Bernard Palissy, étude sur sa vie et ses travaux/Chapitre XI

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CHAPITRE XI

Édit de pacification. — Synodes calvinistes. — Prise d’armes. — Pillage à la Rochelle. — Massacre à Saint-Jean-d’Angely. — Siège de Cognac. — Prise et sac de Saintes. — Réaction catholique. — L’atelier de Palissy est dévasté. — Le duc de Montpensier déclare sa maison lieu de franchise. — Le doyen Charles Guitard. — Palissy en prison. — Montpensier, Jarnac, Burie, Pons, la Rochefoucauld intercèdent pour lui. — Palissy à Bordeaux. — Montmorency l’enlève à ses juges.

L’édit de pacification donné à Saint-Germain-en-Laye, le 17 janvier 1562, par Charles IX, sous l’inspiration du chancelier de l’Hospital, n’était guère propre à rabattre l’audace toujours croissante des huguenots. Il les forçait à rendre aux catholiques les églises, maisons, terres, biens dont ils s’étaient emparés « en une infinité de lieux, » leur enjoignant de ne plus renverser à l’avenir les croix, images et statues. Il leur permettait, pourvu que ce fût hors de l’enceinte des villes, de tenir des assemblées que devaient protéger les officiers royaux ; de prêcher ce qu’ils voudraient, à la condition qu’ils n’avanceraient rien de contraire au symbole du concile de Nicée, qu’ils s’abstiendraient d’invectives contre les catholiques et les cérémonies de leur culte ; enfin de convoquer des synodes, colloques et consistoires auxquels assisteraient des officiers du roi. L’édit de Nantes fit plus tard disparaître cette clause de la présence des officiers royaux aux assemblées des réformés.

Les parlements refusèrent de publier l’édit de janvier, ou ne s’y décidèrent qu’après une longue résistance. Les catholiques furent irrités de ce que cet acte « approuvait deux religions. » De leur côté, les calvinistes ne furent pas pleinement satisfaits : ils avaient espéré davantage. L’édit fut donc lettre morte. Dans cette situation, le moindre incident pouvait mettre les armes aux mains des protestants. Le malheureux événement qu’on a nommé le massacre de Vassy, 1er mars 1562, fut le signal de la guerre civile.

François III, comte de la Rochefoucauld, fils de François II et d’Anne de Polignac, qui commandait pour le prince de Condé, Louis de Bourbon, chef des huguenots en Guienne, Saintonge et Poitou, lève des troupes et met garnison à Saint-Jean-d’Angely. Mais avant d’aller rejoindre son général à Orléans, il convoque, le 25 mars, à Saint-Jean-d’Angely, un synode où le plus fougueux des ministres d’Arvert, Charles Léopard, alors et en 1572 pasteur à la Rochelle, et les autres pasteurs de la Saintonge et de l’Aunis décident, en faveur des gentilshommes encore retenus par leur serment de fidélité au roi, que l’Écriture permet aux vassaux de lever la lance contre leur seigneur pour cause de religion. Le 3 avril, barons et chevaliers, délivrés de tout scrupule par cette déclaration, s’assemblent en armes à Brioux, entre Saint-Jean-d’Angely et Melle, et, sous le commandement de Jean d’Aubeterre, seigneur de Saint-Martin-de-la-Couldre, se dirigent vers Orléans, rendez-vous général des forces du parti.

La Rochefoucauld, avec son lieutenant François de Pons, baron de Mirambeau, marche contre Antoine sire de Pons. La ville de Pons est prise, 2 octobre, et livrée au pillage. Antoine, retiré dans la grosse tour carrée, fut forcé de se rendre à composition. Heureusement le duc de Montpensier vint le délivrer. Palissy était-il en ce danger auprès de son protecteur ? On ne sait. Le 2 novembre 1568, nouvelle prise et sac de la ville après une longue résistance. Pendant le siège, les protestants avaient ruiné le couvent des cordeliers, tué ou dispersé les religieux. Les catholiques, redevenus les maîtres peu de temps après, leur firent payer cher leurs dévastations et leurs massacres. En juillet 1570, reprise de la ville par les calvinistes, qui la gardèrent deux mois. Quatre ans plus tard, les réformés la livrèrent, le 23 février, à Pontus de Pons, seigneur de la Caze et à Jean de Pons, seigneur de Plassac. La boucherie fut épouvantable. Le prieuré fut détruit ; l’église Saint-Sauveur, renversée ; celle de Saint-Martin, ruinée de fond en comble.

