Bibliothèque historique et militaire/Histoire générale/Livre XXIII

La bibliothèque libre.
Histoire générale
Traduction par Vincent Thuillier.
Texte établi par Jean-Baptiste Sauvan, François Charles LiskenneAsselin (Volume 2p. 892-902).
FRAGMENS
DU

LIVRE VINGT-TROISIÈME.


I.


Les Achéens se brouillent avec les Romains. — Ambassades mutuelles de Ptolémée aux Achéens, et des Achéens à Ptolémée.


Les Lacédémoniens, irrités du meurtre qui s’était fait à Compasium de plusieurs de leurs citoyens, et croyant que par cette action Philopœmen avait bravé la puissance et insulté la majesté de la république romaine, envoyèrent à Rome des ambassadeurs pour se plaindre de ce préteur et de son gouvernement. Marcus Lépidus, qui était alors consul, et qui fut depuis grand prêtre, écrivit par ces ambassadeurs aux Achéens, et leur fit des plaintes sur la conduite qu’ils avaient tenue à l’égard des Lacédémoniens : Philopœmen avait en même temps député à Rome Nicodème d’Élée. Ce fut aussi dans ce temps-là que l’Athénien Démétrius vint en Achaïe de la part de Ptolémée, pour renouveler l’alliance que ce prince avait autrefois faite avec les Achéens. Ceux-ci se firent un grand plaisir de la renouveler, et députèrent au roi Lycortas, mon père, Théodoridas et Rothisèle, tous deux Sicyoniens, pour prêter serment entre ses mains et recevoir le sien. C’est ici que vient se placer un événement qui paraîtra peut-être étranger à mon sujet, mais qui cependant est digne d’être raconté. L’alliance renouvelée, Philopœmen ayant reçu un ambassadeur de Ptolémée, et l’ayant fait manger à sa table, la conversation tomba sur ce prince. Dans l’éloge qu’en fit l’ambassadeur, il s’étendit beaucoup sur la dextérité et la hardiesse qu’il faisait paraître à la chasse, sur l’adresse avec laquelle il maniait un cheval, sur la vigueur et la force avec lesquelles il se servait de ses armes ; et pour faire voir combien ce qu’il disait était vrai, il dit que ce roi, de dessus son cheval, avait, en chassant, tué un taureau d’un seul coup de javelot. (Ambassades.) Dom Thuillier.


Les Béotiens indisposent peu à peu contre eux les Romains et les Achéens.


Depuis la paix faite avec Antiochus, les esprits inquiets perdirent toute espérance d’innover et de brouiller, et le gouvernement béotien changea de face. Mais comme depuis vingt-six ans il ne s’était pas rendu de jugement, il se répandit dans les villes, qu’il fallait que les procès des particuliers fussent enfin décidés. Comme il y a plus de personnes peu avantagées des biens de la fortune que de gens riches, il y eut beaucoup de contestations sur ce point ; mais il arriva par hasard un événement qui favorisa beaucoup ceux qui tenaient pour le meilleur parti.

