Barzaz Breiz/1846/Le baron de Jauioz

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LE BARON DE JAUIOZ.


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ARGUMENT.


Louis, baron de Jauioz, en Languedoc, était fils de Randon Ier et de Flore de Cailus ; son nom appartient à l’histoire du quatorzième siècle, et se lie assez souvent aux principaux événements de la fin de cette grande époque.

Nous le voyons suivre en Bretagne le duc de Berry, son suzerain, que Charles V y envoyait, conjointement avec Bertrand du Guesclin et les ducs de Bourgogne et de Bourbon, combattre et chasser les Anglais (1378) ; nous le retrouvons sous les mêmes drapeaux en Flandre, triomphant des mêmes ennemis ; il prend part à toutes les victoires qu’y remporte le roi de France; il est à Ypres, à Cassel, à Gravelines, au siège de Bourbourg. Quelques années plus tard, il fait son testament à Aigues-Mortes, et s’embarque pour la terre sainte. Son sceau, en cire rouge, porte un écusson à trois pals et un chef chargé de trois hydres ; pour cimier, deux longues oreilles ; et pour légende : S. Loys de Jauioz[1] Selon nos poètes populaires, il aurait, pendant son séjour en Bretagne, acheté à prix d’or, et emmené en France, une jeune fille de nos campagnes, qui serait morte de chagrin. Le Gonidec, dont le nom sera toujours cher aux amis de la langue bretonne, m’a procuré une version de la ballade où sont racontés ses malheurs.

XXVIII


LE BARON DE JAUIOZ.


( Dialecte de Cornouaille. )



I.


Comme j’étais à la rivière à laver, j’entendis soupirer l’oiseau de la Mort :

— Bonne petite Tina, vous ne savez pas ? vous êtes vendue au baron de Jauioz.

— Est-ce vrai, ma mère, ce que j’ai appris ? Est-il vrai que je sois vendue au vieux Jauioz ?

— Ma pauvre petite, je n’en sais rien ; demandez à votre père.

— Mon petit père, dites-moi, est-il vrai que je sois vendue à Loys de Jauioz ?

— Ma chère enfant, je n’en sais rien, demandez à votre frère.

— Lannik, mon frère, dites-moi, suis-je vendue à ce seigneur-là ? — Oui ! vous êtes vendue au baron, et vous allez partir à l’instant ;

— Et vous allez partir sans tarder ; le prix de la vente est reçu :

Cinquante écus d’argent blanc, et autant d’or brillant.

— Ma bonne mère, quels habits mettrai-je, s’il vous plaît ?

Ma robe rouge ou ma robe de laine blanche, que m’a faite ma sœur Hélène ?

Ma robe rouge, ou ma robe blanche et mon petit corset de velours noir ?

— Mettez les habits que vous voudrez ; cela importe peu, ma fille :

Il y a un cheval noir à la porte, attendant que la nuit s’ouvre,

Attendant le moment où la nuit s’ouvrira, un cheval tout équipe qui vous attend. —


II.


Elle n’était pas loin du hameau, qu’elle entendit sonner les cloches.

Alors elle se mit à pleurer : — Adieu, sainte Anne ;

Adieu, cloches de mon pays ; cloches de ma paroisse, adieu ! —

En passant le lac de l’Angoisse, elle vit une bande de morts ;

Elle vit une bande de morts, vêtus de blanc, dans de petites barques ;

Elle vit des morts en foule ; contre sa poitrine ses dents claquaient.

En passant par les vallées du Sang, elle les vit s’élancer à sa suite ;

Son cœur était si plein de douleur, que ses yeux se fermèrent :

Son cœur était si plein de douleur, qu’elle perdit connaissance.


III.


— Prenez un siège, asseyez-vous, en attendant l’heure du repas. —

Le seigneur était près du feu, aussi noir qu’un corbeau ;

La barbe et les cheveux tout blancs, les yeux comme deux tisons.

— Voici une jeune fille que je demande depuis bien longtemps !

Allons, mon enfant, allons, que je vous fasse apprécier une à une mes richesses.

Venez avec moi, ma belle, de c ambre en chambre, compter mon or et mon argent.