De leur côté, les Rochelais, affranchis désormais de tous scrupules de conscience, s’éprennent d’une exaltation fanatique ; ils mettent, pour soutenir la guerre, à la disposition du prince de Condé, une somme de huit cents livres par mois, qui fut doublée peu de temps après. Ils ne s’en tinrent pas là. Le 1er mai 1562, après la cène publiquement célébrée en grande pompe, sur la place de la Bousserie, ils se ruent dans les églises, pillent reliquaires et vases sacrés dont plusieurs s’enrichirent, renversent les autels, brisent les images, fouillent les tombeaux et dispersent au vent les cendres des morts. Les religieux sont contraints de fuir. Vingt ou trente qui revinrent furent massacrés.

Six ans plus tard, toutes les églises elles-mêmes, excepté la seule chapelle de Sainte-Marguerite, furent démolies ; les clochers, qui pouvaient être utilisés comme moyen de défense, subsistèrent seuls. Il en fut de même dans toute la province. « La maladie d’abattre les images, dit Philippe Vincent, ministre à la Rochelle, était quasi universelle et se communiqua par contagion à ceux de cette ville. » À peine resta-t-il quelques églises délabrées, des pans de murs noircis par la fumée de l’incendie ou lézardés par le choc des toits. Des quatre-vingt-sept églises du pays d’Aunis, celle d’Esnandes seule conserva ses voûtes.

Ces exploits des Rochelais n’étaient malheureusement pas des faits isolés. Que de ruines accumulées par toute la France ! Les mille figures du grand portail de Saint-Étienne de Bourges furent criblées d’arquebusades. Le chœur splendide du Saint-Jean de Lyon, construit de marbre, jaspe et porphyre, fut démoli, et aussi les basiliques vénérables de Saint-Just et de Saint-Irénée. Les fonts baptismaux étaient livrés aux plus vils usages, les vases sacrés profanés, les images du Christ et de la Vierge traînées dans la boue. Les tombeaux ne furent pas à l’abri de cette rage sacrilège. À Sainte-Croix d’Orléans, on brûle le cœur du roi François II ; à Bourges, on profane les restes de Jeanne de France ; à Cléri, le tombeau de Louis XI ; à Rouen, ceux de Rollon, de Guillaume Longue épée et de Richard Cœur de lion. Les reliques de saint Irénée et de saint Martin de Tours furent jetées au Rhône et à la Loire. La statue de Jeanne d’Arc fut renversée du haut du pont d’Orléans. « Hélas ! s’écrie dans son Discours du sacagement des Églises de France[1], le bénédictin Claude de Xaintes, tant de barbares, tant d’ennemis de Dieu et de la France ont-ils passé parmi nous et pardonné à ces morts, afin que les instruits et convertis à Jésus jetassent leurs cendres, plus de douze cents ans après leur mort, au feu et au vent. » Il est fâcheux qu’on ne trouve pas, chez Palissy, un regret semblable, un mot pour flétrir ces excès. Il en avait été le témoin, et puisqu’il les racontait, il les devait blâmer.