Depuis long-temps Titus Flaminius tâchait de faire rentrer Zeuxippe dans la Béotie, par reconnaissance pour les services qu’il en avait tirés pendant les guerres d’Antiochus et de Philippe. Il obtint alors du sénat qu’il écrirait aux Béotiens pour leur ordonner de rappeler chez eux Zeuxippe, et ceux qui avec lui étaient exilés de leur patrie. Mais ces lettres ne gagnèrent rien sur les Béotiens, ils craignirent que ces exilés, à leur retour, ne les détachassent des Macédoniens ; et pour confirmer l’arrêt rendu contre Zeuxippe et ses adhérens, et auquel ils avaient déjà souscrit, on convoqua une assemblée, où l’on remit sur le tapis tous les chefs d’accusation qu’on avait auparavant contre Zeuxippe. On l’accusa d’abord de sacrilége, prétendant qu’il avait enlevé des lames de la table de Jupiter, laquelle était d’argent ; l’autre crime était d’avoir tué Brachylles ; après quoi ils députèrent Callicrite à Rome, pour dire qu’il ne leur était pas permis de déroger à ce qui avait été une fois établi selon leurs lois. Zeuxippe étant arrivé en même temps à Rome pour y soutenir son droit, le sénat écrivit aux Étoliens et aux Achéens la résistance que faisaient les Béotiens à ses ordres, et leur commanda de mener Zeuxippe dans sa patrie. Les Achéens ne jugeant pas à propos d’employer pour cela des troupes, envoyèrent aux Béotiens des députés qui les exhortèrent à obéir aux ordres du sénat, et à reculer le jugement des affaires qu’ils avaient entre eux, comme ils reculaient la décision des procès qu’avaient intentés contre eux les Achéens, qui, depuis long-temps plaidaient contre les Béotiens pour certains contrats. On promit d’abord aux députés qu’on suivrait leur avis, mais on oublia bientôt ces promesses. Hippias était alors préteur dans la Béotie. Quand Alcétas lui eut succédé, Philopœmen accorda, à quiconque la lui demanda, la permission de reprendre sur les Béotiens tout ce qui lui avait été enlevé par eux, ce qui ne fut pas un léger sujet de guerre entre ces deux peuples. Sur-le-champ on prit à Mirrique et à Simon une partie de leurs troupeaux. Il y eut combat entre ceux qui prétendaient que cette proie leur appartenait, et ce fut le commencement non d’un procès de citoyen à citoyen, mais d’une haine qui n’aurait pas manqué de dégénérer en une guerre sanglante entre les deux nations, si le sénat eût persisté à vouloir que Zeuxippe fût rétabli dans sa patrie. Mais, par bonheur, il n’insista pas davantage ; et les Mégariens pacifièrent les différends en priant Philopœmen de révoquer la permission qu’il avait donnée à ceux de sa contrée qui avaient contracté avec les Béotiens. (Ibid.)


II.


Dispute entre les Lyciens et les Rhodiens.


Voici quel en fut le sujet. Pendant que les dix commissaires mettaient ordre aux affaires de l’Asie, Théætète et Philophron vinrent de la part des Rhodiens demander qu’en récompense de leur attachement au parti des Romains et de l’empressement avec lequel ils les avaient servis dans la guerre contre Antiochus, on leur donnât la souveraineté sur la Lycie et sur la Carie. En même temps, Hipparque et Satyre priaient qu’en considération de la liaison que les Iliens, au nom desquels ils parlaient, avaient avec les Lyciens, on voulût bien pardonner à ces derniers les fautes où ils étaient tombés. Les commissaires, ayant entendu les deux parties, pour contenter, autant qu’il leur était possible, l’un et l’autre peuple, ne statuèrent rien de trop rigoureux contre les Iliens, et firent présent de la Lycie aux Rhodiens. De là naquit entre les Lyciens et les Rhodiens une guerre fâcheuse. D’un côté, les Iliens, parcourant les villes de Lycie, publiaient que c’était eux qui avaient adouci les Romains en leur faveur ; et à qui elles étaient redevables de leur liberté. De l’autre, Théætète et Philophron répandaient chez les Rhodiens que la Lycie et la Carie, jusqu’au Méandre, leur avaient été attribuées par les Romains. Les Lyciens donc, se croyant libres, députent à Rhodes pour proposer une alliance entre les deux peuples ; les Rhodiens, au contraire, se croyant maîtres, envoient quelques-uns de leurs citoyens pour régler les affaires des deux provinces qui leur avaient été données. Quoique de part et d’autre on pensât fort différemment, tout le monde cependant n’était pas encore instruit du véritable état des choses. Mais quand les Lyciens eurent fait à Rhodes leur demande dans le conseil, et que Pothion, un des prytanes ou sénateurs des Rhodiens, eut recueilli les voix et fait sentir aux Lyciens combien ce qu’ils proposaient était absurde, ce fut alors qu’éclata la différence des sentimens ; car les Lyciens protestèrent que, quelque chose qu’il arrivât, jamais ils ne se soumettraient et n’obéiraient aux Rhodiens. (Ambassades.) Dom Thuillier.


III.


Diverses ambassades relatives en partie aux différends entre Philippe et Eumène de Thrace et les Thessaliens, et en partie aux affaires des Lacédémoniens et des Achéens.


Sommaire des chapitres consacrés par Polybe à ces divers sujets.


Dans la cxlviiie olympiade, des ambassadeurs arrivèrent à Rome de la part de Philippe et des peuples limitrophes de la Macédoine. — Décrets du Sénat relatifs à ces ambassades.

Des débats s’étaient élevés entre Philippe d’un côté, et les Thessaliens et Perrhæbiens de l’autre sur les villes retenues par Philippe en Thessalie et en Perrhæbie depuis Antiochus. Une discussion s’engagea entre les deux parties en présence de Quintus Cécilius à Tempé en Thessalie. — Jugement rendu par Cécilius.

