Beautés de la poésie anglaise/L’Épousée-Démon

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Traduction par François Chatelain.
Beautés de la poésie anglaiseRolandivolume 1 (p. 23-26).


L’Épousée-Démon.[1]


Dans ces temps justement nommés la nuit des âges,
De l’Allemagne au pays merveilleux,
Dans une chambre obscure au plus haut des étages
Près d’un plateau taché d’un sang cadavéreux,
À la main le scalpel rouge de ses carnages,
Se tient là froid le disséqueur,
Prêt à fouiller un crâne, ou bien sonder un cœur.

Il était déjà tard,—si que ses camarades
Étaient partis. Seul devant le plateau
Avec étonnement le virent les Pléïades ;

Cependant que rêveur de son front perlait l’eau,
Que des éclairs sortaient de ses regards malades,
Reflets d’un bien cruel chagrin
Qu’il ne permettait voir par aucun œil humain.

De vers l’acte de Dieu, là bas au cimetière
Avait été porté son seul espoir ;
Le cœur pur de l’amante, un puits d’amour sincère,
Avait été tué par le froid désespoir :
Et maintenant là bas elle gisait sous terre,
Parce que les siens orgueilleux
Avaient refusé net le jeune homme amoureux.

Sur ce hautain refus la pauvre Damoiselle
Lors s’affaissa comme une fleur sans eau ;
Son amour refoulé, tout dépérit en elle,
Si qu’elle n’endormit bientôt dans le tombeau,
Et des anges là haut devint la sœur jumelle.
Lui, pour distraire son chagrin
Se mit à farfouiller le détritus humain.

Soudain le jouvencel lève la draperie
Qui recouvrait un vol fait au tombeau ;
Jamais près d’un cadavre il n’eut de rêverie,
Car son cœur est d’acier, pour lui rien n’est nouveau !
Le voilà cependant ému, sans menterie,
Et puis il se tient coi, c’est clair,
Comme un ruisseau glacé par le souffle d’hiver.

Git là devant ses yeux, morte, mais belle encore,
Une qui fut échantillon charmant
De la fraîche beauté qu’en ce monde on adore,
Le bijou précieux de quelque jeune amant ;
Sur sa face rosée était comme l’aurore
De cet incarnat enchanteur
Qui d’une jeune vierge annonce la pudeur.

Ses cheveux descendaient en magnifiques tresses
Sur sa poitrine, et lui voilaient le sein,
Ses lèvres provoquant aux plus douces caresses,
Ivres d’amour étaient comme rouges de vin :
Ses bagues, ses joyaux scintillaient de richesses,
C’était de l’or, et du plus pur,
Escarboucle éclairant, illuminant l’obscur.

Le cadavre était-il donc hanté d’aventure,
Ou bien la chambre, ou ma foi tous les deux ?
Car de ce jouvencel immobile est l’allure
Et ses yeux flamboyante ont de singuliers feux !
Il semble que sa chambre ait changé de nature,
Que l’établi du disséqueur
Soit devenu soudain un boudoir enchanteur.

Des rideaux de dames pendaient à la fenêtre,
On distinguait et pendule et flambeaux ;
L’âtre vivace encore ajoutait au bien-être ;
Le plateau paraissait un lit et des plus beaux,
Comme ces lits anciens taillés de bois de hêtre
Tout garnis d’oreillers moëlleux,
Qu’avec tant de plaisir grimpaient les amoureux.

Voluptueusement sur ce lit de parade
Se prélassait la superbe beauté,
Les yeux en feu, la bouche appelant Paccolade,
Et le sein palpitant d’amour, de volupté.
Le cœur du jouvencel lors battit la chamade,
Et dans ses désirs amoureux
Il rêva ce bonheur que l’on n’obtient qu’à deux.

« Du bienheureux Eden, dis, es-tu donc venue
Pour adoucir ma cuisante douleur ?
Toi qui fus mon amour, ô ma belle perdue !
Oh ! toujours désormais seras près de mon cœur !
Le ciel rend le bonheur à mon âme éperdue,

Et les beaux anges du bon Dieu
Célèbrent notre hymen par de là le ciel bleu ! »

Pantelant il tomba sur son cou diaphane,
Puis sur sa lèvre il mit baiser de feu ;
De ses bras enchanteurs ainsi qu’une liane
Elle l’enveloppa comme pour un adieu,
Mais froids étaient les bras de la belle Sultane.
Lui, sous l’émoi d’un tel bonheur
Éperdu s’affaissa, puis se fondit son cœur.

Lorsque le lendemain pour éclairer la terre
Vint le soleil,—près la vierge-démon
Raide le disséqueur, cet amant téméraire
Gisait silencieux,—n’était plus que limon,
Et la mort sur son front égrenait son rosaire.
Depuis ce temps le disséqueur
Près de son épousée est, et dort cœur à cœur.


  1. Trouvé dans les papiers d’un médecin.