À Fléac, un prieuré de Chanceladais fut complétement ruiné, et, dit Florimond de Rémond, « on joua au rampeau avec des testes de prestres. » À Angoulême les sépulcres furent ouverts ; les cadavres qui avaient encore quelques restes de chairs furent poignardés, et les os dispersés. Dans la cathédrale reposait le corps du grand-père de François Ier, Jean d’Orléans, comte d’Angoulême, mort, l’an 1467, en odeur de sainteté. Le plomb de son cercueil servit à faire des balles d’arquebuse, et ses restes furent mis en lambeaux[2]. À Saint-Jean-d’Angely, quelques jours avant la fête patronale (24 juin), maître Arnauld Rolland, maire et capitaine de la ville, suivi d’une troupe en démence, envahit l’abbaye, saccage l’église ; brise chaire, autels, stalles, pupitres, croix, statues ; brûle livres, bannières, images, ornements, reliques, la riche bibliothèque des bénédictins et les archives du monastère ; défonce les tonneaux des caves et enivre la populace. Ce fut pendant quelques jours une orgie dégoûtante. À pleines voitures on chargea tout ce qui put être enlevé : blé, vin, cloches, linges, meubles et ustensiles. Des religieux, les uns furent liés comme des esclaves et livrés à d’infâmes tortures, les autres furent massacrés. L’abbaye devint le théâtre d’une véritable boucherie. Le curé de la ville, garrotté, fut promené par la ville au milieu des huées. Puis on l’étendit sur une couche de poudre ; il expira dans les plus affreux supplices. Enfin son cadavre fut jeté dans les fossés de la ville, après avoir subi les plus indignes mutilations[3].

Quel châtiment fut infligé à l’auteur de toutes ces atrocités ? L’année suivante, Arnauld Rolland fut condamné à mort par sentence du sénéchal de Saintonge Charles Guitard. Mais on trouva moyen de lui éviter la pendaison ; et même, grâce à la protection du prince de Condé, qui attesta qu’Arnauld Rolland avait agi par son commandement et pour le service du roi, il fut réhabilité. Ainsi les chefs du protestantisme acceptaient la complicité morale des violences et des crimes de leurs partisans. Près de là, en Angoumois, l’abbaye de Saint-Étienne de Bassac éprouva le même sort. Celle de Chastres fut complètement ruinée. Cognac fut livré au pillage par le prince de Condé.

À Saintes, les faits ne se passèrent pas autrement. Palissy nous a bien redit toutes les misères qu’eurent à subir ses coreligionnaires. Pourquoi n’a-t-il pas été un historien impartial ? pourquoi n’a-t-il pas fait une mention quelconque de ce qu’avaient eu à supporter ses adversaires religieux ? Nous allons le voir s’indigner contre la réaction catholique et tromper ses biographes, qui n’ont point assez contrôlé ses affirmations. Mais pas un mot dans son récit des excès huguenots de 1562 ; ils expliquent pourtant les vexations dont lui-même fut la victime. Je m’étonne, et regrette pour son caractère qu’il n’ait pas au moins indiqué quelques-uns des faits dont les calvinistes se rendirent coupables. On voit trop que la passion l’anime, ce qui doit nécessairement nous mettre en garde contre lui.

Pour suppléer à son mutisme, heureusement nous avons l’histoire. M. Massiou a parlé, d’après les archives manuscrites de Saintes, des événements si mal à propos passés sous silence par le potier historien. Corroborons son témoignage par le récit inédit d’un contemporain, François Tabourin, chanoine de Saintes.

Ceux de la religion prétendue réformée, ainsi du reste qu’il résulte d’un procès verbal du 7 février 1564, pénétrèrent à Saintes en juin 1562. La trahison de Lamoureux leur avoit ouvert une porte, qu’on appeloit la porte Mouclier, située entre la tour de Maître Bernard et l’ancien pont. Il est d’ailleurs à remarquer que trois fois la ville fut prise, trois fois par trahison. « On estoit à la veille de la Pentecôte ; et à la cathédrale on faisoit de l’eau bénite... Feu M. de Pérignat, de la maison de Pons, archidiacre de Xaintonge et chanoine de la dite église, faisoit ce jour-là la bénédiction qui fust abandonnée de tous messieurs, fors de M. Goumard et du diacre et soubz-diacre, mesme jusques aux choristes qui s’enfuirent à cauze de la grande alarme qui estoit en la ville, et quittèrent là le dit Pérignat qui ne bougea de parachever la dite eau bénite et de dire la grande messe. »