Un autre débat s’élève au sujet des villes de Thrace avec les ambassadeurs d’Eumène et les exilés de Maronée. La conférence à ce sujet se tient à Thessalonique. Jugement rendu pas Cécilius et les autres ambassadeurs romains.

Des ambassadeurs envoyés par le roi Ptolémée, par Eumène et par Séleucus, arrivent en Péloponnèse. Décrets des Achéens sur l’alliance avec Ptolémee et sur les présens qui leur sont offerts par les rois ci-dessus désignés. Arrivée de Quintus Cécilius en Péloponnèse. Il blâme ce qui a été fait à Lacédémone.

Comment Arée et Alcibiade, qui se trouvaient du nombre de ceux chassés de Lacédemone, se chargent d’aller en ambassade à Rome pour y accuser Philopœmen et les Achéens.

Carnage fait à Maronée par le roi Philippe. Arrivée des ambassadeurs romains ; leurs instructions. Causes de la guerre des Romains contre Persée.

Dans la cxlviiie olympiade, les ambassadeurs romains arrivent à Clitora, en Arcadie. Ils y convoquent les Achéens. Discours des orateurs des divers partis sur les affaires de Lacédémone. Décrets des Achéens. Leur contenu. (Partim ex cod. Bavarico ; partim apud Ursinum.) Schweighæuser.


Ambassades de différentes nations à Rome contre Philippe. — Ambassade des Romains vers le même prince.


Le roi Eumène envoya vers ce temps-là des ambassadeurs à Rome pour y faire connaître les violentes exactions que Philippe faisait sur les villes de Thrace. Les Maronites exilés y allèrent aussi porter leurs plaintes contre ce prince, et l’accusèrent d’avoir été cause de leur exil. Les Athamaniens, les Perrhæbiens, les Thessaliens y députèrent pour demander les villes que Philippe leur avait enlevées pendant la guerre d’Antiochus. Enfin, le roi lui-même fit aussi partir des ambassadeurs pour le défendre contre les accusations dont on devait le charger. Après de longues contestations qu’eurent entre eux tous ces députés, le sénat ordonna qu’il serait envoyé des ambassadeurs en Macédoine pour examiner tout ce qui concernait Philippe, et servir comme de sauvegarde à tous ceux qui voudraient faire des plaintes contre ce prince. On choisit pour cette ambassade Quintus Cécilius, Marcus Bébius et Tibérius Sempronius. (Ambassades.) Dom Thuillier.


IV.


Conseil tenu chez les Achéens pour différentes affaires, et pour répondre à des ambassadeurs envoyés de plusieurs endroits. — Deux factions parmi les Achéens, lesquelles avaient pour chef, l’une, Aristène et Diophane, l’autre Philopœmen et Lycortas.


