Barzaz Breiz/1883/Introduction

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Barzaz Breiz/1883
Barzaz BreizDidier et Cie (p. xi-lxxxii).

INTRODUCTION



I


« S’il s’est conservé quelque part, en Gaule, des bardes, et des bardes en possession de traditions druidiques, ce n’a pu être que dans l’Armorique, dans cette province qui a formé, pendant plusieurs siècles, un État indépendant, et qui, malgré sa réunion à la France, est restée celtique et gauloise de physionomie, de costume et de langue, jusqu’à nos jours[1] ! »

Telle est l’opinion d’un critique français trop tôt ravi à la science et à ses amis. Quelque peu ambitieuse qu’elle soit, elle eût passé, près des savants du dernier siècle, pour une hypothèse absurde ; les anciens Bretons étant à leurs yeux des barbares « qui ne cultivaient point les muses, et leur langue, à en juger par celle des Bretons d’aujourd’hui, un jargon grossier qui ne paraît pas pouvoir se prêter à la mesure, à la douceur et à l’harmonie des vers[2]. »

Ainsi pensaient les hommes éclairés de cette époque ; ils mettaient de niveau, dans l’ordre des intelligences, l’Armoricain et le sauvage du Kamtchatka : mais, en vérité, c’était pousser trop loin l’indulgence pour le premier, et se rendre coupable d’une grave injustice à l’égard du second ; car le sauvage des glaces du Nord a une poésie qui lui est propre, et le Breton n’en aurait pas.

Cette manière de voir n’était point nouvelle. Abailard traitait ses compatriotes de barbares ; il se plaignait d’être forcé de vivre au milieu d’eux, et se vantait de ne pas savoir leur langue, qui, disait-il, le faisait rougir[3]. Au reste, l’histoire de Bretagne n’offre pas seule ce phénomène ; il se rencontre dans celle des Gallois, des Irlandais et des montagnards de l’Écosse, qui ont été, à l’égard de l’Angleterre, dans les mêmes rapports nationaux que les Armoricains à l’égard de la France ; il doit se présenter dans l’histoire de tous les petits peuples qu’ont fini par s’incorporer les grandes nations qui les avoisinent.

Partout une espèce d’anathème a été lancée contre ces races malheureuses que leur fortune seule a trahies : partout, frappées d’ostracisme, elles ont été longtemps bannies du domaine de la science ; et même aujourd’hui qu’elles n’ont plus à gémir sous la tyrannie du glaive, le despotisme intellectuel ne les a pas encore délivrées de son joug sur tous les points de l’Europe.

Plus juste en France qu’à l’étranger, et moins préoccupée d’idées d’un autre temps ; plus éclairée, plus accueillante, et tout à fait dégagée des liens étroits d’un patriotisme exclusif, la critique moderne comprend mieux ses devoirs. Des hauteurs sereines où elle règne, elle jette un bienveillant et libre regard autour d’elle. Vainqueurs et vaincus réconciliés, grands et peuple, égaux à ses yeux, sont admis à sa cour. Comme elle a reçu avec orgueil les palmes lyriques du troubadour provençal et les lauriers épiques du trouvère français, elle accueille gracieusement le rameau de bouleau fleuri, couronne des vieux bardes, que la muse bretonne, longtemps fugitive et proscrite, vient lui offrir à son tour.


II


Quoiqu’il ne soit pas de mon sujet d’écrire l’histoire des anciens bardes, il me semble indispensable, pour l’intelligence des considérations dans lesquelles je vais entrer, de placer ici un petit nombre d’observations sommaires sur leur langue, leur état et leur condition dans l’île de Bretagne, dans la Gaule et dans l’Armorique.

Mais une première question se présente :

Les bardes antérieurs à l’ère chrétienne sont-ils bien les ancêtres des bardes de nos jours, et leur langue est-elle l’aïeule de la langue de ces derniers ?

J’ai essayé de répondre ailleurs[4] à cette question importante que d’autres philologues ont traitée depuis de manière à satisfaire les juges les plus prévenus et à fixer enfin l’opinion de l’Europe savante[5] ; on me permettra donc de ne pas rentrer aujourd’hui dans la discussion des faits, et de me borner à reproduire les conclusions de la science.

Un certain nombre de mots cités par les écrivains grecs ou latins comme appartenant à la langue des bardes de la Gaule ou de l’île de Bretagne, à commencer par leur nom lui-même[6], se retrouvent, avec le sens qu’ils leur donnent, dans la bouche des poëtes modernes de la Bretagne française, du pays de Galles, de l’Irlande et de la Haute Écosse.

Une foule de noms d’hommes, de peuples, de lieux mentionnés dans les écrits des Anciens sont communs à ces différents pays, ou ont des racines communes.

Les dictionnaires bretons, gallois, irlandais et gaëliques ofrent une multitude de locutions semblables exprimant la même idée, et l’on pourrait, à l’aide de ces dictionnaires, composer un vocabulaire dont chaque expression appartiendrait à chacun des idiomes cités en particulier, et à tous en général.

Enfin, leur grammaire présente des caractères fondamentaux identiques.

Donc la langue des poëtes modernes de la Bretagne, du pays de Galles, de l’Irlande et de la Haute Écosse représente, plus ou moins, quant au fond, celle des anciens bardes ; elle appartient à une couche aussi évidemment celtique que les idiomes romans appartiennent à une couche latine.

Les chantres fameux dont les arrière-descendants se font entendre encore dans les mêmes contrées, passaient pour originaires de la Grande-Bretagne[7]. Initiés comme les augures à la science divinatoire, ils partageaient avec les druides la puissance sacerdotale, et formaient, dans la société, une des classes les plus honorées[8].

Le plus ancien monument qui en fasse mention remonte à quelques siècles avant l’ère chrétienne.

Plusieurs vieux historiens, dit Diodore de Sicile, Hécatée entre autres, nous apprennent qu’il y a une île de l’Océan, opposée à la Gaule celtique et située vers le nord, où le Soleil est adoré par-dessus toutes les divinités. Les habitants le célèbrent perpétuellement dans leurs chants, lui rendent les plus grands honneurs et passent pour ses prêtres. Le dieu a dans cette île un magnifique bois sacré, au milieu duquel s’élève un temple merveilleux de forme circulaire, rempli de votives offrandes. La ville voisine lui est également dédiée ; un grand nombre d’entre les habitants savent jouer de la harpe, et en jouent dans l’intérieur du sanctuaire, en chantant à la louange de leur divinité des hymnes sacrés où ils vantent ses actions glorieuses ; le gouvernement de la cité et la garde du temple appartiennent aux bardes[9] qui héritent de cette charge par une succession non interrompue[10].

Au caractère religieux, les bardes joignaient un caractère national et civil, qu’il n’est pas moins important de remarquer. Dans la guerre, ils animaient de leurs prophétiques accents le courage de leurs compatriotes, en leur prédisant la victoire ; dans la paix, tout à la fois juges des mœurs et historiens, ils célébraient les nobles actions des uns, et dévouaient au blâme les actions coupables des autres[11]. Si l’on consultait les lois de Moelmud, qui passent, près de quelques critiques, pour un remaniement ultérieur de lois préexistantes à l’établissement du christianisme, mais qui, du moins, sont antérieures à celles de Hoel le Bon, législateur gallois du dixième siècle, on les trouverait assez d’accord avec les autorités anciennes que nous venons de citer.

Selon ces lois, le devoir des bardes est de répandre et de maintenir toutes les connaissances de nature à étendre l’amour de la vertu et de la sagesse. Ils doivent tenir un registre de chaque action mémorable, soit de l’individu, soit de la tribu ; de tous les événements du temps, de tous les phénomènes de la nature, de toutes les guerres, de toutes les victoires ; ils sont chargés de l’éducation de la jeunesse ; ils ont des franchises particulières ; ils sont mis de niveau avec le chef et l’agriculture, et regardés comme un des trois piliers de l’existence sociale[12].

Quoi qu’il en soit, cette institution paraît s’être conservée plus longtemps et plus purement chez les Bretons insulaires que chez les Gaulois, parmi lesquels elle avait été importée, dit-on[13], puisque César nous apprend que quiconque aspirait à connaître à fond les mystères de la science devait aller les apprendre de la bouche des bardes de l’île de Bretagne.

L’Armorique souffrait néanmoins exception ; bien qu’elle fit partie de la Gaule, et qu’elle en parlât un dialecte[14], sa position géographique, ses forêts, ses montagnes et la mer l’avaient mise à l’abri des influences étrangères, et ses bardes conservaient encore au quatrième siècle de l’ère chrétienne leur caractère primitif.

Ausone connut l’un d’eux qui était prêtre du Soleil, comme les bardes insulaires dont parle Hécatée : « C’était, dit-il, un vieillard ; il se nommait Phœbitius ; il composait et chantait des hymnes[15] en l’honneur du dieu Bélen ; il appartenait à une famille de druides de la nation armoricaine. »

Mais ces poëtes ne devaient pas tarder à dégénérer : Ausone semble l’insinuer, quand il fait observer que Phœbitius est pauvre, malgré son illustre origine, et que son état ne l’a guère enrichi.

Les bardes insulaires subissaient déjà le sort des bardes gaulois ; quelques-uns d’entre eux prennent encore, il est vrai, à la fin du cinquième siècle, le triple nom de barde, de devin et de druide[16] ; ils gourmandent les rois et les peuples ; ils dispensent librement le blâme et la louange ; leur personne n’a pas cessé d’être inviolable et respectée ; ils se vantent d’être les descendants directs des anciens bardes de l’île de Bretagne[17] ; cependant le plus grand nombre, sinon tous, n’ont pu se soustraire à l’influence des événements qui entraînent l’Europe entière vers des destinées nouvelles ; ils sont tombés dans un état peut-être moins subalterne que celui des bardes gaulois, mais certainement bien inférieur à la position sociale qu’ils occupaient jadis.

Leurs plus anciens monuments poétiques, contre l’authenticité desquels les objections ont complètement disparu devant les investigations d’une critique éclairée et impartiale, comme l’a très-bien dit M. Renan, nous signalent cette décadence. Ils nous montrent les bardes pour la plupart sous le patronage des chefs nationaux. Nous les voyons s’asseoir à leur table, coucher dans leur palais, les accompagner à la guerre. Ils forment une portion régulière et constituée de chaque famille noble ; ils y occupent un rang distingué, ils ont des droits et des privilèges, en même temps que des devoirs à remplir[18].

Or cette époque était celle où les Bretons insulaires émigraient en masse en Armorique. Leur premier passage avait eu lieu du plein consentement des habitants de l’île ; maintenant ils étaient forcés : les Bretons fuyaient la domination saxonne.

En allant par delà les mers chercher leur nouvelle patrie, dit un auteur contemporain, ils chantaient sous leurs voiles, au lieu de la chanson des rameurs[19], le triste psaume des Hébreux, sans doute traduit en breton pour la circonstance : « Vous nous avez livrés, Seigneur, comme des brebis pour un festin, et vous nous avez dispersés parmi les nations. »

Les émigrations devinrent si fréquentes et si nombreuses que l’île parut dépeuplée[20] et que peu de siècles après, le chef saxon Ina, craignant de manquer de sujets, députa vers les émigrés pour les prier de revenir, leur faisant les plus belles promesses. Égalant, absorbant même la population indigène, ils n’eurent pas de peine à faire prévaloir parmi elle leurs lois et leur forme de gouvernement. Aussi l’Armorique se divisait-elle, au cinquième siècle, comme la Cambrie, en plusieurs petits États indépendants. C’étaient les comtés de Vannes, de Cornouaille, de Léon et de Tréguier, pays celtiques par leur langage, leurs coutumes et leurs lois. Les peuples qui en faisaient partie, outre leur évêque venu de l’île, avaient, comme les Bretons cambriens, leur chef particulier, quelquefois dominé par un chef suprême d’abord éligible, mais qui plus tard devint héréditaire, et qui finit par réunir à sa couronne les comtés indépendants voisins de son domaine.

Maintenant on concevra facilement pourquoi les plus anciens de ces princes dont l’histoire nous a transmis les noms : Riotime, ce konan ou chef couronné des Bretons, qui a pu être le prototype du fabuleux Conan Mériadec ; Gradlon-maur, Budik, Ilouel, Fragan et les autres, sont tous des insulaires.

Leurs bardes, qui formaient une partie essentielle de chaque famille noble chez les Cambriens aux cinquième et sixième siècles, les accompagnèrent en Armorique.

De ce nombre fut Taliésin, à qui on donne le titre de prince des bardes, des prophètes et des druides de l’Occident[21]. Les anciennes annales des Bretons du continent, comme celles de l’île de Bretagne, le font vivre sur la fin de sa vie au pays des Vénètes, près de l’émigré Gildas, ancien barde lui-même, qui passe pour l’avoir converti au christianisme[22].

Dans un comté voisin régnait alors le chef Jud-Hael ou Judes le Généreux, aussi de race cambrienne. Or Jud-Hael, peu de temps après l’arrivée du barde sur le continent, avait eu un songe ; il avait rêvé qu’il voyait une haute montagne au sommet de laquelle s’élevait, sur une base d’ivoire, une grande colonne dont les pieds s’enfonçaient profondément dans la terre, et dont le front chargé de rameaux touchait le ciel. La partie inférieure était de fer, brillant comme l’étain le plus poli et le plus épuré ; tout autour étaient attachés des anneaux de même métal, auxquels on voyait suspendus des cuirasses, des lances, des casques, des javelots, des freins, des brides et des selles, des trompettes guerrières et des boucliers de toute forme. La partie supérieure était d’or et brillait, dit l’historien de Jud-Hael, comme un phare élevé sur le bord de la mer ; tout autour étaient attachés des anneaux d’or auxquels pendaient des candélabres, des encensoirs, des étoles, des ciboires, des calices et des évangiles. Comme le prince admirait cette colonne, le ciel s’ouvrit, une jeune fille d’une merveilleuse beauté en descendit, et s’approchant de lui : « Je te salue, dit-elle, ô chef Jud-Hael : je suis celle à qui tu confieras pour quelque temps la garde de cette colonne et de tous ses ornements ; j’y suis prédestinée. » Ayant ainsi parlé, le ciel se ferma, et la jeune fille disparut.

Le lendemain en s’éveillant Jud-Hael se souvint de son rêve, et comme personne ne pouvait lui en donner l’explication, il pensa qu’il fallait envoyer consulter le barde Taliésin, fils d’Onis, ce devin d’une si rare sagacité, dont les chants merveilleux, interprètes de l’avenir, prédisaient aux hommes leurs destinées[23]. Taliésin, alors exilé de son pays natal, habitait, comme on l’a dit, de ce côté-ci de la mer, près de Gildas, au pays gouverné par le comte Warok[24]. Le messager royal se rendit vers lui et lui rapporta ces paroles de Jud-Hael : « O toi qui interprètes si bien toute chose ambiguë, vois et juge le songe merveilleux que j’ai fait, et que j’ai conté à beaucoup de gens sans que personne ait pu me l’expliquer. » Puis il lui fit part du songe de son maître.

« Ton seigneur Jud-Hael règne bon et heureux, répondit le barde, mais il aura un fils qui régnera meilleur et plus heureux que lui sur la terre et au ciel, et qui sera père des plus braves enfants de toute la nation bretonne, lesquels seront pères eux-mêmes de comtes royaux et de pontifes bienheureux, et régneront sur les successeurs du chef de la race, dans tout le pays, depuis le plus petit jusqu’au plus grand. Or ce chef de la race sera l’un des plus grands d’entre les guerriers de la terre et n’aura point d’égal parmi les guerriers du ciel : la première moitié de sa vie appartiendra au siècle, la seconde moitié à Dieu. »

En quittant le monde, après un règne glorieux, pour entrer dans le cloître, Judik-Hael, fils de Jud-Hael, réalisa la prédiction de Taliésin et contribua beaucoup à étendre la renommée du poëte en Armorique.

D’autres bardes, et en grand nombre, y émigrèrent comme lui. Deux des plus célèbres, saint Sulio et Hyvarnion, y moururent. La vocation poétique du premier, que les Gallois appellent saint Y Sulio, et dont ils ont quelques poésies, se décida et fut assurée d’une manière assez singulière.

Il jouait un jour avec ses frères dans les jardins de son père, comte de Powys, quand il entendit au dehors les sons d’un instrument de musique mêlés à des chants. C’étaient des moines qui passaient, leur abbé à leur tête, une harpe à la main, en chantant les louanges de Dieu. Le saint enfant fut si ravi de la beauté de leurs hymnes, qu’il dit à ses frères : « Retournez à vos jeux, vous autres ; pour moi, je m’en vais avec ces personnes-ci, car je veux apprendre d’elles à composer de beaux cantiques comme elles en savent faire. » Il suivit les moines, et ses frères coururent annoncer sa fuite à leur père, qui envoya trente hommes armés avec ordre de tuer l’abbé et de lui ramener son fils. Mais les religieux l’avaient prévenu en envoyant l’enfant dans un monastère d’Armorique, dont plus tard il devint prieur[25].

Hyvarnion, d’une classe inférieure à celle de saint Sulio, paraît n’avoir quitté l’île de Bretagne que pour chercher sur le continent, où la paix la plus grande régnait, disait-on, les moyens d’exercer son art en pleine sécurité.

« Comme il estoit, dit Albert le Grand, parfaict musicien et compositeur de balets et chansons, le roy Childebert, qui se délectoit à la musique, l’appointa en sa maison et lui donna de grands gages. » Mais ce ne fut pas la seule cause qui le fixa en Armorique : une nuit, continue le naïf traducteur, il songea qu’il avoit espousé une jeune vierge du païs. Un ange lui estoit apparu en lui disant : Vous la rencontrerez demain, sur votre chemin, près de la fontaine : elle s’appelle Rivanone[26]. »

Cette jeune fille était de la même profession que lui[27] ; il la rencontra en effet près de la fontaine : il l’épousa et eut d’elle un fils nommé Hervé, qui naquit aveugle, et chantait, dès l’âge de cinq ans, des cantiques faits par sa mère en attendant qu’il en composât lui-même d’admirables dont l’écho est venu jusqu’à nous.

