Belluaires et porchers/Les Cabotins Sanglants

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Stock (p. 312-321).


XXII

LES CABOTINS SANGLANTS


À YVES BERTHOU

De tous les cabotins qui empoisonnèrent jamais Paris et le monde, je n’en connais pas de plus répugnants, de plus exaspérants, de plus trépanants que les cabotins provençaux. Qu’ils soient poètes, hommes politiques, négriers, marchands de contremarques ou toutes ces belles choses ensemble ; qu’ils aient encore le pied dans la noire crotte du début ou qu’ils aient depuis longtemps escaladé les frises, ils sont identiques par la plus enragée fringale de publicité et de tintamarre.

Ah ! il faut qu’ils aient de rudes qualités naturelles ou acquises, les méridionaux de Provence, pour qu’on arrive à les endurer ! Leur assurance indéconcertable d’être les premiers d’entre les mortels, leur sempiternelle vantardise, l’indégonflable vessie de leur bavardage et, surtout, l’exacerbante chaudronnerie de leur accent, les rendent à peu près abominables à tout le reste du genre humain.

Mais les sentiments de ce cadet de genre humain ne les troublent guère. Ils se persuadent qu’ils surabondent de vitalité et que leur esclaffante folie est assez riche pour faire l’aumône à la maussade sagesse des sceptiques hyperboréens.

Ils se disent qu’ils sont, après tout, les plus incontestables survivanciers du vieux monde latin par qui toutes les races sublunaires furent domptées, bâtées, éduquées, disciplinées et parquées, pour toute la durée des siècles, dans les intervalles des monts et des fleuves.

L’intempéré de leur nature leur paraît correspondre à la prodigieuse largitude de leurs destins, et cette espèce d’autonomie exclusive qu’on leur reproche est jugée par eux la suprême ressource de l’imprescriptible droit d’aînesse des races latines.

Eh bien ! passe encore. On est habitué depuis des siècles à l’invasion de ces bateleurs. La bonne humeur gauloise les supporte, et nous nous empilons volontiers pour faire place à leur encombrante superbe de dindons.

Que dis-je ? Notre stupidité les épouse quelquefois pour d’étonnantes ribotes de gloire. Témoin Mistral, imagier romantique et patoisant qui aurait pu être un si beau vacher troubadour dans son pays de cigales et d’oliviers, mais qui préféra le métier de ramasseur de crottin de journalistes sur le boulevard Montmartre.

Aujourd’hui, c’est M. Clovis Hugues et son invincible moitié. Le lion et la lionne. Ces vaillantes natures, dégoûtées de l’insuffisante auréole double du poète ridicule et du député bafouilleur, ont inventé de la faire triple en assassinant le pauvre monde. Il me semble que c’est pousser un peu loin l’abus du tréteau natal.

Et pourtant, notre abrutissement est si parfait qu’ils se trouvent avoir fort exactement calculé. Le monde est à leurs pieds et la Justice du journalisme sanctionne la justice des douze bourgeois épeurés qui ont rendu sous eux le monstrueux verdict de non culpabilité.

La circonstance inouïe de l’abstention d’un tiers du jury est étrangement significative. Il paraît que les diverses mitraillades de ces derniers jours ont agi avec puissance sur l’intime conviction de tous ceux qui étaient appelés, de manière ou d’autre, à prononcer sur cette affaire.

Je me suis imposé l’héroïque besogne de lire un assez grand nombre de journaux sans pouvoir dénicher un blâme viril, une vibrante et mâle parole d’indignation contre cette salauderie de tout un peuple muet d’effroi devant deux cabotins sinistres piaffant dans le sang que notre dyssenterie morale leur a permis de répandre sans danger.

« Si madame Clovis Hugues avait été condamnée, j’eusse été un des premiers à demander sa grâce. Elle a tant souffert ! »

C’est le tendre Albert Delpit qui filtre cette larme. On devine que cet homme a dû être furieusement aimé des femmes.

L’autre Albert du Figaro, Albert Wolff, — le Grand Albert du chantage ! — plus difficile à aimer et, par conséquent, plus austère, parle de l’éternelle Justice et repousse énergiquement la doctrine du revolver.