Les assaillants n’avaient pour armes que des bâtons ferrés. Ils s’en servirent : plusieurs prêtres furent assommés. La plupart des églises éprouvèrent des dévastations. Les portes de la cathédrale fermées furent enfoncées ; les autels furent renversés, les tableaux déchirés ; les livres qui « estoient tous garnis d’argent, le couvercle et le dedans estoient escrits en velin, » les papiers, les titres du chapitre, brûlés. On avait eu soin de cacher les reliques ; elles purent échapper cette fois. Saint-Eutrope et Saint-Pierre furent transformés en temples ; à l’entrée du chœur de Saint-Pierre, on dressa une estrade où vinrent pérorer les principaux de la troupe. C’est sans doute ce qui a donné lieu à cette assertion de Théodore de Bèze, que les deux cultes « en plusieurs lieux » de la Saintonge et de l’Angoumois vécurent fraternellement dans le même édifice, et que « les catholiques qui venoient d’ouïr chanter la messe, rencontrèrent les réformés qui se rendaient à l’exhortation. » Cela eut lieu à la Rochelle. Les papistes se servirent de la seule église dont on leur laissait la disposition après le prêche pour ne point manquer de célébrer le jour du Seigneur. On voit ce que devient cette entente fraternelle.

Le premier moment de stupeur passé, les catholiques relevèrent la tête. « La fureur des huguenots, dit M. Henri Martin[4], fournit à leurs ennemis de cruelles armes ; la soif du sang et de la vengeance dévorait les populations catholiques à l’aspect ou au récit de tant de sacrilèges ; l’indignation gagnait les hommes les plus étrangers aux superstitions, les plus disposés naguère à seconder les novateurs contre les abus de l’Église ; une partie des gens du peuple, qui avaient participé aux profanations par entraînement et par esprit de désastre, eurent bientôt horreur de leur ouvrage. La masse catholique, d’abord étourdie et surprise, commençait de s’organiser à son tour. » Les habitants de Saintes firent comme partout ; ils rejetèrent les apôtres armés qui prêchaient la liberté en opprimant et la tolérance en massacrant. La Rochefoucauld avait mis dans leur ville une garnison ; ils la forcèrent bientôt à déguerpir, et ouvrirent leurs portes aux gens du sieur de Nogaret qui occupaient le château fort de Taillebourg.

C’est alors que Louis de Bourbon, duc de Montpensier, qui avait succédé à Antoine de Navarre, mort le 17 novembre 1562 aux Andelys, dans le gouvernement général des provinces maritimes d’Aquitaine, parut en Saintonge. Il avait rejoint à Bergerac son lieutenant général Charles de Coucis, comte de Burie, qui venait de remplacer dans cette charge Frédéric de Foix, comte de Candale et baron d’Estissac. De Barbezieux, où il avait espéré trouver Duras, il poussa jusqu’à Saintes avec l’intention de remettre cette ville au pouvoir de ses habitants. C’était fait. Il rendit (octobre 1562) au culte romain les églises de Saint-Pierre et de Saint-Eutrope, confisqua les biens des huguenots, et mit garnison dans la place.