Ainsi le génie des bardes de l’île de Bretagne s’unissait à la muse d’Armorique, loin des villes, dans la solitude : mystérieux et poétique hymen dont l’avenir devait recueillir les fruits.

Cette fusion des deux génies gaulois et breton s’opérait incontestablement par l’action du christianisme. On se tromperait toutefois en croyant qu’elle eut lieu sans opposition, et que les bardes héritiers de la harpe et des secrets des anciens druides armoricains ne firent aucune résistance à l’invasion d’une croyance nouvelle qui les dépouillait de leur sacerdoce. Si Taliésin désabusé consacrait au Christ les fruits d’une science mystérieuse mûrie au pied d’un autel proscrit ; si les moines, prenant la harpe du barde, entraînaient dans le cloître les enfants des chefs ; si la mère chrétienne enseignait à son fils au berceau à chanter le Dieu mort en croix, il y avait encore des âmes fidèles au culte des ancêtres ; il y avait au fond des bois quelques débris dispersés des collèges druidiques, errants de cabane en cabane, comme ces druides fugitifs de l’île de Bretagne dont parle Tacite. Ils continuaient de donner aux enfants d’Armorique des leçons traditionnelles sur la Divinité, telle que la comprenaient leurs pères[28], et le faisaient avec assez de succès pour effrayer les missionnaires chrétiens et les forcer à les combattre adroitement par leurs propres armes[29]. Devenus hommes, leurs élèves marchaient au combat en invoquant le Dieu-Soleil, ou dansaient, au retour, en son honneur la chanson du glaive, roi de la bataille couronné par l’arc-en-ciel[30]. Leur connaissance des choses de la nature, dont ils s’occupaient si curieusement dans les écoles, celle qu’ils avaient de la médecine et de l’agriculture, assurait leur autorité sur le peuple des campagnes, qui retenait en même temps et les conseils utiles et les leçons païennes.

Parmi ces bardes rebelles au joug de la foi nouvelle, il en est un particulièrement fameux ; c’est Kian, surnommé Gwenc’hlan, ou l’homme de race sainte, né en Armorique au commencement du cinquième siècle. Taliésin, qui, dans sa jeunesse, le connut, dit qu’il composa en l’honneur des guerriers de sa patrie de nombreux chants d’éloges[31], sans doute du genre de ceux des anciens bardes gaulois vantés par Lucain[32], et que Dieu voulut bien, à la prière des bardes ses amis, retarder le moment où il devait cesser de faire entendre ses beaux chants. La chronique de Nennius, écrite au neuvième siècle, le met, avec Taliésin lui-même, Aneurin et Lywarc’h-Henn, au nombre des bardes qui illustrèrent le plus la poésie bretonne[33]. Au quinzième, on fit faire sur un manuscrit beaucoup plus ancien une copie de ses poëmes, qui se conservait encore au dernier siècle dans l’abbaye de Landévénec, où dom Le Pelletier, qui en cite quelques vers dans son dictionnaire, les a consultés. Le père Grégoire de Rostrenen nous apprend qu’elles portaient le titre de Diouganoù (prophéties) : « Ce prophète, dit-il, ou plutôt cet astrologue très-fameux encore de nos jours parmi les Bretons, et dont j’ai vu les prophéties entre les mains du R. P. dom Louis Le Pelletier, était natif du comté de Goélo, en Bretagne-Armorique, et prédit, environ l’an 450, comme il le dit lui-même, ce qui est arrivé depuis dans les deux Bretagnes[34]. »

Gwenc’hlan est toujours aussi célèbre que du temps où ces lignes furent écrites ; mais le précieux recueil de ses poésies a disparu pendant la Révolution, et nous sommes forcés d’en juger par le peu de vers que la tradition populaire a sauvés du naufrage. Il s’y montre sous un double aspect : comme agriculteur et comme barde guerrier.

L’agriculteur, type éclairé de l’homme des champs dans les sociétés primitives, et pilier de l’existence sociale chez les anciens Bretons, est un pauvre vieillard aveugle ; il va de pays en pays, assis sur un petit cheval des montagnes, que son jeune fils conduit par la bride. Il cherche un champ à cultiver et où il pourra bâtir. Comme il sait quelles plantes produit la bonne terre, de temps en temps il demande à l’enfant : « Mon fils, vois-tu verdir le trèfle ? − Je ne vois que la digitale fleurir, répond l’enfant. — Alors, allons plus loin, » reprend le vieillard. Et il poursuit sa route. Lorsqu’il a enfin trouvé le terrain qu’il cherche, il s’arrête ; il descend de cheval, et, assis sur une pierre, au soleil, il indique à son fils les engrais les plus propres à fertiliser le sol et l’ordre des travaux que la culture exige, selon les différentes saisons. La conclusion de ses leçons d’agriculture est très-encourageante :

« Avant la fin du monde la plus mauvaise terre produira le meilleur blé. »

Ses doctrines comme barde guerrier ne sont pas à beaucoup près aussi consolantes, et il le faut mettre, avec Aneurin, au nombre des bardes qui, au lieu de rester étrangers à la guerre, selon certains statuts que l’on attribue à leur ordre, ont rougi le glaive de sang. Le sang des prêtres chrétiens, le sang des moines usurpateurs de la harpe bardique et ravisseurs de la jeune noblesse qu’ils vont élever à leur tour, est surtout celui dont Gwenc’hlan paraît altéré. Il prédit, avec une joie féroce, qu’un jour les hommes du Christ seront traqués et hués comme des bêtes sauvages ; qu’on les égorgera en masse ; que leur sang, coulant à flots, fera tourner la roue du moulin, et qu’elle n’en tournera que mieux ! Sa haine éclate avec une violence nouvelle quand il parle d’un prince chrétien, en guerre avec sa nation, et dont la brutale colère lui fit crever les yeux. Conviant, au milieu de la nuit, les aigles du ciel à un horrible festin de ses ennemis, il leur fait tenir ce langage : « Ce n’est point de la chair pourrie de chiens ou de moutons, c’est de la chair chrétienne qu’il nous faut. »

Puis, à l’exemple des druides dont les hymnes guerriers soutenaient le courage des Gaulois compagnons de Vindex, en leur prédisant la victoire ; à l’exemple de Taliésin et de Merhn pronostiquant la ruine de la race saxonne et le triomphe des indigènes ; Gwenc’hlan, dans une poétique imprécation qui rappelle les diræ preces des druides de l’île de Mona, annonce la défaite des étrangers chrétiens ; il voit le chef armoricain attaquer son rival ; il l’excite ; l’ennemi tombe baigné dans son sang, il voit son cadavre abandonné sur le champ de bataille en pâture aux oiseaux de proie, et livre sa tête au corbeau, son cœur au renard, et son âme au crapaud, symbole du génie du mal[35].

Au milieu de ces cris de vengeance, une plainte toute personnelle échappe quelquefois au vieillard aveugle et malade : comme toujours, l’invincible nature gémit : J’étais jeune et superbe ! Mais bientôt le barde fait taire l’homme, en lui montrant la loi fatale des druides, et, pour consolation, le repos dans l’immortalité après la triple épreuve de la métempsycose.

Les chants des poètes gallois, contemporains de Gwenc’hlan, portent la même empreinte profonde de mélancolie, de fatalisme et d’enthousiasme ; ils respirent le même esprit prophétique et national ; toutefois ils ne sont pas purement païens ; ils offrent en général un mélange de superstitions druidiques et d’idées chrétiennes ; les auteurs ne haïssent point l’Église (ils le disent, du moins), et s’ils l’attaquent, c’est uniquement dans la personne de ses moines de race étrangère, qu’ils flétrissent du nom de fourbes, de gloutons et de méchants.

La victoire du christianisme était donc beaucoup moins avancée en Armorique que dans l’île, à la fin du cinquième siècle, mais dès le milieu du sixième elle était assurée. L’histoire nous l’atteste, et la tradition poétique vient joindre son autorité à celle de l’histoire.

Les paysans bretons en retenant les vers païens dont nous venons de parler, ont sauvé de l’oubli d’autres vers qui attestent la lutte du christianisme naissant contre le vieux druidisme et qui présagent la défaite prochaine de celui-ci. L’un des morceaux conservés par la tradition nous montre le barde Merlin en quête d’objets sacrés pour les druides : une voix l’apostrophe et l’arrête impérieusement, en lui adressant ces belles paroles qu’on retrouve dans plusieurs chants des anciens bardes gallois : « Dieu seul est devin[36]. »

L’autre, dont l’héroïne est une magicienne, offre un étalage encore plus complet de science divinatoire et cabalistique. Taliésin passe pour avoir composé un chant dans le même goût, où il se vante aussi d’être le premier des devins, des enchanteurs, des astrologues et des bardes du monde ; mais sa harpe est loin d’avoir la gamme lugubre, fantastique et sauvage de l’instrument d’airain de la magicienne bretonne. Toutefois, au moment où la sorcière vient de couronner son épouvantable apothéose, en s’écriant : « Si je passais sur terre encore un an ou deux, je bouleverserais l’univers, » une voix semblable à celle qui s’est fait entendre à Merlin lui adresse cette sublime apostrophe : « Jeune fille ! jeune fille ! prenez garde à votre âme ; si ce monde vous appartient, l’autre appartient à Dieu[37] ! »

La même lutte ayant eu lieu en Irlande entre le druidisme et le christianisme, les mêmes souvenirs en sont restés dans la mémoire des poètes populaires. On a publié un dialogue entre Ossian et saint Patrice, où l’apôtre de l’Irlande s’efforce pareillement de détourner le barde de ses vieilles superstitions[38].

Nous pourrons encore trouver çà et là quelques éléments druidiques égarés au milieu de la poésie bretonne, mais elle sera désormais chrétienne. Le chant de la magicienne semble l’anneau qui la rattache au bardisme païen, en marquant le passage des doctrines anciennes aux nouveaux enseignements.

La poésie chrétienne elle-même ne put se soustraire entièrement à l’action du passé. De même que les évêques de la Gaule, ces druides chrétiens, comme les appelle Joseph de Maistre, conservèrent, suivant l’expression du même philosophe, une certaine racine antique qui était bonne ; de même qu’ils greffèrent la foi du Christ sur le chêne des druides et qu’ils n’abattirent pas tous ces arbres sacrés ; ainsi les poëtes nouveaux ne brisèrent point la harpe des anciens bardes, ils y changèrent seulement quelques cordes. Ce fait, dont les monuments gallois des temps barbares nous offrent la preuve, est appuyé sur deux chants bretons de même date. L’auteur du premier met en scène un saint doué, comme les anciens druides, de l’esprit prophétique, et lui fait prédire au roi d’une autre Sodome la submersion de sa capitale[39] ; le second fait prophétiser à un barde chrétien l’invasion de la peste en Bretagne[40].

Par une coïncidence assez remarquable, Taliésin, à la même époque, prédisait l’arrivée du même fléau, en Cambrie, et en menaçait un puissant chef gallois[41]

Les chants que nous venons de mentionner, en y ajoutant les pièces intitulées : l’Enfant supposé, le Vin des Gaulois, la Marche d’Arthur et Alain le Renard, sont le dernier souffle de la poésie savante des Bretons d’Armorique. Nous allons entrer dans le domaine de leur poésie traditionnelle plus particulièrement populaire.


III


Tandis que la muse des bardes d’Armorique chantait sur un mode dont l’art guidait les tons, près d’elle, mais cachée dans l’ombre, une autre muse chantait aussi. C’était la poésie populaire, poésie inculte, sauvage, ignorante ; enfant de la nature dans toute la force du terme, sans autre règle que son caprice, souvent sans conscience d’elle-même, jetant comme l’oiseau ses notes à tout vent ; née du peuple, et vivant recueillie et protégée par le peuple ; confidente intime de ses joies et de ses larmes, harmonieux écho de son âme, dépositaire, enfin, de ses croyances et de son histoire domestique et nationale.

Cette poésie vécut aussi dans l’île de Bretagne, Les bardes lui firent la guerre. Aneurin croit devoir nous prévenir que ses chants sont bardiques et non populaires, tant il paraît redouter qu’on les assimile aux rustiques effusions des ménestrels. Chez les Bretons d’Armorique, au contraire, les ménestrels finirent par vaincre les bardes. Aussi les triades galloises mettent-elles les Armoricains au nombre « des trois peuples qui ont corrompu le bardisme primitif, en y mêlant des principes hétérogènes. »

La poésie populaire avait fait déjà, du vivant de Taliésin, des conquêtes assez nombreuses pour qu’il crût nécessaire de l’attaquer à force ouverte. Le temps a respecté une satire pleine de verve et de colère, où le barde l’anathématise sous le nom de poésie de kler ou d’écoliers.


Les kler, s’écrie-t-il : les vicieuses coutumes poétiques, ils les suivent ; les mélodies sans art, ils les vantent ; la gloire d’insipides héros, ils la chantent ; des nouvelles, ils ne cessent d’en forger ; les commandements de Dieu, ils les violent ; les femmes mariées, ils les flattent dans leurs chansons perfides, ils les séduisent par de tendres paroles ; les belles vierges, ils les corrompent ; toutes les fêtes profanes, ils les chôment ; les honnêtes gens, ils les dénigrent ; leur vie et leur temps, ils les consument inutilement ; la nuit, ils s’enivrent ; le jour, ils dorment ; fainéants, ils vaguent sans rien faire ; l’église, ils la haïssent ; la taverne, ils la hantent ; de misérables gueux forment leur société ; les cours et les plaisirs, ils les recherchent ; tout propos pervers, ils le tiennent ; tout péché mortel, ils le célèbrent ; tout village, toute ville, toute terre, ils les traversent ; toutes les frivolités, ils les aiment. Les commandements de la Trinité, ils s’en moquent ; ni les dimanches, ni les fêtes, ils ne les respectent ; le jour de la nécessité (de la mort), ils ne s’en inquiètent pas ; leur gloutonnerie, ils n’y mettent aucun frein : boire et manger à l’excès, voilà tout ce qu’ils veulent.

« Les oiseaux volent, les abeilles font du miel, les poissons nagent, les reptiles rampent.

« Il n’y a que les kler, les vagabonds et les mendiants qui ne se donnent aucune peine.

« N’aboyez pas contre l’enseignement et l’art des vers. Silence, misérables faussaires, qui usurpez le nom de bardes ! Vous ne savez pas juger, vous autres, entre la vérité et les fables. Si vous êtes les bardes primitifs de la foi, les ministres de l’œuvre de Dieu, prophétisez à votre roi les malheurs qui l’attendent. Quant à moi, je suis devin et chef général des bardes d’Occident[42].

Cette curieuse diatribe, éternel cri de l’art contre la nature ignorante, trop violente sans doute pour être prise à la lettre, est cependant d’une grande valeur historique. Le poëte nous apprend quels étaient les auteurs des chants qui couraient dans la foule, et quel était le genre de leurs compositions au sixième siècle.

Il les divise en kler, ou écoliers-poëtes, en chanteurs ambulants, et en mendiants ; il leur attribue des chansons héroïques et historiques; des chansons de fêtes et d’amour, composées sans goût, sans art, sans critique, et dans des formes nouvelles ; les unes sur des événements du temps, ou sur des personnes vivantes, les autres adressées aux femmes et aux jeunes filles, une assemblée d’évêques tenue à Vannes, en l’année 465, défendait aux prêtres armoricains, aux diacres et aux sous-diacres, d’assister aux réunions profanes où l’on entendait ces chants érotiques[43], et comme s’ils eussent redouté, jusque dans le sanctuaire, l’invasion de la musique profane, ou comme si elle y était déjà entrée, ils prescrivaient au clergé d’Armorique d’avoir une manière de chanter uniforme[44].

Gildas, en s’élevant contre les prêtres qui prennent plaisir à écouter les vociférations de ces poëtes populaires, colporteurs de fables et de bruits ridicules, plutôt que de venir entendre, de la bouche des enfants du Christ, de suaves et saintes mélodies[45], non-seulement confirme l’autorité de Taliésin, lorsque le barde appelle les ménestrels des conteurs de nouvelles, mais encore nous révèle dans la poésie armoricaine du sixième siècle un troisième genre, non plus l’œuvre des bardes ou des ménestrels profanes, mais des poëtes ecclésiastiques.

A ce dernier genre appartenaient ces hymnes que chantaient sous leurs voiles, dans la traversée, les exilés de l’île de Bretagne en Armorique ; les poèmes religieux de saint Sulio ; les cantiques que la mère de saint Hervé enseignait à son fils, comme ceux qu’il composa lui-même et qui le firent choisir pour patron par les poëtes de son pays ; et enfin, ces légendes rimées, en l’honneur des saints, que répétait le peuple dans les cathédrales peu d’années après leur mort[46].

Les Bretons armoricains avaient donc, au sixième siècle, une littérature contenant trois genres très-distincts de poésie populaire, à savoir : des chants mythologiques, héroïques et historiques ; des chants de fêtes et d’amour ; des chants religieux et des vies de saints rimées.


IV


La poésie populaire, dans tous les temps et chez tous les peuples, dès sa naissance, atteint son complet développement. Comme la langue et avec la langue du peuple, elle peut mourir, mais ne change pas de nature. Nous pensons donc qu’on s’égarerait en y cherchant les traces d’un progrès semblable à celui qui règne dans la poésie écrite et artificielle. Elle est complète par cela même qu’elle existe, et il faut la juger comme un tout homogène pour en avoir une idée juste. Les remarques que nous allons soumettre au lecteur seront donc générales, et pourront convenir indifféremment à toutes les époques de l’histoire de la poésie bretonne, depuis les temps les plus reculés. Nous verrons plus tard, en descendant le courant des âges, quelles nuances particulières lui ont données les événements, les mœurs et les temps.