Mais il juge avec sa hauteur de vues qu’il « n’était pas possible d’envoyer cette honnête femme, égarée jusqu’à la sauvagerie, tenir compagnie à Gabrielle Fenayrou. »

Pourquoi donc pas ? J’avoue ne pas discerner très-clairement ce qu’il y aurait eu d’injuste dans un tel arrêt.

Au point de vue simplement humain, je serais même assez disposé à trouver madame Fenayrou beaucoup plus intéressante. C’était une vraie femme, celle-là, et madame Clovis Hugues est une dompteuse de foire.

Ses réponses au président sont renversantes de cynisme et de dureté. Elle ne parle que de « supprimer » et ne veut pas qu’on lui suppose des remords.

Elle est une honnête femme, elle n’a jamais fait l’amour qu’avec son bélître de mari, elle adore ses enfants, et ce qu’elle a souffert, ah ! Dieu ! qui pourrait le raconter ?

L’appareil de la Cour d’assises ne la trouble pas plus que le regard épouvanté de sa victime. Elle est sur les planches et se réjouit de voir le populo affluer dans la baraque.

Tout, dans sa conduite et dans son langage, donne lieu de supposer qu’elle n’a tué Morin que pour cela.

Comme femme de député populaire, elle savait bien ne pas risquer grand’chose. Comme prisonnière à Saint-Lazare, elle avait eu la précaution préalable d’emballer soigneusement sa poudre de riz, son cold-cream, sa brosse à dents et son faux-derrière, circonstance qui a rendu manifeste aux yeux pénétrants du Jury la non préméditation de l’attentat.

Enfin, comme accusée, elle avait ses raisons, sans doute, pour se croire à peu près certaine de l’acquittement, quelle que fût son insolence et peut-être même à cause de cette insolence, comme l’événement l’a surabondamment démontré à tous les peuples.

Et, alors, quel triomphe ! et quelle extase littéraire !

Être à jamais l’impassible statue de la Vengeance, ainsi que des journalistes jobards le lui ont affirmé sur leur honneur ; étaler glorieusement à Paris et à Marseille ses mains de belluaire teintes de sang, du vrai sang d’un homme tué par elle pour venger ses chastes flancs diffamés !

Du côté de l’inébranlable époux, sécurité plus énorme encore et espérance non moins certaine, quoique un peu moins littéraire.

Le sang de Morin ne rejaillirait-il pas sur cet imbécile déjà rouge, lui faisant une manière de pourpre politique à tirer l’œil de la France entière ?

Le député de Paris, M. Anatole de La Forge, ne viendrait-il pas déclarer en pleine audience que son estime, déjà presque sans bornes, pour madame Hugues, avait augmenté depuis le meurtre du pauvre diable ?

Certes, il était facile de conjecturer que cette forte femme porterait loin son heureux époux.

Et Marseille donc ! où on commençait, paraît-il, à le trouver ridicule ! Que dirait cette cité d’athlètes ? et que ne ferait-elle pas aux réélections prochaines ?

Quel goujat du port, quel bourgeois de la Cannebière s’aviserait maintenant de lui refuser son vote ? Et quelle femme de Marseille serait capable de l’endurer ?

Pour honorer le grand Clovis Hugues, toutes ensemble cocufieraient plutôt leurs maris quarante fois le même jour !

Donc, suppression d’un gêneur et gloire infinie de tous les côtés. Telle apparaît la combinaison. C’est le chef-d’œuvre du cabotinisme sanglant.

Le malheur, l’unique malheur, c’est qu’il n’y a pas en France universalité absolue de canaillerie et de lâcheté.

Nous sommes, il est vrai, bien sales, bien bas, bien dépenaillés de cœur et d’esprit, mais enfin, ce n’est pas un niveau rigide et inexorable. Il traîne encore çà et là quelques hommes et quelques femmes non encore submergés par l’histrionisme diluvien.

Aucun verdict ni aucun boniment de journal ou de trottoir n’empêchera ces débris abhorrés, mais subsistants, de l’ancienne société chrétienne de soupçonner, s’il leur plaît, la parfaite infamie sous cet abominable triomphe.