C’est de la joie triomphante des papistes que parle Palissy quand il dit (p. 111) : « Il sortit certains diabletons du chasteau de Taillebourg qui faisoyent plus de mal que non pas ceux qui estoyent diables d’ancienneté. Eux entrans en la ville, accompagnez de certains prestres, ayans l’espée nue au point, crioyent : Où sont-ils ? Il faut couper gorge tout à main. Toutefois, il ne périt qu’un Parisien qui auait bruit d’auoir de l’argent. »

On reconnaît bien l’écrivain huguenot dans cette mise en scène. Ces cris ne l’effrayaient pas pour ses coreligionnaires, car ils s’étaient tous enfuis, mais un peu pour lui-même. Deux mois, il se tint prudemment à l’écart, caché dans son atelier, travaillant à perfectionner l’émail déjà trouvé, et fort épouvanté, « voyant que les portefaix et belistreaux estoyent deuenus seigneurs aux depens de ceux de l’Église reformée. »

Ce qui parut lui causer la plus grande inquiétude — et qui ne pouvait pourtant être bien terrible — ce furent les simulacres de combat que, chaque jour, sur la place près de laquelle était sa maison, se livraient deux troupes de petits drôles ; « iectans des pierres les vns contre les autres, ils iuroyent et blasphemoyent le plus execrablement que iamais homme ouyt parler. »

Ces blasphèmes, dont se plaignait maître Bernard avec tant de frayeur, étaient sans doute quelque expression populaire. Ainsi on lit dans l’Histoire ecclésiastique des églises réformées du royaume de France, par Théodore de Bèze (II, 828), ce passage qui contient le terme dont se troublait l’âme timorée du pauvre Palissy : « Cette défaite et le soudain desportement de la Rochefoucauld estonnèrent merveilleusement tout le pays et notamment la ville de Xainctes, de laquelle estant sortis ceux de la religion et s’étant écoulés çà et là, un nommé Nogaret, tenant auparavant garnison à Taillebourg, homme très-détestable, portant en sa devise ces mots DOUBLE MORT DIEV A VAINCV CERTES, entendant par ces mots ceux de la religion qui condamnent ces iurements et blasphèmes, y entra... ce qui fut cause de la mort de plusieurs, s’y employant entre autres le lieutenant particulier nommé Blanchard. »

Bernard Palissy ne dit pas, comme Théodore de Béze, que l’entrée de Nogaret à Saintes « fut cause de la mort de plusieurs. » L’un était témoin oculaire ; l’autre était loin. Si ce massacre eût eu lieu nul doute que l’historien-potier n’en eût parlé. Sur ce point, il faut donc récuser le témoignage de Théodore de Bèze.

Au milieu de l’effervescence qui suit toujours la victoire, on se souvint que l’atelier de maître Bernard avait servi aux réunions politico-religieuses. Quelques propos menaçants furent sans doute proférés contre lui. Aussitôt, avec une généreuse spontanéité, le duc de Montpensier lui donna une sauvegarde et de plus déclara son atelier lieu de franchise.

Les derniers excès des protestants en Saintonge avaient excité encore la sévérité du parlement de Bordeaux. En juin 1559, peu de temps avant sa mort, Henri II à Écouen, chez le connétable de Montmorency, dans le château décoré par Palissy, avait adressé aux magistrats des provinces des lettres patentes pour leur recommander la plus grande sévérité envers les hérétiques, leur abandonner sans appel la vie des accusés, et leur défendre de faire grâce ou modérer la peine. On avait laissé dormir cet édit ; il fut tiré de son sommeil. Le parlement de Bordeaux ordonna qu’il serait exécuté dans tout son ressort. Les juges de Saintes durent obéir. Palissy s’est déchaîné contre eux ; il les accuse d’avoir apporté de l’animosité dans son procès « parce qu’aucun desdits Iuges (p. 8) estoyent parens dudit Doyen et Chapitre, et possèdent quelque morceau de benefice, lequel ils craignent de perdre, parce que les laboureurs commencent à gronder en payant les dixmes à ceux qui les reçoyvent sans les mériter. »

La passion égare Palissy et il a tort d’attribuer aux poursuites dirigées contre lui un motif aussi misérable. La vénalité des charges de judicature, si elle avait de grands inconvénients, avait au moins cet avantage de mettre le magistrat dans une complète indépendance. L’accusation, peu fondée en thèse générale, est dans l’espèce tout à fait fausse.