Le principe de toute poésie populaire, c’est l’âme humaine dans son ignorance, dans sa bonne foi, dans sa candeur native ; l’âme, « non sophistiquée, dit Montagne, et sans cognoissance d’aulcune science ni mesme descripture[47] ; » et cependant, pressée par un besoin instinctif de confier à quelque monument traditionnel le souvenir des événements qui surviennent, les émotions qu’elle éprouve, les dogmes religieux ou les aventures des héros.

De ce principe découle une vérité admise par les juges les plus compétents en fait de poésie orale, et qui doit servir de base à tout ce qui suivra, savoir, que les poëtes vraiment populaires sont, en général, contemporains de l’événement, du sentiment, ou de la tradition ou croyance religieuse dont ils sont l’organe, et que, par conséquent, pour trouver la date de leurs œuvres, il faut chercher à quelle époque appartiennent soit les événements et les personnages qu’ils mentionnent, soit les sentiments qu’ils expriment, soit les opinions ou traditions pieuses qu’ils consacrent[48].

Le jugement de la critique s’appuie sur le témoignage des poëtes populaires eux-mêmes :

« Comme je ne sais point lire, dit un chanteur grec, pour ne point oublier cette histoire, j’en ai fait une chanson, afin d’en conserver le souvenir[49]. »

« Celui qui vous chante cette chanson, dit l’auteur de la Bataille de Morat, peut maintenant se nommer ; il a été lui-même témoin de ce qu’il raconte : il s’appelle Jean Ower[50]. »

Cette vérité s’applique, dans sa généralité, aux trois genres de compositions populaires de la Bretagne précédemment indiqués ; les écrivains du moyen âge la reconnaissaient comme nous aujourd’hui :

« Les Bretons, disait Marie de France, au treizième siècle, ont coutume de faire des lais[51] sur les aventures qui ont lieu pour qu’on ne les oublie pas ; j’en ai rimé quelques-uns en français[52]. » Les auteurs anonymes des lais de l’Épine[53] et d’Havelok[54]. tiennent le même langage.

Leur témoignage sur l’usage breton de mettre en chanson les événements contemporains, reçoit une force nouvelle de l’examen de la poésie bretonne.

Le poëte qui a célébré la victoire du héros Lez-Breiz (le Morvan de l’histoire), sur les Franks, termine de la sorte une des parties de son poëme national :

« Ce chant a été composé pour garder le souvenir du combat : qu’il soit répété par les hommes de la Bretagne, en l’honneur du bon seigneur Lez-Breiz : qu’il soit longtemps chanté au loin à la ronde pour réjouir tous ceux du pays »

Voici maintenant le début de la ballade du Rossignol, que Marie de France a arrangée, et dont je publie l’original : « La jeune épouse de Saint-Malo pleurait hier à sa fenêtre. »

Cette précision de date se retrouve au commencement ou dans l’épilogue d’un grand nombre d’autres pièces : « Je frémis de tous mes membres, dit l’auteur des Trois moines rouges ; je frémis de douleur en voyant les malheurs qui frappent la terre, en voyant l’événement qui vient d’avoir lieu près de la ville de Quimper. »

« Moi qui ai composé cette chanson, nous fait observer à son tour l’auteur de Geneviève de Rustéfan, j’ai vu le prêtre dont je parle, qui est maintenant recteur de la paroisse, pleurer bien souvent près de la tombe de Geneviève. »

« Le vingt-septième jour du mois de février de l’année 1486, pendant les jours gras, dit le chantre du Carnaval de Rosporden, est arrivé un grand malheur dans cette ville. »

« En cette année-ci, 1693, répète mot à mot un autre chanteur, est arrivé un grand malheur dans la ville de Lannion. »

Il me serait facile de multiplier les exemples, en les empruntant à des pièces qui se rapportent sans contestation aux événements des trois derniers siècles.

Les chansons d’amour portent aussi invariablement la date du sentiment qu’elles expriment.

Un jeune homme, trahi par sa douce et chantant sa rupture avec elle, se plaint de ne pas savoir écrire et d’être ainsi arrêté dans son poétique essor :

« Si je savais, s’écrie-t-il, lire et écrire ainsi que je sais rimer, comme je ferais vite une chanson ! »

Les cantiques, expression d’une croyance ou d’un sentiment religieux, et les légendes, récit des aventures d’un saint personnage, n’ont pu de même naître que sous l’empire des opinions ou des traditions dont on les a faits dépositaires.

Il serait puéril d’essayer de le démontrer à l’égard des premiers. Quant aux vies de saints, comme ceux qui les riment savent lire et écrire, et ont pu ne pas les emprunter à la tradition orale, il nous semble nécessaire d’insister : la légende de saint Efflamm nous offre un argument sans réplique.

En terminant le récit des aventures du saint et de sa fiancée, l’hagiographe populaire ajoute :

« Afin que vous n’oubliiez pas ces choses qui n’ont encore été consignées en aucun livre, nous les avons tournées en vers pour qu’elles soient chantées dans les églises. »

C’est dire assez que l’actualité et la bonne foi sont deux qualités inhérentes au vrai chant populaire. Le poëte de la nature chante ce qu’il a vu ou ce qu’on lui a rapporté, ce que tout le monde sait comme lui ; il n’a d’autre mérite que celui du choix des matériaux et de la forme poétique. Son but est toujours de rendre la réalité ; car les hommes très-près de la nature, selon la remarque de Chateaubriand, se contentent dans leurs chansons de peindre exactement ce qu’ils voient ; l’artiste, au contraire, cherche l’idéal ; l’un copie, l’autre crée ; l’un poursuit le vrai, l’autre la chimère ; l’un ne sait pas mentir et doit à ses naïvetés des grâces par quoi ses œuvres se comparent à la principale beauté de la poésie parfaite selon l’art, comme l’a si bien dit Montaigne[55] ; l’autre se plait à feindre et réussit par la fiction.

Cette opinion est aussi celle des frères Grimm. Nous pouvons affirmer, observent-ils, que nous n’avons pu parvenir à découvrir un seul mensonge dans les chants du peuple[56]. Aussi, quand un paysan breton veut louer une œuvre de ce genre, il ne dit pas : C’est beau ; il dit : C’est vrai.

Mais un examen détaillé de la poésie populaire de Bretagne, dans son état actuel, infaillible garant de son état passé, jettera un plus grand jour sur la question. Voyons donc quel est aujourd’hui le mobile de cette poésie, eu égard à ses trois genres littéraires, et quels en sont les auteurs.

Et d’abord, à qui s’adresse-t-elle ? — A tous ceux qui parlent breton, au petit peuple des villes, aux habitants des bourgs, des villages et des campagnes, à la masse de la population bretonne, à douze cent mille individus sans culture, sans autre science que l’instruction orale qu’ils reçoivent du clergé, et sans autres biens que le trésor de chants et de traditions qu’ils amassent depuis des siècles ; gens avides d’émotions et de nouvelles, pleins d’imagination, de mémoire et de besoin de connaître, qui vont demander aux chanteurs leurs plaisirs intellectuels de chaque jour.

Chroniqueur et nouvelliste, romancier, légendaire, lyrique sacré, le poëte est tout pour eux.

Le rôle de chroniqueur est celui qu’il joue le plus habituellement. Tout événement, de quelque nature qu’il soit, pour peu qu’il soit récent, et qu’il ait causé une certaine rumeur, lui fournit la matière d’un chant ; si le poëte est en renom, et si l’événement est propre à faire honneur à une famille, cette famille vient souvent le trouver pour le prier de composer un chant qu’elle paye généreusement : j’en ai eu maintes fois la preuve. C’est la foule qui lui indique les sujets qu’il doit traiter ; ce sont les goûts, les instincts, les passions de la foule qu’il suit ; il exprime ses idées, il traduit son opinion, il s’identifie complètement avec elle. Ceci est d’ailleurs, pour les chants du poëte, et par contre-coup pour sa réputation, une question de vie ou de mort ; le peuple est juge et partie, il faut lui plaire à tout prix. Si le chanteur s’avisait de traiter un sujet d’une époque reculée, un sujet étranger aux idées, aux mœurs et aux habitudes actuelles, de prendre pour héros de ses poëmes des personnages avec lesquels le public ne serait pas déjà familiarisé, que la génération nouvelle, ou du moins la génération qui s’en va, ne connaîtrait pas ; s’il lui prenait envie de rimer des aventures qui n’offriraient point à la foule un intérêt récent, croit-on que son œuvre aurait du succès, qu’elle se graverait dans les esprits, en un mot, qu’elle deviendrait populaire et traditionnelle ? Mille fois non !

Du reste, il n’est très-souvent que le guide d’une réunion en verve. Quelqu’un arrive à la veillée et raconte un fait qui vient de se passer : on en cause ; un second visiteur se présente avec de nouveaux détails, les esprits s’échauffent ; survient un troisième qui porte l’émotion à son comble, et tout le monde de s’écrier : « Faisons une chanson ! » Le poëte en renom est naturellement engagé à donner le ton et à commencer ; il se fait d’abord prier (c’est l’usage), puis il entonne : tous répètent après lui la strophe improvisée ; son voisin continue la chanson : on répète encore : un troisième poursuit, avec répétition nouvelle de la part des auditeurs ; un quatrième se pique d’honneur ; chacun des veilleurs, à tour de rôle, fait sa strophe ; et la pièce, œuvre de tous, répétée par tous, et aussitôt retenue que composée, vole, dès le lendemain, de paroisse en paroisse, sur l’aile du refrain, de veillée en veillée. La plupart des ballades se composent ainsi en collaboration : j’ai assisté plus d’une fois à leur naissance. Cette manière d’improviser a un nom dans la langue bretonne, on l’appelle diskan (répétition), et les chanteurs diskanerien ; souvent elle est excitée par la danse ; jamais il ne viendrait à l’esprit de personne de proposer de mettre en chanson le récit d’un événement qui ne serait pas nouveau. Ainsi, la popularité d’un chant dépend des racines plus ou moins profondes que l’événement, le sentiment ou la croyance qui en est le sujet, a jetées dans les esprits, avant qu’on s’en soit emparé pour les chanter. « On ne crée pas plus un morceau de poésie populaire, disent excellemment les frères Grimm, et surtout on ne le fixe pas plus dans la mémoire de tout un peuple, qu’on ne crée a priori, et qu’on ne fait parler une langue à une nation entière. Tenter d’improviser en pareil cas, est une entreprise extravagante, dans laquelle il faut désespérer de réussir. L’homme qui veut faire isolément de la poésie populaire, en tirer de son propre fonds, échoue habituellement, on pourrait presque dire inévitablement, dans la tâche qu’il s’est proposée. »

Un chant existe depuis longtemps, parce qu’il s’est trouvé, au moment où il est né, dans les conditions les plus favorables à une longue existence. Dans les mêmes conditions d’être, un autre jouira du même privilège, mais il ne pourra s’en passer. Réflexion naïve à force d’être juste.

Les chants populaires ressemblent à ces plantes délicates qui ne se couronnent de fleurs que lorsqu’elles ont été semées dans un terrain préparé d’avance.

Quoique les gens du peuple, en Basse-Bretagne, soient généralement doués d’un esprit poétique assez remarquable, et qu’on puisse attribuer indifféremment leurs chansons à la masse, sans distinction de sexe, d’âge ou d’état ; cependant, il est certains individus qui passent pour leurs auteurs : ce sont les meuniers, les tailleurs, les pillaouers ou chiffonniers, les mendiants, et ces poëtes ambulants qui ont retenu le nom usurpé, incompris désormais, hélas ! et bien déchu, de barz (barde).

Personne, excepté les kloer, que Taliésin appelait kler, et les prêtres, dont nous parlerons tout à l’heure, ne se trouve dans une position aussi favorable au développement des facultés poétiques ; personne n’est mieux fait pour jouer le rôle de chroniqueur et de nouvelliste populaire. Leur vie errante, l’exaltation de leur esprit, qui en est la suite naturelle, leurs loisirs, tout les sert merveilleusement.

La seule différence qu’il y ait entre l’existence du meunier et celle des autres chanteurs de ballades, c’est qu’il rentre chaque soir au moulin ; comme eux, du reste, il fait le tour du pays ; il traverse les villes, les bourgs, les villages ; il entre à la ferme et au manoir, il visite le pauvre et le riche ; il se trouve aux foires et aux marchés, il apprend les nouvelles, il les rime et les chante en cheminant ; et sa chanson, répétée par les mendiants, les porte bientôt d’un bout de la Bretagne à l’autre.

En effet, les mendiants, en cela semblables aux anciens rapsodes et aux jongleurs, colportent et répètent plus souvent les chansons des autres qu’ils n’en composent eux-mêmes. Il est très-remarquable que, méprisés ailleurs et le rebut de la société, ces gens soient honorés en Bretagne, et presque l’objet d’un culte affectueux ; cette commisération toute chrétienne emploie les formes les plus naïves et les plus tendres dans les dénominations qu’elle leur donne ; on les appelle : bons pauvres, chers pauvres, pauvrets, pauvres chéris, ou simplement chéris ; quelquefois on les désigne sous le nom d’amis ou de frères du bon Dieu. Nulle part le mendiant n’est rebuté ; il est toujours sûr de trouver un asile et du pain partout, dans le manoir comme dans la chaumière. Dès qu’on l’a entendu réciter ses prières à la porte, ou dès que la voix de son chien a annoncé sa présence (car il est souvent aveugle et n’a généralement d’autre guide qu’un chien), on va au-devant de lui, on l’introduit dans la maison, on se hâte de le débarrasser de sa besace et de son bâton, on le fait asseoir au coin du feu, dans le fauteuil même du chef de famille, et prendre quelque nourriture. Après s’être reposé, il chante à son hôte une chanson nouvelle, et ne le quitte jamais que le front joyeux et la besace plus lourde. Aux noces, on le trouve à la place d’honneur au banquet des pauvres, où il célèbre l’épousée qui le sert elle-même à table.

Le barz occupe dans l’ordre (qu’on me passe cette expression ambitieuse), un rang plus élevé que les autres chanteurs, il représente assez bien, avec le poëte mendiant, mais moins en laid, il faut en convenir, ces gueux et ces ménestrels vagabonds, ombres des bardes primitifs, à qui Taliésin donnait l’injurieux sobriquet de bardes dégénérés, et auxquels il faisait un crime de vivre sans travail et sans gîte, de servir d’échos à la voix publique, de débiter les nouvelles en vogue parmi le peuple et de courir les fêtes et les assemblées. Aucun des reproches qu’il leur adresse ne serait déplacé dans un sermon des missionnaires bretons ; nous en avons entendu plus d’un tenir, à l’égard des chanteurs populaires, un langage peu différent de celui du satirique cambrien.

On pourrait démêler encore, dans les traits des barz ambulants, quelques rayons perdus de la splendeur des anciens bardes. Comme eux ils célèbrent les actions et les faits dignes de mémoire ; ils dispensent avec impartialité, à tous, aux grands et aux petits, le blâme et la louange ; comme eux ils sont poëtes et musiciens ; dans mon enfance, ils essayaient de relever le mérite de leurs chants, en les accompagnant des sons très-peu harmonieux d’un instrument de musique à trois cordes, nommé rébek, que l’on touchait avec un archet, et qui n’était autre que la rote des bardes gallois et bretons du sixième siècle[57].

On sait que ceux de ces poëtes qui étaient aveugles faisaient usage de certaines petites baguettes ou tailles, dont les coches, disposées d’une façon particulière, leur tenaient lieu de caractères, et fixaient dans leur mémoire les chants qu’ils voulaient y graver. Cette espèce de mnémonique s’appelait en Galles l’alphabet des bardes[58] ; plusieurs aveugles s’en servent encore aujourd’hui en Basse-Bretagne pour se rappeler le thème et les diverses parties de leurs ballades.

On sait aussi qu’il était défendu aux bardes cambriens, par leurs propres lois, de s’introduire dans les maisons sans en avoir préalablement obtenu la permission, et qu’ils la demandaient en chantant à la porte[59]. C’est un usage auquel les chanteurs bretons ne manquent jamais de se conformer ; leur salut habituel est : « Dieu vous bénisse, gens de cette maison ! Dieu vous bénisse, petits et grands ! » Ils n’entrent que lorsqu’on leur a répondu : « Dieu vous bénisse aussi, voyageur, qui que vous soyez. » Si on tarde à leur répondre d’entrer, ils doivent passer leur chemin.

Enfin, comme les anciens bardes domestiques chez les Gallois[60], ils sont l’ornement de toutes les fêtes populaires, ils s’assoient et chantent à la table des fermiers, ils figurent dans les mariages du peuple, ils fiancent les futurs époux en vertu de leur art, selon d’antiques et invariables rites, même avant que la cérémonie religieuse ait eu lieu. Ils ont leur part dans les présents de noces. Ils jouissent d’une grande liberté de parole, d’une certaine autorité morale, d’un certain empire sur les esprits ; ils sont aimés, recherchés, honorés, presque autant que l’étaient ceux dont ils mènent à peu près la vie, dans une sphère moins élevée.

De l’histoire sérieuse à la chronique légère, de la chronique au roman d’amour, et de celui-ci au simple récit d’une intrigue amoureuse, ou seulement à l’effusion d’un sentiment vif et personnel, la transition est facile. Nous devons même dire que les chants historiques dont le thème est un événement public ou privé peu important, et les chants domestiques qui offrent quelques traits piquants par leur actualité, rentrent souvent les uns dans les autres. En ce cas, les derniers sont encore l’œuvre des meuniers, ou, le plus souvent, des tailleurs. Le caractère particulier du tailleur est la causticité et la raillerie ; « son oreille est longue, dit le proverbe breton, son œil nuit et jour ouvert, et sa langue aiguë. » Rien ne lui échappe : il chansonne impartialement tout le monde, disant en vers ce qu’il ne pourrait dire en prose. Cela le fait souvent comparer au barbier breton qui, ayant découvert un jour que son maître avait des oreilles de cheval, comme le roi Midas, alla couper, sur la grève, un roseau dont il fit une flûte, pour répandre en tout lieu la nouvelle. Les chants du tailleur sont souvent des satires lors même qu’elles semblent l’être moins. Toute leur valeur, comme celle des ballades, dépend de leur actualité. Le tailleur est au courant de toutes les intrigues secrètes. Il surprend parfois les amours au coin des bois, le soir en revenant chez lui, et se donne le malin plaisir d’en effeuiller la fleur.

