Belle-Rose/X

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Calman-Lévy (p. 98-106).

À peine Belle-Rose se fut-il assis dans la voiture, que son guide abaissa les rideaux de soie et se jeta dans un coin. La voiture roula durant une heure ou deux. Il parut à Belle-Rose qu’elle s’éloignait de Paris et s’enfonçait dans la campagne, mais il lui fut impossible de reconnaître par quels chemins elle passait, ni quelle direction elle suivait. Son compagnon restait immobile et silencieux dans son coin. Tout à coup la voiture s’arrêta, un laquais ouvrit la portière, et le page, sautant à terre, invita Belle-Rose à descendre. Ils se trouvaient dans un endroit solitaire tout entouré de grands arbres. La nuit était profonde, mais on voyait au loin briller, entre le feuillage, une lumière immobile comme une étoile. Ce page ramena les plis de son manteau autour de sa taille et s’enfonça dans un sentier. Belle-Rose le suivit. La lumière disparaissait et reparaissait tour à tour ; le vent soufflait et remplissait de bruits mélancoliques la masse sombre du bois. À mesure que les deux voyageurs avançaient, le sentier se rétrécissait et s’embarrassait de branchages rampant sur le sol. Cependant l’éclat de la lumière augmentait ; chaque pas les en rapprochait. Bientôt, entre les troncs des ormes et des bouleaux, Belle-Rose distingua les contours indécis d’une maison, mais au même instant il vit, comme dans un rêve, passer et s’effacer, derrière des buissons de houx, deux ombres noires dont deux toises de gazon et de ronces le séparaient. Un peu plus loin, les deux ombres se rapprochèrent du sentier. Un craquement de branches sèches cria sous la pression de pieds invisibles. Belle-Rose regarda son guide. Il semblait n’avoir rien vu et rien entendu. La présence de cette escorte mystérieuse rappela soudain à Belle-Rose les dernières paroles de M. d’Assonville ; il passa la main sous son habit ; quand il se fut assuré que le poignard, pris le matin même à tout hasard, était toujours à sa place, il saisit le bras du guide.

– Que me voulez-vous ? demanda celui-ci.

– Rien.

– Pourquoi donc me prendre le bras ?

– C’est mon idée.

– Et s’il ne me plaisait pas de le souffrir ?

– J’en serais désolé, mais il faudrait cependant bien que vous vous y soumissiez.

– Savez-vous bien, monsieur Belle-Rose, que si j’appelais, nous ne sommes pas si loin encore du carrosse qu’on ne pût m’entendre.

– Je crois même que vous n’auriez pas besoin d’appeler bien haut pour être entendu.

La main du guide trembla dans celle du sergent.

– Mais je vous préviens qu’au moindre cri et au moindre effort pour vous dégager, je vous plante ce poignard dans la gorge, continua Belle-Rose.

Le guide vit briller le pâle éclair de l’acier à deux pouces de son visage. Il frissonna.

– Et si je ne voulais pas avancer, reprit-il.

– Alors, nous reculerions ; mais comme cette nouvelle résolution me prouverait que j’ai quelque besoin de rester en votre compagnie, je vous prierais de vouloir bien reculer avec moi, et n’aurais garde de vous lâcher.

– Vous êtes fou ! Avez-vous donc peur d’être assassiné ?

– Moi, point. Mais j’ai toujours eu pour maxime de faire les choses à deux. À deux on vit plus gaiement ; on doit mourir moins tristement aussi.

Le guide attacha son regard brillant sur la figure de Belle-Rose, où se peignait cette résolution ferme et calme qui lui était particulière.

– Marchons ! reprit le guide ; et ils continuèrent à s’avancer vers la lumière.

Cette lumière brillait à une fenêtre, la seule qui fût ouverte ; d’une espèce de chaumière assez vaste, perdue dans l’épaisseur du bois. Le guide frappa à une porte qui s’ouvrit tout de suite. Belle-Rose et lui pénétrèrent dans un corridor au bout duquel leurs pieds rencontrèrent un escalier. La porte se referma, la lumière disparut, et ils montèrent les degrés. Au sommet de cet escalier, le guide souleva une portière, et tous deux se trouvèrent à l’entrée d’une chambre merveilleusement ornée. Les plis soyeux de riches tentures couvraient les murs ; un tapis étouffait le bruit des pas ; les meubles étaient incrustés de cuivre et de nacre ; sur un sofa de brocatelle, couronné d’un dais, une femme vêtue d’une robe de velours cramoisi était à demi couchée ; ses bras nus se noyaient dans des flots de dentelle, et sa main, plus blanche que la fleur du jasmin, agitait mollement un éventail de plumes vertes. Un masque cachait son visage. Nul regard n’en pouvait saisir la forme et le contour, et cependant quiconque eût vu cette femme ainsi couchée eût deviné qu’elle était d’une rayonnante beauté. À quelques pas du sofa, on distinguait deux fauteuils ; Belle-Rose et son guide s’y placèrent sur un signe de la dame au masque noir. Une lampe voilée d’un globe d’albâtre jetait ses clartés blanches sur les tentures de soie pourpre ; ses rayons pâles se brisaient aux angles des meubles polis, sur les ciselures des candélabres, aux mille facettes des cristaux prodigués sur les étagères, et les accidents de la lumière augmentaient encore la magie de ce lieu qu’embaumaient les aromes répandus par d’invisibles cassolettes.

