Bibliothèque historique et militaire/Histoire générale/Livre X
Texte établi par Jean-Baptiste Sauvan, François Charles Liskenne, Asselin, (Volume 2, p. 703-732).
LIVRE DIXIÈME.
I.
Quoique cette côte d’Italie qui regarde la mer de Sicile et qui s’avance vers la Grèce, soit longue, depuis le détroit et Rheggio jusqu’à Tarente, de plus de deux mille stades, elle n’a cependant d’autre port que celui de Tarente. Elle est occupée par beaucoup de peuples barbares, et les Grecs y possèdent des villes célèbres. Les Bruttiens, les Lucaniens, une partie des Samnites, les peuples de la Calabre et plusieurs autres habitent ce côté de l’Italie ; et les Grecs y possèdent Rheggio, Caulon, Locre, Crotone, Métaponte et Thyre. De sorte que tous ceux qui, de Sicile ou de Grèce, viennent à quelques-unes de ces villes, sont obligés d’aborder au port de Tarente, et de décharger là toutes les marchandises qu’ils apportent pour tous les peuples de cette côte. On peut juger combien cette ville est avantageusement située, par la fortune qu’ont faite les Crotoniates, qui n’ayant que quelques mouillages d’été, où peu de vaisseaux abordent, ont néanmoins amassé de grandes richesses. Or, la seule situation de cette ville a été cause de ce bonheur, situation cependant qui n’a rien de comparable à celle de Tarente. Elle est aussi heureusement placée par rapport aux havres de la mer Adriatique. Mais elle tirait de là beaucoup plus d’avantages autrefois ; car, comme Brindes n’était pas alors bâtie, tout ce qui venait des endroits qui, sur la côte opposée, sont entre le cap d’Iapige et Siponte, passait par Tarente pour entrer dans l’Italie, et on se servait de cette ville comme d’un marché, pour les échanges et tout autre commerce. C’est pour cela que Fabius, qui faisait grand cas de ce passage, ne s’appliquait à rien tant qu’à le bien garder. (Dom Thuillier.)
II.
Ayant le dessein de retracer l’histoire des exploits de P. Scipion en Espagne, et généralement tout ce qu’il a fait pendant sa vie, il nous semble nécessaire de faire connaître d’abord le caractère et le génie de ce grand citoyen. Comme il a surpassé presque tous les hommes célèbres qui se montrèrent avant lui, chacun tient à savoir ce qu’était ce héros, son caractère, ses habitudes, et comment il est parvenu à l’accomplissement de tant de grandes choses. Mais les écrivains qui jusqu’ici ont parlé de lui, ont toujours été en dehors de la vérité, et n’ont su tirer leurs lecteurs de l’ignorance que pour les jeter dans l’erreur. La série des faits que je vais rapporter prouvera ce que j’avance à tous ceux qui veulent connaître et savent estimer les grandes et nobles actions.
Tous, sans exception, nous le dépeignent comme un de ces favoris de la fortune, qui réussissent dans toutes leurs entreprises, quoique la plupart du temps le hasard y ait plus de part que la bonne conduite ; selon eux, il y a dans cette espèce de héros quelque chose de plus surprenant et de plus divin, pour ainsi dire, que dans ceux qui suivent la raison pour guide en toutes choses. La distinction que l’on doit mettre entre le louable et l’heureux leur est inconnue. Cependant celui-ci est commun même parmi le vulgaire ; l’autre ne convient qu’aux hommes judicieux et réfléchis. Ce sont ces derniers qu’il faut regarder comme divins au suprême degré, et comme chéris des dieux.
Il me paraît que Scipion et Lycurgue, ce célèbre législateur des Lacédémoniens, se ressemblent tout-à-fait et pour le caractère et pour la conduite ; car ne croyons pas que ce fut en consultant superstitieusement en toutes choses une prêtresse d’Apollon, que Lycurgue établit le gouvernement de Lacédémone, ni que Scipion se soit fondé sur des songes et sur des augures pour reculer les bornes de l’empire romain ; mais, tous les deux voyant que la plupart des hommes n’approuvent pas aisément les projets extraordinaires, et qu’ils craignent de s’exposer aux grands dangers, à moins qu’ils ne croient avoir lieu d’espérer l’assistance des dieux, l’un ne proposait jamais rien qu’il ne s’autorisât d’un oracle de la Pythie, et par là il rendait ses propres pensées plus respectables et plus dignes de foi ; et l’autre, par la même adresse faisant passer tous ses desseins pour inspirés des dieux, donnait à ceux qu’il commandait plus de confiance et d’ardeur à entreprendre ce qu’il projetait de plus difficile.
Que la raison et la prudence aient conduit tous les pas de Scipion, et que ses entreprises n’aient été heureuses que parce qu’elles devaient l’être, c’est ce qui deviendra évident par tout ce que nous avons à dire de ce grand homme. On convient d’abord qu’il était bienfaisant et magnanime. Pour la pénétration d’esprit, la sobriété et l’application aux affaires, il n’y a que ceux qui ont vécu avec lui et qui l’ont parfaitement connu, qui lui accordent ces vertus. Caïus Lélius était de ce nombre : c’est lui qui m’en a donné cette idée, qui m’a paru d’autant plus juste, qu’ayant été, depuis la plus tendre jeunesse jusqu’à la mort de Scipion, témoin continuel de toutes ses actions et de toutes ses paroles, il ne me disait rien qui ne répondît exactement aux actions de ce consul.
La première occasion, m’a-t-il dit, où il se distingua, fut le combat de cavalerie que son père livra à Annibal sur les bords du Pô. Il n’avait alors que dix-sept ans, et c’était sa première campagne. On lui avait donné pour sa garde une compagnie de cavaliers d’une valeur éprouvée. Dans ce combat, apercevant son père enveloppé par les ennemis avec deux ou trois cavaliers, et dangereusement blessé, d’abord il exhorta sa compagnie à courir à son secours. Celle-ci ayant peur et hésitant à avancer, lui-même s’élance avec fureur sur les ennemis. Ses soldats sont obligés malgré eux de le soutenir ; les ennemis se dispersent, épouvantés, et le père sauvé contre toute espérance, reconnaît à haute voix devant toute l’armée, qu’il doit la vie à son fils.
Cette action lui ayant mérité la réputation d’un homme sur l’intrépidité duquel on pouvait compter, dans la suite, il n’y eut pas de périls où il ne se jetât, toutes les fois que la patrie lui remit le soin de sa défense et de ses intérêts. Cette conduite n’est pas, ce semble, d’un capitaine qui se repose de tout sur la fortune ; elle suppose dans lui toutes les qualités nécessaires pour commander.
Une autre action brillante suivit de près la première. Son frère aîné, Lucius Scipion, briguait l’édilité. C’est chez les Romains la dignité la plus honorable à laquelle les jeunes gens puissent aspirer, et l’usage réclame que les deux citoyens à qui l’on donne cette charge soient patriciens. Il y en avait alors un grand nombre qui la briguaient. D’abord Publius n’osa pas demander cette magistrature pour son frère. Mais quand le temps des comices approcha, réfléchissant d’un côté que le peuple ne penchait pas en faveur de Lucius, et de l’autre, qu’il en était lui-même fort aimé, il pensa que le seul moyen de procurer l’édilité à son frère, était de la demander tous deux ensemble. Pour faire entrer sa mère dans ce sentiment, car il ne s’agissait de gagner que la mère, parce que le père était alors parti pour aller commander en Espagne, il s’avisa de cet expédient. Pendant qu’elle allait dévotement de temple en temple, qu’elle faisait aux dieux des sacrifices pour son aîné, qu’en un mot, elle était dans une grande inquiétude sur l’effet de ses prières, il lui dit que déjà deux fois le même songe lui était arrivé, qu’il lui semblait que, faits édiles, son frère et lui, ils étaient revenus tous deux de la place au logis, qu’elle était venue au devant d’eux jusqu’à la porte, et quelle les avait tendrement embrassés. Un cœur de mère ne peut être insensible à ces paroles : « Puissé-je, s’écria-t-elle, puissé-je voir un si beau jour ! — Voudriez-vous, ma mère, que nous fissions une tentative ? » lui dit Scipion. Elle y consentit, ne s’imaginant pas qu’il fût assez hardi pour cela, et prenant ce qu’il avait dit pour une plaisanterie de jeune homme. Cependant Scipion donna ordre qu’on lui fit une robe blanche, telle qu’ont coutume de la porter ceux qui briguent des charges ; et, un matin que sa mère, encore au lit, ne pensait plus à ce qui s’était passé, il se revêt pour la première fois de cette robe, et se présente en cet état sur la place. Le peuple qui, dès auparavant, le considérait et lui voulait du bien, fut agréablement surpris d’une démarche si extraordinaire. Il s’avance au lieu marqué pour les candidats ; il se met à côté de son frère, et aussitôt tous les suffrages se réunissent, non seulement en sa faveur, mais encore en faveur de son frère à sa considération. Ils retournent au logis. La mère est avertie du fait ; transportée de joie, elle vient à la porte recevoir ses deux fils, et vole entre leurs bras pour les presser sur son cœur.
Après cet événement tous ceux qui avaient ouï parler des songes de Scipion, crurent d’abord que jour et nuit il avait des entretiens avec les dieux. Cependant les songes n’y étaient entrés pour rien. Naturellement bienfaisant, magnifique en ses largesses, affable et caressant, par ces qualités il s’était concilié la faveur du peuple. Il sut aussi saisir avec un heureux à-propos l’occasion qui lui était offerte par sa mère et par ses concitoyens, et parvint ainsi, non-seulement à se faire nommer édile, mais encore à passer pour avoir été dans la candidature de cette dignité, inspiré par les dieux. Quand par un défaut de jugement, ou par manque d’expérience, ou par négligence on ne peut ni savoir saisir les occasions favorables ni pénétrer les causes et les différentes phases des événemens, on ne manque pas d’attribuer aux dieux et à la fortune, des actions qui ne sont dues qu’à la sagacité que donnent la réflexion et la prévoyance. C’est de quoi il était bon d’avertir mes lecteurs, de peur que, trompés par la fausse idée que l’on s’est faite de Scipion, ils ne fissent pas assez d’attention à ce qu’il y avait en lui de plus beau et de plus admirable ; son adresse et son application infatigables aux affaires, vertus qui dans la suite seront mises encore dans un plus grand jour.
Pour revenir aux affaires d’Ibérie, ayant fait assembler les troupes il leur dit : « Qu’il ne fallait pas s’épouvanter du dernier échec que l’on avait reçu ; que ce n’était point par la valeur des Carthaginois que les Romains avaient été vaincus, mais par la trahison des Celtibériens, sur la foi desquels les chefs s’étaient trop légèrement séparés les uns des autres ; que les ennemis se trouvaient aujourd’hui dans les mêmes circonstances ; qu’ils s’étaient partagés pour les différentes expéditions ; que les traitemens indignes qu’ils faisaient à leurs alliés les leur avaient tous aliénés et leur en avaient fait autant d’ennemis ; qu’une partie de ceux-ci avaient déjà traité avec lui par députés ; que le reste, non pas à la vérité par amitié, mais pour tirer vengeance des insultes des Carthaginois, viendrait avec joie, à la première lueur d’espérance et dès qu’on verrait les Romains au-delà de l’Èbre, que les chefs des ennemis n’étant pas d’accord entre eux, ne voudraient pas se joindre pour le venir combattre, et que combattant séparément ils plieraient au premier choc ; que toutes ces raisons devaient les animer à passer le fleuve avec confiance, et qu’ils se reposassent du reste sur les autres chefs et sur lui-même. »
Après ce discours, ayant laissé à Marcus Silanus qui commandait avec lui, cinq mille hommes d’infanterie, et cinq cents chevaux pour secourir les alliés d’en deçà du fleuve, il passa de l’autre côté avec le reste de l’armée sans rien découvrir à personne de son dessein, étant dans la résolution de ne rien faire de ce qu’il avait dit aux soldats. Or ce dessein était d’emporter d’emblée Carthage-la-Neuve.
Premier trait, mais en même temps trait des mieux dessinés du tableau que nous tracions tout à l’heure de Scipion ! Il n’a encore que vingt-sept ans, et les affaires dont il se charge sont des affaires dont les échecs précédens ne laissaient espérer aucun succès. Engagé à les soutenir, il quitte les routes frayées et connues de tout le monde, et s’en ouvre de nouvelles que ni ses ennemis ni ceux qui le suivent ne peuvent deviner ; et ces nouvelles routes, il ne les prend jamais qu’après de mûres réflexions.
