Bibliothèque Canadienne/Tome I/Numéro 1/Anecdotes

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Bibliothèque Canadienne/Tome I/Numéro 1
La Bibliothèque Canadienne, Tome I, Numéro 1, Texte établi par M Bibaud, éditeur et propriétaire, Imprimerie J. LaneVolume I, Numéro 1 (juin 1825) (p. 29-32).
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ANECDOTES.


Le Saut du Juif. Le capitaine Riley et ses compagnons de naufrage, traversèrent dans leur voyage de Santa-Cruz à Moggadoze, un passage très dangereux, et fait pour inspirer le plus grand effroi. On le nomme le Sauf du Juif.

« Le sentier que nous étions obligés de suivre, dit le capitaine Riley, ne présentait pas plus de deux pieds de largeur d’un côté, et l’on voyait de l’autre un précipice de deux cents pieds de profondeur, qui aboutissait à la mer. Le moindre faux pas d’une mule ou d’un chameau aurait précipité le cavalier et sa monture au bas du roc, où la mort la plus inévitable les attendait, puisqu’aucun buisson, aucune branche n’y présentait à l’homme le moyen de se retenir et de sauver sa vie. Heureusement pour nous, continue le capitaine, il n’était point tombé d’eau depuis longtems, et la route était entièrement sèche ; l’un de mes compagnons me dit que quand elle était mouillée, on ne s’y hazardait pas ; et que malgré qu’il y eût une autre route en tournant la montagne, qui conduisait bien avant dans l’intérieur, il était arrivé dans celle-ci beaucoup d’accidents fâcheux dont il conservait le souvenir ; il me raconta l’un des plus remarquables, que je vais tracer ici.

« Une société de Juifs, au nombre de six, se rendant de Santa-Cruz à Maroc, arriva en cet endroit avec des mules chargées ; c’était sur la brune, après le coucher du soleil. Pressés de franchir ce passage avant la nuit, les Juifs négligèrent la précaution d’explorer le site, et de crier avant d’y entrer ; car à chaque bout de ce passage, il existe une habitation d’où l’on peut entendre la voix de ceux qui y viennent, puisqu’il n’a pas un demi-mille de longueur ; d’ailleurs, c’est un signal que ceux qui passent sur cette route ont coutume de donner. Une troupe de Maures, dans le même moment, était entrée de l’autre bout du passage pour se rendre à Santa Cruz : ils avaient également négligé les précautions d’usage, ne supposant pas plus que les Juifs que d’autres qu’eux eussent la hardiesse de traverser cet endroit à une heure avancée. Ayant, tant d’un côté que de l’autre, franchi la moitié du passage, ils se rencontrèrent dans un lieu si étroit qu’on ne pouvait ni passer ni retourner sur ses pas. Les Maures et les Juifs étaient également bien montés ; ni l’un ni l’autre parti ne pouvait se retirer : un seul de chaque troupe, et c’était celui qui marchait le premier en avant, pouvait descendre de sa mule. Des Maures en vinrent bientôt aux injures ; ils menacèrent les Juifs de les précipiter au fond de l’abîme : quoique ces derniers fussent alors traités en esclaves, et contraints de supporter toutes sortes d’indignités et d’insultes ; néanmoins, se trouvant dans une situation si périlleuse, et peu curieux de se rompre le cou pour le bon plaisir des Maures, celui qui se trouvait le premier descendit avec précaution par dessus la tête de sa mule. Il était armé d’un gros bâton : le Maure le plus près de lui l’ayant imité, s’avance pour l’attaquer avec son cimeterre. Tous deux combattaient pour leur vie, dans l’impossibilité de battre en retraite. La mule du Juif fut la première précipitée ; et ce dernier voyant son bâton haché par le cimeterre du Maure, et bien convaincu qu’il ne pouvait sauver sa vie, saisit son adversaire à brasse-corps, et sautant dans le précipice, ils furent dans un instant brisés et perdus sans ressource. Deux autres Juifs et un Maure, ainsi que huit mules périrent de la même manière ; et les trois autres Juifs qui avaient eu le bonheur d’échapper, furent tués par les parens des Maures péris au passage. Depuis ce tems, cet endroit a reçu le nom de Saut du Juif. La vue seule de ce funeste lieu suffit pour causer un vertige au matelot le plus intrépide ; et si l’on m’eût raconté cette histoire avant d’entrer dans cet effrayant passage, je ne suis pas certain que mon imagination n’eût point troublé mes facultés morales, au point qu’il m’eut été impossible de le traverser avec assurance. »