– Vous vous appelez Belle-Rose ? demanda la dame au fils du fauconnier, d’une voix vibrante dont elle cherchait à dissimuler le doux éclat.

– Oui, madame.

– Et vous venez de la part de M. d’Assonville ?

– Il a dû vous en instruire.

– Le connaissez-vous depuis longtemps ?

– Mon père était le serviteur du sien.

– Son serviteur ! Vous êtes donc de ses gens ?

– Je suis soldat, et M. d’Assonville m’a parfois fait l’honneur de m’appeler son ami.

– Ah ! fit la dame avec un accent où la surprise se mêlait au dédain.

Puis elle reprit :

– Ne savez-vous rien des causes qui ont engagé M. d’Assonville à vous envoyer vers moi ?

– Rien.

– Qui peut m’en assurer ?

– Ma parole.

– Votre parole !… dit-elle en secouant son éventail.

Elle n’ajouta pas un mot, mais il n’y avait pas à se méprendre sur l’expression de sa voix.

– Ceux qui croient au mensonge pratiquent le mensonge, dit Belle-Rose hardiment.

L’inconnue tressaillit, mais ne répondit pas, et s’adressa au guide de Belle-Rose, en s’exprimant dans une langue étrangère.

– Eh ! madame, je ne le puis ! répliqua le guide en français.

– Qui t’en empêche ?

– Le soldat, qui m’a retenu tout le long du sentier et qui me retient encore.

– C’est une fantaisie que je veux bien lui pardonner, mais qui va finir à l’instant.

Belle-Rose ne répondit rien, mais ses doigts ne cessèrent pas un instant de se nouer autour du poignet du guide.

– Eh bien ! m’avez-vous entendue ? reprit la dame impatientée.

– Parfaitement ; mais pourquoi ferais-je ce que vous désirez ?

– Mais parce que je le veux !

– C’est tout au plus un prétexte, et je demande une raison.

– Insolent ! s’écria l’inconnue debout cette fois, sais-tu bien que si j’appelais, il y a près d’ici des bras disposés à te forcer à l’obéissance et à te punir après ?

– Je le crois sans peine, madame ; mais au premier cri, au premier geste, j’étends ce guide roide mort à vos pieds.

L’inconnue se rejeta en arrière à la vue du poignard suspendu sur la poitrine du page.

– Et quand celui-ci sera mort, les autres verront qu’ils ont affaire à un homme résolu qu’il n’est point trop aisé d’abattre. Appelez donc, maintenant ! répéta le sergent.

– N’en faites rien, madame, s’écria le guide ; il me tuerait comme il le dit !

– Ah ! tu as du cœur, à ce qu’il paraît ! reprit la femme masquée. Au moins remercierai-je M. d’Assonville de m’avoir envoyé un si vaillant ambassadeur.

– Et moi je le remercierai de m’avoir choisi pour une mission où les armes devaient intervenir au milieu des discours. M. d’Assonville ne m’avait pas trompé.

– Quoi ! est-ce bien lui qui t’a fait prendre ce poignard ? s’écria-t-elle d’une voix indignée.

– Avait-il tort, madame ?

L’inconnue tressaillit à cette question froidement faite, et Belle-Rose vit son cou s’empourprer d’une rougeur subite. Elle se rassit sur le sofa et parut le regarder avec attention.

– Brisons là, reprit-elle doucement. Si je vous donnais ma parole qu’il ne vous sera rien fait, laisseriez-vous aller ce page ?

– Il est libre, madame. Vous avez douté de ma parole ; je ne vous ferai pas l’outrage de douter de la vôtre.

La main de Belle-Rose s’ouvrit, et le page courut vers sa maîtresse.

– C’est un hardi et beau jeune homme, vraiment ! s’écria la dame. Sur mon âme, voilà un jeune soldat à qui l’épaulette de capitaine siérait à merveille ! Franc et ferme comme l’acier.

L’inconnue ne prit pas cette fois le soin de déguiser le son de sa voix, son éclat et sa douceur infinie charmèrent Belle-Rose, comme les vibrations sonores de la harpe. Il l’écoutait encore qu’elle ne parlait plus, et son cœur eut la révélation mystérieuse de l’amour sans bornes que cette femme devait inspirer, et du malheur sans remède qui suivait son abandon. Il venait de comprendre le muet désespoir de M. d’Assonville.

– Belle-Rose, attendez, reprit-elle ; vous serez libre dans un instant.