Informé avant de partir de Rome que son père n’avait été vaincu que par la trahison des Celtibériens et parce que l’armée romaine avait été partagée, il commença dès lors à ne plus craindre les Carthaginois, comme la plupart des Romains le faisaient, et à s’animer par l’espérance d’un meilleur sort. Ayant appris ensuite que les alliés d’en deçà de l’Èbre, n’avaient pas changé à l’égard des Romains, que les chefs des Carthaginois ne s’accordaient pas entre eux, et traitaient durement ceux qui leur étaient soumis, il ne craignit plus rien pour le succès de cette guerre. Et cette confiance n’était pas fondée sur la faveur de la fortune, c’était le fruit de ses réflexions. À peine est-il arrivé en Ibérie, qu’il met tout en mouvement, qu’il fait des questions à tout le monde sur l’état dans lequel étaient les affaires des ennemis. On lui dit que de leurs troupes ils avaient fait trois corps d’armée ; que Magon, à la tête d’un de ces corps, était au-delà des colonnes d’Hercule, chez les Coniens ; qu’Asdrubal, fils de Giscon, campait avec l’autre dans la Lusitanie près de l’embouchure du Tage, et que l’autre Asdrubal avec le troisième assiégeait quelque ville des Carpétaniens, qu’enfin il n’y avait aucun d’eux qui ne fût au moins à dix journées de Carthage-la-Neuve.
Là-dessus il jugea d’abord qu’il n’était pas nécessaire de livrer une bataille rangée ; car, prenant ce parti il faudrait ou combattre tous les ennemis rassemblés, et alors ce serait tout hasarder, tant à cause des pertes précédentes, que parce qu’il avait beaucoup moins de troupes que les ennemis ; ou n’en attaquer qu’un détachement, auquel cas il craignait que celui-ci mis en fuite et les autres venant à son secours, il ne fût enveloppé et ne tombât dans les mêmes malheurs, que Cnéius son oncle et Publius son père. Il se tourna donc d’un autre côté.
Sachant déjà que Carthage-la-Neuve fournissait de grands secours aux ennemis, et qu’elle était un très-grand obstacle au succès de la guerre présente, il se fit instruire pendant les quartiers d’hiver, par des prisonniers, de tout ce qui concernait cette ville. Il apprit que c’était presque la seule ville d’Ibérie qui eût un port propre à recevoir une flotte et une armée navale ; qu’elle était située de manière à ce que les Carthaginois pouvaient commodément y venir d’Afrique, et faire le trajet de mer qui les en sépare ; qu’on y gardait une grande quantité d’argent, que tous les équipages des armées s’y trouvaient ainsi que les ôtages de toute l’Ibérie ; et ce qui était le plus important, qu’on n’y avait levé que mille hommes pour garder seulement la citadelle, parce qu’il ne venait dans l’esprit à personne, que les Carthaginois étant maîtres de presque toute l’Ibérie, quelqu’un osât songer à mettre le siége devant cette ville ; qu’il y avait à la vérité d’autres habitans dans la ville que les Carthaginois, même en grand nombre, mais artisans pour la plupart, ouvriers, gens de mer, tous très-ignorans sur la science de la guerre, et qui ne serviraient qu’à avancer la prise de la ville, si tout d’un coup il se présentait.
Il n’ignorait non plus ni la situation de la ville, ni les munitions qu’elle renfermait, ni la disposition de l’étang dont elle est environnée. Quelques pêcheurs l’avaient informé qu’en général cet étang était marécageux, guéable en beaucoup d’endroits, et que fort souvent vers le soir la marée se retirait. Tout cela lui fit conclure que, s’il venait à bout de son dessein, il désolerait autant les ennemis qu’il avancerait ses propres affaires ; que si cela manquait, il lui serait aisé, tenant la mer, de se retirer sain et sauf, pourvu seulement qu’il mît son camp en sûreté, chose qui n’était pas difficile, vu l’éloignement où étaient les troupes des ennemis. Ainsi, abandonnant tout autre dessein, il ne pensa plus pendant ses quartiers d’hiver qu’à faire les préparatifs de ce siége, et, ce qui est à remarquer dans un homme de son âge, il ne s’ouvrit sur cette entreprise à personne qu’à C. Lélius, jusqu’à ce qu’il était à propos de la faire connaître à toute l’armée.
Les historiens tombent d’accord que ce fut d’après ces réflexions que Scipion dressa le plan de la campagne ; et cependant quand ils en ont fait le récit, sans apporter de raison plausible ; bien plus, contre le témoignage de ceux qui ont vécu avec ce général, ils rapportent, je ne sais comment, le succès de cette campagne, non à la prudence de celui qui l’a conduite, mais aux dieux et à la fortune. Cela est encore formellement contraire à la lettre que Publius écrivit à Philippe, et dans laquelle il dit nettement, que tout ce qu’il a fait en général dans l’Espagne, et en particulier le siége de Carthage-la-Neuve, il l’a fait d’après les réflexions que nous avons rapportées. Revenons à notre récit.
Après avoir donné ordre en secret, à C. Lélius, qui devait commander la flotte, et à qui seul il avait fait part de son dessein, de cingler vers Carthage-la-Neuve, il se mit à la tête des troupes de terre, et s’avança à grandes journées. Son armée était de vingt-cinq mille hommes de pied, et de deux mille cinq cents chevaux. Après sept jours de marche, il parut devant la ville, et campa du côté qui regardait le septentrion. Derrière son camp il fit creuser un fossé et élever un double retranchement d’une mer à l’autre. Du côté de la ville, il ne fit aucune fortification, la seule situation du poste le mettant à couvert de toute insulte.
Comme nous avons à rapporter le siége et la prise de cette ville, il faut en faire connaître la situation ainsi que celle de ses ennemis. Carthage-la-Neuve est située vers le milieu de la côte d’Espagne, dans un golfe tourné du côté du vent d’Afrique. Ce golfe a environ vingt stades de profondeur et dix de largeur à son entrée. Il forme une espèce de port, parce qu’à l’entrée s’élève une île, qui, des deux côtés, ne laisse qu’un passage étroit pour y aborder. Les flots de la mer viennent se briser contre cette île, ce qui donne à tout le golfe une parfaite tranquillité, excepté lorsque les vents d’Afrique, soufflant des deux côtés, agitent la mer. Ce port est fermé à tous les autres vents par le continent qui l’environne. Du fond du golfe s’élève une montagne en forme de péninsule, sur laquelle est la ville, qui du côté de l’orient et du midi est défendue par la mer, et du côté de l’occident par un étang qui s’étend aussi au septentrion ; en sorte que, depuis l’étang jusqu’à la mer, il ne reste qu’un espace de deux stades, qui joint la ville au continent. La ville vers le milieu est basse et enfoncée. Au midi, on y arrive de la mer par une plaine, le reste est environné de collines ; deux sont hautes et escarpées, et trois autres d’une pente beaucoup plus douce, mais caverneuses et de difficile accès. La plus grande de ces trois est à l’orient, et l’on voit dessus le temple d’Esculape. Celle qui lui est opposée à l’occident, a une situation semblable. Sur celle-ci se voit un superbe palais, qu’Asdrubal, dit-on, possédé de la passion de règner, a fait bâtir. Les autres collines couvrent la ville du côté du septentrion ; celle des trois qui est à l’orient, s’appelle la colline de Vulcain ; l’autre qui en est proche, porte le nom d’Alète, celui qui, pour avoir trouvé les mines d’argent, a mérité les honneurs divins ; la troisième se nomme la colline de Saturne. Pour la commodité des artisans qui travaillent sur les vaisseaux, on a établi une communication de l’étang à la mer, et sur la langue de terre qui sépare la mer de cet étang on a bâti un pont pour les bêtes de charge et les chariots qui apportent de la campagne les choses nécessaires à la vie. Par cette situation des lieux, la tête du camp des Romains était en sûreté, défendue qu’elle était par l’étang et par la mer qui était à l’autre côté. Scipion ne s’était pas non plus fortifié vis-à-vis l’espace qui est entre l’un et l’autre, et qui joint la ville au continent, quoique cet espace répondît au milieu de son camp ; soit que par là il eût dessein d’épouvanter les assiégés, soit que, disposé à attaquer, il voulût que rien ne l’arrêtât en sortant de son camp ou en s’y retirant. L’enceinte de la ville n’était autrefois que de vingt stades, quoique plusieurs auteurs lui en aient donné quarante. Mais cela n’est point exact ; j’en parle avec connaissance de cause, car je n’ai pas seulement entendu parler de cette ville, je l’ai vue de mes propres yeux. Aujourd’hui l’enceinte est encore plus petite.
La flotte étant arrivée à propos, Scipion assembla son armée. Dans la harangue qu’il lui fit, il ne se servit pour l’encourager, que des raisons qui lui avaient persuadé à lui-même d’entreprendre le siége, et que nous avons rapportées. Après avoir montré que l’entreprise était possible, et avoir fait voir en peu de mots combien cette affaire si elle réussissait, serait préjudiciable aux ennemis et avantageuse aux Romains, il promit des couronnes d’or à ceux qui les premiers monteraient sur la muraille, et les présens accoutumés à quiconque se signalerait dans cette occasion. Enfin il ajouta que ce dessein lui avait été inspiré par Neptune ; que ce dieu, lui ayant apparu pendant son sommeil, lui avait promis qu’au temps de l’attaque, il le secourrait infailliblement, et avec tant de force, que toute l’armée reconnaîtrait les effets de sa présence. La justesse et la solidité des raisons qu’il apporta, les couronnes qu’il promit, et, par dessus tout cela, l’assistance de Neptune, inspirèrent aux soldats une ardeur plus vive.
Le lendemain, ayant distribué à la flotte des traits de toute espèce, il donna ordre à Lélius, qui la commandait, de serrer de près la ville du côté de la mer. Par terre il détacha deux mille de ses plus braves soldats, leur donna des gens pour porter les échelles, et commença l’attaque à la troisième heure du jour. Magon, qui commandait dans la ville, ayant partagé sa garnison, laissa cinq cents hommes dans la citadelle, et avec les cinq cents autres alla camper sur la colline qui est à l’orient. Deux mille habitans, à qui il distribua les armes qui se trouvèrent dans la ville, furent postés à la porte qui conduit à cet endroit qui joint la mer au continent, et qui par conséquent conduisait aussi au camp des Romains ; et le reste des habitans eut ordre de se porter rapidement aux parties des murailles vers lesquelles des attaques seraient dirigées.
Dès que Scipion eut fait donner par les trompettes le signal de l’assaut, Magon fit marcher les deux mille hommes qui gardaient la porte, persuadé que cette sortie effrayerait les ennemis et renverserait leur dessein. Ces troupes fondent avec impétuosité sur ceux des Romains qui étaient rangés en bataille au bout de l’isthme. Il se livre un combat acharné. On s’anime de part et d’autre à bien faire. De l’armée et de la ville on accourt pour secourir les siens ; mais le secours n’était point égal, les Carthaginois ne pouvant sortir que par une porte et ayant un chemin de deux stades à faire, au lieu que les Romains étaient à portée et venaient de plusieurs côtés. Ce qui rendait le combat inégal, c’est que Scipion avait rangé ses troupes en bataille près de son camp, afin que ce spectacle frappât de loin les assiégés, convaincus par là que ceux qui gardaient la porte, et qui étaient comme l’élite des habitans, étant une fois défaits, tout serait en confusion dans la ville, et que personne n’aurait plus la hardiesse de sortir de la porte. Comme de part et d’autre ce n’était que des troupes choisies qui combattaient, la victoire fut quelque temps à se déclarer. Enfin les Carthaginois, obligés de succomber pour ainsi dire sous le poids des soldats légionnaires qui venaient du camp, furent repoussés. Grand nombre perdirent la vie sur le champ de bataille et en se retirant ; mais la plus grande partie fut écrasée en entrant dans la porte, ce qui jeta les habitans dans une si grande consternation, que les murailles furent abandonnées. Peu s’en fallut que les romains n’entrassent dans la ville avec les fuyards, mais du moins cette déroute leur donna moyen d’appliquer sans crainte leurs échelles.
Scipion se trouva dans la mêlée, mais il pourvut autant qu’il put à la sûreté de sa personne. Trois soldats l’accompagnaient partout, et, le couvrant de leurs boucliers contre les traits qui venaient de la muraille, le préservaient de tout danger. Ainsi, tantôt voltigeant sur les côtés, tantôt montant sur les lieux les plus élevés, il contribua beaucoup à l’heureux succès de ce combat ; car de cette manière il voyait tout ce qui se passait et était vu de tout le monde, ce qui animait le courage des combattans. Cela fut aussi cause de ce que, dans le combat, rien de ce qui se devait faire ne fut négligé : dès que l’occasion se présentait d’exécuter quelque chose, il était toujours prêt à la saisir.