Venons maintenant aux affaires du Péloponnèse. Nous avons déjà dit que, sous le gouvernement de Philopœmen, les Achéens avaient envoyé à Rome des ambassadeurs au sujet de Lacédémone et au roi Ptolémée pour renouveler l’alliance faite autrefois avec lui. Aristène ayant été choisi pour préteur après Philopœmen, on reçut à Mégalopolis, où se tenait alors le conseil des Achéens, des ambassadeurs de la part d’Eumène, qui promettait à la république six vingts talens, dont l’intérêt serait destiné à l’entretient de ceux qui composaient le conseil public. Il en vint d’autres encore de Séleucus, qui, au nom de leur maître, offrirent dix vaisseaux armés en guerre, et qui demandèrent que l’ancienne alliance faite avec ce prince fut renouvelée. Le conseil assemblé, le premier qui y entra fut Nicodème d’Élée, qui fit le rapport de ce qu’il avait dit dans le sénat romain sur l’affaire de Lacédémone et de ce qui lui avait été répondu. On jugea par les réponses, qu’à la vérité le sénat n’était content ni de la destruction du gouvernement de Sparte, ni du démolissement des murs de cette ville, ni du meurtre fait à Compasium, mais qu’il n’annulait rien de ce qui avait été statué. Et comme il ne se rencontra personne qui parlât pour ou contre les réponses du sénat, il n’en fut plus fait mention. On donna ensuite audience aux ambassadeurs d’Eumène, qui, après avoir renouvelé l’alliance faite autrefois avec Attalus, père du roi, et proposé les offres que faisait Eumène de six vingts talens, vantèrent fort la bienveillance et l’amitié qu’avait leur maître pour les Achéens. Quand ils eurent fini, le Sicyonien Apollonius se leva et dit que le présent que le roi de Pergame offrait, à le regarder en lui-même, était digne des Achéens ; mais que si l’on faisait attention au but qu’Eumène se proposait et à l’utilité qu’il se promettait de tirer de sa libéralité, la république ne pouvait accepter ce présent sans se couvrir d’infamie et sans commettre le plus énorme des crimes ; que ce dernier inconvénient était hors de doute, puisque la loi défendant à tout particulier, soit du peuple, soit d’entre les magistrats, de rien recevoir d’un roi sous quelque prétexte que ce soit, la transgression serait beaucoup plus criminelle si la république en corps acceptait les offres d’Eumène ; qu’à l’égard de l’infamie, elle était sensible et sautait aux yeux : car quoi de plus honteux pour un conseil, que de recevoir d’un roi chaque année de quoi se nourrir, et de ne s’assembler, pour délibérer sur les affaires publiques, qu’après s’être pour ainsi dire enivré à sa table ; que cela nuirait aussi beaucoup aux affaires de la patrie ; qu’après Eumène, Prusias ne manquerait pas aussi de faire des largesses, et Séleucus après Prusias ; que les intérêts des rois étant d’une autre nature que ceux des républiques, et dans celles-ci les délibérations les plus importantes roulant presque toujours sur des contestations qu’on avait avec les rois, il arriverait nécessairement de deux choses l’une, ou que les Achéens feraient l’avantage de ces princes au préjudice de la nation, ou qu’ils se rendraient coupables d’une noire ingratitude envers leurs bienfaiteurs. Il finit en exhortant les Achéens non-seulement à refuser le présent qu’on leur offrait, mais encore à détester Eumène pour s’être avisé de cet expédient pour les corrompre.

Après Apollonius, l’Éginète Cassandre prit la parole, et fit convenir les Achéens, que ses compatriotes n’étaient tombés dans le malheureux état où ils se voyaient, que parce qu’ils vivaient sous leurs lois. Nous avons vu, en effet, que Publius Sulpicius étant venu à Égine en avait vendu tous les habitans, et que les Étoliens, en vertu d’un traité fait entre eux et les Romains, devenus maîtres de cette ville, l’avaient livrée à Attalus pour la somme de trente talens ; d’où Cassandre concluait qu’Eumène, au lieu d’acheter à prix d’argent l’amitié des Achéens, avait, en leur rendant Égine, un moyen sûr de se gagner tous les cœurs de la nation. Il conjura ensuite les Achéens de ne pas se laisser toucher par les offres d’Eumène ; que s’ils avaient la faiblesse de les accepter, les Éginètes perdaient toute espérance d’être jamais remis en liberté. Ces deux discours firent une si forte impression sur la multitude, que personne n’osa prendre la défense du roi de Pergame. Tous rejetèrent, avec de grands cris, sa proposition, quelque éblouissante que fût la somme d’argent qu’il offrait.

On appela ensuite Lycortas et les autres ambassadeurs qui avaient été envoyés à Ptolémée, et l’on fit la lecture du décret fait par ce prince pour le renouvellement de l’alliance. Lycortas, après avoir dit qu’il avait prêté serment au roi au nom des Achéens et reçu les siens, ajouta qu’il apportait, de la part de Ptolémée à la république, six mille boucliers d’airain pour armer les Peltastes, et deux cents talens d’airain monnayé, et il finit par un court éloge de la bienveillance et de l’amitié que ce prince avait pour la nation achéenne ; après quoi le préteur Aristène, se levant, demanda à l’ambassadeur de Ptolémée et à ceux qui avaient été envoyés à ce roi par les Achéens, quelle alliance il venait renouveler. Personne n’ayant rien à répondre à cette question, on s’informait les uns des autres ; tout le conseil fut fort embarrassé. La difficulté venait de ce qu’il s’était fait entre les Achéens et Ptolémée plusieurs traités d’alliance qui étaient très-différens les uns des autres, selon les conjonctures où ils avaient été faits, et que l’ambassadeur de Ptolémée, en renouvelant l’alliance, n’avait parlé de renouvellement qu’en général et sans aucune distinction. Les ambassadeurs achéens étaient tombés dans la même faute en prêtant et recevant les sermens accoutumés, comme si jamais il n’y eût eu qu’un traité d’alliance. C’est pourquoi le préteur ayant étalé tous les traités et fait voir en détail les différences importantes qu’il y avait entre eux, la multitude voulut savoir lequel de tous on était venu renouveler. Comme ni Philopœmen, pendant la préture duquel le renouvellement s’était fait, ni Lycortas qui avait été pour cela envoyé à Alexandrie, ne purent rendre raison de leur conduite, ils furent convaincus d’avoir procédé, dans cette affaire, avec trop peu de prudence et de maturité ; au lieu que leur faute fit concevoir une grande idée du mérite d’Aristène, on le regarda comme le seul homme qui sût parler avec connaissance de cause. Il empêcha que le décret ne fût ratifié, et remit la décision à un autre temps.