On en peut dire autant du meunier et du pillaouer ; ils mériteraient donc assez le reproche que Taliésin adressait à certains chanteurs populaires de son temps : toutefois, s’ils raillent la conduite du prochain, on peut leur rendre cette justice qu’ils ne calomnient jamais.

Les chansons d’amour, quand elles n’ont pas pour auteurs les jeunes filles mêmes qui ont aimé, sont en général l’œuvre des kloer, qui y figurent aussi le plus souvent comme acteurs et comme poëtes. Cette poésie intime, personnelle et sentimentale, forme dans la littérature populaire de Bretagne une branche très-distincte et non moins curieuse, sinon aussi importante, que la branche purement historique.

On donne aujourd’hui le nom de kloer (au singulier kloarek) aux jeunes gens qui font leurs études pour entrer dans l’état ecclésiastique. Il correspond exactement au gallois kler, qui avait très-anciennement une des significations du latin clerus dans la basse latinité, et du français clerc d’école, dans les vieilles chansons. Nous avons vu que déjà du temps de Taliésin, il se prenait, comme de nos jours, dans le sens de ménestrel, de barde d’un rang inférieur, d’écolier-poëte.

Les kloer bretons appartiennent en général à la classe des paysans et quelquefois du petit peuple des villes et des bourgades : les anciens sièges épiscopaux de Tréguier et de Léon, et ceux de Quimper et de Vannes, sont les villes qui en réunissent le plus ; ils y arrivent par bandes, du fond des campagnes, avec leur costume national, leurs longs cheveux, leur langue et leur naïveté rustique. La plupart n’ont guère moins de dix-huit à vingt ans. Ils vivent ensemble dans les faubourgs ; le même galetas leur sert de chambre à coucher, de cuisine, de réfectoire et de salle d’étude. C’est une existence bien différente de celle qu’ils menaient dans les champs ; une révolution complète ne tarde pas à s’opérer en eux ; à mesure que leur corps s’énerve et que leurs mains blanchissent, leur intelligence se développe, leur imagination prend l’essor. L’été et les vacances les ramènent au village ; c’est « la saison, dit un poète breton, où les fleurs s’ouvrent avec le cœur des jeunes gens. » Comment le leur resterait-il fermé ? On ne parle autour d’eux que de fêtes, de plaisirs : s’ils se promènent dans la campagne, pour étudier plus librement, ils sont distraits par les rires joyeux de fringantes jeunes filles aux costumes coquets, qui passent avec leurs galants pour aller à quelque Aire Neuve ; s’ils restent prudemment au village, le verger où ils cherchent l’ombre et la solitude n’est pas moins tentateur : la branche de plus d’un pommier fait briller à leurs yeux de ces vertes pommes d’amour enveloppées d’un papier indiscret auquel les ciseaux d’un jeune homme ont confié un nom chéri, en laissant au soleil le soin de le graver sur le fruit en caractères de feu. Partout des écueils ; aussi, rarement les kloer reviennent à la ville sans y rapporter le germe d’une première passion. Avec elle s’élève dans leur âme un grand orage ; un combat s’y livre entre Dieu et l’amour ; parfois l’amour est le plus fort. L’oisiveté, la réflexion, l’idée d’un bonheur prochain qu’on pourrait cueillir, le contraste de la gêne, des privations, de la servitude présente avec la liberté des bois, l’isolement, le mal du pays, les regrets, contribuent à développer ce sentiment qui n’existait qu’en germe. Un souvenir, un mot, un air qu’on se rappelle : que sais-je ? parfois le son d’un instrument sauvage qui s’éveille au fond du vallon, le font éclater tout à coup ; alors l’écolier jette au feu ses livres de classe, maudit la ville et le collège, renonce à l’état ecclésiastique, et revient au village.

Mais, le plus souvent, Dieu l’emporte. En tout cas, l’écolier-poëte a besoin de « soulager son cœur, » c’est son expression ; ses confidences, il les fait à la muse ; c’est elle qui reçoit ses premiers aveux, qui sourit à ses joies d’enfant, qui essuie ses larmes : naïves et mélancoliques existences qu’Emile Souvestre a peintes d’après nature en des pages charmantes.

Ce qu’on vient de lire fera comprendre pourquoi le vieux satirique que nous avons cité plus haut accuse les kloer de son temps de flatter les femmes par des chansons perfides, et de corrompre les jeunes filles.

Par un instinct naturel à tous les poëtes vraiment populaires, les kloer dont nous parlons n’écrivent jamais. On dirait qu’ils redoutent pour leurs œuvres le sort de ces chansons patoises que vendent, sous leur nom, dans les foires des villes, aux servantes et aux valets, les estimables libraires qui les fabriquent ou les refont. Les kloer préfèrent le siège rustique, mais solide, que leur élève dans son cœur l’habitant des campagnes, au piédestal qu’une publicité banale offre à ses courtisans ; et ils ont raison. La mémoire de l’ouïe, comme l’appellent les anciens bardes, est, en effet, bien autrement tenace que la mémoire des lettres. Écrire et se faire imprimer serait pour les poëtes populaires renoncer à voir leurs chants appris par cœur et répétés de génération en génération.

Devenus prêtres, les kloer brûlent ce qu’ils ont adoré ; ainsi Gildas oubliant, sous le froc du moine, que dans sa jeunesse il avait fait partie du corps des bardes, déclamait contre eux. Kloer, les poètes populaires dédaignaient les chants des mendiants et des chanteurs nomades ; prêtres, ils dédaignent les kloer et leur art, les mendiants et leurs chansons.

Et, cependant, ils tiennent aux uns comme aux autres par plus d’un lien encore. Ils empruntent aux kloer leurs effusions d’amour, et, en changeant l’objet, ils les font monter vers le ciel en cantiques pieux. Les sentiments qu’ils expriment étant toujours vivants dans les cœurs, leurs œuvres, en cela différentes des ballades et des chants domestiques, n’ont besoin, pour devenir populaires, que d’être faites dans une forme vulgaire qui les rende accessibles à l’intelligence et à la mémoire du peuple ; elles se retiennent et se transmettent d’âge en âge, comme des prières. Il n’est donc possible de savoir la date de leur composition qu’en connaissant l’époque précise où vivaient leurs auteurs.

Quant aux histoires édifiantes qui sont le thème des légendes, c’est tout différent. Ces compositions rentrent dans le domaine des chants historiques, et elles n’ont de gage de vie et de popularité qu’autant qu’elles sont fondées sur un ensemble de traditions déjà répandues dans la foule.

Après avoir étudié les chants populaires de la Bretagne, quant à leur principe, montrons que, par leurs éléments constitutifs, leur forme et leur style, ils conviennent aux époques où vécurent les personnages qu’ils mentionnent, et où eurent cours les sentiments, les mœurs et les idées qu’ils nous font connaître.

V


On trouve parmi les chants qui forment ce recueil :

Des ballades dont les personnages ont existé dans l’intervalle qui s’étend depuis le cinquième siècle jusqu’à nos jours ;

Des chansons qui se rapportent à des superstitions druidiques depuis très-longtemps incomprises ; à des fêtes dont l’origine et les cérémonies se perdent dans la nuit des temps ; à un ordre de choses qui a cessé d’être depuis le quinzième siècle ; à des événements sans importance qui ont eu lieu à la même époque ;

Enfin, des légendes de saints bretons des premiers siècles de l’ère chrétienne, et des cantiques qui se rattachent aux fêtes les plus anciennes du catholicisme, ou qui ont pour sujet quelques-unes de ses doctrines fondamentales.

Or, à quelle époque, si l’on ne tenait aucun compte des caractères d’actualité de la poésie populaire indiqués plus haut, devrait-on attribuer les ballades et les chants domestiques des Bretons, car nous ne parlons ni de leurs cantiques, dont les auteurs probables sont connus, ni des légendes auxquelles s’appliqueront nos réflexions sur les chants héroïques et historiques ?

Est-il vrai que ces poésies ne remontent pas au delà du seizième siècle, comme on l’a prétendu ? Mais alors, autant vaut les croire toutes modernes, car il n’y a pas de raison pour qu’elles soient nées plutôt au seizième siècle qu’au quatorzième ou qu’au dix-neuvième. Est-ce que l’histoire d’Arthur, de Merlin, de Morvan, de Noménoë, d’Alain Barbe-Torte, ces héros bretons des vieux âges, était de nature à intéresser beaucoup plus les auditeurs du temps de la duchesse Anne que les auditeurs d’aujourd’hui, lesquels aiment cent fois mieux entendre la dernière chanson nouvelle ?

Est-ce que les malheurs d’un jeune Breton, prisonnier des hommes du Nord, ou ceux d’un autre guerrier, auxiliaire obscur de la conquête de l’Angleterre, expédition dont les paysans ne se doutaient pas plus au seizième siècle qu’à présent, pouvaient les toucher davantage ?

Est-ce qu’Abailard et Héloïse, la dame de Faouet ou la dame de Beauvau, dont les maris partent pour la croisade, ou les Templiers, ou Jean le Conquérant, Jeanne de Montfort et tant d’autres sujets surannés étaient de nature à stimuler bien vivement la curiosité populaire au seizième siècle et à faire vivre le poëte ?

On en peut dire autant des chansons domestiques. Si ces jeux-parties, qu’on chante en dansant autour des monuments celtiques, au solstice d’été, cérémonie qui rappelle d’une manière frappante celles qu’on célébrait à la même époque autour de monuments semblables, dans l’île de Bretagne, et dont les bardes gallois ont conservé le souvenir[61] ; si ces drames nuptiaux, dont le style varie au gré du chanteur, mais dont le thème et la forme ne changent jamais ; si des élégies amoureuses, composées par des malheureux attaqués de la lèpre, fléau dont il ne restait plus de traces en basse Bretagne à la fin du quinzième siècle ; si tous ces chants datent du règne de la duchesse Anne, alors il faut croire que le druidisme florissait encore assez à cette époque en Armorique pour avoir pu y établir des fêtes et inspirer des hymnes; que les actes du concile de Vannes, qui mentionnent au cinquième siècle les cérémonies et les chansons d’amour des noces[62], sont des titres apocryphes ; que la lèpre désolait encore la Bretagne postérieurement à l’année 1500 ; ou bien que tous les auteurs des chants mentionnés sont des imposteurs du temps de la duchesse Anne, qui, par la force du génie, ont deviné l’histoire des siècles passés[63].

Mais, en supposant, nous dit-on, que les événements dont on vient de parler aient pu donner naissance à des chants quelconques, il est impossible que ces chants nous soient parvenus sans avoir éprouvé une transformation complète.

A cela nous n’avons qu’une réponse à faire : c’est que les allusions des chanteurs populaires, soit aux événements, soit aux personnages de leur temps, sont généralement justifiables, c’est que les aventures qu’ils attribuent à leurs héros sont vraies, ou du moins vraisemblables ; c’est que les mœurs, les idées, les costumes qu’ils leur prêtent, sont naturels et conviennent à l’époque où se passent les faits mentionnés. Nous parlerons du style plus tard.

Ainsi, quand l’auteur de la ballade de Merlin nous le représente, tantôt comme un devin puissant, tantôt comme un barde malheureux qui fuit la compagnie des hommes, quoi de plus naturel ? Merlin n’était-il pas surnommé chef des enchanteurs ? n’a-t-il pas écrit un poëme sur ses malheurs et sur sa vie sauvage[64] ? Quand le poëte fait allusion à un chef armoricain, qui donne à sa fille le pays de Léon en dot, ne retrouvons-nous pas une preuve de cette donation, avec le nom de la princesse, dans une charte du onzième siècle[65] ? Quand il fait offrir, avec des pelleteries, des colliers d’or aux chefs bretons nobles, par cette distinction, ne les place-t-il pas, à l’exemple du barde Aneurin[66], au-dessus des guerriers ordinaires ?

Le poëte armoricain qui chante la vendange armée des Bretons sur le territoire des Franks n’est-il pas d’accord avec Grégoire de Tours, victime de leurs pillages ? la danse du glaive, qu’il décrit, n’est-elle pas figurée sur des médailles celtiques récemment découvertes ?

L’auteur de l’Épouse du croisé n’attache-t-il pas sur l’épaule de chaque chevalier cette croix rouge que les soldats bretons ne portèrent qu’à la première expédition ?

Le barde ambulant à qui nous devons la Fiancée de Satan, ne nous apprend-il pas qu’il n’avait que douze ans quand eut lieu un enlèvement qu’il chante ? Pour peindre d’un trait le ravisseur, ne le compare-t-il pas à un chef breton qu’il a connu et qui est mort en 1255 ? ne décrit-il pas l’armure d’un chevalier du treizième siècle comme les auteurs des poëmes de Lez-Breiz et de Nomenoé avaient précédemment décrit pièce à pièce des costumes guerriers du neuvième ?

Le baron de Jauioz n’offre-t-il pas un certain vêtement en usage au treizième siècle[67] à la jeune Bretonne qu’il emmène en France ? Quel poëte populaire autre qu’un contemporain aurait pu la vêtir ainsi ? quel autre qu’un contemporain aurait pu savoir que du Guesclin avait la tête frisée comme un lion, que Jeanne de Montfort s’habillait de fer, comme Jeanne d’Arc, et que les vainqueurs de la bataille des Trente portaient à leur casque, au retour de cette joute célèbre, des fleurs de genêt cueillies dans une genetaie que l’histoire du temps place précisément auprès du lieu du combat ?

Il est inutile d’insister ; la contemporanéité des auteurs ressort de la plupart des pièces héroïques ou historiques de ce recueil. Oui, leur première inspiration remonte à l’objet même qui a frappé les poëtes, et admettre que les chants relatifs aux événements des trois derniers siècles sont contemporains des sujets, c’est admettre implicitement le même fait pour ceux des époques antérieures. Qu’on prenne au hasard le premier venu, on y verra le siècle revivre avec le caractère et les couleurs qui lui sont propres.

Si le temps et la circulation ont rendu moins saillant le type de certaines médailles poétiques, si les traits sont plus vagues et les lignes moins accusées qu’à l’époque où elles furent frappées, la rude main des âges n’a pu effacer complètement l’empreinte primitive, toujours distincte et saisissable.

Quant aux chansons de fêtes et d’amour, quoiqu’il soit moins facile de déterminer leur date d’une manière précise, les sentiments qu’elles expriment n’ayant point d’âge, elles offrent néanmoins çà et là des caractères certains de contemporanéité.

Le fils du lépreux se sent mourir, consumé par le mal affreux qui n’a cessé qu’à la fin du quinzième siècle en Bretagne : tout le monde le fuit, et même celle qu’il aimait.

Le meunier qui chante ses amours avec la belle meunière de Pontaro parle, comme de son seigneur, du jeune baron Hévin de Kymerc’h, que la généalogie de cette maison fait vivre en 1420.

Les légendes rentrent, en partie, comme nous l’avons remarqué, dans la classe des chants historiques, et ce que nous disons des ballades leur est souvent applicable.

Dans la légende rimée de saint Efflamm, Arthur n’est pas invincible, il a besoin, pour ne pas périr, d’un secours miraculeux ; il n’a ni le costume, ni les mœurs empruntées que lui donneront les trouvères du moyen âge ; ce n’est pas encore le roi chevalier, c’est une sorte de Thésée aux prises avec des monstres. Le chef armoricain Gradlon est dépeint, dans la légende de saint Ronan, comme un monarque imprudent, téméraire, prompt à écouter les conseils dangereux ; il condamne l’innocence. C’est l’homme tel qu’il appartient à l’histoire, et nullement le héros des poèmes chevaleresques, qui lui prêteront « un beau corps, un cœur franc, » et qui le surnommeront pour cette raison, « le Grand[68]. »

Cependant nous avons des monuments poétiques dont il est impossible de constater la date, au moins par les moyens précédemment indiqués ; je veux parler des chants qui appartiennent à cette portion de toute poésie populaire qui traite du monde invisible et de ses habitants, dans leurs rapports avec les humains. Nous verrons bientôt si on peut parvenir à leur assigner une date probable, en recourant à d’autres moyens ; mais il nous semble nécessaire d’étudier d’abord leurs mystérieux acteurs.


VI


Les principaux agents surnaturels de la poésie populaire de Bretagne sont les fées et les nains.

Le nom le plus commun des fées bretonnes est Korrigan, qu’on retrouve, bien qu’altéré par une bouche latine, sous celui de Garrigenæ, dans une des éditions de Pomponius Mela, et presque sans altération sous celui de Koridgwen, dans les poëmes des anciens bardes gallois. Chez l’écrivain latin, il désigne les neuf prêtresses ou sorcières armoricaines de Sein ; chez les poëtes cambriens, la principale des neuf vierges qui gardent le bassin bardique.

Ce nom semble venir de korr, petit[69], diminutif korrik, et de gwen ou gan, génie[70]. Les korrigan prédisent l’avenir ; elles savent l’art de guérir les maladies incurables au moyen de certains charmes qu’elles font connaître, dit-on, à leurs amis ; protées ingénieux, elles prennent la forme de tel animal qu’il leur plaît ; elles se transportent, en un clin d’œil, d’un bout du monde à l’autre. Tous les ans, au retour du printemps, elles célèbrent une grande fête de nuit. Une nappe, blanche comme la neige, est étendue sur le gazon, au bord d’une fontaine ; elle se couvre d’elle-même des mets les plus exquis ; au milieu brille une coupe de cristal qui répand une telle clarté qu’elle sert de flambeaux. À la fin du repas, cette coupe circule de main en main ; elle renferme une liqueur merveilleuse, dont une seule goutte rendrait, assure-t-on, aussi savant que Dieu. Au moindre bruit humain tout s’évanouit.