Ceux qui les premiers montèrent aux échelles, n’eurent pas tant à souffrir de la part des assiégés que de la hauteur des murailles. Les ennemis s’aperçurent de l’embarras où elle les jetait, et leur résistance en devint plus rigoureuse. En effet, comme ces échelles étaient très-hautes, grand nombre y montaient à la fois et les brisaient par la pesanteur du fardeau. Si quelques-unes résistaient, les premiers qui y montaient jusqu’au bout étaient éblouis par la profondeur du précipice, et pour peu qu’ils fussent repoussés, se précipitaient du haut en bas. Si on jetait par les créneaux des poutres ou quelque autre chose semblable, tous ensemble étaient renversés et brisés contre terre. Malgré ces difficultés, les Romains ne laissèrent pas de pousser l’assaut avec la même ardeur et le même courage. Les premiers culbutés, les suivans prenaient leur place, jusqu’à ce que le jour commençant à tomber, et les soldats n’en pouvant plus de fatigue, le général fit enfin sonner la retraite.
Pendant que les assiégés triomphaient et croyaient avoir détourné le danger, Scipion, en attendant que la mer se retirât, disposa cinq cents hommes avec des échelles sur le bord de l’étang. Il poste à l’endroit où le combat s’était livré, des troupes fraîches ; il les exhorte à bien faire leur devoir, et leur donne un plus grand nombre d’échelles qu’auparavant pour attaquer la muraille d’un bout à l’autre. Le signal se donne, on applique les échelles, on escalade la muraille dans toute sa longueur. Grand trouble, grande confusion parmi les Carthaginois : ils s’imaginaient n’avoir plus rien à craindre, et tout à coup un nouvel assaut les rejette dans le même péril. D’un autre côté, les traits leur manquaient, et le nombre des morts abattait leur courage. Leur embarras était extrême ; cependant ils se défendirent du mieux qu’ils purent.
Au moment où les Romains poussaient l’assaut avec le plus de vigueur, la marée commença à descendre, et les eaux à baisser sur les bords ; mais par l’embouchure elles se jetaient avec rapidité dans la mer, qui était jointe, en sorte que ceux qui ne connaissaient pas les localités ne pouvaient assez s’étonner de cet effet naturel. Alors Scipion, qui avait eu soin de tenir des guides tout prêts, commanda aux troupes qu’il avait postées de ce côté-là d’entrer dans l’étang et de ne rien craindre ; car un de ses grands talent était d’enflammer le courage de ceux qu’il exhortait, et de les faire entrer dans toutes ses vues. Les soldats obéirent et se jetèrent à l’envi dans l’étang. Ce fut alors que toute l’armée crut que quelque divinité conduisait ce siége, et qu’on se rappela tout ce que Scipion, dans sa harangue, avait promis du secours de Neptune ; et ce souvenir enflamma tellement le courage des soldats, que, faisant la tortue, ils fondirent jusqu’à la porte, et tâchèrent de la briser à coups de hache. Ceux qui s’étaient approchés de la muraille en traversant l’étang, voyant les créneaux abandonnés, non-seulement ne trouvèrent aucun obstacle à appliquer leurs échelles, mais encore s’emparèrent du haut de la muraille sans combattre : les assiégés, en effet, s’étaient répandus dans les autres endroits, et surtout vers le bout de l’isthme et vers la porte qui y conduisait, et personne ne s’attendait que les ennemis attaqueraient la muraille du côté de l’étang ; outre que les cris confus que jetait la populace effrayée ne leur permettaient ni d’entendre ni de rien voir de ce qu’il y avait à faire.
Les Romains ne se furent pas plus tôt rendus maîtres de la muraille, qu’ils la parcoururent en précipitant tous les ennemis qu’ils rencontraient, leur armure leur donnant pour cela beaucoup d’avantage. Arrivés à la porte, les uns descendirent et brisèrent les gonds ; les autres, qui étaient au dehors, entrèrent dans la ville. Ceux qui escaladaient du côté du bout de l’isthme, ayant repoussé les assiégés, s’emparèrent des créneaux. C’est ainsi que la ville fut prise. La colline, du côté de l’orient, fut emportée par ceux qui étaient entrés par la porte, après en avoir chassé les Carthaginois qui la gardaient.
Quand Scipion crut qu’il était entré assez de soldats dans la ville, il en détacha la plus grande partie contre les habitans, comme les Romains ont coutume de faire lorsqu’ils prennent une ville d’assaut, avec ordre de tuer tous ceux qu’ils rencontreraient, de ne faire quartier à personne, et de ne point penser à piller que le signal n’en fût donné. Je pense qu’ils ne se portent à ces excès que pour inspirer la terreur du nom romain, et que c’est pour cela que souvent, dans les prises de villes, non-seulement ils passent les hommes au fil de l’épée, mais encore coupent en deux les chiens et mettent en pièces les autres animaux : coutume qu’ils observèrent surtout ici, à cause du grand nombre d’animaux qu’ils avaient pris. Scipion ensuite, à la tête de mille soldats, s’avança vers la citadelle. À son arrivée, Magon voulut d’abord se mettre sur la défensive ; mais, réfléchissant que la ville était entièrement au pouvoir des Romains, il envoya demander la vie à Scipion, et lui remit la citadelle ; après quoi le signal du pillage fut donné, et on cessa le massacre. La nuit venue, ceux qui avaient ordre de rester dans le camp, y restèrent. Le général et ses mille soldats, prirent leur logement dans la citadelle. Le reste reçut, des tribuns, l’ordre de sortir des maisons, et de rassembler par monceaux, sur la place, tout le butin qu’ils avaient fait et de passer la nuit auprès. Les troupes légères furent amenées du camp et postées sur la colline qui regarde l’orient. C’est ainsi que les Romains se rendirent maîtres de Carthage-la-Neuve.
Le lendemain, tout le butin que l’on avait fait, tant sur la garnison que sur les citoyens et les artisans, ayant été rassemblé sur la place publique, les tribuns le distribuèrent à leurs légions, selon l’usage établi chez les Romains. Or, telle est la manière d’agir de ce peuple, lorsqu’ils prennent une ville d’assaut. Chaque jour on tire, tantôt des légions en général, tantôt des cohortes en particulier, un certain nombre de soldats, selon que la ville est grande ou petite, mais jamais plus de la moitié. Les autres demeurent à leur poste, soit hors de la ville, soit au dedans, selon qu’il est besoin. Comme leur armée, pour l’ordinaire, est composée de deux légions romaines et d’autant d’alliés, quelquefois même de quatre légions, quoique rarement, toutes ces troupes se dispersent pour butiner, et on porte ensuite ce que l’on a pris chacun à sa légion. Le butin vendu à l’encan, ces tribuns en partagent le prix en parties égales, qui se donnent non-seulement à ceux qui sont aux différens postes, mais encore à ceux qui ont été laissés à la garde du camp, aux malades et aux autres qui ont été détachés pour quelque mission que ce soit ; et, de peur qu’il ne se commette quelque infidélité dans cette distribution du butin, on fait jurer aux soldats, avant qu’ils se mettent en campagne et le premier jour qu’ils sont assemblés, qu’ils ne mettront rien à part pour eux, et qu’ils apporteront fidèlement tout ce qu’ils auront pris, comme nous l’avons dit plus au long quand nous avons traité du gouvernement.
Au reste, par cet usage de partager l’armée et d’en employer une moitié au pillage, et de laisser l’autre à la garde des postes, les Romains se sont mis en garde contre les mauvais effets de la passion d’acquérir ; car l’espérance d’avoir part au butin, ne pouvant être frustrée à l’égard de personne, et étant aussi certaine pour ceux qui restent aux postes que pour ceux qui font le pillage, la discipline est toujours exactement gardée ; au lieu que, parmi les autres nations, faute d’observer cette méthode, il arrive souvent de grands désordres. Pour l’ordinaire, ce qui donne de la fermeté dans les peines de la vie et fait mépriser les dangers, c’est l’espérance du gain. Il n’est donc pas possible que, quand l’occasion de gagner quelques biens se présente, ceux qui restent dans le camp ou qui gardent quelque poste ne soient très-fâchés de la perdre, quand on a pour maxime, comme la plupart des peuples, que tout ce qui se prend appartient à celui qui a pris ; car alors un roi ou un général a beau ordonner avec soin que tout le butin que l’on fait soit apporté à une même masse, on ne manque pas de s’approprier tout ce que l’on a pu mettre de côté ; et, comme le plus grand nombre court à ce but, quand on ne peut réprimer cette ardeur, il y a beaucoup à craindre pour l’état. On a vu plus d’une fois des capitaines, qui, après avoir conduit leurs desseins avec beaucoup de succès, quelquefois prêts à tomber sur le camp des ennemis, quelquefois même après avoir pris des villes, non-seulement ont manqué leurs entreprises, mais encore ont été malheureusement défaits, sans autre raison que celle que je viens de rapporter. Les généraux ne peuvent donc trop faire attention à ce que toutes les troupes, autant qu’il se pourra, aient la confiance que le butin, lorsqu’il y en aura, leur sera également distribué.
Pendant que les tribuns faisaient la distribution des dépouilles, le consul, ayant assemblé les prisonniers, qui étaient au nombre de près de dix mille, ordonna qu’on en fît deux classes, une des citoyens, de leurs femmes et de leurs enfans, et l’autre des artisans. Après avoir exhorté les premiers à s’attacher aux Romains, et à ne jamais perdre le souvenir de la grâce qu’il allait leur accorder, il les renvoya chacun chez eux. Ils se prosternèrent devant lui et se retirèrent en versant des larmes, que leur faisait répandre la joie d’une délivrance aussi inespérée. Pour les artisans, il leur dit qu’ils étaient maintenant esclaves du peuple romain, mais que, s’ils s’attachaient à ce peuple et lui rendaient, chacun selon sa profession, les services qu’ils devaient, ils pouvaient compter qu’on les mettrait en liberté dès que la guerre contre les Carthaginois serait heureusement terminée. Ils étaient au nombre de deux mille, qui eurent ordre d’aller donner leurs noms au questeur, et on les partagea en compagnies de trente hommes, à chacune desquelles on préposa un Romain pour les surveiller.
Parmi le reste des prisonniers, Scipion choisit ceux qui avaient la plus belle apparence et le plus de vigueur, pour en grossir le nombre de ses rameurs, qui par ce moyen s’accrut de moitié. Il en fournit aussi les galères qu’il avait prises, de façon qu’il en eut presque le double de ce qu’il avait auparavant ; car il prit dix-huit galères, et il en avait trente-cinq. Il fit à ses rameurs la même promesse qu’aux artisans, c’est-à-dire, qu’après qu’il aurait vaincu les Carthaginois, il leur donnerait la liberté, s’ils servaient les Romains avec zèle et affection. Cette conduite à l’égard des prisonniers lui gagna, ainsi qu’à la république, l’amitié et la confiance des citoyens, et, par l’espérance de la liberté qu’il fit concevoir aux artisans, il leur inspira une si grande ardeur pour son service, que, par sa manière d’agir douce et affable, il augmenta de moitié ses forces de mer.
Il sépara du reste des captifs Magon et ceux des Carthaginois qui avaient été faits prisonniers avec lui, parmi lesquels deux faisaient partie du conseil des anciens et quinze du sénat. Il les confia à garder à C. Lélius, lui enjoignant d’avoir pour eux tous les égards dus à leur dignité. Puis, s’étant fait amener tous les ôtages qui étaient au nombre de plus de trois cents, il commença par flatter et caresser les enfans les uns après les autres, leur promettant, pour les consoler, que dans peu ils reverraient leurs parens. Il exhorta les autres à ne pas se laisser abattre par la douleur et à mander chacun dans leur ville à leurs amis, qu’ils étaient sains et saufs, que rien ne leur manquait, et que les Romains étaient prêts à les renvoyer chacun dans leur patrie, pourvu que leurs compatriotes voulussent bien embrasser leur parti et faire alliance avec eux. Après cela, ayant choisi entre les dépouilles celles qui convenaient le plus à son dessein, il en fit des présens à chacun selon son sexe et son âge. Il donna aux petites filles des pendans d’oreilles et des bracelets, et aux jeunes garçons des poignards et des épées.
Sur ces entrefaites la femme de Mandonius, frère d’Indibilis roi des Ilergètes, vint se jeter aux pieds de Scipion, pour le conjurer, les larmes aux yeux, de faire traiter les matrones faites prisonnières avec plus d’égards et de bienséance que n’avaient fait les Carthaginois. Scipion fut touché de voir à ses genoux cette dame vénérable déjà avancée en âge, et qui portait la grandeur et la majesté empreintes sur son visage, et il lui demanda ce qu’elle réclamait pour ses concitoyennes. Comme elle ne répondait pas, il fit appeler ceux qui avaient été chargés du soin des femmes. Ceux-ci lui dirent que les Carthaginois ne les avaient laissé manquer de rien. Cependant la femme de Mandonius, embrassant toujours ses genoux, et ne cessant de lui répéter la même chose, Scipion embarrassé, et soupçonnant que le rapport qu’on lui avait fait était faux, et qu’apparemment les prisonnières n’avaient pas été traitées avec tous les égards dus à leur sexe, il les consola et leur assura qu’il nommerait, pour avoir soin d’elles, d’autres personnes qui leur fourniraient abondamment toutes les choses nécessaires à leur nourriture et à leur toilette. « Vous ne comprenez pas bien ma pensée, reprit la suppliante après un moment de silence, si vous croyez que nous nous jetons à vos pieds pour si peu de chose. » Alors Scipion comprit ce qu’elle voulait dire, et, voyant la jeunesse des filles d’Indibilis et de plusieurs dames illustres, il ne put s’empêcher de répandre des larmes. Le mot seul de cette dame suffit pour lui faire concevoir tout ce que ces prisonnières avaient à souffrir. Il lui fit connaître qu’il avait compris sa pensée ; puis, lui prenant la main, il la consola, elle et toutes les autres, et leur promit qu’il veillerait autant sur elles que si elles étaient ses sœurs où ses enfans, et qu’il les confierait à des hommes de la part desquels elles n’auraient rien à craindre.