Après cela, on donna audience aux ambassadeurs de Séleucus. On renouvela l’alliance qu’on avait faite avec lui, mais on ne crut pas devoir accepter pour lors les vaisseaux dont il faisait présent. L’assemblée ensuite se sépara, et chacun se retira dans la ville d’où il était venu. Un autre jour qu’il se célébrait une grande fête, Quintus Cécilius, au retour de Macédoine, où il était allé comme ambassadeur auprès de Philippe, vint dans l’Achaïe. Aristène assembla aussitôt tous les principaux membres de la république dans Argos, et Quintus Cécilius, étant entré dans le conseil, dit que les Achéens devaient d’autant moins user de rigueur avec les Lacédémoniens, que la conduite qu’on avait tenue à leur égard passait les bornes d’une juste modération, et que l’on ferait bien de réformer tout ce qui s’était imprudemment fait contre eux dans cette occasion, à quoi il exhorta les Achéens de tout son pouvoir.

Il parut bien alors que ce qui avait été statué contre les Lacédémoniens n’était pas du goût d’Aristène, et qu’il s’entendait avec Cécilius. Son silence le trahit ; il ne répliqua pas un seul mot. Diophane de Mégalopolis, homme plus guerrier que politique, se leva ensuite. Ce ne fut pas pour défendre ou excuser le procédé des Achéens ; il n’ouvrit pas la bouche sur ce point ; mais pour se venger de Philopœmen, qu’il n’aimait pas, en intentant une autre accusation contre les Achéens. Il dit qu’on avait injustement agi non-seulement avec Lacédémone, mais encore avec Messène. Ce reproche était fondé sur ce que les Messéniens n’étaient d’accord entre eux ni sur le décret qu’avait fait Titus Quintius pour le rappel des exilés, ni sur la manière dont Philopœmen l’avait mis à exécution. Cécilius, se voyant des partisans parmi les Achéens mêmes, trouva encore plus mauvais que tout le conseil ne se soumît pas à son sentiment.

Alors Philopœmen, Lycortas et Archon prirent hautement la défense de la république ; ils firent voir que tout ce qui avait été fait au sujet de Sparte, avait été sagement fait, et même à l’avantage des Lacédémoniens, et que l’on n’y pouvait rien changer sans violer tous les droits humains et le respect que l’on devait aux dieux. Le conseil, touché de leurs discours, ordonna qu’il ne serait rien changé à ce qui avait été réglé, et que l’on donnerait cette réponse à l’ambassadeur romain. Quand on la porta à Cécilius, il demanda que l’on convoquât les comices du pays. Les magistrats répondirent qu’il fallait pour cela qu’il produisît une lettre du sénat de Rome, par laquelle on priât les Achéens de s’assembler. Comme il n’en avait point, on lui dit nettement qu’on ne s’assemblerait pas ; ce qui le mit en si grande colère, qu’il partit d’Achaie sans vouloir entendre ce que les magistrats avaient à lui dire. On crut que ce député, et avant lui Marcus Fulvius, n’auraient pas parlé avec tant de liberté, s’ils n’eussent été sûrs qu’Aristène et Diophane étaient pour eux. Aussi furent-ils accusés d’avoir attiré ces Romains dans le pays par haine pour Philopœmen, et passèrent-ils pour suspects dans l’esprit de la multitude. Tel était l’état des affaires dans le Péloponnèse. (Ambassades.) Dom Thuillier.


V.


Différentes ambassades vers les Romains. — Ambassades des Romains auprès de Philippe et des Grecs.