C’est, en effet, près des fontaines que l’on rencontre le plus fréquemment les korrigan, surtout des fontaines qui avoisinent des dolmen ; elles en sont restées les patronnes, dans les lieux solitaires d’où la sainte Vierge, qui passe pour leur plus grande ennemie, ne les a pas chassées. Les traditions bretonnes leur prêtent une grande passion pour la musique et de belles voix, mais elles ne les font point danser comme les traditions germaniques. Les chants populaires de tous les peuples les représentent souvent peignant leurs cheveux blonds, dont elles paraissent prendre un soin particulier. Leur taille est celle des autres fées européennes ; elles n’ont pas plus de deux pieds de hauteur. Leur forme, admirablement proportionnée, est aussi aérienne, aussi délicate, aussi diaphane que celle de la guêpe : elles n’ont d’autre parure qu’un voile blanc qu’elles roulent en écharpe autour de leur corps. La nuit, leur beauté est dans tout son éclat ; le jour, on voit qu’elles ont les cheveux blancs, les yeux rouges et le visage ridé: aussi ne se montrent-elles que la nuit et haïssent-elles la lumière. Tout en leur personne annonce des intelligences déchues. Les paysans bretons assurent que ce sont de grandes princesses qui, n’ayant pas voulu embrasser le christianisme quand les apôtres vinrent en Armorique, furent frappées de la malédiction de Dieu. Les Gallois voient en elles les âmes des druidesses condamnées à faire pénitence. Cette coïncidence est frappante.

Partout on les croit animées d’une haine violente contre le clergé et la religion, qui les a confondues avec les esprits de ténèbres, ce qui paraît les irriter beaucoup. La vue d’une soutane, le son des cloches les met en fuite. Les contes populaires de toute l’Europe tendraient, du reste, à confirmer la croyance ecclésiastique qui en a fait des génies malfaisants. En Bretagne, leur souffle est mortel; comme en Galles, en Irlande, en Écosse et en Prusse, elles jettent des sorts; quiconque a troublé l’eau de leur fontaine, ou les a surprises, soit peignant leurs cheveux, soit comptant leurs trésors auprès de leur dolmen (car elles y recèlent, dit-on, des mines d’or et de diamant), est presque toujours sûr de périr, particulièrement si c’est un samedi, jour consacré à la Vierge, qu’elles ont en horreur.

Presque toutes les traditions européennes leur attribuent aussi un penchant prononcé pour les enfants des hommes et les leur font voler. Cette croyance, comme toutes celles qui sont relatives aux fées, doit être fondée sur quelque événement réel ; peut-être sur les habitudes bien connues des sorcières et des bohémiennes : aussi les fées sont-elles l’effroi de la paysanne des vallées de l’Oder, comme celui de la paysanne d’Armorique. Celle-ci met son nourrisson sous la protection de la sainte Vierge en lui passant au cou un chapelet ou un scapulaire, préservatif certain contre toute espèce d’êtres malfaisants. Les korrigan ne sont pas, au reste, les seuls génies qui dérobent les enfants; on en accuse également les Morgan ou esprits des eaux, aussi du sexe féminin: elles entraînent, dit-on, au fond des mers ou des étangs, dans leurs palais d’or et de cristal, ceux qui viennent, comme le jeune Hylas, jouer imprudemment près des eaux.

Leur but, en volant les enfants, est, disent les paysans, de régénérer leur race maudite. C’est aussi pour cette raison qu’elles aiment à s’unir aux hommes : pour y arriver elles violent toutes les lois de la pudeur[71] comme les prêtresses gauloises[72].

Les êtres qu’elles substituent parfois aux enfants des hommes sont pareillement de race naine et passent pour leur progéniture; comme elles, ils portent les noms de korr, korrik et korrigan, qui s’appliquent aux deux sexes. On les appelle aussi kornandon, gwazigan et duz ou lutin. Ce dernier nom est celui du père de Merlin et d’une ancienne divinité adorée dans le comté d’York par les Bretons, qui la redoutaient fort, s’imaginant qu’elle pouvait surprendre les femmes dans leur sommeil.

La puissance des nains est la même que celle des fées, mais leur forme est très-différente. Loin d’être blancs et aériens, ils sont généralement noirs, velus, hideux et trapus ; leurs mains sont armées de griffes de chat et leurs pieds de cornes de bouc; ils ont la face ridée, les cheveux crépus, les yeux creux et petits, mais brillants comme des escarboucles ; leur voix est sourde et cassée par l’âge. Ils portent toujours sur eux une large bourse en cuir qu’on dit pleine d’or, mais où ceux qui la dérobent ne trouvent que des crins sales, des poils et une paire de ciseaux. Ce sont les hôtes des dolmen; ils passent pour les avoir bâtis; la nuit, ils dansent alentour, au clair des étoiles, une ronde dont le refrain primitif était : « Lundi, mardi, mercredi, » auquel ils ont ajouté par la suite : « jeudi et vendredi » ; mais ils se sont bien gardés d’aller jusqu’au samedi et surtout jusqu’au dimanche, jours néfastes pour eux comme pour les fées. Malheur au voyageur attardé qui passe ! il est entraîné dans le cercle et doit danser parfois jus- qu’à ce que mort s’ensuive. Le mercredi est leur jour férié; le premier mercredi de mai, leur fête annuelle; ils la célèbrent avec de grandes réjouissances, par des chants, des danses et de la musique.

Les Bretons, comme les Gallois, les Irlandais et les montagnards de l'Écosse, les supposent faux monnayeurs et très-habiles forgerons. C’est au fond de leurs grottes de pierre qu’ils cachent leurs invisibles ateliers. Ce sont eux qui ont écrit ces caractères cabalistiques qu’on trouve gravés sur les parois de plusieurs monuments celtiques du Morbihan et particulièrement à Gawr-iniz, ou l’ile du Géant: qui viendrait à bout de déchiffrer leur grimoire connaîtrait tous les lieux du pays où il y a des trésors cachés. Taliésin se vantait d’en avoir le secret[73]. Les nains sont sorciers, devins, prophètes, magiciens. Ils peuvent dire comme leur frère Alvis, de l’Edda: « J’ai été partout et je sais tout.» Les jeunes filles en ont grand’peur, et goûtent peu, quoiqu’elles ne soient plus aussi dangereuses qu’au siècle de Merlin, leurs privautés lutines. Le paysan, en général, les redoute pourtant moins que les fées : il les brave volontiers et s’en rit s’il fait jour, ou s’il a pris la précaution de s’asperger d’eau bénite; il leur attribue la même haine qu’aux fées pour la religion ; mais cette haine prend une tournure plutôt malicieuse et comique que méchante. On dit, à ce sujet, qu’on les a surpris, au brun de nuit, commettant en rond et en se tenant par la main, avec mille éclats de rire diaboliques, certains actes moitié sérieux, moitié bouffons, mais toujours fort impies et cyniques... au pied des croix des carrefours. Telle est, d’après la tradition actuelle, la physionomie des nains bretons ; plusieurs des traits qu’elle présente leur sont communs avec les génies des autres peuples, particulièrement avec les Courètes et Carikines[74] dont le culte, importé sans doute par les navigateurs phéniciens, existait encore dans la Gaule et dans l’île de Bretagne, au troisième siècle de notre ère[75].

La mythologie phénicienne nous ramène donc à la mythologie celtique ; les carikines et courètes de l’Asie, aux korrigan et korred bretons.

Les anciens bardes, en nous faisant connaître la déesse Korridgwen, l’associent à un personnage mystérieux qui a beaucoup d’affinité avec nos nains. Ils l’appellent Gwion, l’esprit, et le surnomment le pygmée[76]. Son existence se trouva liée d’une façon assez étrange à celle de la déesse. Comme il veillait au vase mystique qui contenait l’eau du génie de la divination et le la science, vase qui rappelle d’une manière frappante la coupe des Courétes[77], trois gouttes bouillantes lui étant tombées sur la main, il la porta à sa bouche, et soudain l’avenir et tous les mystères du monde se dévoilèrent à lui. La déesse irritée voulant le mettre à mort, il s’enfuit, et, pour lui échapper, il se changea tour à tour en lièvre, en poisson, en oiseau, tandis qu’elle-même devenait tour à tour levrette, loutre et épervier ; mais le génie ayant eu l’inspiration fatale de se métamorphoser en grain de froment, la déesse, changée tout à coup en poule noire, le distingua de son œil perçant au milieu du monceau de blé où il s’était blotti, le saisit du bec, l’avala, et grosse aussitôt, elle mit au monde, au bout de neuf mois, un eniant charmant, qui s’appela Taliésin, nom commun, à ce qu’il paraît, aux. chefs des bardes et des devins bretons[78].

L’eau merveilleuse du vase magique est nommée par les bardes l’eau de Gwion[79]. L’île d’Alwion[80], ou de Gwion, dont on a fait Albion, et qu’un ancien poëte gallois appelle le pays de Mercure[81], paraît lui devoir son nom. Gwion a, en effet, beaucoup de rapport avec ce dieu[82]. On sait que l’Hermès celtique était la plus grande divinité des Bretons insulaires; qu’ils en avaient chez eux, au témoignage de César, une infinité d’idoles; qu’ils honoraient en lui l’inventeur des lettres, de la poésie, de la musique, de tous les arts ; qu’ils l’invoquaient dans leurs voyages et lui attribuaient une grande influence sur le commerce et les marchés[83].

Un bas-relief antique, gravé par Montfaucon, le représente sous la figure d’un nain tenant une bourse à la main[84]. C’est précisément ainsi que les anciens bardes représentent Gwion; ils l’appellent même « le nain à la bourse[85]. »

Or, les nains d’Armorique, comme nous l’avons vu, ont aussi une bourse. Tous les autres attributs de Gwion et de l’Hermès gaulois, la science magique, poétique, cabalistique, alchimique, métallurgique, divinatoire, ils la possèdent, et leur jour de fête est le jour de Mercure. Il semblerait donc qu’il n’y eût aucun doute à avoir sur l’identité de ces personnages ; mais il y a mieux : les noms mêmes sous lesquels on les désigne sont équivalents ; les habitants du pays de Galles appellent indifféremment « herbe de Cor et herbe de Gwion[86], » une plante médicinale particulièrement affectionnée des nains, et les Gaulois, d’après une inscription trouvée à Lyon, appelaient Corig (petit nain), le dieu qui présidait au commerce des Gaules, patronisait les bateliers de la Saône et de la Loire, les voituriers et les peseurs[87].

Nous ne pousserons pas plus loin cette digression ; il nous suffisait de faire voir que les nains bretons, aussi bien que les fées bretonnes, se rattachent, par leur nom et leurs principaux attributs, à l’ancienne mythologie celtique.

C’est une des raisons pour lesquelles il est impossible, comme nous l’avons dit, de déterminer la date des chants dont ils sont le sujet. Mais si on ne peut les ranger par ordre chronologique, du moins peut-on les renfermer dans une certaine période, en étudiant les allusions qu’ils contiennent, et en recherchant à quelle époque elles se rapportent. Voyons donc si les quatre ballades mythologiques que nous publions, et qui forment un cycle de récits à part, datent du seizième siècle plutôt que de tout autre temps antérieur ou postérieur.

Le premier représente un seigneur appelé Nann, qui va à la chasse à cheval et armé d’une lance. Nous savons qu’on se servait de la lance et du javelot à la chasse, au moyen âge, en Bretagne ; mais qu’on en ait fait usage au seizième siècle, jusqu’ici nous n’avons pu en découvrir de preuve. D’ailleurs, M. Adolf Wolf a démontré par la comparaison que la donnée de la ballade remonte au berceau même des races indo-européennes, et est le prototype d’un récit qui s’est localisé en mille endroits[88]. Le second, qui est relatif à la naissance de Merlin, offrant le germe évidemment développé par les romanciers du moyen âge, doit être mis hors de question. Il en doit être ainsi du troisième, vu qu’il est populaire à la fois en Galles , où on le trouve dés le douzième siècle, et en Bretagne, et qu’il présente d’ailleurs une forme rhythmique archaïque.

Reste le dernier qui montre les Bretons en état d’hostilité flagrante contre les Français et leur roi, hostilité qu’on ne dira pas, je suppose, avoir eu lieu au seizième siècle alors que le loi de France était duc de Bretagne.

Ces chants n’étant donc pas du seizième siècle, ne datent-ils point de plus haut? Cette question nous conduit à examiner si la forme des poésies populaires de la Bretagne s’accorde bien avec le fond d’événements, de mœurs et d’idées qu’ils présentent.


VII


Les poésies populaires de toutes les nations offrent des analogies frappantes ; on dirait qu’elles sortent de la même bouche et quelles peuvent se chanter sur le même air : cela se conçoit ; elles sont l’image de la nature dont le type se trouve gravé au fond des mœurs de tous les peuples, et dont les procédés sont partout identiques ; j’aime mieux cette raison, aussi admise par M. Mila y Fontanas et par M. de Puymaigre, que le système celto-latin de M. Nigra, quelque séduisant qu’il soit.

Entre les ballades vraiment originales et non empruntées qu’on chante en Espagne et en Italie, en Servie, en Scandinavie, dans les États d’Allemagne, en Écosse et en Bretagne, je ne vois d’autre différence que celle du caractère des habitants de ces contrées. La muse méridionale est fière, passionnée, impétueuse et lyrique; la muse servienne s’élève souvent à la hauteur de la poésie épique; les muses scandinave et danoise sont tragiques et guerrières; le génie de la muse germanique est, selon Ferdinand Wo!f, celui de la tragédie bourgeoise la plus touchante et la plus pathétique; le trait distinctif de la ballade écossaise est la mélancolie la plus douce. Quant à la muse bretonne, elle me paraît unir parfois à la sensibilité de la poésie germanique, la grandeur épique des poètes servions et la tristesse singulière de la poésie écossaise. Mais ce qui la caractérise surtout, ce qui éclate d’une manière admirable dans les chants bretons, c’est cette charmante pudeur, si délicatement indiquée par M. Renan, ce quelque chose de voilé, de sobre, d’exquis, à égale distance de la rhétorique du sentiment, trop familière aux races latines, et de la naïveté réfléchie de l’Allemagne[89].

La manière dont composent leurs auteurs est analogue à celle des autres compositeurs populaires. Le poète, ou plutôt l’auteur dramatique, car chacune de ses œuvres est un drame, indique souvent, dès le début, le dénoûment, dans quelques vers qui servent de prologue; puis il dispose la scène, y place ses acteurs, et les laisse discourir et agir librement; point de réflexions, elles doivent ressortir de l’ensemble des discours et des aventures ; rien d’inutile ; tout se tient, tout s’enlace, tout marche droit au but. Toujours à l’écart, l’auteur n’intervient qu’en de très-rares occasions, soit dans le courant de la pièce, lorsque le sens l’exige impérieusement, soit à la fin, lorsque le drame en suspens hésite au moment d’atteindre le but.

Son allure brusque et sans transition est parfaitement naturelle; il raconte un événement que tout le monde a présent à l’esprit; inutile donc qu’il entre dans de longs détails; il suffit qu’il signale les traits saillants, et qu’il les mette dans un jour tel qu’ils puissent frapper l’esprit et se graver dans l’âme. Quelquefois la nature l’inspire à rendre l’art jaloux ; mais le plus souvent, enfermé sans guide dans le dédale de la routine, il est impuissant à se faire à lui-même des ailes pour s’envoler.

Homère, lui seul, en sortit. Des régions banales de la poésie vulgaire il sut s’élever jusqu’aux sommets les plus sublimes de l’art ; mais encore est-il juste de remarquer qu’il est fort souvent monotone comme tous les poètes populaires.

Ainsi, que ses acteurs aient à parler ou à agir, il les met constamment en scène de la même manière. Il emploie mille fois la même forme, il répète mille fois le même vers entier. Ses hérauts rapportent littéralement les messages des chefs. Ses épithètes sont presque toutes tirées de la nature, et se reproduisent uniformément : Minerve a des yeux bleus, Junon des yeux de génisse, les Grecs de belles cnémides ; la mer est toujours verte, le ciel toujours profond, la terre toujours vaste.

Tous les poètes populaires offrent les mêmes formes, la même allure, les mêmes épithètes naturelles, pour ainsi dire stéréotypées. Nous n’en citerons pas d’exemples, ce recueil en offrira un trop grand nombre. Nulle variété dans la combinaison des matériaux mis en œuvre ; la lyre rustique est un instrument incomplet. Le rébek breton n’avait que trois cordes, la guzla servienne n’en a qu’une.

La chanson de fête et d’amour n’est ni aussi rude, ni aussi négligée, ni aussi décousue que le chant historique. Quelquefois elle revêt la forme de l’ode anacréontique, le plus souvent celle de l’idylle ou de l’églogue. C’est le dialogue de la ballade roulant sur un thème d’amour, moins le prologue, le dénoûment et les notes incidentes. Ici le poète est toujours en scène ; il est acteur : ce sont le plus souvent les émotions, les craintes, les espérances, les tristesses, les mécomptes ou les joies de son cœur qu’il tâche d’exprimer ; il pense, réfléchit et conclut tout haut.

Le cantique emprunte son allure, sa forme et son tour, partie aux chansons d’amour, partie aux hymnes d’église ; la légende populaire, partie à la ballade et partie à la prose latine. La légende ne perd point complètement pour cela l’allure dramatique de la ballade ; mais cette allure est moins brusque, plus réglée, plus grave, plus cléricale ; elle ne va plus le galop, si j’ose le dire, elle va l’amble. L’auteur s’efface moins, il parle plus longtemps, il raisonne ; parfois il moralise ; le récit tend à dominer l’action, comme dans les œuvres artificielles du même genre, qu’on ne chante point, mais qu’on lit, et qui par cela même ne sont pas populaires.