Le doyen du chapitre était Louis Guitard. Reçu dans cette dignité le 5 décembre 1553, il avait deux fois représenté le clergé de Saintonge auprès du roi, et plaidé les intérêts de la religion romaine. Le zèle qu’il avait déployé dans ces missions lui valut la haine des dissidents ; plusieurs fois ils tentèrent de le faire périr. Il avait vu massacrer le neveu de son évêque, Jacques de Bizet, vicaire général, dans la surprise de 1562 ; lui, avait été assez heureux pour échapper à leurs coups. Il mourut le 24 avril 1584. Les registres du chapitre faisaient de lui le plus grand éloge. Peut-être la pensée du péril évité avait-elle augmenté sa haine de l’hérésie ; mais ce sentiment est trop naturel pour être blâmé, et rien ne prouve qu’il ait entraîné le doyen à un acte tant soit peu regrettable. Ce parent du doyen, juge au présidial de Saintes, dont parle Palissy, était son frère, Charles Guitard, seigneur des Brousses, dont les descendants subsistent encore à Saintes et en Angoumois. Charles Guitard, né en 1519, sénéchal de robe longue, était alors lieutenant criminel. En 1572, il devint lieutenant général et rendit à la province d’importants services. Après avoir exercé quarante ans la magistrature, riche, aimé de ses nombreux amis, il renonça au monde, se consacra tout entier à Dieu, et, pendant onze ans qu’il vécut encore, remplit avec la plus sincère piété les fonctions de doyen dans la cathédrale de Saintes[5]. Faut-il croire, d’après cela, à ce que maître Bernard insinue sur la complaisance intéressée du lieutenant-criminel ? Et combien ne s’est-on pas trompé[6] lorsque sur la foi de Palissy, on appelle ses juges « des juges prévaricateurs ! » Palissy est juge et partie dans la cause. Les lois étaient mauvaises ; le tribunal fut juste. Le magistrat ne crée pas la loi ; il l’applique.

Malgré la sauvegarde de Louis de Bourbon, Palissy fut appréhendé au corps. Il n’avait pas voulu fuir ; il espérait que, le sachant chargé de commandes pour le connétable de Montmorency, et protégé par le gouverneur général de l’Aquitaine, on respecterait son œuvre et sa personne. Il n’en fut rien : les archers le saisirent ; il fut jeté en prison. Mais son arrestation fit voir encore plus clairement l’admiration que l’on avait pour son génie.

Dès que son emprisonnement est connu, tout ce que la province comptait de personnages influents s’émeut. Ils hâtent leurs démarches. C’est le lieutenant général pour le roi en la ville de la Rochelle et pays d’Aunis, maire perpétuel de Bordeaux et capitaine du château du Hâ, Guy Chabot, baron de Jarnac, seigneur de Saint-Gelais, Montlieu, Sainte-Aulaye, etc., chevalier de l’ordre du roi, capitaine de quatre-vingts lances des ordonnances, premier gentilhomme de la chambre ; Guy Chabot, que son duel avec François Vivonne de la Chasteigneraie, à Saint-Germain-en-Laye, a rendu célèbre, avait favorisé secrètement les protestants. Puis, mieux éclairé sur leurs intentions, il écrivait, le 8 juin 1561, de son château de Jarnac, à Catherine de Médicis et l’informait « qu’il est intervenu grande mutinerie et sedition pour la diversité des opinions différentes les unes des autres touchant la religion et jusqu’à s’entretuer ; » qu’en sa « terre de Jarnac, les ministres preschent publiquement. » Son fils Léonor Chabot avait abjuré devant trois mille personnes, et brisé les statues de l’église de Jarnac.