Cécilius, de retour à Rome, fit au sénat le rapport de tout ce qui lui était arrivé dans la Grèce. On fit ensuite entrer les ambassadeurs de Macédoine et du Péloponnèse. Ceux de Philippe et d’Eumène furent introduits les premiers ; après eux les exilés d’Énum et de Maronée, qui répétèrent ce qui avait été dit ci-devant à Cécilius à Thessalonique. Le sénat, après les avoir entendus, jugea qu’il fallait envoyer de nouveaux ambassadeurs à Philippe, pour examiner sur les lieux s’il s’était retiré, selon qu’il l’avait promis à Cécilius, des villes de la Perrhébie, et pour lui ordonner d’évacuer Énum et Maronée, et de sortir, en un mot, de tous les châteaux, terres et villes qu’il occupait sur la côte maritime de la Thrace. On écouta ensuite Apollonidas, ambassadeur que les Achéens avaient envoyé pour les justifier de n’avoir point donné de réponse à Cécilius, et pour informer le sénat de tout ce qui avait été fait au sujet de Lacédémone qui, de son côté, avait député à Rome Arée et Alcibiade, tous deux de ces anciens exilés que Philopœmen et les Achéens avaient rétablis dans leur patrie. Ces deux ingrats, malgré un bienfait si précieux et si récent, se chargèrent de l’odieuse commission d’accuser ceux qui les avaient sauvés contre toute espérance, et qui leur avaient procuré le bonheur de revoir leurs foyers. Rien n’irrita plus les Achéens que cette ingratitude. Apollonidas prouva qu’il n’était pas possible de régler mieux les affaires de Lacédémone que Philopœmen et les Achéens ne les avaient réglées. De leur côté, Arée et Alcibiade tâchèrent de faire voir au contraire que les habitans ayant été chassés par force de Lacédémone, toutes les forces de la ville étaient épuisées ; que réduite à un très-petit nombre de citoyens, et ses murs abattus, on n’y pouvait plus vivre en sûreté ; qu’elle avait perdu son ancienne liberté ; qu’elle n’était pas seulement soumise aux décrets publics des Achéens, mais qu’elle était encore forcée d’obéir à leurs préteurs. Le sénat, ayant comparé et pesé les raisons de part et d’autre, nomma pour ambassadeur Appius Claudius, et lui donna des instructions sur ce démêlé comme pour les autres affaires de la Grèce. Apollonidas excusa encore les Achéens sur le crime qu’on leur faisait de n’avoir pas convoqué les comices pour Cécilius. Il dit qu’en cela ils n’étaient pas condamnables ; que c’était une loi chez eux de n’assembler le conseil que lorsqu’il était question d’alliance ou de guerre, à moins qu’on ne produisît des lettres de la part du sénat ; que les magistrats avaient donc eu raison de délibérer si l’on assemblerait le conseil de la nation, et qu’ils n’avaient point eu tort de n’en rien faire, puisque Cécilius n’apportait point de lettre du sénat romain, et qu’il refusait de donner des ordres par écrit. Cécilius ne laissa pas cette apologie sans réplique ; il s’éleva contre Philopœmen, contre Lycortas, contre les Achéens en général, et contre la rigueur dont ils avaient usé envers les Lacédémoniens. La réponse du sénat aux ambassadeurs achéens fut qu’il serait envoyé des députés sur les lieux pour examiner les choses de plus près, et il leur recommanda d’avoir pour ces députés tous les égards qu’il avait lui-même pour ceux qui venaient à Rome de la part des Achéens. (Ibid.)


Cruauté de Philippe à l’égard des Maronites. — Il envoie son fils Démétrius à Rome.