Le chant marié à la parole est en effet l’expression de la seule poésie vraiment populaire. Son union avec la musique est si intime que si l’air d’une chanson vient à se perdre, les paroles se perdent également. Nous en avons fait mille fois l’expérience, mille fois nous avons vu le chanteur s’efforcer vainement de rappeler dans sa mémoire les mots du chant qu’il voulait nous faire connaître, et ne parvenir à les retrouver qu’en retrouvant la mélodie. Avec le berger de Virgile, il aurait pu dire, en renversant le vers du poète : Numeros memini,’si verba tenerem ?

Quelquefois l’air et les paroles naissent simultanément ; l’inventeur de la poésie, dans les traditions cambriennes, est aussi l’inventeur de la musique. D’ordinaire l’air est ancien. Le rhythme est comme l’aile du poëte populaire ; le rhythme l’enlève et le soutient dans son essor. Il ne pourrait composer sans fredonner un air qui lui donne la mesure ; tous, excepté peut-être les kloer et les prêtres, qui suivent pourtant une méthode semblable à celle des autres poètes populaires, ignorent les règles de la versification : plusieurs me l’ont souvent avoué. Ils sentent instinctivement, disent-ils, qu’ils doivent se conformer au ton, sous peine de blesser l’oreille et l’harmonie ; se reposer quand il se repose, s’arrêter quand il s’arrête ; faire accorder ensemble certaines finales qui suivent certains repos, et que l’air leur indique ; leur science ne va pas plus loin.

La prosodie bretonne est donc fondée sur le mètre et la rime. Les vers s’assemblent de manière à former des distiques ou des quatrains généralement de mesure égale. Ces vers ont trois, cinq, six, sept, huit, neuf, douze, et jusqu’à treize et quinze syllabes. Ceux de douze, comme en français, ont une césure au sixième pied ; ceux de treize syllabes, tantôt au sixième, tantôt au septième ; ceux de quinze, au huitième. Chaque hémistiche, chaque vers, chaque strophe, doit offrir un sens complet, et n’enjamber jamais sur l’hémistiche, le vers ou là strophe suivante. C’est bien le caractère rhythmique d’une poésie faite pour être entendue et retenue par cœur. Les rimes ne se croisent point comme dans la poésie écrite ; au moins ne connaissons-nous aucun chant vraiment populaire où cela ait lieu. En général elles satisfont l’oreille ; quelque-fois elles ne présentent qu’une simple assonance ; on remarquera qu’elles sont d’autant plus riches que le sujet du chant appartient à une époque plus reculée.

Telle est aujourd’hui la prosodie bretonne ; mais elle a eu d’autres traits qu’elle a perdus et dont plusieurs monuments qui nous restent portent des traces évidentes. Outre la rime, elle a employé l’allitération, c’est-à-dire l’accord harmonieux des consonnes entre elles dans un même vers[90] ; outre des distiques et des quatrains, elle a eu des tercets, formes artificielles, essentiellement opposées au génie de la vraie poésie populaire et qu’elle tenait des anciens bardes.

Déterminer l’époque à laquelle l’allitération proprement dite, qu’il ne faut par confondre avec le système de rimes symétriques intérieures des écrivains bretons du quatorzième siècle[91] a cessé d’être en usage en Bretagne, ne serait pas chose facile. Elle existe d’une manière assez régulière dans tout le chant mythologique de l’Enfant supposé, que sa grande popularité en Cambrie et en Armorique, nous a fait juger antérieur au dixième siècle. La Prophétie de Gwenc’hlan, la Submersion de la ville d’Is, la Marche d’Arthur, le Vin des Gaulois et la Danse du glaive, la Peste d’Elliant, Alain le Renard, mais surtout le Druide et l’Enfant, pièces dont le fonds appartient à la période savante de la poésie bretonne, sont également allitérées, en tout ou en partie. L’allitération jouait un grand rôle dans la prosodie des bardes gallois de cette époque. Comme la ballade du Rossignol, qui a été traduite en français au treizième siècle, n’est point allitérée ; comme celle de Bran, qui est dans le même cas, et l’Épouse du croisé, je le sont pas davantage, je suis porté à croire cette forme tombée en désuétude en Armorique au douzième siècle.

Le tercet ou la strophe de trois vers rimant ensemble, devait aussi ne plus exister à la même époque, car les trois dernières pièces que nous venons de citer n’en contiennent pas. Les druides paraissent s’en être servis pour transmettre leurs enseignements à leurs élèves ; au moins les seules de leurs maximes qui nous soient parvenues sont-elles renfermées dans des tercets. Le judicieux et savant critique Édouard Lhuyd la suppose le plus ancien rhythme dont les Bretons aient jamais fait usage. Nous sommes complètement de son avis, et nous le trouvons justifié par les monuments archaïques de leur poésie. Il est très-remarquable, en effet, que ce soit précisément la forme de ceux que nous avons tout lieu de croire antérieurs au dixième siècle. En supposant qu’on ait admis ce qui précède, on pourra encore nous faire l’objection suivante :

Les chants populaires de la Bretagne, s’il en est de diverses époques, doivent en porter le cachet dans le style ; or, ils ont tous, à cet égard, la même teinte uniforme, ils sont tous écrits dans l’idiome moderne.

Nous allons essayer de répondre à cette objection.


VIII


Il existe entre la langue dont se servent les poëtes populaires de la Bretagne et les chants qu’ils composent, un désaccord singulier. La poésie est très-riche et la langue très-pauvre. La langue suffit tout juste à rendre, sans avoir recours aux formes grammaticales et aux vocabulaires étrangers, les idées du peuple qui la parle. Mais on peut voir qu’elle n’a pas toujours été aussi dénuée ; ses haillons laissent briller parfois les fils d’or d’une splendeur passée.

Sans sortir de notre sujet nous indiquerons sommairement quelques-unes des pertes grammaticales qu’elle a subies; nous en pouvons juger en comparant sa syntaxe à celle des autres nations celtiques.

Ainsi, elle n’a plus de passif régulier, à la différence du gallois; pour l’obtenir, elle est réduite à recourir aux auxiliaires. Ses substantifs n’ont conservé que deux désinences, l’une pour le singulier et l’autre pour le pluriel. Ses déclinaisons n’ont plus de cas, comme en a toujours le gaëlic; elle les remplace par des prépositions marquant le rapport des mots entre eux. Elle a perdu les préfixes ainsi que l’accord, en genre et en nombre, du nom avec l’adjectif, lequel ne varie plus sa terminaison, selon que le premier est du masculin ou du féminin, au singulier ou au pluriel; elle n’indique plus les genres que par le changement des consonnes initiales muables; elle ne met plus guère qu’au singulier les substantifs précédés des noms de nombre cardinaux ; elle a perdu la faculté précieuse de créer des mots nouveaux, à la manière des Gallois, à l’aide de radicaux anciens et de combinaisons savantes; enfin, elle manque très-souvent de liaisons grammaticales.

Quant à son vocabulaire, s’il est évidemment peu riche, il offre toutefois infiniment moins d’expressions étrangères qu’on pourrait le croire, et le peu de mots qu’il a empruntés au français[92] comme ceux qu’il doit au latin et aux idiomes germaniques avec lesquels il a été en contact immédiat pendant plusieurs siècles, il les a modifiés selon son génie particulier, de manière à se les rendre propres. Cette observation avait frappé Fauriel, et dans son rapport au Comité historique des Monuments écrits, sur les Chants populaires de la Bretagne, il constata que « l’ancienne langue des Bretons y est conservée dans un état de pureté que l’on ne soupçonnait pas[93]. » Augustin Thierry expliquait le fait en disant que « les pauvres et les paysans de la Bretagne ont tenu fidèlement à leur vieille langue nationale, et l’ont conservée à travers les siècles avec la ténacité de mémoire et de volonté qui est propre aux hommes de la race celtique. »

A la ténacité bretonne, comme première raison de la persistance de l’antique idiome à ce singulier degré de pureté, on en peut ajouter une autre tirée de l’histoire même de cet idiome. Le mépris qu’ont affecté pour lui les savants étrangers et même bretons de presque tous les siècles; son état d’isolement, l’oubli profond dont il a été enveloppé, ont opposé autant de barrières aux atteintes des novateurs; n’ayant guère été cultivé, et n’ayant eu, depuis le sixième siècle au moins, ni orateurs, ni philosophes, ni académies, ni, en un mot, de littérature proprement dite, il est resté invariable, et, en quelque sorte, à l’état brut, dans la bouche du peuple et des chanteurs populaires. Ce n’est pourtant pas à dire qu’il n’ait éprouvé aucune altération, quelques-uns de nos chants prouveraient le contraire. Les plus anciens par le sujet et par le rhythme offrent çà et là certaines formes grammaticales, certains mots que les Bretons du pays de Galles ont conservés, et qui sont, ou bien hors d’usage aujourd’hui en Armorique, ou pris dans une acception différente[94] Ils contiennent surtout des idées, et parfois des strophes entières, que le peuple ne comprend pas, — je l’ai dit et je le maintiens, — qu’il dénature étrangement, et dont nous n’avons pu nous-même retrouver le sens probable et la rédaction primitive qu’à l’aide d’un instrument précieux, la philologie et la poésie comparées. La comparaison des chants bretons des temps barbares avec les textes cambrions des sixième et septième siècles, était en effet le seul moyen d’arriver à la solution d’une question très-délicate de philologie et d’histoire, l’âge des uns pouvant être déterminé par celui des autres, dont il existe des manuscrits du douzième siècle, et même du neuvième, ce qui nous reporte presque à la grande époque de la littérature bardique[95] Or, si quelque portion de la poésie traditionnelle des Armoricains rappelle l’art, le tour, le vocabulaire et la grammaire des anciens bardes cambriens, c’est, de l’aveu de tous, celle qui a trait aux temps héroïques; et certes les analogies de mœurs, de croyances et de sentiments n’y contredisent pas.

Je pense donc que, loin de pouvoir rien arguer contre l’antiquité des chants bretons, de la teinte généralement moderne de leur style, on trouve un argument très-fort en faveur de cette antiquité même dans les traces d’archaïsme idiomatique non moins que dans la passion sauvage et l’accent farouche dont sont empreints six ou sept des premiers.

Il ne me reste plus qu’à examiner la question de savoir si les chants populaires de la Bretagne ont subi, comme on l’a prétendu, une transformation totale quant au fond d’événements, de mœurs et d’idées qu’ils présentent, question déjà à moitié résolue, mais qui mérite d’être complètement traitée.


IX


Les chanteurs populaires, dit Walter Scott, ressemblent aux alchimistes qui changent l’or en plomb; ils corrompent à dessein les œuvres de l’auteur dont ils transmettent les chants à la postérité, au point de leur enlever leur esprit et leur style riginal[96].

Cette opinion nous semble bien exagérée. Les chants traditionnels sont, il est vrai, sujets à différentes altérations, mais qui n’ont rien de systématique. Le plus souvent elles sont le résultat du défaut de mémoire ou de quelque méprise des chanteurs, qui, substituent à des détails originaux d’autres traits empruntés à de vieilles chansons analogues tombées depuis longtemps dans le domaine public. Les lieux communs qu’on rencontre en si grand nombre dans toutes les poésies traditionnelles, et qui semblent cosmopolites, car chaque peuple peut les revendiquer, n’ont pas d’autre raison.

Il arrive aussi, en général, qu’au bout d’un certain nombre d’années, l’événement simple, naturel, historique que l’auteur a chanté, soit seul, soit en collaboration, s’est, en passant de bouche en bouche, singulièrement poétisé. La mort du héros du poëme, pour peu qu’il soit fameux, en entourant sa mémoire d’une espèce d’auréole populaire, y contribue plus que toute autre cause. On recherche, on répète jusqu’aux moindres circonstances de ses aventures; les plus inconnues sont les plus goûtées ; le noyau principal se grossit de la sorte de traits fort souvent inexacts, mais qui passent pour vrais, et qu’on écoute toujours avidement. D’un autre côté, la vie du même personnage dans le monde des âmes, ses rapports avec les humains, dont le peuple ne doute pas; cette existence commencée sur la terre et qui se poursuit au delà du tombeau, ouvrent une carrière nouvelle à l’imagination populaire.

Que fera la muse rustique? Elle a traduit dans la langue des vers la première partie de l’histoire ; elle est forcée de l’amplifier et de traiter la seconde. De là, sans doute, dans un cas, des substitutions, et dans l’autre, des développements et des additions inévitables; mais ces substitutions des continuateurs n’altèrent pas plus l’essence du chant primitif que des additions faites par l’auteur lui-même. Celui-ci greffe des tiges nouvelles sur un arbre qu’il a planté, ou accélère, par une culture plus soigneuse, la pousse de quelques branches moins vivaces ; ceux-là ressemblent à la nature, qui, par d’élernels renouvellements, remédie à ses propres pertes. L’arbre de poésie, parvenu à son développement complet, peut donc de temps à autre, quoique vigoureux et plein de sève, laisser tomber des rameaux morts, bientôt remplacés par d’autres; mais, tant qu’il est debout, il reste inviolable et respecté.

Pour peu qu’on se donne la peine de recueillir quelques versions d’un même chant populaire, après un certain laps de temps, et de les comparer, on acquerra la preuve de cette fidélité de la tradition. Parmi ceux que je publie, il en est dont j’ai réuni jusqu’à vingt variantes, qui m’ont offert un fond identique d’événements, de mœurs ou de croyances, au bout de trente ans. Les unes étaient riches, détaillées et complètes, les autres pauvres, dépourvues d’ornements, tronquées; tantôt elles ne différaient entre elles que par des strophes ajoutées, retranchées ou corrompues, ou seulement par quelques vers; tantôt par l’omission du prologue ou de l’épilogue, tantôt par de simples locutions, surtout par des noms altérés ; mais, je le répète, elles ne m’ont jamais offert ni modification intime, ni variation rhythmique de nature à préjudicier gravement, soit à leur fond, soit à leur forme.

Si nous avons contre notre opinion le sentiment de Walter Scott, nous sommes heureux de pouvoir lui opposer l’autorité plus grande encore des frères Grimm; ils sont même allés jusqu’à dire que « le peuple respecte trop ses chants populaires pour ne pas les laisser tels qu’ils ont été composés et tels qu’il les a appris. »

Il est pourtant une réserve dont l’expérience et les recherches comparatives font un devoir, même en présence de pareils maîtres; le respect du peuple pour ses vieilles cantilènes, et la bonne foi avec laquelle il les transmet, n’excluent pas certaines confusions qui étonnent les collecteurs sous la plume desquels elles tombent au bout de plusieurs siècles. Je veux parler de l’attribution si ordinaire des aventures d’un héros des vieux âges à un héros venu plus tard, par suite de leur rapport, soit de nom, soit de caractère. C’est bien le cas de dire que le mort saisit le vif, mais il faut avouer que s’il lui doit un heureux surcroit de vie et de popularité, c’est souvent au détriment de sa physionomie primitive et de la tradition historique. Ai-je besoin de remarquer que les interpolations ne diminuent cependant en rien la considération du peuple pour les gens qui le passionnent par le récit des grandes choses d’autrefois?


X


Le peuple, en effet, écoute les chanteurs nationaux avec un recueillement religieux, et ceux de la Bretagne méritent son respect. Leur rôle n’est pas seulement d’amuser et de plaire; ils ont à remplir une autre et plus grave mission. Ils sont les conservateurs de la langue, des annales populaires, des bonnes mœurs même, des vertus sociales, et, nous osons le dire, un des instruments de la civilisation, si par ce mot l’on veut entendre ce qui est beau, honnête et bien. Cette mission, ils l’ont comprise et remplie à toutes les époques.

Comme les bardes cambriens, leurs frères, ils ont chanté les destinées de leur patrie, ses malheurs et ses espérances : l’un d’eux fut pris par un chef étranger qui, pour le punir, lui fit crever les yeux et le jeta au fond d’un cachot, où il mourut, victime de son dévouement à la cause de son pays.

Un autre, à qui les ennemis avaient coupé la langue, afin de l’empêcher d’exciter ses compatriotes au combat, se faisait suivre d’un ménestrel qui chantait, aux accords de la harpe du barde mutilé : « Les Franks lui ont coupé la langue; mais il a toujours un cœur, un cœur et une main pour décocher la flèche de la mélodie. » Les Bretons alors étaient gouvernés par des chefs de leur race ; ils répétaient avec leurs poëtes nationaux, et leur postérité, au bout de douze siècles, a répété ce cri vaillant : « On ne meurt jamais trop tôt quand on meurt en faisant son devoir! « Les grands noms d’Arthur, de Morvan-Lez-Breiz, d’Alain Barbe-Torte, et de Noménoë, offraient, à cette première époque, un beau sujet aux inspirations du barde. Avec leurs successeurs de race étrangère il tombe, et les ménestrels populaires prennent sa place. Mais si la langue d’or est coupée, les nouveaux poëtes ont toujours le cœur qui bal pour le pays; ils ont toujours la main qui lance la flèche de la mélodie nationale. Pendant tout le moyen âge, ils soutiennent de leurs accents patrioliques le courage des Bretons menacés par la Normandie, par l’Angleterre ou par la France ; ils célèbrent les glorieuses rencontres où leurs compatriotes ont eu lieu de se signaler ; ils chantent la résistance des paysans bretons à l’étranger, soit normand, soit français, la bravoure des Trente, l’héroïsme de Jeanne de Montfort, le retour de Jean le Conquérant, le courage de Rolland Gouiket; ils marquent d’un stigmate immortel les traîtres qui préfèrent, comme Rohan, le joug doré de l’ennemi à la liberté pauvre et fière. Quand, plus tard, cette liberté a été glorieusement mise en gage entre les mains de la France; ils ont encore des chants de louanges pour ceux qui l’aiment et qui la défendent comme du Dresnay, pendant la Ligue, comme Pontcalec, sous la monarchie absolue : quand enfin, après plusieurs siècles, elle leur échappe au milieu d’une tempête qui ébranle l’Europe entière ; quand leur pays est envahi, leur territoire ravagé, leurs anciens chefs de clan persécutés, et leurs prêtres bannis ou condamnés à mort, leur voix, s’éveillant tout à coup avec les sons du tocsin, salue l’étendard paroissial qui flotte au sommet des clochers, enflamme les bandes guerrières des paysans devenus soldats, et retrouve, pour chanter les compagnons des Cadoudal, des Tinténiac et des Cornouaille, l’inspiration des anciens bardes.