Scipion mit ensuite entre les mains des questeurs tout l’argent qui avait été pris sur les Carthaginois, et qui se montait à plus de six cents talents, qui, joints aux quatre cents talens qu’il avait apportés de Rome, lui donnaient plus de mille talens pour fournir aux frais de la guerre.
Ce fut en cette occasion que quelques jeunes soldats romains, bien instruits du faible de leur général, lui amenèrent une jeune fille d’une rare beauté, et le prièrent d’agréer le présent qu’ils lui en faisaient. Scipion, frappé des charmes de cette jeune fille : « Si j’étais simple particulier, leur dit-il, vous ne me pourriez faire un présent plus agréable ; mais, dans le rang où je suis élevé, rien n’est moins capable de me tenter ; » faisant entendre par là que, dans certains momens de loisir les jeunes gens peuvent trouver auprès des femmes des distractions et des plaisirs, mais que, lorsqu’un homme chargé d’affaires importantes se livrait à ces plaisirs, ils abattaient la vigueur de son corps et de son esprit. Il remercia cependant ces soldats, et ayant fait venir le père de la jeune fille, il la lui remit entre les mains, et l’exhorta à la marier avec tel de ses concitoyens qu’il jugerait à propos. Cette modération et cette continence firent beaucoup d’honneur à Scipion.
Toutes choses étant ainsi réglées, il confia à la garde des tribuns le reste des prisonniers. Ensuite il fit monter à C. Lélius une galère à cinq rangs, lui joignit quelques Carthaginois et les plus distingués d’entre ceux qui avaient été pris, et les envoya à Rome pour y apprendre la nouvelle conquête qu’il venait de faire, persuadé que, comme on n’y espérait rien du côté de l’Espagne, on n’aurait pas plus tôt appris les avantages qu’il avait remportés, que l’on reprendrait courage et qu’on penserait plus sérieusement que jamais à pousser cette guerre. Pour lui, il resta quelque temps dans Carthage-la-Neuve pour y exercer son armée navale, et montrer aux tribuns de quelle manière ils devaient exercer celle de terre.
Le premier jour, il commanda aux légions de courir en armes l’espace de quatre mille pas ; le second, de fourbir, de nettoyer et d’examiner leurs armes devant leurs tentes ; le troisième, de se reposer et de se divertir ; le quatrième de combattre avec des épées de bois couvertes de cuir, et au bout desquelles il y avait un bouton, et de lancer des javelots garnis aussi d’un bouton à la pointe ; le cinquième, de recommencer la course qu’ils avaient fait le premier jour. Il eut surtout grand soin d’avoir des ouvriers, afin qu’on ne manquât d’aucunes armes, soit pour les exercices, soit pour les batailles. C’est pour cela qu’il donna aussi à chaque corps un intendant chargé de veiller à ce que les soldats ne manquassent de rien. Il ne laissait pas de les visiter lui-même pendant le jour, et de leur fournir tout ce qui leur était nécessaire. En voyant hors des murs les légions s’exercer à la guerre, l’armée navale éprouver la vitesse des vaisseaux et son expérience dans l’art de la navigation ; dans l’intérieur de la ville, les ouvriers occupés d’un côté à aiguiser les armes, tandis que de l’autre on entendait résonner le marteau du charpentier et du forgeron, il n’y avait personne qui ne pût appliquer à Carthage-la-Neuve le mot de Xénophon : que cette ville était un véritable atelier où l’on forgeait la guerre.
Quand il crut avoir suffisamment exercé ses troupes, et mis la ville à couvert de toute insulte par les postes qu’il y avait établis et les fortifications qu’il y avait faites, il se mit en route avec ses deux armées, et marcha vers Tarragone, ayant avec lui les ôtages qu’il avait reçus. (Dom Thuillier.)
À l’égard de la cavalerie, les manœuvres auxquelles Scipion voulait qu’on l’exerçât particulièrement, et qu’il jugeait les plus utiles en toutes circonstances, étaient les suivantes : pour chaque cavalier individuellement, les à-droite, les à-gauche, et les demi-tours ; pour les décuries, les conversions, les reversions, les demi-tours ou doubles conversions, et les trois quarts de conversion. Il faisait également sortir une ou deux files de chaque aile, et quelquefois du centre, pour les porter à quelque distance ; puis toute la ligne arrivait au galop, et elle devait, par décuries, ou par turmes, se ranger exactement dans les intervalles. Particulièrement il les exerçait aux changemens de front sur l’une ou l’autre aile, soit en les mettant d’abord en avant en colonne par pelotons de pied ferme, soit en les faisant marcher par le flanc et tourner du côté des serre-files ; car en faisant rompre la ligne en colonne par pelotons, pour exécuter le même mouvement, et faisant prendre successivement à chacun d’eux la nouvelle direction pour se mettre (par exemple sur la droite) en bataille, il jugeait que chaque peloton arrivait lentement sur la ligne où il devait se placer, et que d’ailleurs ce mouvement ressemblait à la simple colonne de route. Il exerçait encore ses soldats à avancer sur l’ennemi et à faire retraite de manière que, même en courant, on ne quittât pas ses rangs, et que le même intervalle se trouvât toujours entre les escadrons ; car rien n’est plus inutile et plus dangereux que de faire charger une cavalerie qui a rompu ses rangs.
Après avoir ainsi instruit et les soldats et les officiers, il parcourut les villes pour y examiner, premièrement si le peuple se conformait bien à ses ordres, et en second lieu si ceux qui y commandaient étaient capables de les bien transmettre et de les bien faire comprendre ; car il avait cette opinion, que rien n’était plus nécessaire à l’heureux succès des entreprises, que l’habileté des officiers subalternes.
Après avoir ainsi disposé toutes choses, il fit sortir des villes sa cavalerie, et l’assembla dans un lieu où lui-même lui montrait tous les mouvemens qu’elle devait faire, et faisait lui-même tous les exercices des armes. Pour cela il ne se tenait pas toujours à la tête, comme nos capitaines font aujourd’hui, s’imaginant que la première place est la seule qui leur convienne : ce n’est pas savoir son métier et c’est exposer le service, que d’être vu de tout le monde et de ne voir personne. Il ne s’agit pas de faire voir que l’on a de l’autorité sur des soldats, il faut montrer qu’on s’entend à les conduire, et se trouver par conséquent tantôt à la tête, tantôt à la queue, tantôt au centre. C’est ce que faisait Scipion, voltigeant d’escadrons en escadrons, les inspectant tous par lui-même, donnant des explications plus détaillées et plus claires à ceux qui semblaient hésiter, corrigeant dès le principe tout ce qui n’avait pas été bien fait, et trouvant en effet très-rarement à corriger : tant il avait mis de soin et de clarté à donner ses instructions à chacun ! Un mot de Demetrius de Phalère fait bien sentir toute la bonté de cette méthode : « Il en est, disait-il, d’une armée comme d’un édifice : de même que l’édifice est bon lorsqu’on a donné tous ses soins à ce que chaque partie soit bien conçue en détail, bien exécutée à la place qui lui convient et bien enchaînée à toutes les autres parties, de même dans une armée la vigueur de l’ensemble se compose de la vigueur et de l’instruction de chaque compagnie et de chaque soldat en particulier. » (Dom Thuillier.)
III.
« Dans la circonstance présente, disaient-ils, on se conduit avec nous comme si l’on rangeait une armée en bataille. Alors, on place ordinairement en tête ce qu’il y a de plus léger et de plus brave dans les troupes, pour résister aux plus grands dangers et périr souvent les premiers ; tandis qu’on réserve à la phalange et aux troupes pesamment armées l’honneur de la victoire. Il en est de même ici : on expose aux premiers coups les Étoliens et les peuples du Péloponnèse qui font cause commune avec eux : les Romains sont la phalange de réserve, destinée à porter secours. Si, par un revers de fortune, les Étoliens viennent à être défaits, les Romains feront leur retraite sans avoir couru aucun danger ; si, au contraire, les Étoliens remportent la victoire, ce qu’à Dieu ne plaise ! les Romains ne manqueront pas de les soumettre, eux et tous les autres peuples de la Grèce. » (Dom Thuillier.)
Toute société démocratique a besoin d’avoir des alliés, car la multitude peut souvent être entraînée à des actes insensés qui pourraient exposer un état sans défense. (In cod. Urb.) Schweigh.
Euryléon, préteur des Achéens, était un homme sans courage et sans connaissance de la guerre. Mais puisque nous sommes arrivés au temps où Philopœmen va paraître en scène, il est à propos que nous fassions pour lui ce que nous avons fait pour les autres grands citoyens, et que nous fassions connaître quel était son caractère, et à quelle école il avait été instruit ; car je ne puis souffrir ces historiens qui nous entretiennent long-temps de l’origine des villes, où elles sont situées, nous disent par qui et comment elle ont été bâties, nous expliquent avec soin leur construction et leurs révolutions diverses, et qui négligent de nous parler des grands hommes auxquels a été confiée l’administration de la république, et de nous raconter par quels travaux, par quelles études, ils sont arrivés à ce point d’éminence. Cependant combien tirerait-on plus d’utilité de l’un que de l’autre ! Il n’y a dans la description d’un édifice rien pour notre émulation, rien pour notre instruction morale ; mais, en apprenant les inclinations d’un grand homme bien né, nous sommes portés à nous le proposer pour modèle et à marcher sur ses traces. C’est pour cela que si, dans un volume particulier, je n’avais pas traité de Philopœmen et si je n’avais raconté ce qu’il a été, quels furent ses maîtres, et par quelles études il se forma dans sa jeunesse, je me croirais obligé d’entrer ici dans ces détails ; mais comme dans trois livres que j’ai consacrés à sa mémoire, en dehors de l’histoire présente, j’ai rapporté l’éducation qu’il avait reçue et ses actions les plus mémorables, il est à propos que j’omette dans cette histoire générale tout ce qui est relatif à ses premières années et que je m’étende au contraire avec de nouveaux détails sur tout ce qu’il a fait dans son âge mûr, et que je n’avais touché qu’en passant dans mon précédent ouvrage. Ainsi chacun des deux ouvrages sera maintenu dans les règles de l’art : dans le premier on ne pouvait demander de moi qu’un tableau louangeur et orné de ses actions : c’était moins une histoire qu’un éloge que je m’étais proposé ; mais celui-ci est une histoire où le blâme et la louange ont également place, et où par conséquent les faits doivent être vrais, appuyés de preuves et accompagnés de réflexions. Entrons donc en matière.
Philopœmen naquit de parens illustres ; il tirait son origine des familles les plus distinguées. Il eut pour premier maître Cléandre, noble Mantinéen, qui avait droit d’hospitalité chez son père, et qui était alors banni de sa patrie. Adolescent il se fit disciple d’Ecdème et de Démophane, qui nés l’un et l’autre à Mégalopolis, s’étaient exilés de leur patrie par haine pour les tyrans, et s’étaient retirés chez le philosophe Arcésilas. Pendant leur fuite, ayant tramé une conspiration contre Aristodème, ils remirent leur pays en liberté, et furent d’un grand secours à Aratus pour délivrer les Sicyoniens de leur tyran Nicoclès. Appelés ensuite par les Cyrénéens, ils gouvernèrent ce peuple avec beaucoup de sagesse et le maintinrent en liberté. Formé par ces deux Mégalopolitains, Philopœmen se distingua dès sa jeunesse parmi ses égaux, soit à la chasse, soit dans la guerre, par son ardeur infatigable dans l’une et dans l’autre, et par son courage. Il était aussi sobre dans sa nourriture que modeste dans ses vêtemens. Il avait appris de ses maîtres qu’un homme négligent dans ce qui le regarde personnellement, est incapable de bien gouverner les affaires d’un état, et que celui qui dépense pour vivre au-delà de ses propres revenus, vivra bientôt aux dépens du public. Créé par les Achéens commandant de la cavalerie, il la trouva dans un complet état de démoralisation, sans discipline et sans courage. Il sut si bien l’exercer et la piquer d’émulation, qu’il la rendit non-seulement meilleure qu’elle n’était auparavant, mais encore de beaucoup supérieure à celle de ses ennemis. La plupart de ceux qui entrent dans cette charge sans connaissance des mouvemens de la cavalerie, ne hasardent point de donner des ordres. D’autres, ambitionnant la préture, ménagent tout le monde et se concilient d’avance ses suffrages. Pour cela ils ne reprennent et ne punissent rien avec cette juste sévérité sans laquelle on expose un état à sa ruine. Ils dissimulent les fautes, et, pour faire une petite grâce ils font un tort infini à ceux qui leur ont confié le commandement. Il en est enfin d’autres qui sont courageux, habiles, désintéressés et exempts d’ambition, mais qui, par une rigidité outrée et importune, font plus de tort aux troupes que ceux qui n’en ont aucune. (Vertus et vices.) Dom Thuillier.