La dame au masque et le page se parlèrent bas durant quelques minutes ; puis celui-ci, approchant une petite table d’ébène sur laquelle se trouvait du papier, présenta une plume à sa maîtresse, qui écrivit une lettre, la plia sous enveloppe, appuya une bague qu’elle avait au doigt sur la cire brûlante et tendit la dépêche à Belle-Rose.

– Voici ma réponse, remettez-la à M. d’Assonville promptement, et oubliez tout, jusqu’au chemin que vous avez pris pour venir ici. Mais si quelque jour les hommes vous manquaient, frappez hardiment à la porte de la rue Cassette et nommez-vous : une femme se souviendra.

Belle-Rose s’inclina sur la main de l’inconnue et prit la lettre en effleurant de ses lèvres le bout d’un gant parfumé.

– Que Dieu vous garde ! beau cavalier, dit-elle à mi-voix ; et jetant sur Belle-Rose un dernier regard, elle disparut sous une portière.

– Venez-vous ? reprit le page, tandis que Belle-Rose, ébloui de ce regard et tout frémissant de ces paroles, restait immobile devant les larges plis du damas pourpre.

Belle-Rose tressaillit, et, plein de trouble, suivit le guide. Ils descendirent les marches, traversèrent la forêt sans voir aucune ombre cette fois, et montèrent dans le carrosse. Le page abaissa les stores, et, deux heures après, la voiture s’arrêtait à l’entrée de la rue de Vaugirard. Un laquais ouvrit la portière, Belle-Rose descendit et l’équipage partit au galop. Quand Belle-Rose arriva au coin de la rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice, l’honnête M. Mériset était dans un grand trouble. Le digne propriétaire n’avait pas voulu se coucher. Sa lampe, éteinte ordinairement vers neuf heures, veillait encore, deux heures après minuit, et debout derrière ses volets entrebâillés, il jetait des regards pleins d’anxiété dans les ténèbres de la rue.

– Ah ! monsieur Belle-Rose ! que vous me tirez d’inquiétude, dit-il au sergent, je craignais que vous ne fussiez mort.

– Je ne le suis point encore tout à fait, mais ça pourra venir.

– Ne parlez donc pas de cette façon lugubre… à l’heure qu’il est, ce sont de mauvaises conversations.

– Est-ce donc pour vous assurer que je suis bien vivant que vous m’avez attendu ?

– C’est aussi pour vous remettre ce papier qu’un gentilhomme a laissé après être venu deux fois. Il m’a vivement recommandé de ne le donner qu’à vous, m’assurant qu’il s’agissait d’une affaire d’importance.

Tandis que M. Mériset parlait, Belle-Rose avait déjà ouvert le pli, et, à la clarté de la chandelle du propriétaire, il lisait ces quelques mots :


« M. de Villebrais n’est point mort, bien qu’il ne soit pas en état de se lever de longtemps, s’il se lève jamais ; il a parlé, et le secret de votre rencontre a été confié à des gens qui ont sans doute donné des ordres pour vous arrêter. Vous n’avez plus qu’à fuir, et le plus vite que vous pourrez. Quittez Paris, et comptez sur moi, quoi qu’il arrive.

« CORNÉLIUS HOGHART. »


Belle-Rose s’attendait à cette nouvelle, il brûla le billet sans paraître ému, et tirant de sa poche une bourse bien garnie, il demanda à M. Mériset s’il ne connaissait point quelque honnête personne, discrète et sûre, qu’il pût charger d’une commission délicate.

– J’ai mon neveu, Christophe Mériset, un garçon adroit comme un racoleur, et muet comme un confessionnal.

– Vous me répondez de lui ?

– C’est mon héritier.

– Il se chargera bien alors de porter cette lettre et une autre que je vais écrire à un capitaine de chevau-légers en garnison à Arras ?

– Il les portera.

– Sans tarder ?

– Dans une heure.

Belle-Rose écrivit à M. d’Assonville pour le prévenir de ce qu’il avait vu et des événements qui ne lui permettaient pas de lui porter lui-même la réponse de la dame inconnue. Aussitôt après l’arrivée du neveu Christophe, il lui remit les deux lettres, avec recommandation de faire diligence ; puis, laissant à M. Mériset un billet pour sa sœur Claudine, il lui fit part de la nécessité où il se trouvait de s’éloigner aussi.

– Ah ! mon Dieu ! ne reviendrez-vous pas ? dit le propriétaire.

– Je reviendrai si bien que je vous prie de me garder ma chambre avec ces dix louis qui seront à vous si, dans quinze jours, je ne suis pas de retour. Je vous prierai seulement de ne rien dire, ni de ce que vous avez vu, ni de mon départ, si par hasard quelque curieux vous questionnait.

– Je comprends, fit M. Mériset, qui flairait sous ce mystère une affaire d’État, je comprends et je me tairai.

Belle-Rose se dépouilla de ses habits, en prit d’autres qui appartenaient au neveu Christophe, s’arma d’un bâton et quitta la rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice.

– C’est à M. de Nancrais que je dois ma hallebarde de sergent, se disait-il, c’est à M. de Nancrais que je la rendrai.