Ainsi, jamais la cause des poètes nationaux bretons n’a été distincte de celle de leur pays. Soumise à des lois qui n’ont plus, grâce à Dieu, de privilégiés, sans rôle à jouer dans l’avenir comme nation, mais non sans regret du passé, la Bretagne se recueille aujourd’hui dans le sanctuaire domestique, à l’abri de ses vieilles croyances, de ses mœurs et de son langage, prêtant l’oreille à ses chanteurs dont la muse, désormais pacifique comme elle, n’est plus que celle du foyer.

De même qu’elle était autrefois l’expression fidèle des sen- timents les plus nobles de la multitude; qu’elle faisait naître des arbrisseaux et chanter de blanches colombes sur la tombe des martyrs ; qu’elle faisait sourire l’innocent au milieu des flammes, sauver par le dévouement chevaleresque la faiblesse opprimée; qu’elle célébrait la foi des serments, qu’elle livrait, avec une admirable impartialité, le fils coupable à l’exécration de la postérité, en même temps qu’elle appelait ses bénédictions sur la mémoire de la mère et de l’aïeul; ainsi, toujours préoccupée du bien ou du mal, toujours pleine de respect pour l’équité, toujours honnête, morale, impartiale et sérieuse, la muse populaire de la Bretagne marche d’un pied libre et léger dans les sentiers qu’elle aime, entraîne tous les cœurs à elle, et conserve sur la multitude un empire absolu.

J’ai connu en Cornouaille un pauvre paysan appelé Loéiz Gwivar, qu’une infirmité avait fait surnommer Loéiz-Kam ou Louis le Boiteux; il représentait physiquement trait pour trait, mais au sérieux, le nain fameux du roi François Ier : il était doué d’une intelligence remarquable; son humeur était douce, calme et parfaitement égale; il était poète; il savait en outre par cœur un très-grand nombre de chansons dont j’ai retenu plusieurs, et bien qu’il passât pour un peu sorcier, ses mœurs avaient toujours été d’une sévérité irréprochable. Les anciens bardes, on s’en souvient, se vantaient aussi d’être sorciers et n’en étaient pas moins de fort honnêtes gens.

Quoi qu’il en soit, les connaissances magiques, vraies ou supposées, de notre poète, vieux secrets traditionnels que lui avait enseignés son aïeul, jointes à sa probité personnelle, lui avaient donné dans sa paroisse une certaine autorité morale ; on venait le consulter ; ses avis avaient du poids, ses jugements étaient en général sanctionnés par l’opinion publique, et ses chants contenaient des enseignements utiles qui se gravaient dans les esprits.

Or il est un vice auquel le paysan breton, habituellement sobre, se livre trop volontiers aux jours de fête. La destruction de ce vice commun à tous les peuples de race celtique, et qui paraît avoir été jadis autorisé par leurs lois religieuses, est devenue, depuis l’établissement du christianisme, l’objet des efforts persévérants non-seulement du clergé, mais des bardes eux-mêmes. Ses épouvantables suites jetèrent la consternation dans la paroisse du poëte : témoin de l’événement, il en fit une ballade « pour l’enseignement de chacun, » comme il nous le dit lui-même; et son œuvre produisit un effet tellement salutaire que le nombre des habitués de taverne parut avoir diminué dans le canton qu’il habitait.

Je pourrais citer mille autres exemples de l’utilité pratique de notre poésie populaire. On sait qu’à l’époque où le choléra désolait la Bretagne, les médecins et l’autorité n’obtenant aucun résultat de leurs circulaires imprimées, un vieux libraire mit avec assez de succès en rimes l’exposé des remèdes propres à guérir de la maladie ; ses vers étaient cependant détestables; les paysans eux-mêmes les jugeaient tels ; « au fond, peu importe, me faisait observer naïvement l’un d’eux, l’essentiel était que le choléra fût chansonné; il l’est : la chanson le fera fuir. » Bizarre superstition, sans doute, mais qui montre bien quel pouvoir le peuple attribue à la poésie. De là le proverbe breton : « La poésie est plus forte que les trois choses les plus fortes : le mal, le feu et la tempête. » C’est qu’en effet le poëte a des chants pour calmer toutes les douleurs : si la contagion a fait des orphelins; si l’incendie a dévoré le toit d’un pauvre laboureur, si la barque de quelque pêcheur a sombré, il va, de village en village, suivi des victimes du désastre, quêter pour elles, en chantant leurs malheurs. Depuis longtemps les hommes éclairés de la Bretagne ont vu le parti qu’on pouvait tirer pour l’amélioration du peuple de ce puissant levier moral ; le clergé et l’administration ont souvent appelé à leur aide l’enseignement par la chanson.

Son importance devait aussi, tôt au tard, frapper les hommes d’État auxquels est confiée l’instruction publique en France. Il était réservé à un ministre dont l’esprit élevé saisissait et exécutait vite ce qui pouvait contribuer aux progrès des saines doctrines de prendre l’initiative. En publiant un arrêté[97] pour former une commission chargée de « réunir les poésies consacrées à la religion, à ses souvenirs, à ses préceptes, que chante le peuple dans chacune des provinces de France ; toutes celles qui concernent les faits éclatants de l’histoire nationale; tous les chants traditionnels de nature à apprendre au peuple des villes et des campagnes à aimer Dieu, la patrie et ses devoirs; » en puhliant cet arrêté, le comte de Salvandy mérita bien de son pays. Ajouterai-je qu’il fit adresser à chacun des membres de la commission un exemplaire des Chants populaires de la Bretagne, et décerna au jeune collecteur la seule récompense qu’il pût lui offrir ? Si une nouvelle révolution empêcha cette commission de réaliser son projet, un autre ministre non moins ami de la muse rustique, M. Hippolyte Fortoul, lui donna un commencement d’exécution; sur son rapport, l’Empereur actuel, alors Président de la République, décréta la publication des Chants populaires de la France; un comité s’occupa de les faire recueillir. Ampère rédigea des instructions pour les membres correspondants, et un grand nombre de pièces furent adressées au Ministère, que l’éminent historien aujourd’hui placé à la tête de l’instruction publique ne laissera sans doute pas inédites, quoique le décret du 15 septembre 1852 ait été rapporté[98].

Les réunions qu’on fréquente le plus en Bretagne pour entendre les chanteurs, sont les fêtes des noces et de l’agriculture, les foires, les nuits funèbres où l’on veille et prie autour d’un lit de mort, les linadek, où l’on tire le lin, qui, dit-on, deviendrait étoupe, si l’on n’y chantait pas, mais surtout les fileries du soir.

Les habitants des campagnes se rassemblent principalement l’hiver à l’occasion de ces fileries. Réunis, dès six heures du soir, en cercle devant un large foyer dont la flamme éclaire seule la chaumière, vieillards et jeunes gens, filles et garçons, chantent et content tour à tour. Quelquefois un poëte ambulant, qui va chantant de ferme en ferme, comme allaient ses aïeux de manoir en manoir, vient frapper à la porte au milieu de la nuit, et paye en chansons à ses hôtes l’hospitalité qu’on lui donne.

Mais aux foires, aux fêtes du lin et aux fileries on ne chante guère que des ballades ; aux fêtes des noces et de l’agriculture, que des chansons d’amour, que des cantiques aux veillées funèbres; aux assemblées religieuses connues sous le nom de Pardons, qu’ils portaient déjà du temps où vivait Dante, on chante et des chants historiques, et des chants d’amour, et des cantiques et des légendes.

Les grandes réunions nationales chez tous les peuples anciens doivent leur origine à la religion. Les Gaulois s’assemblaient sous les ordres de leurs druides, dans un lieu consacré[99]. Les vieilles lois Moelmutiennes, qui font mention de réunions semblables dans l’ile de Bretagne, antérieurement au dixième siècle, les appellent des « synodes privilégiés de fraternité et d’union,» et les disent présidées par les bardes[100]. Le christianisme leur fit perdre leur caractère païen, mais il ne parait avoir changé ni leur institution fondamentale, ni leurs cérémonies, ni leurs usages, ni le temps, ni le lieu des réunions ; fidèle à sa prudente manière d’agir avec les barbares, il n’abattit pas le temple, il le purifia : le menhir est toujours debout, mais la croix le domine.

C’était aux solstices qu’avaient lieu en Cambrie, comme les assemblées druidiques, les plus grandes réunions chrétiennes; c’était dans les lieux consacrés par la religion des ancêtres, au sommet des tumulus, parmi les dolmen, au bord des fontaines, qu’on se réunissait ; c’était à l’occasion des fêtes qu’on y célébrait que revenaient périodiquement ces espèces de jeux olympiques, où les bardes, en présence d’un concours immense, tenaient leurs séances solennelles, et disputaient le prix de la harpe et de la poésie; où les athlètes entraient en lice et faisaient assaut de courage, d’adresse ou de vitesse, à l’escrime, à la lutte, à la course et à vingt autres exercices semblables dont parlent les anciens auteurs; c’était à ces fêtes que la foule trouvait dans la danse et la musique une diversion passagère aux soucis journaliers de sa misérable existence. Les sectaires intolérants qui divisent et dépoétisent le pays de Galles, leur ont enlevé tout caractère religieux ; et il n’en reste que des débris sauvés à grand’peine par les associations bardiques, ces gardiennes de la nationalité galloise, qui désormais ne s’appuie plus que sur les mœurs, la langue et les traditions. En Bretagne, elles ont conservé leur génie primitif, et la religion a continué d’être l’âme de touchantes solennités qui promettent encore à nos vieux usages, à nos croyances vénérables, à notre langue, à notre littérature rustique, de longues années d’existence.

Chaque grand pardon dure au moins trois jours. Dès la veille, toutes les cloches sont en branle; le peuple s’occupe à parer la chapelle; les autels sont ornés de guirlandes et chargés de vases de fleurs; on revêt les statues des saints du costume national; le patron ou la patronne du lieu se distinguent comme des fiancés, l’un à un gros bouquet noué de rubans flottants aux couleurs éclatantes, l’autre à mille petits miroirs qui scintillent sur sa coiffe blanche. Vers la chute du jour, on balaye la chapelle, et l’on en jette les saintes poussières au vent, pour qu’il soit favorable aux habitants des iles qui doivent venir le lendemain ; chacun étale ensuite, dans le lieu le plus apparent de la nef, les offrandes qu’il fait au patron. Ce sont généralement des sacs de blé, des écheveaux de lin, des toisons vierges, des pains de cire, ou d’autres produits de l’agriculture, comme aux anciens jours[101] ; puis des danses se forment au son du biniou national, de la bombarde et du tambourin, sur le tertre de la chapelle, au bord de la fontaine patronale, où quelquefois un dolmen en ruines, couvert d’un tapis de mousse, sert de siège aux ménétriers. Il y a moins d’un siècle que l’on dansait dans la chapelle même, pour honorer le saint du lieu[102]. On souffrait en quantité d’endroits, dit l’auteur de la vie de Michel le Nobletz, que les jeunes gens des deux sexes y dansassent durant une partie de la nuit, et l’on eût presque cru commettre quelque sorte d’impiété que de les empêcher de célébrer les fêtes des saints d’une manière si profane[103].

En certaines occasions, on allume encore la nuit des feux de joie dans un but semblable, sur le tertre de la chapelle et sur les collines voisines. Au moment où la flamme, comme un long serpent, déroule, en montant, ses anneaux autour de la pyramide de genêts et d’ajoncs qu’on lui a donnée à dévorer, et s’élance sur le bouquet qui s’élève à la cime, on fait douze fois processionnellement le tour du bûcher, en récitant des prières ; les vieillards l’environnent d’un cercle de pierres, et placent au centre une chaudière, où l’on faisait cuire jadis des viandes pour les prêtres ; aujourd’hui les enfants remplissent cette chaudière d’eau et de pièces de métal, et fixant quelques brins de jonc à ses deux parois opposées, ils en tirent des sons d’une harmonie, selon leur goût, tandis que les mendiants, à genoux à l’entour, la tête nue, et s’appuyant sur leurs bâtons, chantent en chœur les légendes du saint patron. Ainsi les anciens bardes chantaient, à la clarté de la lune, des hymnes en l’honneur de leurs dieux, en présence du bassin magique dressé au milieu du cercle de pierres, et dans lequel on apprêtait le repas des braves[104].

Le lendemain, au moment où l’aurore se lève, on voit arriver dans toutes les directions, de toutes les parties de la Basse-Bretagne, des pays de Léon, de Tréguier, de Goélo, de Cornouaille et de Vannes, des bandes de pèlerins qui chantent en cheminant. D’aussi loin qu’ils aperçoivent le clocher de l’église, ils ôtent leurs larges chapeaux, et s’agenouillent, en faisant le signe de la croix. La mer se couvre aussi de mille barques d’où partent des cantiques dont la cadence solennelle se règle sur celle des rames. Il y a des cantons entiers qui arrivent sous leurs bannières paroissiales, et conduits par leurs recteurs. D’aussi loin qu’on les aperçoit, le clergé du pardon s’avance pour les recevoir; les croix, les bannières, les statues des saints se saluent en s’inclinant, au moment où ils vont se joindre, tandis que les cloches joyeuses se répondent à travers les airs.

À l’issue des vêpres sort la procession. Les pèlerins s’y rangent par dialectes. On reconnaît les paysans de Léon à leur taille élevée, à leur costume noir, vert ou brun, à leurs jambes nues et basanées. Les Trégorrois, dont les vêtements gris n’ont rien d’original, se font remarquer, entre tous, par leurs voix harmonieuses; les Cornouaillais, par la richesse et l'élégance de leurs habits bleus ou violets ornés de broderies, leurs braies bouffantes et leurs cheveux flottants; les Vannetais, au contraire, se distinguent par la couleur sombre de leurs vêtements : à l’air calme et froid de ces derniers, on ne devinerait jamais les âmes énergiques dont ni César ni les armées républicaines ne purent briser la volonté. Mais il ne faut pas les juger sur les apparences : Corps de fer, cœurs d’acier, disait d’eux Napoléon.
Quand le cortège se développe, rien de plus curieux à observer que ces rangs serrés de paysans aux costumes variés et bizarres, le front découvert, les yeux baissés, le chapelet à la main ; rien de touchant comme ces bandes de rudes matelots, qui viennent, nu-pieds et en chemise, pour accomplir le vœu qui les a sauvés du naufrage, portant sur leurs épaules les débris de leur navire fracassé; rien de majestueux comme cette multitude innombrable précédée par la croix, qui s’avance en priant le long des grèves, et dont les chants se mêlent aux roulements de l’Océan.

Il est certaines paroisses où, avant de rentrer dans l’église, le cortège s’arrête dans le cimetière; là, parmi les tombeaux des ancêtres, le paysan le plus respectable et l’ancien seigneur du canton, la jeune paysanne la plus sage et l’une des demoiselles du manoir, debout sur les degrés les plus élevés de la croix, renouvellent solennellement, au nom de la foule prosternée, en étendant la main sur le livre des Évangiles, les saintes promesses du baptême. Ainsi, la religion confond tous les âges, tous les rangs, toutes les conditions, dans ces pieuses assemblées, qui pourraient s’appeler encore des « synodes privilégiés de fraternité et d’union. »

Des tentes sont dressées dans la plaine; les pèlerins y passent la nuit ; on veille fort tard, on reste pour écouter les cantiques que vont chantant d’une tente à l’autre les bardes populaires. Ce jour est tout entier consacré à la religion. Les plaisirs profanes renaissent avec l’aurore et les sons du hautbois.

A midi, la lice s’ouvre ; l’arbre des prix, portant ses fruits comme le pommier ses pommes, ainsi que cela se dit, s’élève triomphalement au centre; à ses pieds mugit la génisse, gage principal du combat, les cornes ornées de rubans. Les jeunes filles et les jeunes femmes, juges influents des joutes, apparaissent montées sur les arbres environnants, à demi cachées, comme des fleurs, dans le feuillage ; la foule des hommes reflue autour de l’enceinte ; mille concurrents se présentent. Des luttes, des assauts de vigueur ou d’adresse, des courses, des danses sans repos ni trêve, remplissent la soirée.

La veille et l’avant-veille ont appartenu aux mendiants et aux autres chanteurs accourus de tous les cantons de la Bretagne ; cette nuit appartient aux kloer. C’est le dernier soir du pardon qu’ils chantent, pour les jeunes filles, leurs chansons d’amour les plus nouvelles et les plus douces, réunis par groupes sous de grands chênes, à travers les rameaux desquels un rayon de la lune, qui glisse sur leur tête blonde, vient éclairer leur pâle et mélancolique visage.

Telles sont les racines profondes qu’a jetées la poésie dans les mœurs de ce peuple.


Au moyen âge, les Bretons Cambriens et les Bretons de l’Armorique, dans toutes leurs solennités, chantaient cet antique refrain : Non ! le roi Arthur n’est pas mort !

Le chef de guerre illustre, qui savait vaincre leurs ennemis, était encore pour eux, à cette époque, un symbole de nationalité politique.