Ce prince, après avoir célébré les jeux Néméens, retourna à Argos, où, quittant le diadème et la pourpre, il voulut vivre d’égal à égal avec tout le monde, et affecta des manières tout-à-fait douces et populaires. Mais plus il se rapprocha du peuple par ses habits, plus la puissance qu’il exerça fut grande et souveraine. Ce n’était plus les femmes veuves ou mariées qu’il tâchait de corrompre : celle qui lui plaisait, il lui envoyait ordre de le venir trouver ; celles qui n’obéissaient pas sur-le-champ, il allait envahir leur demeure avec une troupe d’hommes ivres, et leur faisait violence. Sous divers prétextes déraisonnables, il faisait venir chez lui les enfans des unes, les maris des autres, et les intimidait par ses menaces. Il n’y eut point de désordres où il ne se plongeât, point d’injustices qu’il ne commît. Ces excès irritèrent beaucoup les Achéens, et surtout les plus modérés d’entre eux. Mais, menacés de guerres de tous côtés, il fallait, malgré eux, qu’ils supportassent patiemment les déportemens affreux de ce prince. (Ibid.)
Jamais roi n’a eu de plus grands talens pour régner que Philippe, jamais roi n’a déshonoré le trône par de plus grands défauts. Les talens, je crois qu’il les avait reçus de la nature, et que les défauts lui sont venus à mesure qu’il croissait en âge, de même qu’il arrive aux chevaux en vieillissant ; nous n’avons parlé ni des uns ni des autres en commençant son histoire, comme font les autres historiens. Nous réservons nos réflexions pour les joindre aux faits quand ils se présentent. Cette méthode, dont nous usons à l’égard des rois et de tous les personnages marquans, nous paraît plus convenable à l’histoire et plus utile à ceux qui la lisent. (Ibid.)
IV.
La Médie est le plus puissant royaume de l’Asie, soit que l’on considère l’étendue du pays, soit qu’on le regarde par le nombre et la force des hommes, ou même des chevaux qu’on y trouve. C’est elle qui fournit toute l’Asie de ces sortes d’animaux, et ses pâturages sont si bons, que les autres rois y mettent leurs haras. Elle est environnée de tous les côtés de villes grecques. C’est une précaution que prit Alexandre pour la mettre à couvert des insultes des Barbares qui en sont proche. Il n’y a qu’Ecbatane qui ne soit pas de ce nombre. Cette ville est bâtie au nord de la Médie, et commande aux pays qui sont le long des Palus-Méotides et du Pont-Euxin. Elle était dès le commencement la capitale du royaume. Les richesses et la magnificence des édifices dépassent de beaucoup tout ce que l’on voit dans les autres villes. Située dans un pays de montagnes, sur le penchant du mont Oros, elle n’est point fermée de murailles, mais on y a construit une citadelle d’une force surprenante, et sous laquelle est le palais du roi. Je ne sais si je dois parler en détail de ce qui se voyait dans cette ville, ou le passer entièrement sous silence : c’est un sujet sur lequel pourraient beaucoup s’étendre ces sortes d’historiens qui aiment à débiter du merveilleux, à exagérer chaque chose, et à faire des digressions ; mais quand on croit ne devoir parler de choses qui passent l’ordinaire qu’avec beaucoup de retenue, on est fort embarrassé. Je dirai cependant que ce palais a sept stades de tour, et que la grandeur et la beauté des bâtimens particuliers donne une grande idée de la puissance de ceux qui les ont élevés les premiers ; car, quoique tout ce qu’il y avait en bois fût de cèdre et de cyprès, on n’y avait rien laissé à nu. Les poutres, les lambris et les colonnes qui soutenaient les portiques, et les péristyles étaient revêtus, les uns de lames d’argent, les autres de lames d’or ; toutes les tuiles étaient d’argent. La plupart de ces richesses furent enlevées par les Macédoniens du temps d’Alexandre ; Antigone et Seleucus Nicanor pillèrent le reste. Cependant, lorsque Antiochus entra dans ce royaume, le temple d’Éna était encore environné de colonnes dorées, et on trouva dedans une grande quantité de tuiles d’argent, quelques briques d’or, et beaucoup de briques d’argent. On fit de tout cela de la monnaie au coin d’Antiochus, qui se monta à la somme de quatre mille talens.
Arsacès s’attendait bien qu’Antiochus viendrait jusqu’au temple, mais il ne pouvait s’imaginer que ce prince aurait la hardiesse de traverser avec une si grande armée un pays désert, tel que celui qui est proche, et où surtout on ne trouve d’eau nulle part. En effet, sur la surface de la terre on n’en voit point du tout ; il est vrai qu’il y a sous terre des ruisseaux et des puits, mais il faut connaître le pays pour les découvrir. Sur cette nature du sol les habitans débitent une chose qui est vraie, c’est que les Perses, lorsqu’ils se rendirent maîtres de l’Asie, donnèrent à ceux qui feraient venir de l’eau dans les lieux où il n’y en aurait point eu auparavant, l’usufruit de ces lieux-là mêmes, jusqu’à la cinquième génération inclusivement, et que les habitans, animés par cette promesse, n’avaient épargné ni travaux ni dépenses pour conduire sous terre des eaux depuis le mont Taurus, d’où s’échappe un grand nombre de cours d’eau, jusque dans ces déserts ; de sorte que, même à présent, ceux qui se servent de ces eaux ne savent pas où prennent leur source les ruisseaux souterrains qui les leur fournissent. Lorsque Arsacès vit qu’Antiochus traversait le désert malgré les difficultés qu’il croyait devoir l’arrêter, sur-le-champ il marcha pour combler les puits. Le roi en fut averti, et fit partir aussitôt Nicomède avec mille chevaux ; mais Arsacès s’était déjà retiré. On ne trouva que quelque peu de cavalerie qui bouchait les ouvertures par lesquelles on descendait aux ruisseaux, et qui prit la fuite dès qu’elle s’aperçut qu’on venait à elle.
Nicomède ayant rejoint l’armée, Antiochus, après avoir traversé le désert, vint à Hécatompyle, ville située au milieu du pays des Parthes, et à laquelle on a donné ce nom, parce qu’elle a des issues pour aller dans tous les lieux qui sont alentour. Là il fit faire halte à ses troupes, et, ayant réfléchi que si Arsacès se sentait en état de combattre, il ne quitterait pas son pays, et ne chercherait pas un endroit plus avantageux pour cela que la plaine d’Hécatompyle, et qu’en se retirant, il donnait assez à connaître qu’il n’avait nulle envie de combattre, il prit le parti de passer dans l’Hyrcanie. Arrivé à Ragas, il apprit des habitans, que le chemin qu’il avait à faire pour parvenir au sommet du mont Labute, d’où l’on descend dans l’Hyrcanie, était extrêmement difficile, et qu’il était tout bordé d’une grande multitude de Barbares. Sur ces avis, il partagea ses soldats armés à la légère en différentes troupes ; il partagea aussi leurs chefs, et désigna à chacun la route qu’il devait tenir. Il fit la même chose à l’égard des pionniers, qui devaient suivre partout les troupes légères, et disposer de telle sorte chaque endroit où ils arriveraient, que les troupes pesamment armées et les bêtes de charge pussent y passer.
Il donna donc le commandement de l’avant-garde à Diogène. Elle était composée d’archers, de frondeurs et de montagnards, qui, habiles à lancer des traits et des pierres, sont d’une très-grande utilité dans les détroits, parce que sans garder aucun rang, ils se battent d’homme à homme dès que l’occasion se présente, et que tout lieu leur est propre. Il leur joignit deux mille Crétois armés de leurs boucliers, sous la conduite de Polixénide le Rhodien. L’arrière-garde que composaient les soldats pesamment armés était commandée par Nicomède et Nicolas, le premier de l’île de Cos et l’autre d’Étolie.
On n’eut pas fait quelque chemin en avant que l’on s’aperçut que les endroits où l’on devait aller étaient beaucoup plus difficiles qu’on ne s’attendait. La montée avait trois cents stades de longueur. Il fallait faire une bonne partie de cette route par un chemin creusé par la chute des torrens, et rempli d’arbres et de pierres qui étaient tombées d’elles-mêmes du haut des rochers escarpés qui le bordaient ; les Barbares avaient encore rendu ce chemin plus difficile par les abatis d’arbres qu’ils y avaient faits, et par la quantité de pierres qu’ils y avaient jetées : ajoutez que, s’il eût fallu nécessairement que toute l’armée d’Antiochus traversât ce chemin, ils avaient tellement pris leurs mesures que ce prince eût été obligé d’abandonner son entreprise. Mais ils n’avaient pas pris garde à tout. Il était vrai que la phalange et les bagages ne pouvaient passer que par là, et que les montagnes voisines leur étaient inaccessibles ; mais les troupes légères pouvaient gravir les rochers même. Aussi Diogène, ayant pris, pour monter, un autre chemin que la ravine, n’eut pas plus tôt fondu sur le premier poste des ennemis, que tout changea de face. À peine en fut-on venu aux mains, que Diogène saisit l’occasion de gagner le dessus, et, en marchant par des routes détournées, de se poster plus haut que les ennemis, qu’il fit alors accabler de traits et de pierres lancées à la main. Ce qui incommoda le plus ces Barbares furent les pierres jetées de loin avec les frondes. Les premiers chassés et leur poste emporté, les pionniers, à mesure que l’on avance, nettoient et aplanissent les chemins, ce qui était bientôt fait, parce qu’on y employait un grand nombre d’ouvriers. Aussitôt les frondeurs, les archers et ceux qui lançaient des javelots courent de côté et d’autre sur le haut, s’assemblent et s’emparent des meilleurs postes, pendant que les soldats pesamment armés montent en bon ordre par la ravine. Les Barbares effrayés se retirent et se ramassent sur le sommet de la montagne, et Antiochus sort enfin du détroit sans coup férir, avec lenteur cependant et beaucoup de peine, car il ne parvint qu’au bout de huit jours au sommet. Les Barbares s’y étant assemblés dans l’espérance d’empêcher que leurs ennemis n’en approchassent, il se livra là un combat fort opiniâtre, où les Barbares furent repoussés, parce que, bien qu’ils combattissent serrés de front et avec beaucoup de valeur contre la phalange, dès qu’ils virent que les troupes légères étaient arrivées par un long circuit pendant la nuit, et qu’elles s’étaient postées derrière eux sur des endroits qui les dominaient, la frayeur les saisit et ils prirent la fuite. Antiochus ne voulut pas qu’on les poursuivit et fit sonner la retraite, dans le dessein de descendre serré et en bon ordre dans l’Hyrcanie. Ayant donc réglé sa marche comme il souhaitait, il arrive à Tambrace, ville qui, quoique sans murailles, est cependant considérable, tant par le palais du roi que par l’étendue de son enceinte. Il campa en cet endroit ; mais comme la plupart des Barbares après le combat, aussi bien que les peuples du voisinage, s’étaient retirés à Syringe, ville peu éloignée de Tambrace, et qui, pour sa force et ses autres avantages, est comme la capitale de l’Hyrcanie, il forma le dessein de la réduire en sa puissance. Il fait donc avancer là son armée, il campe tout autour et commence le siége. La plupart de ses moyens d’attaque consistaient en tortues pour mettre à couvert les travailleurs ; car la ville était entourée de trois fossés, larges chacun de trente coudées et profonds de quinze, sur les deux bords desquels il y avait double rempart et au-delà une forte muraille. C’étaient là des combats continuels ; à peine pouvait-on suffire de part et d’autre à transporter les morts et les blessés : car on ne combattait pas seulement sur terre, mais encore dessous, dans les mines qu’on y avait creusées. Cependant, à force de monde et de valeur de la part d’Antiochus, les fossés furent bientôt comblés, et la muraille ne tarda pas à crouler sur les mines qu’on avait faites dessous. Alors les Barbares, ne voyant plus de ressource, tuèrent tous les Grecs qui étaient dans la ville, et, après avoir pillé tout ce qu’il y avait de meubles précieux, en sortirent pendant la nuit. Antiochus mit à leur poursuite Hyperbasis avec les mercenaires étrangers. Ils ne l’eurent pas plus tôt aperçu, qu’ils jetèrent leurs bagages et revinrent dans la ville ; mais, les soldats pesamment armés montant par la brèche, ils perdirent toute espérance et se rendirent. (Dom Thuillier.)