C’est ensuite François III, comte de la Rochefoucaud, gouverneur de Guienne, Saintonge et Poitou, pour Louis de Bourbon, prince de Condé, chef de la réforme dans les provinces de l’Ouest. La Rochefoucauld supplia pour le protégé du connétable de Montmorency, son ennemi. C’est Louis II de Bourbon, premier duc de Montpensier, prince de la Roche-sur-Yon, tige de la deuxième branche des Montpensier, et neveu du fameux connétable de Bourbon. Montpensier, au milieu des guerres qui remplirent sa carrière, ne négligea pas les arts. Il acheva la Sainte-Chapelle de Champigny, chef-d’œuvre commencé en 1508, par son père, Louis Ier de Bourbon, et qui, seul reste aujourd’hui du château magnifique des Montpensier détruit par Richelieu, montre encore des vitraux de Robert Pinaigrier, regardés comme les plus beaux de tous ceux que nous a laissés la Renaissance. Il est très-probable qu’il y employa l’artiste saintongeois.

C’est le valeureux comte de Burie, Charles de Coucis, lieutenant général en Saintonge, que Charles IX qualifiait de cousin. Il fit valoir son constant dévouement au roi et ses longs services militaires en Italie et en France. C’est l’un des plus puissants gentilshommes du pays, Antoine, sire de Pons, comte de Marennes, baron d’Oléron, seigneur de Pérignac, et autres lieux. Son épouse, Marie de Montchenu, dame de Massy et de Guercheville, qui avait ramené au giron de l’orthodoxie Antoine de Pons, un monument gagné à l’hérésie par la beauté et la science de sa huguenote première femme, Anne de Parthenay-l’Archevêque, joignit ses instances aux siennes. Malgré tant de sollicitations et de recommandations, le présidial fut sourd. Il ne se laissa pas fléchir par les prières et par de si hautes influences. Mais, peut-être pour échapper à une pression qui aurait entravé l’action de la justice, on fit, de nuit et par des chemins détournés, partir le prisonnier. Il arriva à Bordeaux.

Le maître absent, on courut à sa maison. La curiosité poussait la foule ; elle voulait voir l’atelier où s’élaboraient des chefs-d’œuvre jusqu’alors inconnus, surprendre peut-être dans le four le secret de la fabrication de ses splendides émaux. Les portes étaient fermées ; on les brisa. Toutefois à l’intérieur rien ne fut endommagé. Palissy se contente de dire : (p. 9) « Ils firent ouuerture et lieu public de partie de mon hastelier. »

Le corps de ville fut plus rigoureux. Il décida que l’atelier du potier qui avait servi de réunion clandestine serait jeté bas, quoiqu’il eût été construit en partie aux frais du connétable.

Il serait bien intéressant d’avoir cette délibération de l’échevinage de Saintes. Mais les registres municipaux du milieu du seizième siècle ont pour la plupart disparu. Les autres archives, sous prétexte de classement, ont été transportées à la Rochelle, où les termites les dévorent[7].

Nous sommes donc forcés d’en croire Palissy sur parole. Et cependant à la tête de l’édilité saintaise se trouvait alors Pierre Goy, seigneur de la Besne, déjà maire en 1553. Pierre Goy, avocat, « bourgeois et échevin de cette ville de Xaintes, » mais poëte latin et français, était un ami de Palissy. C’est lui qui donna un jour à l’artiste (p. 38) des ammonites trouvées à sa métairie. Enfin Pierre Goy était zélateur de la Réforme. Il me paraît difficile qu’il ait pu consentir à laisser détruire ainsi l’atelier de son ami et coreligionnaire. Toutefois la délibération, si elle fut prise, n’eut aucun effet. Antoine de Pons et son épouse, Marie de Montchenu, prièrent le maire et les échevins de « n’exécuter leur intention. »

