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Barzaz Breiz/1846/Le Marquis de Guerand

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LE MARQUIS DE GUÉRAND.


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ARGUMENT.


Louis-François de Gwérand, ou Guérand, était fils de Claude de Névet, et de Jean du Parc, chevalier, seigneur de Locmaria, marquis de Guérand. Son père, qui avait pris part au siège de la Rochelle et aux guerres d’Allemagne, et présidé par élection les états généraux de Bretagne, n’existait plus en 1670.

Possesseur du marquisat à cette époque, riche, violent, et livré à lui-même, le jeune Louis était la terreur de la paroisse, et désolait sa mère, dont les larmes et les prières ne pouvaient rien sur lui : on dit que, lorsqu’il sortait, la bonne dame courait elle-même sonner la cloche du château, pour donner l’alarme au canton.

C’étaient chaque jour de nouvelles violences de la part de son fils, et des récriminations nouvelles du côté des habitants du pays : les choses en vinrent au point qu’elle se vit forcée de lui faire quitter la Bretagne ; voici à quelle occasion.

XI


LE MARQUIS DE GUERAND.


( Dialecte du Léon. )


I.


— Bonjour et joie dans cette maison ; où est Annaïk par ici ?

— Elle est couchée et dort d’un doux sommeil ; prenez garde ; ne faites pas de bruit !

Elle repose doucement ; prenez garde, ne réveillez pas ! —

Aussitôt le clerc de Garlan monta l’escalier,

Monta, et lestement, l’escalier, et vint s’asseoir sur le banc du lit de la jeune fille.

— Lève-toi, Annaïk Kalvez, que nous allions ensemble à l’aire neuve !

— À l’aire neuve, je n’irai point, car il y a là un méchant homme ;

Le plus méchant gentilhomme du monde, qui me poursuit partout.

— Quand ils seraient là cent, ils ne te feraient aucun mal ;

Quand ils y seraient cent, nous irons à l’aire neuve !

Nous irons à l’aire neuve, et nous danserons tout comme eux. —

Elle a mis sa petite robe de laine ; et elle a suivi son ami.


II.


Le marquis de Guérand demandait à l’hôtelier, ce jour-là :

— Hôtelier, hôtelier, dites-moi, n’avez-vous pas vu le clerc ?

— Seigneur marquis, excusez-moi, je ne sais qui vous demandez.

— Vous excuser ! oh ! certes, non ! Je demande le clerc de Garlan !

— Il est allé là-bas passer la journée, jeune fille gentille au bras ;

Ils sont allés là-bas à l’aire neuve ; joyeux et beau couple, ma foi !

Il a à son chapeau une plume de paon, et une chaîne au cou ;

Et au cou une chaîne qui retombe sur sa poitrine.

Elle porte un petit corset brodé, avec un velours orné d’argent ;

Elle porte un petit corset de noces ; ils sont fiancés, je crois. —


III.


Le marquis de Guérand, hors de lui, sauta vite sur son cheval rouge ;

Sur son cheval il sauta vite, et se rendit à l’aire neuve.

— Clerc, mets bas ton pourpoint, que nous nous disputions ces gages[1].

Clerc, mets bas ton pourpoint, que nous nous donnions un croc-en-jambe ou deux.

— Sauf votre grâce, marquis, je n’en ferai rien, car vous êtes gentilhomme, et moi je ne le suis point ;

Car vous êtes le fils de madame de Guérand, et moi le fils d’un paysan.

— Quoique le fils d’un paysan, tu as le choix des jolies filles.

— Seigneur marquis, excusez-moi, ce n’est pas moi qui l’ai choisie ;

Marquis de Guérand, excusez-moi, c’est Dieu qui me l’a donnée. —

Annaïk Kalvez tremblait, en les entendant parler ainsi.

— Tais-toi, mon ami ; allons-nous-en ; celui-ci nous fera peine et chagrin.

— Auparavant, clerc, dis moi : sais-tu jouer de l’épée ?

— Jamais je n’ai porté d’épée : jouer du bâton, je ne dis pas.

— Et en jouerais-tu avec moi ? Tu es, dit-on, un terrible homme !

— Seigneur gentilhomme, mon bâton ne vaut pas votre épée longue et nue.

Seigneur gentilhomme, je n’en ferai rien, car vous saliriez votre épée.

— Si je salis mon épée, je la laverai dans ton sang ! —

Annaïk, voyant couler le sang de son doux clerc,

Annaïk, en grand émoi, sauta aux cheveux du marquis,

Sauta aux cheveux du marquis, et le traîna autour de l’aire neuve.

— Fuis loin d’ici, traître de marquis ; tu as tué mon pauvre clerc ! —


IV.


Annaïk Kalvez s’en revenait à la maison, les yeux remplis de larmes.

— Ma bonne mère, si vous m’aimez, vous me ferez mon lit ;

Vous me ferez mon lit bien doux, car mon pauvre cœur va bien mal.

— Vous avez trop dansé, ma fille ; c’est ce qui rend votre cœur malade.

— Je n’ai point trop dansé, ma mère : c’est le méchant marquis qui l’a tué !

Le traître de marquis de Guérand a tué mon pauvre clerc !

Vous direz au fossoyeur, quand il ira le prendre chez lui :

« Ne jette point de terre dans sa fosse, car dans peu ma fille l’y suivra. »

Puisque nous n’avons point dormi sur la même couche, nous dormirons dans le même tombeau ;

Puisque nous n’avons point été mariés en ce monde, nous nous marierons devant Dieu. —


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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


Voilà ce qui se chantait en Bretagne, tandis que le jeune marquis, « sortant de l’Académie, » dansait devant Louis XIV ces passe-pieds merveilleux qui ravissaient madame de Sévigné, « ces passe-pieds bas bretons, au prix desquels les violons et passe-pieds de la cour faisaient mal au cœur[2]. » Un paysan nommé Tugdual Salaün, de la paroisse de Plouber, qui assistait à la fatale Aire-Neuve, composa la chanson. Elle passa de Tréguier en Cornouaille et de Cornouaille en Léon dont j’ai suivi le dialecte. Il parait que le jeune clerc ne mourut pas sous le coup, comme semble l’indiquer l’auteur ; car le marquis ne fut condamné, dit-on, qu’à l’amende civile, conformément à la coutume de Bretagne. Cependant la bonne dame de Névet ne se regarda point comme libérée envers les parents du défunt ; elle fit à la mère du jeune homme une pension annuelle, et prit chez elle son second enfant, qu’elle se chargea d’élever et qu’elle établit avantageusement. Quant au marquis, la jeunesse passée, il devint aussi régulier dans ses mœurs qu’il avait été débauché. On montrait encore, il y a peu d’années, les ruines d’un hôpital fondé par lui pour les pauvres, près de son château ; la tradition raconte que l’on voyait briller, chaque soir, bien avant dans la nuit, une petite lumière à une des fenêtre de cet hôpital, et que si le voyageur surpris venait à en demander la cause, on lui répondait : « C’est le marquis de Guérand qui veille ; il prie Dieu à genoux de lui pardonner sa jeunesse. »



Mélodie originale


Pas de partition dans cette édition.


  1. Les Aires-Neuves sont toujours suivies de luttes. V. les Chansons domestiques.
  2. V. ses Lettres, éd. de M. Blaise, XII, ann, 1671.