Achriane, ville d’Hyrcanie. Polybe, livre x. (Steph. Byz.) Schweigh.
Calliope, ville du pays des Parthes. Polybe, livre x. (Ibid.)
V.
M. Claudius Marcellus et T. Quintius Crispinus, voulant reconnaître par eux-mêmes le penchant de la montagne qui regardait le camp des ennemis, après avoir donné ordre à ceux qui étaient dans le camp d’y demeurer, prirent avec eux deux turmes de cavalerie, des vélites, et environ trente licteurs, et s’avancèrent sur les lieux pour les bien examiner. Par hasard quelques Numides accoutumés à tendre des embûches aux éclaireurs, et en général à tous ceux qui sortent les premiers du retranchement, s’étaient cachés au pied de la montagne ; ils furent avertis par un homme qui était à la découverte, que quelques troupes romaines étaient montées sur le haut de la montagne. Aussitôt ils sortent de leur embuscade, et, marchant par des sentiers détournés, ils surprennent les consuls, et leur ferment le passage qui conduisait à leur camp. On en vient aux mains : Marcellus est d’abord jeté sur le carreau avec quelques autres ; le reste, tout couvert de blessures, fut obligé de prendre la fuite par des lieux escarpés, les uns d’un côté, les autres d’un autre. Le fils de Marcellus y fut aussi blessé ; il ne se tira de ce danger qu’avec peine, et ce fut une espèce de miracle qu’il en échappât. Les Romains, de leur camp, voyaient ce qui se passait sur la montagne, mais ils ne purent aller au secours des consuls. Les soldats poussèrent des cris, furent épouvantés, on brida les chevaux, on prit les armes, mais pendant ce temps-là l’action se termina. Marcellus se montra en cette occasion plus simple et plus imprudent qu’habile capitaine, et c’est ce qui lui attira cette fin si déplorable.
Je ne puis m’empêcher de rapporter souvent de ces sortes de fautes ; car, entre celles que je vois commettre aux généraux, celle-ci est une de plus ordinaires. Cependant c’est celle de toutes où paraît le plus l’ignorance d’un général ; car que peut-on attendre d’un chef qui ne sait pas qu’un homme qui commande une armée ne doit pas prendre part à des engagemens partiels qui ne décident pas des affaires capitales ? À quoi est bon un général qui ignore que, quand même les conjonctures demanderaient qu’il entreprît quelque action particulière, il faut qu’il périsse beaucoup de ceux qu’il conduit, avant qu’il s’expose lui-même au dernier péril ? S’il y a péril à affronter, c’est l’affaire d’un Carien, comme dit le vieux proverbe, et non d’un général ; car dire : je n’avais pas pensé à cela, ou : qui eût pu prévoir qu’il y en arriverait ainsi ? c’est à mon avis la marque la plus évidente qu’un général puisse donner de son peu d’expérience et de son incapacité.
Annibal, sous bien des rapports, me paraît un grand capitaine ; mais en quoi je trouve qu’il a excellé, c’est que, pendant tant d’années qu’il a fait la guerre, et pendant lesquelles il a éprouvé tant et de si différens effets de la fortune, il a eu l’adresse de tromper bien souvent le général ennemi dans des actions particulières, sans que jamais ses ennemis aient pu le tromper lui-même, malgré le grand nombre de batailles, et de combats considérables qu’il a livrés : tant étaient grandes les précautions qu’il prenait pour la sûreté de sa personne ! et on ne peut en cela que louer sa prudence. Toute une armée périrait, que tant que le général subsiste et peut agir, la fortune lui fait naître quantité d’occasions de réparer ses pertes ; mais, lui mort, l’armée n’est plus que comme un vaisseau qui a perdu son pilote. Quand elle serait assez heureuse pour remporter la victoire et abattre l’ennemi, ce bonheur ne lui servirait de rien, parce que toutes ses espérances sont fondées sur les chefs. Ceci soit dit pour ces généraux qui, ou par vanité, ou par une légèreté puérile, ou par ignorance, ou par mépris pour les ennemis, tombent dans de pareilles fautes ; car il est sûr que les suites funestes de la mort d’un général qui s’est mal à propos exposé, n’arrivent que par quelqu’un de ces défauts. (Dom Thuillier.)
VI.
En Espagne, Scipion, ayant pris des quartiers d’hiver à Tarragone, comme nous avons dit plus haut, commença par gagner au peuple romain l’amitié des Espagnols, en leur rendant les ôtages qu’il en avait reçus. Édecon, un des rois du pays, lui fut en cette occasion d’un grand secours : ce prince, après la prise de Carthage-la-Neuve, voyant sa femme et ses enfans au pouvoir de Scipion, et se doutant bien que les Espagnols ne tarderaient pas à se ranger dans le parti des Romains, forma le dessein d’être un des principaux auteurs de ce changement, porté à cela par l’espérance de recouvrer sa famille, et de se faire un mérite auprès du consul d’avoir pris de bon gré les intérêts des Romains sans attendre que la nécessité l’y contraignît. Le succès répondit à ses espérances : dès que les armées eurent été distribuées dans leurs quartiers d’hiver, il vint à Tarragone accompagné de quelques-uns de ses amis ; il parle à Scipion, et lui dit qu’il rendait grâces aux dieux de ce qu’il était le premier des grands du pays qui fût venu se rendre à lui ; que les autres, à la vérité, tendaient les mains aux Romains, mais que malgré cela ils envoyaient souvent des ambassadeurs aux Carthaginois et entretenaient des correspondances avec eux ; que lui, au contraire, non-seulement venait lui-même se rendre, mais amenait encore ses parens et ses amis ; que si le consul voulait bien le reconnaître pour ami et pour allié, il en tirerait de grands services, et à présent, et dans la suite ; qu’à présent les Espagnols ne le verraient pas plus tôt entrer dans l’amitié du peuple romain et obtenir ce qu’il demandait, qu’ils imiteraient sur-le-champ son exemple, par le désir qu’ils avaient de recouvrer leurs parens et de se joindre au parti des Romains ; et que, dans la suite, ces mêmes Espagnols, gagnés par l’honneur et l’amitié qu’on leur avait faits, seraient toujours prêts à prendre les armes pour l’aider dans tout ce qui lui restait à exécuter ; qu’il le priait de lui remettre sa femme et ses enfans, de le compter au nombre de ses amis, et en cette qualité de lui permettre de retourner dans son pays, jusqu’à ce que l’occasion se présentât de montrer combien ses amis et lui avaient à cœur et ses intérêts et ceux des Romains.
Ce discours fini, Scipion qui, depuis long-temps était disposé à ce que lui conseillait Édecon, et qui roulait dans son esprit les mêmes pensées, rendit à ce prince sa femme et ses enfans, lia amitié avec lui, eut avec lui des conversations familières, se l’attacha par différens bons procédés à son égard, et, ayant fait concevoir de grandes espérances à tous les amis qu’il avait amenés, il les renvoya dans leur pays. Le bruit de cet événement s’étant bientôt répandu, tous les Espagnols d’en deçà de l’Èbre, qui auparavant ne voulaient pas de bien aux Romains, se jetèrent dans leur parti d’un consentement unanime, comme Scipion l’avait projeté. Après le départ d’Édecon, le consul, ne voyant rien à craindre du côté de la mer, congédia son armée navale ; il en retint cependant les plus propres au service pour augmenter ses troupes de terre, et les distribua dans les compagnies.
Dans ce temps-là Indibilis et Mandonius, deux des plus grands personnages d’Espagne, quoiqu’en apparence très-attachés aux Carthaginois, couvaient cependant depuis long-temps le dessein de les abandonner, et ne cherchaient que l’occasion, aigris de ce qu’Asdrubal, sous prétexte de s’assurer de leur fidélité, leur avait demandé de grosses sommes d’argent, et leurs femmes et leurs filles en ôtage, comme nous l’avons déjà rapporté. L’occasion leur paraissant alors favorable, ils font sortir leurs troupes du camp des Carthaginois, et se retirent de nuit dans des endroits fortifiés, où leurs ennemis ne pouvaient pas les insulter. Cette désertion fut suivie de celle d’un grand nombre d’autres Espagnols, qui, déjà rebutés de la hauteur et de la fierté des Carthaginois, n’attendaient que ce moment pour faire voir quelles étaient leurs dispositions.
Ce n’est pas le seul exemple que nous ayons de pareilles désertions. Nous l’avons déjà dit plusieurs fois, il est beau de conduire une guerre de façon qu’on remporte une pleine victoire sur les ennemis ; mais il faut encore plus d’habileté et de prudence pour bien user de la victoire. Beaucoup de généraux savent vaincre, peu savent bien user de la victoire. Les Carthaginois ne surent que vaincre. Après avoir défait les armées romaines et tué les deux consuls Publius et Cnéius Scipion, se flattant qu’on ne pouvait plus leur disputer l’Espagne, ils n’eurent plus aucun ménagement pour les peuples de cette contrée. Que leur en arriva-t-il ? au lieu d’amis et d’alliés ils s’en firent des ennemis. C’est un malheur qu’ils ne pouvaient éviter, pensant, comme ils faisaient, qu’on gagne les empires d’une autre façon qu’on ne les garde. Ils devaient savoir que la meilleure manière de les garder est de suivre constamment les maximes qui ont servi à les conquérir. Or, il est évident, et on peut le prouver par une infinité d’exemples, que le vrai moyen de se rendre maître d’un peuple, c’est de lui faire du bien, et de lui en faire espérer davantage. Mais si, après l’avoir conquis, on le maltraite et on le gouverne despotiquement, on ne doit pas être surpris que ce changement de maximes, dans ceux qui gouvernent, entraîne après lui le changement de ceux qu’on avait soumis.
Dans des conjonctures si fâcheuses, Asdrubal avait l’esprit extrêmement agité et inquiet sur les suites funestes dont il était menacé. D’un côté, la désertion d’Indibilis le chagrinait, et de l’autre ; la mauvaise intelligence qui régnait parmi les principaux officiers, et la disposition où ils étaient de ne le plus suivre. Il tremblait surtout que Scipion alors ne se présentât. Enfin, jugeant que bientôt ce consul se mettrait en marche, et se voyant abandonné des Espagnols, qui tous à l’envi étaient allés se joindre aux Romains, il crut ne pouvoir rien faire de mieux que de rassembler toutes ses forces et de livrer bataille aux ennemis. Sa raison était que si le bonheur voulait qu’il fût vainqueur, il pourrait tranquillement délibérer sur ce qu’il aurait à faire dans la suite, et que, s’il était vaincu, il se retirerait dans les Gaules avec ceux qui se seraient sauvés de la mêlée, et que, emmenant de là une troupe de Barbares, il passerait en Italie pour secourir Annibal son frère, et partager ses espérances. Pendant qu’Asdrubal méditait ce projet, C. Lélius arriva à Rome, et instruisit Scipion des volontés du sénat. Aussitôt le consul fit sortir ses troupes de leurs quartiers, et rencontra sur sa route les Espagnols, qui venaient à lui avec beaucoup de joie et d’empressement.
Indibilis entre autres, qui lui avait déjà auparavant envoyé de ses nouvelles, le voyant approcher, sortit du camp et le vint joindre avec ses amis. Dans l’entretien qu’il eut avec Scipion, il lui parla de l’union qu’il avait eue avec les Carthaginois, des services qu’il leur avait rendus, de la fidélité qu’il leur avait gardée, des injustices qu’ils lui avaient faites, des mauvais traitemens qu’il en avait reçus, et le pria d’être juge entre les Carthaginois et lui ; que si c’était à tort qu’il se plaignait d’eux, cela devait faire conclure à Scipion, qu’il ne serait pas plus fidèle aux Romains ; que si au contraire il ne les avait quittés que parce qu’il y avait été comme forcé par la manière outrageante dont ils l’avaient traité, il devait espérer qu’après avoir embrassé le parti des Romains, il aurait pour eux un attachement inviolable. Il dit encore quantité de choses sur ce sujet ; après quoi Scipion, prenant la parole, répondit qu’il ne doutait nullement de sa sincérité ; qu’il ne voulait d’autre preuve du mauvais procédé des Carthaginois à l’égard des autres Espagnols, que l’insolence dont ils s’étaient rendus coupables envers sa femme et ses filles qu’ils avaient prises en ôtage : au lieu que lui, qui ne les avait pas à ce titre, mais comme prisonnières et esclaves, les avait gardées avec autant de soin qu’il aurait fait lui-même, lui qui était leur père. Indibilis témoigna qu’il en était persuadé, se prosterna devant lui et lui donna le nom de roi. Tous ceux qui étaient présens applaudirent à ce mot, mais Scipion se rejeta et se contenta de leur dire qu’ils ne craignissent rien, et qu’ils recevraient de la part des Romains toutes les marques d’amitié qu’ils pourraient souhaiter ; et sur-le-champ il remit entre leurs mains leurs femmes et leurs filles. Le lendemain on fit un traité, dans lequel on convint qu’ils marcheraient sous les ordres des officiers romains, et qu’ils obéiraient à tous leurs ordres. Ensuite ils retournèrent au camp des Carthaginois, où ayant pris ce qu’ils avaient de troupes, ils revinrent vers Scipion, joignirent leurs tentes aux siennes, et marchèrent avec lui contre Asdrubal.