On appartient à qui l’on se donne, et voilà plus d’un an que ce ménage de saltimbanques s’offre à tout l’univers.

Quel besoin avions-nous d’être exactement informés des adorables vertus privées de madame Clovis Hugues ? Depuis des mois, on ne saurait lire quatre journaux sans rencontrer ce tableau de genre, sans lire que la femme du député de Marseille n’a pas embrassé tel ou tel monsieur dans tel escalier, et que la seule supposition d’une telle horreur appelle l’effusion de plusieurs cataractes de sang humain.

Et les enfants, avec cela ! car ces marsupiaux ont des enfants qu’ils trimballent avec eux dans toutes les cuisines de leur scandaleuse popularité.

Et les tendresses de la famille et les saintes indignations de l’époux adoré et les justes pleurs d’une Smala d’histrions !

Cela devient exaspérant à la fin, cette fureur d’occuper le monde de soi, et on serait heureux d’apprendre qu’une colère de la Méditerranée a soudainement englouti l’infernale patrie de ces enragés montreurs d’ours de la vanité provençale !

On pourrait fort bien leur dire, à ces enragés, qu’on ne refuse pas absolument de croire à la chasteté sans tache d’une femme qui parle tant de l’irréprochable pureté de ses mœurs ; mais que, pour le rassasiement quotidien de l’oreille, on aimerait mieux le récit des aventures d’une simple et rudimentaire catin, parce que ce serait plus drôle.

Je sais même des gens qui n’ont jamais tué personne et que l’impatience égare jusqu’à douter de la vertu si prodigieusement tambourinée d’une Clorinde qui ne se promène que le revolver au poing, qui assassine un homme sans défense avec la plus sereine tranquillité, et qui possède un mari et des enfants sans avoir jamais été mariée de sa vie.

Il est vrai que ces gens-là sont d’infects et séditieux catholiques qui ne croient pas que le mariage consiste dans l’exhibition d’une écharpe tricolore investissant un cocu probable qui profère ces simples mots : « Au nom de la loi, vous êtes unis. »

Ils appellent cela nettement le concubinage légal et, alors, que diable voulez-vous qu’ils pensent de madame Clovis Hugues qui se trouve précisément dans ce triste cas et qui se permet néanmoins de parler avec mépris des « rouleuses » ? que nous avons bien le droit d’aimer, peut-être ! d’abord, parce qu’elles savent jouer d’autre chose que du revolver, et, surtout, parce qu’elles se donnent bravement pour ce qu’elles sont, sans chercher à couvrir leur abjection de la révoltante vilenie d’une hypocrisie sociale.

Finissons-en. Cette odieuse affaire s’éloigne déjà de notre attention et va subir la loi commune de l’oubli où tant d’autres affaires du même genre ont sombré pour l’éternité.

Madame Clovis Hugues en a maintenant pour quelques jours ou pour quelques mois de ces applaudissements de marlous qu’elle s’imagine n’avoir pas payés trop cher. Après cela, plus rien, ce sera fini.

La plupart des acéphales qui la congratulent à l’heure présente, s’éloigneront d’elle, successivement, en essuyant leurs mains souillées au contact de cette égorgeuse dont le sale honneur a déjà coûté la vie à DEUX hommes.

Il ne restera de tout ce vacarme qu’une honte immense.

Honte sur toute une nation plus ou moins complice d’un assassinat resté sans châtiment et honte sur la criminelle qui sentira peut-être enfin l’angoisse du remords contre lequel, en ce moment, il lui paraît sublime de cuirasser orgueilleusement son cœur !

Sinon, qu’elle prenne garde ! S’il lui plaisait de s’acharner au rôle des Théroigne de Méricourt, malgré l’affreuse indigence du Desmoulins qui est son éditeur responsable, elle pourrait apprendre à ses dépens ce qu’il en coûte d’être par trop populaire, et les célèbres étrivières de l’Égérie du Vieux Cordelier pourraient bien lui être administrées un jour par de malpropres abatis — s’il faut tout lui dire, à la fin des fins !


15 janvier 1885.