur, et la lui adressa à l’armée.

Et cette lettre portait : « Votre femme, cher seigneur, est chagrine ;

« Elle est très-chagrine, votre chère petite femme, à cause d’un malheur qui est arrivé :

« Elle est allée chasser la biche, et votre lévrier fauve est crevé. »

Le baron, ayant lu la lettre, y fit cette réponse :

« Dites à ma femme de ne pas se chagriner, nous avons de l’argent assez :

« Si mon lévrier fauve est mort, hé bien, j’en achèterai un autre, à mon retour ;

« Toutefois, qu’elle n’aille pas trop souvent chasser la biche, car les chasseurs sont dérangés. »


III.


Le méchant clerc vint trouver la dame une seconde fois :

— Vous perdez, madame, votre beauté, à pleurer ainsi nuit et jour.

— Je me soucie peu de ma beauté, quand mon mari ne revient pas.

— Puisqu’il ne revient pas, votre mari, sans doute qu’il est remarié ou mort.

En Orient, il y a de belles filles, qui, de plus, ont beaucoup d’argent.

En Orient, on fait la guerre : bien des gens, hélas ! y périssent.

S’il est remarié, maudissez-le ; s’il est mort, oubliez-le.

— S’il est remarié, je mourrai ; je mourrai s’il est mort.

— On ne jette pas le coffre au feu, parce qu’on en a perdu la clef ;

Une clef neuve, à mon avis, vaut bien mieux qu’une vieille clef.

— Retire-toi, misérable clerc, ta langue est gangrenée par l’impudicité ! —

Quand le clerc l’entendit, il se rendit secrètement à l’écurie.

Il avisa le cheval du seigneur, le plus beau qu’il y eût dans tout le pays,

Blanc comme un œuf et plus doux encore au toucher ; léger comme un oisoau, plein de cœur et de feu.

Qui jamais n’avait mangé d’autre fourrage que de la lande pilée et du seigle vert.

Le clerc, l’ayant considéré, lui enfonça son poignard dans le poitrail.

Quand il l’eut abattu, il écrivit au baron : « Un autre malheur est arrivé au château (ne vous fâchez pas, cher seigneur) :

« Au retour d’une fête de nuit, votre cheval s’est cassé deux jambes. »

Le baron répondit : « Est-il possible que mon cheval se soit tué !

« Mon cheval est tué! mon lévrier crevé ! cousin clerc, conseillez-la !

« Toutefois, ne la grondez pas, mais qu’elle n’aille plus aux fêtes de nuit ;

« Ce ne sont pas seulement les jambes des chevaux, ce sont les unions qu’on y brise. »


IV.


Quelque temps après le clerc revint à la charge :

— Vous m’obéirez, ma dame, ou vous allez mourir !

— J’aime mieux mourir mille fois que d’offenser Dieu mortellement. —

A ces mots, le clerc impudique ne se posséda plus de rage :

Il dégaina son poignard, et le lui lança à la tête ;

Mais l’ange blanc de la dame détourna le coup, et l’arme alla frapper la muraille.

Et la pauvre femme de s’enfuir, et de fermer la porte derrière elle.

Et lui de ressaisir son poignard, furieux comme un chien enragé ;

Et de descendre les escaliers, deux à deux, trois à trois ;

Et droit à la chambre de la nourrice, où l’enfant dormait doucement :

L’enfant y était seul, un bras hors du berceau ;

Un de ses petits bras pendant, l’autre ployé sous sa tête ;

Son petit cœur découvert.... Hélas ! pauvre mère, vous allez pleurer !

Et puis le clerc remonta, et il écrivit en noir et en rouge,

Il écrivit tout d’une haleine au seigneur :

« Dépêchez-vous, dépêchez-vous de revenir ;

« Dépêchez-vous, seigneur, de revenir au château pour y rétablir l’ordre :

« Votre chien est mort, et votre coursier blanc ; mais ce n’est pas cela qui me désole le plus,

« Ce n’est pas cela qui vous désolera le plus vous-même : votre petit enfant, hélas ! il est mort ! «La grande truie l’a dévoré pendant que votre femme était au bal,

« Au bal avec le meunier son galant, qui plante un rosier au château. »


V.