Il y a un certain nombre d’années, au milieu d’une fête de famille que donnaient aux Bretons d’Armorique leurs frères du pays de Galles, en voyant flotter au-dessus de ma tête les vieux drapeaux de nos aïeux communs; en retrouvant des mœurs semblables à nos mœurs, des cœurs qui répondaient à nos cœurs; en prêtant l’oreille à des voix qui semblaient sortir des tombeaux, éveillées comme par miracle aux accents des harpes celtiques; en entendant parler une langue que je comprenais malgré plus de mille ans de séparation, je répétais, avec enthousiasme, le refrain traditionnel. Aujourd’hui, quand je détourne mes regards vers cette poétique terre de Bretagne qui reste la même alors que tout change autour d’elle, ne puis-je répéter avec les Bretons d’autrefois: Non ! le roi Arthur n’est pas mort !



  1. J. J. Ampère, Histoire littéraire de la France, t. I, p. 78.
  2. Dictionnaire Breton, préface de D. Taillandier, religieux bénédictin de la congrégation de Saint-Maur, p. 9.
  3. Lingua mihi ignota et turpis. (Epist.)
  4. Essai sur l’histoire de la langue bretonne depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, servant d’introduction aux Dictionnaires français-breton et breton-français et à la Grammaire de le Gonidec, 2 vol. in-4o.
  5. A l’inappréciable Grammatica celtica de Zeuss, il faut joindre les belles études de Jacob Grimm, de Gluck, Diefenbach, Adolphe Pietet et Whitley Stokes
  6. Bardus, gallice, cantor appellatur. (Pomponius Festus, lib. II.)
  7. Disciplina in Britannia reperta. (Caæsar, De Bello Gallico, lib, VI.)
  8. Strabon, Geog., IV, p. 248.
  9. Βορεάδας. Un critique allemand propose de lire Βάρδους. En tout cas, ces ministres du Soleil ne peuvent être que des bardes. Elien le reconnait formellement en traduisant Βορεάδας par Ποήτας. (XI. H. A. et Diod. Sic, éd. Petr. Wess., t. I, liv. II, p. 159.)
  10. Diod., ib., p. 159.
  11. Οὕς μὲν ὑμνοῦσι οὕς δὲ βλασφημοῦσι. (Diod., liv. V.)
  12. Myvyrian Archaiology of Wales, t. III, p. 291.
  13. In Galliam translata esse existimatur. (Cæsar, lib. VI.)
  14. Non usquequaque utuntur lingua, sed paululum variata. (Strabon, Géog.)
  15. Beleni Ædituus. Sur le sens à donner à ce mot, voy. Horace, ép. II, I, 230.
  16. Myvyrian, t. I, p. 26 et 30. Cf. Prudence : non bardus pater aut avus augur Rem docuere Dei (Apoth. v. 296).
  17. Ibid., p. 23, 27, passim.
  18. Ibid., t. I, p. 4, 19, 35, 57, passim.
  19. Celeusmatis vice sub velorum finibus cantantes. (Gildas, De Excidio Britanniæ.)
  20. Spoliala emarcuit Britannia. (Henric. Hutindon, ap. D. Morice, preuves, t. 1, ocl. 164
  21. Myvyrian, t. I. p. 26, 30, 34.
  22. Venit enim noviter de partibus Armoricanis,
    Dulcia quo didicit sapientis dogmata Gildæ.

    Vita Merlini Caledoniensis, p. 28.
  23. Taliesinus, bardus, filius Onis, fatidicus præsagacissimus qui per divinationem, præconio mirabili fortunatas vitas et infortunatas disserebat fortunatorum hominum et infortunatorum per fatidica verba. (Ingomar, ap. Chron. Briocense. Biblioth. reg., Mss no 6003.)
  24. Ad provinciam Waroki ad Locum Gildæ (Lok Gweltas?) ubi erat peregrinus et exul. (Ibid.)
  25. D. Lobineau, Vie des saints de Bretagne, p. 253, 2e édit, t. I, et le Myvyrian, t. I, p. 200.
  26. Vie des saints de Bretagne, p. 145. Cf. La Légende celtique, 3e édition, et la vieille légende latine du Portefeuille des Blancs-Manteaux, t. XXXVIII, fol. 857.
  27. D. Lobineau, ibid., p. 264. Cf. La Légende celtique.
  28. Voyez le Druide et l’ Enfant, p. 1.
  29. Ibid., p. 13. Sur cette contre-partie chrétienne et sa popularité dans toute la France au moyen âge, V. Stober, Elsassiches Volksbüchlein, p. 147 ; Pr. Tarbé, Romancero de Champagne, t. I, p. 5 ; et J. Bugeaud, Chants popul. de l’Ouest, t. II, p. 273.
  30. La Danse du glaive, p. 74.
  31. Myvyrian, t. I, p. 55 et 56.
  32. Laudibus in longum, vates, dimittitis ævum,
    Plurima, securi, fudistis carmina, bardi.

    (Pharsal., lib. I.)
  33. Simul, uno tempore, in poemate britannico claruerunt. (Ex Nenni Mss. Johann. Cott., Spect. ad geneal. saxon, ap. Gale, xv, script., vol. III, p. 116.
  34. Dictionnaire français-breton, p. 468
  35. Prophéties de Gwenc’hlan, p. 20, 21 et 22.
  36. Merlin-devin, p. 63.
  37. Loiza, p. 138.
  38. Miss Brooke, Irish Poetry, p. 73. Cf. ma Légende celtique.
  39. Submersion de la ville d’Is, p. 59.
  40. La peste d’Elliant, p. 52.
  41. Myvyrian, t. I, p. 27.
  42. Myvyrian, t. I, p. 36.
  43. Ubi amatoria cantantur. (Conc. Ven., ap. D. Morice. Histoire de Bretagne pr., .I, p. 184.)
  44. Ut inua provinciam, psallendi una sit consuctudo. (Ibidem, p. 184.)
  45. Præconum ore ritu bacchantiumm concrepante….. ad ludicra et ineptas sæcularium fabulas strenuos et intentos… Canora Christi, tyronum voce suaviter modulante. (Gildas, Epist., p. 13 et 22, ap. Gale )
  46. Vita sancti Dubricii, ap. Joh. Price, Hist. Brit., p. 127.
  47. Essais, liv. I, c. liv 54.
  48. Fauriel, Chants populaires de la Grèce moderne, Introduction, passim ; J. J. Ampère, Histoire littéraire de la France, t. I, p. 21 ; Grimm, Deutsche Haus und Kindermarchen, Introduction, passim, et Deutsche Mythol., 1844, t. 1, p. 408 et 416 ; Rüs, Edda, p. 61 ; Ferdinand Wolf, Uber die Lais, p. 359 ; Adolf Wolf, Volkslieder aus Venetien. M. Nigra est venu joindre son autorité à celle de ces maîtres : « La poesia storica, popolare e tradizionale, è coeva, nelle sue origini, al fatto per essa doscritto. » (Canzoni popolari del Piemonte. Revista contemporanea. Genn., 1858, p. 51.)
  49. Histoire de Georges Katoverga, Chants populaires de la Grèce moderne, t. II.
  50. X. Marmier, Chants de guerre de la Suisse. (Revue des Deux Mondes, 4e série p. 215, 1836.)
  51. Lais, en irlandais chanson, en gallois son, voix et chant, en breton son lugubre (V. Rostrenen, Dict., t. I, p. 231.) Il n’est plus en usage que dans ce dernier sens, mais il a dû exprimer l’idée d’une ballade élégiaque, à en juger par le morceau que nous possédons, et auquel Marie de France donnait ce nom.
  52. Lai d’Équitan, sire de Nantes. Marie de France. (Ap. Roquefort, t. 1, p. 114 et prologue, p. 44.)
  53. De l’aventure que dit ai,
    Li Breton en firent un Lai. (Ibid., p. 580.)

  54. Li ancien, por remenbrance.
    Firent un Lai de sa victoire,
    Et que touz jors en soit mémoire…
    Un Lai en firent li Breton.

    (Lai d’Haveiok et d’Argentille, manuscript. reg. no 7595.)
  55. Essais, liv. 1, c liv.
  56. Deutsche Haus und Kindermarchen, Introd., 2e éd. Berlin, 1819.
  57. Chrota britanna. (Venant. Fortunat., lib. VII, p. 170.) Marie de France la dit aussi populaire que la harpe :

    Fu Gugemer le lai trovez
    Que hom dist en harpe è en role. (Poésies, t. I, p. 113.)

  58. Coelbren y Beirdd. (Jones, Musical and poetical Remains, t. III, p. 4.)
  59. Pennant, Tour in Wales, t. I, p. 459 et seq
  60. Myvyrian, t. 11, p. 537.
  61. Myvyrian, t. I, p. 60, 61, 74.
  62. Nuptiarum convivia… ubi amatoria cantantur, et motu corporum choris et saltibus efferuotur. (Loco supra citato.)
  63. L’opinion que nous combattons ici fut d’abord celle de Raynouard. Mieux informé, il reconnut son erreur et prouva qu’il en était complètement revenu en publiant à ses propres frais un des plus anciens monuments écrits de la poésie bretonne: le Mystère de sainte Nonne.
  64. Myvyrian, t. I, p. 79.
  65. Carta Alani Fergan. ap. D. Morice, Histoire de Bretagne, preuves, t. I, col. 707. V., plus loin, Merlin-Barde, notes, p. 77.
  66. Myvyrian, t. 1, p. 4. Cf. mes Bardes bretons du sixième siècle. 2e édit., p. 275.
  67. Pawisk, paresca, « Vestis species : mantellum sine penna, et sendato et fresa. » (Ducange, Statuta Massiliensia, ad ann. 1276.)
  68. Gent ot le cors é franc le cuer,
    Pur cou ot nom Graalent-muer.

    (Roquefort, t. I, p. 487.)
  69. Arm. kor. ; gall. corr. ; féminin, corres ; cornique cor ; gaëlic gearr en grec ϰόρος (cf. ϰουραί, les nymphes, et ϰούρητες), lat. curtus, franç. court, autrefois cort.
  70. Il signifie encore ingénieux en breton, et s’y retrouve dans gan-az, astucieux, dans gwazik-gan et Mor-gan, comme dans le nom gallois Gwen-dydd, en lat. du moyen âge Ganieda. (Cf. Canidia, genius, ganna, geniscus, geniciales feminæ.) Il correspond à l’alp germanique, d’où les elfes ou fées.
  71. V. le Seigneur Nann et la Fée, p. 43.
  72. Amédée Thierry, Histoire des Gaulois, t. II, p. 23.
  73. Myvyrian, t. I, p. 34.
  74. Strabon, X, p.466 et seq. 473.
  75. Idem. IV, p.198, et Diodore de Sicile, IV, 56
  76. Myvyrian, t.I, p.17.
  77. Strabon, X, p.472.
  78. Myvyrian, t. I, p. 17, 18, 36, 37.
  79. Idem, t. II, p. 17, 38, 175.
  80. Sic Eustates, et non Albion (Commentar. in Dion., p. 566). Sic Agathemerus (Géograph., II, c. ix). Le G disparaît dans les mots composés.
  81. Myvyrian, t. I, p. 158
  82. Nous ne pouvons nous empêcher de faire remarquer aussi le rapport qui existe entre ce Gwion et Gigon, dieu du commerce et inventeur des arts, chez les Phéniciens et les Tyriens. Dans les mystères des cabyres de Samothrace, tandis que la grande divinité travaille à l’œuvre du monde, il l’aide dans ses opérations magiques, comme Gwion aide Koridgwen. Sa taille et sa figure sont celles des Courètes : c’est lui qui conduit leurs danses.
  83. César, VI, c. xvii
  84. Montfaucon, t. IV, p. 414.
  85. Myvyrian, t. III, p, 164.
  86. Owen’s Welsh Dict., t. I, p. 126, éd. de 1832.
  87. Pardessus, Histoire du commerce.
  88. Volkslieder aus Venetien, p. 61.
  89. La poésie des races celtiques, Essais, p. 384.
  90. Homère ne l’a pas dédaigné toujours, et nous pourrions lui emprunter maint exemple (Odyssée, IV, v. 489 ; Ibid., VII, v. 104, 116 et 117) ; en voici un tiré de l’ancienne poésie italienne :

    E brava breve in eterno notturno ;
    A mortali amar tale spento è spinto ;
    E capo corpi de una è diurno.

  91. Cf, Le grand mystère de Jésus, introd., p. cj et Sainte-Nonne.
  92. il va sans dire que nous ne parlons ici que du breton tel qu’il existe dans la bouche du peuple des campagnes et dans les poésies populaires.
  93. Séance du 26 mai 1838. Procès verbaux du Comité, p. 27 et 28. Impr. imp.,1850.
  94. Voici quelques-uns de ceux qui m’ont le plus frappé : Ore (p. 2), impér. de orl, en gallois répondre. — Edrec’hit (ibid.), imp. de ledryc’h, en gall. voir.— Kelling (p. 8), prés. du Kyllyngu, en gall. décocher. —Morvarc’h (p. 21), cheval de mer, en gall. morfarch. — Morgezeg (ibid.), chevaux marins, en gall, morgesyg. — Ar Penn-lu, (mal. imp. Par enn lu (p. 22); (recte, p. 50), le chef d’armée, en gall. anc. penllu. — Brenn (p. 33), roi, brenin, prince (p. 485), en gall. brenin, anc. brenn, Cf. Brennus. — Paz arc’hant (p. 37), monnaie, en gall. arian bath, en corn. bat. — Ha glevaz-te ? (p. 39), as-tu entendu ? Cf. avec le début de l’anc. poëme gallois : A glyweis-ti?Arabadiat (p. 40), faire des folies, en gall. arabeddu. — Peli (p. 41), manteau, en gall. pali (cf. pallium). — Laouer (ibid.), pleine, auj. leur, en gall. lawr.— Gwell na (45), mieux que, en gall. gwell na, auj. en breton gwell eged. — Stourmeaz (p. 48), champ de bataille. Cf. meaz ar stourm (p.127).— Kad (p. 48 et 123), combat, en gall. cad.— Kadour (p. 50), guerrier, gall. cadwr.— Kadir (p. 121), champ de bataille.— Adan (p. 50), dessous, gall. odan, breton mod. dindan. — Ri (ibid.), rang, en gall. nombre.— Bre (ibid.), montagne, gall. bre. — Glan (ibid.), souffle, àme, auj. halan. — Rong (ibid.), entre, gall. rhwng.— Am (ibid.), pour. gall. am. — As (ibid.), âne, auj. azen, gall. as. — Mael (ibid.), soldat, gall. mael.— Ra freo, qu’il s’agite, subj. du verbe gall. ffroi, auj. ffrawdduniaw.— C’houaz (ibid. à la rime), -sœur, auj. c’houez, gall. chwys. — Edi (p. 53), est, auj. edeo, gall. ydyw. — Laez-Roue (p. 58), pour Roue al laez, le roi des hauteurs : var. plus moderne,lez Doue, la cour de Dieu. — Diogel (p. 59), sans crainte, sic dans le Catholicon, dans le vocab. corn. et en gall. — Kaen (p. 61), brillant, gall. caïn, anc. gaël., cain.— Gwarez (ibid.), il aide, gall. gwareiddiuw, protéger, gaël. corain. — Loufren (p. 70), camériste, en gall. law-forwyn (handmaid). — Diskel (p. 81), plat, gall. dysgl., anc. dysgyl (Cf.discus). — Tarzian (ibid.), bouclier, targe, auj. tiren, en gall. tarian. — gwennek (ibid.) blanc, auj. gwenn, en gall. gwynig. — Lerek (ibid.), cuirasse, gall. lurig, gaël. lurech (Cf. lorica).— Roue-marchosi (p. 94), pour marchosi ar roue, forme mod., l’écurie du roi. — Kadoret (p. 96), intronisé, gall. anc. cadeiriawg. — Lester (ibid.), vaisseau, auj. lestr, gall. lestr. — Gelen (p. 101), ennemi, anc. gall. gelyn. — Drouk-kinnig (p. 115), tribut; de droug, fâcheux, et de kinnig, en gall. et en breton offrande ; dans les Actes du neuvième siècle, munus. — Maour (p. 114, à la rime) et vor pour mor (p.123), auj. meur, gall. mawr, gaël mar.— Tiern (p115) chef, et penn-tiern (p. 484) dans les Actes du neuvième siècle, mach-tiern ; en gall. teyrn, en gaël. tiyern. — Bis (p. 116), jamais ; auj. biskoaz, gall. byth.— Sellet-hu (p. 118), voilà, forme arch. aujourd’hui setu et chetu. — Adar, (p. 127), à la rime, oiseaux, gall. aderyn, pl. adar. — Mor-adar (ibid.) oiseaux de mer, etc. (forme et mot inusités). L’indication des tournures grammaticales archaïques demanderait plus de place ; les philologues les ont du reste déjà notées dans les Séries, la Danse du glaive, la Marche d’Arthur, la Submersion de la Ville d’Is et la Tour d’Armor.
  95. Voir mes Notices des manuscrits des anciens Bretons avec fac simile (Archives des missions scientifiques, vol. V. p. 234). Un critique peu crédule, M. Renan, a fait cet aveu : « Nous touchons cette époque de leur histoire d’aussi près et avec autant de certitude que l’antiquité grecque et romaine. »
  96. Minstrelsy, Introductory remarks on popular poetry.
  97. Moniteur du 22 mai 1845.
  98. Elles trouveraient un digne éditeur en M. E. J. B. Rathery.
  99. Considunt in loco consecrato. (Cæsar, de Bello gallico, lib. VI.)
  100. Myvyrian, t. III, p. 290.
  101. Multitudo rusticorum…. exhiliens lanas, vellera, formas ceræ (Gregor. Tur., de Gloria confes., c. ii).
  102. C’était évidemment un usage païen contre lequel, à toutes les époques, se sont élevés les évèques ; « Statuimus ne choreæ fiant in ecclesiis… quod facientes aut cantilenas cantanles in iisdem excommunicamus, » etc. V. Statuta synodalia eccles. Trecorensis, ad ann. l320, et Statuta synodalia ecclesiæ Corisopilensis, ad ann. 1768.
  103. Le Parfait missionnaire, p. 185.
  104. Myvyrian, t. I, p. 46.