Ce général des Carthaginois campait alors dans la plaine de Castulon vers la ville de Becule, assez près des mines d’argent qui sont là. Averti de l’approche des Romains, il s’alla poster dans un endroit où, couvert par ses derrières d’une bonne rivière, il avait devant lui une plaine qui, enfermée tout autour d’une colline, avait assez de profondeur pour y être à couvert, et assez d’étendue pour y ranger une armée en bataille. Asdrubal ne quitta pas cette position, se contentant de mettre sur la colline des postes avancés. D’abord, en approchant, Scipion ne souhaitait rien tant que de combattre ; mais la situation avantageuse du poste des ennemis l’embarrassait. Il suspendit l’attaque pendant deux jours, après lesquels craignant que Magon et Asdrubal fils de Giscon ne vinssent l’envelopper de tous côtés, il résolut de tenter la fortune et d’éprouver un peu l’ennemi. Ayant donc averti son armée de se tenir prête, il retient ses légions dans les retranchemens, il envoie les vélites et quelques manipules d’infanterie d’élite pour harceler les postes établis sur la colline. Cet ordre s’exécute avec vigueur. Le général des Carthaginois attendait d’abord l’événement sans se mouvoir ; mais voyant ses troupes serrées de près il s’ébranle, et, plein de confiance dans l’avantage de son poste, il range son armée en bataille sur le haut de la colline.
En même temps, Scipion détache toutes ses troupes à la légère pour soutenir ceux qui avaient commencé l’attaque, puis partage ses troupes en deux corps égaux. Il en donne un à Lélius, avec ordre de tourner la colline qui était à la droite des ennemis, puis il prend l’autre, fait le tour de la colline et vient fondre sur leur gauche. Ce fut alors qu’Asdrubal fit sortir véritablement du camp toutes ses troupes, car jusqu’alors il se fiait tant sur la force de sa position, qu’il ne croyait pas que jamais les Romains osassent l’attaquer. Mais il s’y prit trop tard pour ranger son armée. Les Romains profitent de cette faute, prennent en flanc les ailes avant qu’elles eussent occupé leurs postes, et non-seulement montent sans péril sur la colline, mais, avançant pendant que les ennemis étaient encore en mouvement pour se ranger, tombent sur le flanc de ceux qui étaient en marche, massacrent les uns et mettent les autres eu fuite au moment où ils se rangeaient en bataille. Quand Asdrubal vit ses troupes plier et prendre la fuite, il suivit le plan qu’il avait formé d’abord. Il ne voulut pas tenir jusqu’à l’extrémité ; il prit tout ce qu’il avait d’argent et d’éléphans, et, ralliant les fuyards, il se retira vers le Tage pour de là passer les Pyrénées et descendre chez les Gaulois qui habitent dans ces contrées.
Scipion ne crut pas qu’il fût à propos de le poursuivre, de crainte que les autres généraux ne vinssent le surprendre ; il abandonna seulement le camp des ennemis au pillage. Le lendemain, ayant fait rassembler tous les prisonniers assemblés au nombre de dix mille fantassins et de deux mille cavaliers, il réfléchit à ce qu’il devait en faire. Tout ce qu’il avait d’Espagnols, qui dans cette occasion avaient pris les armes pour les Carthaginois, vinrent se rendre aux Romains, et, dans les entretiens qu’ils eurent avec eux, ils donnaient à Scipion le titre de roi. Édecon avait été le premier à le lui donner en le saluant, et Indibilis avait suivi son exemple. Scipion d’abord n’y avait pas fait attention ; mais après la bataille, tout le monde le saluant sous ce titre, il y pensa sérieusement. C’est pourquoi, ayant fait assembler les Espagnols, il leur dit qu’il voulait bien passer chez eux pour un homme d’un cœur vraiment royal et être tel en effet ; mais qu’il ne voulait pas que personne l’appelât roi, et qu’il leur ordonnait de ne le traiter que de général.
Qui n’admirera pas ici la grandeur d’âme de ce consul ? Il est encore fort jeune, et la fortune le favorise tellement, que tous ceux à la tête desquels il se trouve, se portent d’eux-mêmes à le traiter de roi ; cependant il ne perd pas de vue ce qu’il est, et rejette loin le titre flatteur dont on veut l’honorer. Mais cette grandeur d’âme surprendra bien davantage, si l’on jette les yeux sur les derniers temps de sa vie ; car après les exploits qu’il avait faits en Espagne, après avoir dompté les Carthaginois, réduit sous la puissance de sa patrie la plus grande et la plus belle partie de l’Afrique, depuis les autels de Philène jusqu’aux colonnes d’Hercule ; après avoir conquis l’Asie, vaincu les rois des Assyriens, assujetti aux Romains la plus grande et la plus considérable partie de l’univers, combien d’occasions de se faire roi la fortune ne lui a-t-elle pas données ? On peut dire qu’il n’avait qu’à choisir le pays qui lui plaisait le plus. Une fortune si rapide et si constante, qui était capable d’inspirer un orgueil excessif, je ne dis pas seulement à un homme, mais à une divinité, s’il est permis de s’exprimer ainsi, ne tenta point Scipion. Il était si fort au dessus des autres hommes par sa grandeur d’âme, qu’il n’eut que du mépris pour la souveraineté, bien cependant au-delà duquel on n’ose rien demander aux dieux. Il préféra sa patrie et la fidélité qu’il lui devait, à une puissance si éclatante et si heureuse.
Pour revenir à mon sujet, Scipion, ayant séparé les Espagnols du reste des prisonniers, les envoya tous sans rançon dans leur pays. Il fit présent à Indibilis de trois cents chevaux qu’il lui ordonna de choisir ; le reste, il le donna à ceux qui n’en avaient point. Il passa ensuite dans le camp des Carthaginois, à cause des avantages de sa situation, et y resta pour y attendre les autres généraux des Carthaginois ; et, après avoir envoyé quelques troupes sur les Pyrénées pour y observer les démarches d’Asdrubal, l’été étant sur sa fin, il se retira à Taragone, et y fit prendre à ses troupes leurs quartiers d’hiver. (Dom Thuillier.)
VII.
Les Étoliens, fondant de grandes espérances sur l’arrivée des Romains et du roi Attalus qui marchait à leurs secours, jetaient l’épouvante parmi tous les Grecs et leur faisaient la guerre par terre, pendant que P. Sulpicius et Attalus la faisaient par mer. C’est ce qui porta les Achéens à venir prier Philippe de les secourir, parce qu’ils ne craignaient pas seulement les Étoliens, mais encore Machanidas qui commandait une armée sur les frontières des Argiens. Les Béotiens, menacés par la flotte des ennemis, lui demandèrent aussi un chef et des troupes. Ceux qui implorèrent son secours avec le plus d’instances furent les Eubéens ; les Acarnaniens firent les mêmes prières ; il vint encore des ambassadeurs de la part des Épirotes. Le bruit aurait aussi que Scerdilaïdas et Pleuratus mettaient des troupes en campagne, et que les Thraces limitrophes de la Macédoine, et surtout les Mèdes, avaient dessein de se jeter dans ce royaume, pour peu que Philippe s’en éloignât. De plus les Étoliens s’étaient emparés du défilé des Thermopyles, l’avaient fortifié de fossés et d’un retranchement, et y avaient mis une forte garde, se flattant par là de fermer le passage à Philippe, et de l’empêcher de porter du secours à ses alliés d’en deçà de Pyles.
Des conjonctures si difficiles et si propres à mettre à l’épreuve, les forces de l’esprit et du corps des grands capitaines, piqueront, je crois, la curiosité des lecteurs ; car, comme on ne connaît jamais mieux la vigueur et la force des animaux que l’on poursuit à la chasse que lorsqu’ils sont pressés de tous côtés, la même chose arrive à l’égard des chefs : Philippe va nous en donner un bel exemple. Il congédia ces ambassades, en leur promettant à toutes qu’il ferait tout son possible pour les contenter : il donna tous ses soins à la guerre, et ne pensa plus qu’à voir en quel endroit et contre qui il fallait d’abord marcher.
Peu après, étant informé qu’Attalus était passé en Europe, qu’il avait abordé à l’île de Peparèthe, et qu’il était maître de la campagne, il envoya des troupes pour garder la ville. Il fit partir Poliphante avec un nombre suffisant de soldats, pour défendre les Phocéens et les terres de la Béotie. Menippe alla par son ordre à Chalcis et dans le reste de l’Eubée avec mille soldats pesamment armés et cinq cents Agrianiens. Lui-même s’avança vers Scotuse, où il avait donné rendez-vous aux Macédoniens. Ayant appris là qu’Attalus avait mouillé l’ancre à Nicée, et que les chefs des Étoliens s’étaient assemblés à Héraclée pour conférer ensemble sur les affaires présentes, il partit de Scotuse dans le dessein de répandre parmi eux la confusion et la terreur ; mais ils étaient partis quand il arriva. Ainsi, après avoir porté le ravage dans le pays et pris ce qu’il put de vivres parmi les peuples qui habitent autour du golfe des Éniens, il retourna à Scotuse et y fit camper son armée. Il en repartit quelque temps après, suivi seulement de ses troupes légères et d’une troupe de cavalerie de sa garde, et alla descendre à Démétriade, où il resta pour observer ce que les ennemis tenteraient ; et pour être mieux instruit de tout ce qui se passerait, il envoya ordre à Peparèthe, dans la Phocide et dans l’Eubée, de l’avertir de tout par des fanaux allumés sur le Tisée, montagne située dans la Thessalie, et d’où ces peuples peuvent très-commodément informer de ce qui se fait chez eux. (Dom Thuillier.)
Comme cette manière de donner des signaux, quoique d’un grand usage dans la guerre, n’a pas été jusqu’à présent traitée avec exactitude, il est bon que nous nous y arrêtions un peu pour en donner une connaissance plus parfaite. C’est une chose reconnue de tout le monde que l’occasion et l’à-propos, qui ont une si grande part dans toutes les entreprises, en ont une très-grande dans celles qui regardent la guerre. Or, de toutes les inventions que l’on a faites pour jouir de l’assistance de ces deux auxiliaires, aucune n’est plus utile que les signaux par le feu. Que les choses viennent de se passer, ou qu’elles se passent actuellement, on peut, par ce moyen, en instruire à trois ou quatre journées de là, et quelquefois même à une plus grande distance, de sorte qu’on est surpris de recevoir le secours dont on avait besoin. Autrefois cette manière d’avertir était trop simple, et perdait par là beaucoup de son utilité ; car, pour en faire usage, il fallait être convenu de certains signaux, et comme il y a une infinité de différentes affaires, la plupart ne pouvaient se connaître par des fanaux. Il était aisé, par exemple, d’avertir ceux avec qui l’on était convenu, qu’il était arrivé une armée à Orée, à Peparèthe ou à Chalcis ; mais des événemens qui arrivent sans qu’on s’y attende, et qui demandent qu’on tienne conseil sur-le-champ et qu’on y apporte du remède, comme une révolte, une trahison, un meurtre ou autre chose semblable, ces sortes d’événemens, dis-je, ne pouvaient s’annoncer par le moyen des fanaux ; car il n’est pas possible de convenir d’un signal pour des événemens qu’il n’est pas possible de prévoir.