Mr. J. Lambert rapporte dans son Voyage en Canada une aventure singulière et intéressante de deux jeunes demoiselles Canadiennes. Il est dangereux, dit cet écrivain, de pénétrer un peu avant dans les forêts du Canada, lorsqu’on n’est pas accompagné d’un guide, ou qu’on ne connait pas suffisamment les routes ; et il est arrivé à quelques personnes de périr à peu de distance de leurs habitations. Il y a quelques années, (il écrivait en 1809,) deux jeunes demoiselles qui étaient en visite chez Mr. Nicholas Montour, ci-devant de la Compagnie du Nord-Ouest, et qui résidait alors à la Pointe du Lac, près des Trois-Rivières, entrèrent, un matin, après déjeuné, dans un bois situé sur les derrières de la maison, pour se régaler de fraises et autres fruits qui y viennent en abondance, et qui étaient alors dans leur plus parfaite maturité. L’une d’elles avait à la main un joli roman qu’elle lisait à l’autre ; et elles étaient si charmées de leur lecture, et des beautés champêtres qui les environnaient, qu’elles ne pensèrent point à aller dîner. Elles continuèrent donc à errer ainsi çà et là, tantôt occupées des charmes du roman, et tantôt s’amusant à cueillir les fruits qui étaient répandus à leurs pieds en profusion, ou qui pendaient en grappes audessus de leurs têtes ; mais à la fin, le soleil qui baissait, les avertit qu’il était déjà tard dans l’après-midi. Elles pensèrent alors à s’en retourner ; mais malheureusement, elles s’étaient écartées de la route, et ne savaient plus de quel côté gagner pour retrouver la maison. Le soleil qui, une heure auparavant, aurait pu leur servir de guide, était maintenant obscurci par les grands arbres de la forêt, et plus le soir approchait, plus leur embarras et leur sollicitude augmentaient.

Le cœur gros de tristesse et l’esprit agité par l’inquiétude, elles errèrent parmi les arbrisseaux et les broussailles, qui leur déchiraient les mains, déplorant par les pleurs et les cris de détresse, la triste situation où elles se voyaient. Leurs vêtements étaient en lambeaux, et leurs cheveux pendaient épars sur leurs épaules. Ayant marché dans ce misérable état, presque jusqu’à la nuit noire, elles arrivèrent près d’une petite cabane : elles tressaillirent de joie en l’apercevant ; mais, hélas, elle était ville ! Elles furent pourtant bien aises de s’y réfugier pour la nuit, et de s’y mettre à l’abri du serein qui commençait à tomber. Elles ramassèrent des feuilles, dont elles se firent une espèce de lit ou elles se couchèrent. Mais, comme on peut se l’imaginer, il leur lut impossible de fermer l’œil, et elles passèrent la nuit à se reprocher à elles-mêmes leur témérité. Elles essayaient néanmoins de tems en tems à se consoler l’une l’autre, dans l’espérance que Mr. Montour enverrait des gens dans le bois pour les chercher. Elles eurent donc la prudence de rester dans la cabane, ou n’en sortirent qu’afin de cueillir des fruits pour appaiser les tourments de la faim. Sur le déclin du jour, elles entendirent dans les bois des cris de Sauvages ; mais elles n’ôsèrent pas répondre, ni sortir de la cabane, ne sachant pas si c’étaient des gens qu’on avait envoyés pour les chercher, ou un parti de Sauvages étrangers, entre les mains desquels elles n’auraient pas voulu se remettre.

Elles passèrent donc encore une nuit en proie aux pensées les plus désespérantes et à des craintes mortelles ; pourtant, ce qui paraîtra tout-à-fait singulier, l’une d’elles commença à devenir plus tranquille, se faisant en quelque sorte à sa situation, que, quelque déplorable qu’elle fut, et quelqu’incertain qu’en fût le terme, elle regardait apparemment comme une aventure romanesque ; et le matin suivant, elle resta dans la cabane, et se mit à relire son roman, d’un air fort posé, comme si de rien n’avait été. Il n’en était pas de même de l’autre : elle s’abandonna au désespoir, et s’assit sur son lit de feuilles, se lamentant et déplorant son malheureux sort. Elles furent découvertes dans cet état, vers midi, par un parti de Sauvages qu’on avait envoyés dans le bois pour les chercher, et qui étaient les mêmes dont elles avaient entendu les cris la veille. La joie qu’elles eurent de se voir délivrées d’une situation aussi alarmante, se conçoit mieux qu’elle ne peut se décrire : elle ne fut égalée que par le plaisir que leur retour causa à Mr. Montour et à sa famille, qui commençaient à les regarder comme perdues, ayant été absentes pendant près de trois jours. L’endroit où elles furent retrouvées, était éloigné de la maison de plusieurs milles.


Un monsieur qui voyageait, il n’y a pas bien longtems, dans les États-Unis, rapporte un fait remarquable par sa singularité. À un repas de noces, dans la Caroline Méridionale, un jeune avocat proposa qu’un des messieurs présents fût élu président ; qu’on fît prêter à ce président le serment de garder un secret inviolable sur tout ce qui lui serait communiqué, pendant la soirée, en sa qualité officielle ; que chaque monsieur non marié écrivît son nom sur un morceau de papier, et audessous le nom de la demoiselle qu’il désirerait d’épouser ; que chaque demoiselle en fît de même de son côté, et que le papier fût ensuite remis au président pour qu’il le lût à part soi. Si un monsieur et une demoiselle avaient réciproquement fait choix l’un de l’autre, le président devait le leur déclarer ; s’il en était autrement, il devait garder le secret. Après que le président eût été élu, et que les papiers lui eurent été communiqués, il se trouva que douze messieurs et douze demoiselles avaient fait des choix réciproques ; et le voyageur ajoute que sur les douze couples, onze s’étaient mariés.