Quand Philippe eut appris de ses ambassadeurs, qui lui avaient été renvoyés de Rome, qu’il fallait absolument qu’il vidât les villes de la Thrace, irrité jusqu’à la fureur de voir de tous les côtés sa domination resserrée, il déchargea sa rage sur les habitans de Maronée. Par son ordre, Onomaste, qui avait le gouvernement de la Thrace, l’étant venu trouver, ils concertèrent ensemble la cruelle vengeance qu’il avait projetée. Cassandre avait vécu long-temps dans cette ville, et y était fort connu. C’était assez la maxime de Philippe d’envoyer ses courtisans dans les villes pour accoutumer les habitans à les y voir. Ce Cassandre fut l’homme dont se servit Onomaste pour exécuter la barbare ordonnance du prince. Il fit entrer de nuit un corps de Thraces dans la ville, qui firent main basse sur les citoyens, et en massacrèrent un grand nombre. Philippe, ainsi vengé de ceux qui n’étaient pas de sa faction, attendait tranquillement l’arrivée des commissaires, persuadé que personne n’aurait la hardiesse de se déclarer son accusateur. Quelque temps après arrive Appius qui, bientôt informé du traitement fait aux Maronites, en fait de vifs reproches au roi de Macédoine, qui soutint qu’il n’avait point de part à ce massacre, et qui le rejeta sur une émotion populaire. Les uns, dit-il, inclinant pour Eumène, les autres pour moi, la querelle s’échauffa, et ils s’égorgèrent les uns les autres. Il porta la confiance jusqu’à ordonner qu’on amenât devant lui quiconque voudrait l’accuser. Mais qui aurait osé le faire ? La punition aurait suivi de près, et le secours qu’on aurait pu attendre des Romains était trop éloigné. Il est inutile, lui dit Appius, que vous vous excusiez ; je sais ce qui s’est passé et qui en est l’auteur. Ce mot jeta Philippe dans de grandes inquiétudes. On ne poussa cependant pas la chose plus loin dans cette première entrevue. Mais le lendemain, Appius lui commanda d’envoyer sans délai Onomaste et Cassandre à Rome, pour être interrogés par le sénat sur le fait en question. À cet ordre, Philippe changea de couleur, chancela, hésita long-temps à répondre. Enfin il dit qu’il enverrait Cassandre, auteur du massacre, à ce que les commissaires croyaient ; mais il s’obstina à retenir auprès de lui Onomaste qui, disait-il, était si peu à Maronée dans le temps de cette sanglante tragédie, qu’il n’était pas même dans le voisinage. Dans le fond, c’est qu’il craignait qu’un homme qui avait sa confiance, et à qui il n’avait rien caché, ne trahît devant le sénat tous ses secrets. Pour Cassandre, dès que les commissaires furent sortis de la Macédoine, il le fit embarquer ; mais il envoya des gens à sa suite qui l’empoisonnèrent en Épire.

Après le départ des commissaires, qui s’en allèrent bien convaincus que Philippe avait ordonné le massacre de Maronée, et qu’il était près de rompre avec les Romains, le roi de Macédoine faisant réflexion, seul et avec ses amis Apelles et Philoclès, que sa haine contre les Romains et le désir de se venger commençait à éclater, aurait bien voulu prendre incessamment les armes et leur faire ouvertement la guerre ; mais comme ses préparatifs n’étaient pas encore faits, il imagina un expédient pour gagner du temps. Il prit le dessein d’envoyer à Rome son fils Démétrius qui, ayant été long-temps en ôtage dans cette ville, et s’y étant acquis de l’estime, lui parut très-en état ou de le défendre contre les accusations qu’on pourrait intenter contre lui devant le sénat, ou de l’excuser sur les fautes qu’il aurait en effet commises. Il disposa donc tout ce qui était nécessaire pour cette ambassade, et avertit les amis dont il voulait que le prince son fils fût accompagné. Il promit en même temps aux Byzantins de les secourir, non qu’il prît beaucoup d’intérêt à leur défense, mais parce qu’allant à leurs secours, il jetterait la terreur parmi les petits souverains de Thrace qui règnent auprès de la Propontide, et les empêcherait de mettre obstacle au dessein qu’il avait de faire la guerre aux Romains. (Ambassades.) Dom Thuillier.


Les commissaires romains arrivent en Crète et mettent ordre aux affaires de cette île.


Dans l’île de Crète, pendant que Cydates, fils d’Anticalces, faisait à Gortyne la fonction de premier magistrat les Gortyniens, tâchant par toutes sortes de voies de diminuer la puissance des Cnossiens et de resserrer leur domaine, avaient donné Lycastion aux Ranciens et Diatonion aux Lyctiens. Sur ces entrefaites arrivèrent en Crète, avec Appius, les commissaires qui avaient été envoyés de Rome pour pacifier les différends qu’avaient entre eux les habitans de cette île. Après quelque discussion, les Crétois s’étant laissé persuader de prendre les commissaires pour arbitres, ceux-ci rétablirent les Cnossiens dans la possession de leur ancien territoire, et ordonnèrent aux Cydoniates de reprendre les ôtages qu’ils avaient donnés et laissés à Charmion, et de sortir de Falasarne sans rien enlever de ce qui appartenait aux habitans. Ils leur laissèrent aussi la liberté de faire partie du conseil public, ou de n’y pas entrer, selon qu’ils trouveraient l’un plus avantageux que l’autre, pourvu qu’au reste ils se continssent dans les bornes de leur domaine. Ils accordèrent aussi la même permission aux Phalasarniens qui avaient été bannis de la ville pour avoir tué Menœtius, un des plus illustres de leurs citoyens. (Ibid.)