Les protecteurs du potier, en préservant son atelier de la ruine, ne négligeaient pas le soin de son propre salut. Le connétable Anne de Montmorency, apprenant que son artiste aimé, le décorateur habile de son château d’Écouen, était détenu dans la prison de Bordeaux, employa son influence auprès de la reine mère. À sa recommandation, Catherine, aimant les arts comme une Médicis, fit délivrer à maître Bernard le brevet « d’inventeur des Rustiques figulines du roi, » titre fort semblable à celui de faiseur des rustiques figulines du roi, qu’un continuateur de Palissy obtint plus tard sous la minorité de Louis XIII. Désormais le potier faisait partie de la maison du roi ; il échappait ainsi à la juridiction du parlement de Bordeaux. Son procès était indéfiniment ajourné. Son art le sauvait une première fois. « Et vraiment, dit M. Duplessy, le connétable avait paré sa protection de toutes les grâces délicates d’une flatteuse attention en rendant à Palissy sa liberté au nom même et sur la prière de son talent. » Le potier fut reconnaissant.

La paix d’Amboise, du 19 mars 1563, acheva d’enlever toute crainte à l’émailleur délivré. Il put de nouveau cuire ses vases, et reprendre ses promenades sous les aubarées et dans les prairies de la Charente.

Ici s’arrêtent l’épisode de la persécution religieuse que Bernard Palissy eut à souffrir en Saintonge et le récit des commencements de la Réforme, dont il a été l’historien. Que de faits lamentables il y aurait encore à raconter, si l’on avait du goût pour le tableau rétrospectif des fureurs de cette sanglante époque ! Mais évitons les récriminations inutiles et les déclamations intempestives. Elles fomentent les haines, aigrissent les cœurs, entretiennent l’antagonisme, sans profit pour la charité. Aussi n’ai-je dit que ce qui était strictement nécessaire pour la clarté du récit et la biographie de mon personnage. La vérité a ses droits, si la modération a ses règles. Et puisque Palissy s’est fait complaisamment l’historien des débuts de la Réforme à Saintes, il importait d’abord de rechercher si tous les torts étaient du côté de ses « haineux, » comme il les appelle, et ensuite, s’il avait été narrateur fidèle, impartial, blâmant le mal partout, n’exagérant pas les méfaits des catholiques, et ne dissimulant pas soigneusement les crimes des calvinistes. Mais Palissy a souffert ; dès lors son récit est passionné. Puis, c’est une apologie. Il a été mis en prison ; il sent que c’est là une tache ; il veut la laver. « Ie vous ai escrit, dit-il, toutes ces choses afin que n’eussiez opinion que i’eusse été prisonnier, comme larron ou meurtrier. » De là à montrer qu’on n’a aucun tort, et que les vrais coupables sont ceux qui arrêtent et condamnent, il n’y a qu’un pas. Maître Bernard le fait. Témoin sincère, mais aigri, il faut discuter sa thèse, contrôler, éclairer son témoignage. C’est ce que nous avons voulu faire.


  1. Archives curieuses, IV, 398.
  2. Varillas, Histoire de Charles IX ; de Thou, IV, 261.
  3. Recherches topographiques et historiques sur Saint-Jean-d’Angely, par Guillonnet-Merville.
  4. Histoire de France, IX, page 126.
  5. Quand il mourut, à l’âge de soixante-dix-neuf ans, 10 novembre 1598, le chapitre, pour reconnaître ses services et ceux de son frère, décida que la chapelle Saint-Thomas, aujourd’hui Saint-Michel, servirait désormais de sépulture à la famille. L’inscription qui rappelle ses titres est en latin : elle est longue. Voici en français les deux distiques grecs qui la terminent :

    Les biens dont a joui mon heureuse existence,
    Mourant à mes parents je les ai tous laissés ;
    Et cette tombe, abri de mes membres glacés,
    Après tant de richesses est ma seule opulence.

    C’est aux libéralités de Charles Guitard qu’est due la fondation du collège de Saintes, qui possédait encore trente mille livres de rente en 1789.

  6. M. Camille Duplessy, Étude sur la vie et les travaux de Bernard Palissy, p. 453.
  7. En 1865, vingt-quatre liasses attaquées ont dû être, le conseil général l’a constaté, brûlêes pour préserver le reste. — Délibérations du conseil général, page 212, séance du 26 août 1865.