Æneas, cet auteur dont nous avons un ouvrage de tactique, s’est efforcé de remédier à cet inconvénient ; mais il s’en faut de beaucoup qu’il l’ait fait avec tout le succès qu’on aurait souhaité : on en va juger. Ceux, dit-il, qui veulent s’informer mutuellement par des fanaux de ce qui se passe, n’ont qu’à prendre des vases de terre également larges, profonds et percés en quelques endroits ; ce sera assez qu’ils aient trois coudées de hauteur et une de largeur : qu’ils prennent ensuite des morceaux de liége un peu plus petits que l’ouverture des vaisseaux, qu’ils fichent au milieu de ce liége un bâton distingué de trois doigts par quelque enveloppe fort apparente, et qu’ils écrivent sur chacune de ces enveloppes les choses qui arrivent le plus ordinairement pendant une guerre. Sur l’une, par exemple, il est entré de la cavalerie ; sur l’autre, il est arrivé de l’infanterie pesamment armée ; sur une troisième, de l’infanterie légère ; sur la suivante, de l’infanterie et de la cavalerie ; sur une autre encore, des vaisseaux ; ensuite, des vivres ; et de même sur toutes les autres enveloppes, tous les autres événemens qu’ils pourront prévoir à juste titre devoir arriver, eu égard à la guerre qu’on aura à soutenir. Que de part et d’autre on attache à ces vaisseaux des petits tuyaux d’une exacte égalité, en sorte qu’il ne s’écoule ni plus ni moins d’eau des uns que des autres, qu’on remplisse les vases d’eau, qu’on pose dessus les morceaux de liége avec leurs bâtons, et qu’ensuite on ouvre les tuyaux. Cela fait, il est clair que, les vases étant égaux, le liége descendra et les bâtons s’enfonceront dans les vases à proportion que ceux-ci se videront : qu’après avoir fait cet essai avec une égale promptitude et de concert, on porte les vaisseaux aux endroits où l’on doit donner et observer les signaux et qu’on y mette le liége, et à mesure qu’il arrivera quelqu’une de ces choses qui auront été écrites sur les bâtons, qu’on lève un fanal et qu’on le tienne élevé jusqu’à ce que de l’autre côté on en lève un autre ; qu’alors on baisse le fanal et qu’on ouvre les tuyaux : quand l’enveloppe où la chose dont on veut avertir est écrite sera descendue au niveau des vases, qu’on lève le flambeau, et que de l’autre côté, sur-le-champ, on bouche les tuyaux et qu’on regarde ce qui est écrit sur la partie du bâton qui touche à l’ouverture du vaisseau ; alors, si tout a été exécuté de part et d’autre avec la même promptitude, de part et d’autre on lira la même chose.
Mais cette méthode, quoiqu’un peu différente de celle qui employait, avec les fanaux, des signes dont on était convenu, ne paraît pas encore suffisante ; car on ne peut pas prévoir toutes les choses qui peuvent arriver, et quand on pourrait les prévoir, il serait impossible de les marquer toutes sur un bâton. D’ailleurs, quand il arrivera une chose à laquelle on ne s’attendait pas, comment en avertir selon cette méthode ? Ajoutons que ce qui est écrit sur le bâton n’est point du tout précis et déterminé ; on n’y voit pas combien il est entré de cavalerie ou d’infanterie, ni en quel endroit du pays sont ces troupes, ni combien de vaisseaux ou combien de vivres sont arrivés ; car, pour marquer ces sortes de particularités sur le bâton, il aurait fallu les prévoir avant qu’elles arrivassent, et cela n’est pas possible. Cependant ces particularités, c’est ce qu’il importe le plus de savoir ; car le moyen d’envoyer du secours, si l’on ne sait ni combien on aura d’ennemis à combattre, ni où ils sont ? comment avoir confiance en ses forces ou s’en défier, en un mot, comment prendre son parti, sans savoir combien de vaisseaux ou combien de vivres il est venu de la part des alliés ?
La dernière méthode a pour auteurs Cléoxène et Démoclite, mais nous l’avons perfectionnée : elle est certaine et soumise à des règles fixes, et par son moyen on peut avertir de tout ce qui se passe. Elle demande seulement beaucoup de vigilance et d’attention ; la voici : que l’on prenne toutes les lettres de l’alphabet et qu’on en fasse cinq classes en mettant cinq lettres dans chacune, il y en aura une qui n’aura que quatre lettres, mais cela est sans aucune conséquence pour le but que l’on se propose ; que ceux qui seront désignés pour donner et recevoir les signaux écrivent sur cinq tablettes ces cinq classes des lettres, et conviennent ensuite entre eux que celui-qui devra donner le signal lèvera d’abord deux fanaux à la fois, et qu’il les tiendra levés jusqu’à ce que de l’autre côté on en ait aussi levé deux, afin que de part et d’autre on soit averti que l’on est prêt ; que, les fanaux baissés, celui qui donnera le signal élèvera des fanaux par sa gauche, pour faire connaître quelle tablette il doit regarder ; en sorte que, si c’est la première, il n’en élève qu’un ; si c’est la seconde, il en élève deux, et ainsi du reste, et qu’il fera de même par sa droite pour marquer à celui qui reçoit le signal quelle lettre d’une tablette il faudra qu’il observe et qu’il écrive. Après ces conventions, chacun s’étant mis à son poste, il faudra que les deux hommes chargés de donner les signaux aient chacun une lunette garnie de deux tuyaux, afin que celui qui les donne voie par l’un la droite, et par l’autre la gauche de celui qui doit lui répondre. Près de cette lunette, ces tablettes dont nous venons de parler doivent être fichées droites en terre, et qu’à droite et à gauche on élève une palissade de dix pieds de largeur et environ de la hauteur d’un homme, afin que les fanaux élevés au-dessus donnent, par leur lumière, un signal indubitable, et qu’en les baissant elles se trouvent tout-à-fait cachées. Tout cet apprêt disposé avec soin de part et d’autre, supposé, par exemple, qu’on veuille annoncer que quelques auxiliaires, au nombre d’environ cent hommes, sont passés dans les rangs de l’ennemi ; on choisira d’abord les mots qui expriment cela avec le moins de lettres qu’il sera possible, comme cent Krétois ont déserté, ce qui exprime la même chose avec moitié moins de lettres. On écrira donc cela sur une petite tablette, et ensuite on l’annoncera de cette manière : la première lettre est un K, qui est dans la seconde série des lettres de l’alphabet et sur la seconde tablette : on élèvera donc à gauche deux fanaux, pour marquer à celui qui reçoit le signal que c’est la seconde tablette qu’il doit examiner, et à droite cinq, qui lui feront connaître que c’est un K, la cinquième lettre de la seconde série, qu’il doit écrire sur une petite tablette ; ensuite quatre à gauche, pour désigner la lettre R qui est dans la quatrième série ; puis deux à droite, pour l’avertir que cette lettre est la seconde de cette quatrième série. Celui qui observe les signaux devra donc écrire un R sur sa tablette. Par cette méthode il n’arrive rien qu’on ne puisse annoncer d’une manière fixe et déterminée. Si l’on y emploie plusieurs fanaux, c’est parce que chaque lettre demande d’être indiquée deux fois : mais, d’un autre côté, si on y apporte les précautions nécessaires, on en sera satisfait. L’une et l’autre méthode ont cela de commun, qu’il faut s’y être exercé avant que de s’en servir, afin que, l’occasion se présentant, on soit en état, sans faire de faute, de s’instruire réciproquement de ce qu’il importe de savoir.
Au reste, on sait que les choses que l’on voit pour la première fois sont fort différentes d’elles-mêmes, lorsqu’on y est accoutumé. Ce qui paraissait d’abord non-seulement fort difficile, mais même impossible, devient par le temps et par l’habitude le plus aisé du monde à pratiquer. Mille exemples font foi de ce que j’avance, mais le plus convaincant de tous est la lecture. Supposons un homme qui n’ait jamais su lire, quoiqu’il ait d’ailleurs une intelligence assez développée : qu’on ordonne à un enfant qui a l’usage de la lecture de lire quelque chose ; certainement cet homme ne pourra pas se persuader que cet enfant qui lit arrête ses yeux premièrement sur la forme des lettres, secondement sur leur valeur, troisièmement sur la liaison que les unes ont avec les autres, toutes opérations de l’esprit qui chacune demande un certain temps. C’est pourquoi quand il verra cet enfant lire sans s’arrêter et tout d’une haleine six ou sept lignes de suite, il aura toutes les peines du monde à ne pas croire que cet enfant a lu, avant de voir ce qu’on lui a fait lire. Mais si la lecture est accompagnée de gestes, si la ponctuation et les esprits doux et rudes y sont marqués, jamais on ne le persuadera que l’enfant ne s’est pas préparé. Cela nous apprend que les difficultés qui se présentent d’abord, ne doivent pas nous détourner de ce qui est utile. Par l’habitude il n’y a rien de beau ni d’honnête que l’homme ne puisse atteindre ; il faut l’acquérir, mais surtout lorsqu’il s’agit de choses d’où dépendent notre conservation et notre salut. J’ai fait ici cette réflexion à l’occasion de ce que j’ai dit plus haut, que les sciences dans notre siècle avaient été portées à un si haut degré de perfection, qu’il n’y en avait presque point dont on ne pût instruire avec règle et avec méthode ; ce qui fait une des plus belles parties d’une histoire bien composée. (Dom Thuillier.)
VII.
Les Aspasiaques nomades habitent entre l’Oxus et le Tanaïs, deux fleuves, dont le premier se décharge dans la mer d’Hyrcanie, et l’autre dans les Palus-Méotides, tous deux assez grands pour être navigables. Il est étonnant de voir que les nomades traversent l’Oxus, et entrent à pied ferme avec leurs chevaux dans l’Hyrcanie. Cela se peut faire, dit-on, de deux manières, dont l’une est vraisemblable, l’autre tient du prodige, quoique absolument elle ne soit pas impossible. Celle-ci est fondée sur ce que l’Oxus prend sa source au mont Caucase. Grossi ensuite par les eaux qu’il reçoit dans la Bactriane, il roule impétueusement ses flots bourbeux dans la plaine. De là il passe dans un désert par dessus des rochers escarpés, dont la hauteur, jointe avec l’abondance des eaux du fleuve, fait que ces eaux se précipitent avec tant de force, qu’elles tombent à plus d’un stade du rocher. On dit que c’est le long de ce rocher, et pour ainsi dire sous le fleuve même, que les Aspasiaques passent à cheval pour entrer par terre dans l’Hyrcanie. L’autre manière a plus de vraisemblance ; car on assure qu’à l’endroit où tombe le fleuve sont de vastes espaces de terrain plat qu’il creuse par la violence de sa chute ; que là, après avoir formé un précipice assez profond, il disparaît pour reparaître ensuite, après avoir parcouru sous terre un faible espace, et que les Barbares qui ont une grande connaissance du pays, entrent par cette espèce de pont naturel, que forme ainsi l’Oxus dans l’Hyrcanie, avec leurs chevaux. (Dom Thuillier.)
Antiochus, averti qu’Euthydème était campé près de la Tapurie, et que dix mille hommes de cavalerie sur le bord de l’Arius en défendaient le passage, prit le parti de faire lever le siége, de passer le fleuve et de marcher droit aux ennemis. Après deux jours de marche assez modérée, au troisième, ayant après le souper donné ordre à la phalange de lever le camp dès le point du jour, il prend sa cavalerie, ses troupes légères et dix mille rondachers, et se dirige la nuit à marche forcée vers le fleuve, sur l’avis qu’il avait eu que la cavalerie ennemie, qui en gardait le bord pendant le jour, se retirait la nuit dans une ville qui en était éloignée au moins de vingt stades. N’ayant à traverser qu’un pays plat et fort avantageux pour la cavalerie, quand le jour commença à paraître, il avait déjà fait passer l’Arius à la plus grande partie de ses troupes. La cavalerie bactrienne informée de la chose par ses espions, court au fleuve et fond sur les ennemis qu’elle rencontre sur sa route. Antiochus, se voyant dans la nécessité de soutenir le premier choc de cette cavalerie, encourage les deux mille hommes qui avaient coutume de combattre autour de lui, ordonne aux autres de se ranger par compagnies et par escadrons, et de prendre chacun le poste où ils avaient coutume de se mettre, et, allant au devant des Bactriens avec ses deux mille hommes d’élite, il en vient aux mains avec les premiers qui se présentent. Il se distingua plus qu’aucun des siens pendant ce combat. De part et d’autre on perdit beaucoup de monde, mais le premier corps de troupes des Bactriens fut enfoncé. Le second et le troisième étant venus à la charge, les troupes du roi furent pressées, et le désordre commençait à se mettre dans leurs rangs ; mais Panetole, ordonnant au reste de la cavalerie de charger, tira le roi et ses soldats du danger où ils étaient, et contraignit les Bactriens, qui combattaient tumultueusement et sans garder leurs rangs, à prendre la fuite. Panetole mit alors à leur poursuite, et les serra de si près qu’ils ne s’arrêtèrent que lorsqu’ils eurent joint Euthydème, et qu’après avoir perdu beaucoup de monde. La cavalerie du roi, ayant fait un grand carnage des ennemis et un grand nombre de prisonniers, sonna la retraite et campa ce jour-là même sur le bord du fleuve. Antiochus dans ce combat eut un cheval tué sous lui. Il reçut lui-même à la bouche une blessure qui lui fit perdre quelques-unes de ses dents. De toutes les actions où il s’est trouvé, aucune ne lui a fait une plus grande réputation de valeur que celle-ci. Pour Euthydème, il fut si effrayé de cette bataille, qu’il s’enfuit à Zariaspe, ville de la Bactriane, avec toute son armée. (Dom Thuillier.)