Ptolémée, roi d’Égypte.


Quand ce prince eut fait le siége de Licopolis, les principaux de l’Égypte furent effrayés et se rendirent à discrétion. Le roi en usa mal avec eux, et s’attira bien des malheurs. On vit arriver quelque chose de semblable lorsque Polycrates eut vaincu les rebelles. Car Athinis, Pausiras, Chésuphe et Irobaste, qui étaient restés seuls de tous les seigneurs, cédant au temps, étaient venus à Saïn pour se rendre à Ptolémée. Mais ce prince, sans égard pour les assurances qu’il leur avait données, les fit traîner nus et enchaînés à des chars, et les condamna ensuite à la mort. De là il fut à Naucraté, où ayant reçu un corps de soldats mercenaires qu’Aristonique lui avait levés dans la Grèce, il se mit en mer pour retourner à Alexandrie, sans avoir fait aucun exploit de guerre, quoiqu’il eût alors vingt-cinq ans. Ce fut l’effet des mauvais conseils de Polycrates. (Vertus et Vices.) Dom Thuillier.


Aristonique.


C’était un eunuque de Ptolémée, roi d’Égypte, qui, dès l’enfance, avait été élevé avec ce prince. Plus avancé en âge, il fit remarquer en lui des sentimens plus nobles et plus élevés qu’on n’a coutume d’en voir dans des gens de cette espèce. Il avait de la nature une inclination dominante pour la guerre, et s’appliquait beaucoup à s’y rendre habile : aimable dans la société, il y portait un talent rare : c’était celui de savoir s’accommoder à toutes sortes d’esprits. Outre ces bonnes qualités, il avait encore celle d’aimer à faire plaisir. (Ibid.)


Apollonias, femme d’Attalus, roi de Pergame, et mère d’Eumène.


Cette reine mérite par bien des endroits que nous la fassions connaître à la postérité. Elle était de Cyzique. Attalus la prit chez le peuple, et partagea le trône de Pergame avec elle. Jusqu’à la mort elle se maintint dans cette dignité suprême, se rendant chère et aimable au roi son mari, non par des manières enjouées et des caresses frivoles, mais par sa sagesse, sa gravité, sa modestie et sa probité. Mère de quatre princes, elle conserva pour eux, jusqu’au dernier moment de sa vie, une tendresse inaltérable, quoiqu’elle ait vécu long-temps après son mari. Rien n’a fait plus d’honneur à deux d’entre eux que le respect avec lequel ils la reçurent à Cyzique. Ils la placèrent au milieu d’eux, et, lui prenant la main chacun de son côté, ils la conduisirent civilement dans les temples et dans les autres endroits de la ville. Tout le peuple regardait ces deux jeunes princes avec admiration. On se rappelait, en les voyant, Cléobis et Biton ; on comparait les deux actions ensemble, en donnant néanmoins l’avantage à celle des deux fils d’Attalus, en qui une tendresse égale pour leur mère était relevée par l’éclat que lui donnait leur illustre naissance. Ce charmant spectacle fut vu à Cyzique, après la paix faite avec Prusias. (Ibid.)


VI.


Sur Philopœmen.


Philopœmen, qui s’était d’abord prononcé contre une opinion émise par Archon, préteur des Achéens, revint peu à peu à son sentiment, et sut profiter adroitement de toutes les occasions pour lui donner les éloges les plus bienveillans. Ceci se passait en ma présence, et je blâmais déjà ces moyens employés pour nuire à quelqu’un par les louanges mêmes qu’on lui donnait. Arrivé à un âge plus mûr, je ne puis approuver davantage une semblable conduite. La disposition d’esprit qui nous porte à la prudence, est bien différente de celle qui nous porte à la malfaisance ; elle en diffère autant qu’un homme habile diffère d’un méchant. Pour le dire en peu de mots, le premier sentiment est ce qu’il y a de meilleur ; le second, ce qu’il y a de pire au monde. Mais la folie de notre siècle prend un accroissement si rapide, que je doute que mon opinion trouve assez de partisans pour obtenir qu’on l’approuve et qu’on la suive. (Angelo Mai et Jacobus Geel, ubi suprà.)