— J’aimerais mieux être chez ma mère, à compter les copeaux à jeter au feu.

— Descendons au cellier ensemble goûter du vin doux comme miel.

— J’aimerais mieux boire de l’eau de la prairie dont boivent les chevaux de mon père.

— Venez avec moi de boutique en boutique acheter un manteau de fête.

— J’aimerais mieux une jupe de toile si ma mère me l’avait faite.

— Allons maintenant au vestiaire chercher des festons pour l’orner.

— J’aimerais mieux la tresse blanche que ma sœur Hélène m’ourlait.

— Si j’en juge par vos paroles, j’ai peur que vous ne m’aimiez pas.

Que n’ai-je eu un abcès à la langue, le jour où j’ai été assez fou,

Assez fou pour vous acheter, quand rien ne peut vous consoler ! —


IV.


— Chers petits oiseaux, dans votre vol, je vous en prie, écoutez ma voix :

Vous allez au village, et moi je n’y vais pas ; vous êtes joyeux, moi bien triste.

Faites mes compliments à tous mes compatriotes, quand vous les verrez ;

A la bonne mère qui m’a mise au jour, et au père qui m’a nourrie ;

A la bonne mère qui m’a mise au jour, au vieux prêtre qui m’a baptisée.

Vous direz adieu à tout le monde ; et à mon frère que je lui pardonne. —


V.


Deux ou trois mois après, sa famille était couchée, Était couchée et reposait doucement, vers minuit.

Ni au dedans ni au dehors, aucun bruit ; on entendit à la porte une voix douce :

— Mon père, ma mère, pour l’amour de Dieu, faites prier pour moi ;

Priez aussi et prenez le deuil : votre fille est sur les tréteaux funèbres. —


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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


Nos poëtes populaires ne réussissent jamais mieux que lorsqu’ils peuvent se mettre eux-mêmes naturellement à la place de leurs acteurs, et qu’ils ont a peindre quelques-uns des sentiments les plus énergiques des cœurs bretons : l’amour du pays, par exemple. Le poëme qu’on vient de lire en est une preuve bien frappante.

L’oiseau de la Mort (un petit oiseau gris qui chante, l’hiver, dans les landes, d’une voix douce et triste) prédit a la jeune fille ses malheurs, comme la corneille noire au berger de Virgile. Elle interroge son père, sa mère, tout le monde ; personne n’ose lui répondre. Enfin elle s’adresse a son frère, et la fatale vérité éclate comme la foudre ; elle l’apprend d’un cœur résigné ; Bientôt elle part sans se plaindre. Elle a contenu jusque-là sa douleur. Mais les cloches de la paroisse se font entendre ; elle n’y peut plus tenir ; son cœur se brise. Le poëte nous révèle ici une des plus chères affections du paysan breton ; ses cloches : ce sont pour lui comme des sœurs. Leur nomination est une fête pour la paroisse ; chacun se pare de ses plus beaux habits ; on chante, on boit, on danse jusqu’au coucher du soleil. Lorsque, durant la révolution, elles furent enlevées pour être jetées en fonte et faire des canons, la consternation fut générale ; on ne voyait au pied des clochers que des femmes et des enfants qui tombaient à genoux, en barrant le passage aux soldats et en criant miséricorde ; on aurait dit qu’un grand malheur menaçait le pays. Aussi pleurait-elle, la pauvre Tina, en entendant sonner, pour la dernière fois, les cloches de son village, et en leur faisant ses adieux. Mais où va-t-elle ? que veulent dire ces petites barques pleines de morts et ce lac de l’Angoisse et ces vallées du Sang ? En quel pays l’emporte son coursier noir ? en France. Tels sont les traits sous les quels le poète représente ce pays. Ces traits sont ceux que les anciens Bretons prêtaient, comme nous l’avons vu, à leur enfer. C’est la terre étrangère, tombeau du cœur et des joies de la patrie.

Comme pendant à l’histoire de Tina, victime de l’étranger français, nous allons citer l’histoire d’une autre paysanne, victime de l’étranger anglais.



Mélodie originale



  1. Chartes des Ordres, v. XV, f. 6933.