Quand le baron reçut la lettre, il revenait du combat,

Il revenait vers son pays, au son joyeux des trompettes.

A mesure qu’il lisait la lettre, sa colère s’enflammait.

Lorsqu’il eut achevé de la lire, il la froissa entre ses mains ;

Et il la déchira avec les dents, et il en foula les morceaux aux pieds de son cheval.

— Vite, en Bretagne ! Plus vite donc, écuyer, ou je vous passe ma lance au travers du corps ! —

En arrivant au château, il frappa trois coups à la porte de la cour ;

Il frappa à la porte de la cour trois coups qui firent tressaillir tout le monde.

Quand le clerc entendit, il courut pour ouvrir :

— Comment donc, clerc maudit, ne t’avais-je pas confié ma femme ? —

Et il enfonça dans la bouche ouverte du clerc sa lance dont le fer ressortit par la nuque ;

Et de monter les escaliers, et de s’élancer dans la chambre de sa femme.

Et, avant qu’elle pût parler, il la perça de son épée.


VI.


— Seigneur prêtre, dites-moi, qu’avez-vous vu au château ?

— J’ai vu une douleur telle qu’il n’en fut jamais sur la terre ;

J’ai vu mourir une martyre, et son bourreau près d expirer de regret.

— Seigneur prêtre, dites-moi, au carrefour qu’avez-vous vu ?

— J’ai vu une charogne déterrée, en proie aux chiens et aux corbeaux.

— Et qu’avez-vous vu au cimetière, à la clarté de la lune et des étoiles ?

— J’ai vu une dame vêtue de blanc, assise sur une tombe nouvelle,

Un bel enfant sur ses genoux, le cœur percé de part en part ;

A sa droite, un lévrier fauve, un coursier blanc, à sa gauche :

Le premier la gorge coupée, le second le poitrail percé ;

Et ils allongeaient la tête, et ils léchaient ses mains douces ;

Et elle les caressait l’un après l’autre, en souriant,

Et l’enfant, comme s’il eût été jaloux, caressait lui-même sa mère ;

Tant que la lune se coucha ; et je ne vis plus rien ;

Mais j’entendis le rossignol de nuit chanter le chant du paradis.

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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


Le baron, dit le poète populaire, partit pour l’Orient après trois années de mariage. L’histoire nous apprend effectivement qu’en 1239, trois ans après l’époque où eurent lieu les noces de Mathieu de Beauvau et de Jeanne de Rohan, le duc Pierre Mauclerc prit la croix, accompagné d’un grand nombre de seigneurs bretons. La ballade ajoute qu’au bout d’un an, la guerre étant finie, Mathieu revint en Bretagne ; et ici encore elle est conforme à l’histoire, qui fait conclure une trêve au commencement de 1241, entre les Sarrasins et les chrétiens, dont la plupart s’embarquèrent immédiatement à Joppé pour revenir en Europe. Celle même année, nous voyons Mathieu de Beauvau cité, à la requête de l’évêque de Nantes, à comparaître devant l’archevêque de Bourges, pour avoir à se disculper d’excès dont il se serait rendu coupable, comme s’exprime l’acte d’assignation[3]. Ces excès seraient-ils la mort de sa femme et de l’odieux calomniateur de celle-ci ? L’histoire n’en dit rien, mais il y a tout lieu de le croire.



Mélodie originale

Pas de partition dans cette édition



  1. D. Morice, Histoire de Bretagne, t. I, p. 28.
  2. Traon, val (anciennement vau), vallée, et ioli, beau. « Le françois joli est breton d’origine, ou bien resté en France depuis les anciens Gaulois. » (D. le Pelletier, Dictionnaire, col. 453.)
  3. Mandamus quatenus citetis vel citare facietis Bituris coram R. P. archiepiscopo Bituris Matheum de Belvalo, per episcopum Nannetensem super inquisitione excessuum. Datum die Veneris post obturam Assumptionis B. M. anno Dom. 1241. (Acta eccles. Naon., ap. D. Morice, Preuves, t. 1, col. 221.)