Bibliothèque historique et militaire/Histoire générale/Livre XXVII

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Histoire générale
Traduction par Vincent Thuillier.
Texte établi par Jean-Baptiste Sauvan, François Charles LiskenneAsselin (Volume 2p. 923-932).
FRAGMENS
DU

LIVRE VINGT-SEPTIÈME.


I.


Les Béotiens se séparent imprudemment les uns des autres.


Pendant que les commissaires romains étaient à Chalcis, Lasys et Callias vinrent les y joindre de la part des Thespiens, et livrèrent leur patrie aux Romains. Isménias y vint aussi de la part de Néon, préteur des Béotiens, et dit que, par l’ordre du conseil commun de la nation, il remettait à la discrétion des commissaires toutes les villes de Béotie. Rien n’était plus opposé aux vues de Q. Marcius, qui aurait souhaité que cela se fût fait par chaque ville en particulier. C’est pourquoi, loin de faire un obligeant accueil à Isménias comme il avait fait à Lasys, aux députés de Chéronée, de Lébadie et aux autres, il ne lui marqua que du mépris, et les ordres qu’il lui donna, c’était moins des ordres que des insultes ; la moquerie alla si loin, que si Isménias ne se fût réfugié sous le tribunal des commissaires, il eût été assommé de pierres par quelques-uns des exilés qui avaient conspiré contre sa vie.

À Thèbes, dans le même temps, il se forma une sédition. Pendant que les citoyens voulaient livrer la ville aux Romains, ceux de Corone et d’Haliarte, s’y étant assemblés, prétendirent dominer le conseil, et soutinrent qu’il fallait demeurer dans l’alliance du roi de Macédoine. Jusque là les deux partis étaient à peu près égaux. Mais Olympique, un des premiers de Corone, s’étant tourné du côté des Romains, il entraîna avec lui les autres, il se fit un changement universel dans l’esprit de la multitude. D’abord on obligea Dicétas d’aller faire des excuses aux commissaires, pour l’alliance qu’on avait contractée avec Persée. Ensuite on courut chez Néon et chez Hippias, on les chassa de leurs maisons, on leur ordonna de rendre compte de leur gouvernement, car c’était eux qui avaient négocié l’alliance ; on assembla le conseil, on choisit des députés pour les envoyer aux commissaires ; ordre fut donné aux magistrats de faire alliance avec les Romains ; enfin l’on abandonna la ville aux Romains, et on rétablit les exilés.

En même temps, à Chalcis, les exilés envoyèrent Pompidas aux commissaires pour leur dénoncer Isménias, Néon et Dicétas. Comme leur faute était manifeste, et que les Romains favorisaient les bannis, Hippias et ceux de son parti se trouvèrent en très-mauvaise situation. La multitude était tellement irritée contre eux, qu’il coururent risque de la vie, et ils l’auraient perdue, si les Romains n’eussent fait quelque attention à la leur conserver, et n’eussent arrêté la violence et l’impétuosité de la populace. Les affaires changèrent de face, dès que les députés thébains furent arrivés et qu’ils eurent montré ce qui avait été réglé chez eux à l’avantage des Romains. Et il ne leur fallut pas beaucoup de temps pour faire le voyage de Thèbes à Chalcis, parce que ces deux villes ne sont pas fort éloignées l’une de l’autre.

Au reste, les commissaires reçurent agréablement les Thébains ; ils firent un grand éloge de leur ville, et leur conseillèrent de rappeler les exilés. Ils ordonnèrent ensuite à tous les députés d’envoyer à Rome des ambassadeurs qui livrassent chacun leur ville en particulier à la discrétion des Romains. Après avoir ainsi divisé, comme ils se l’étaient proposé, le corps des Béotiens, et donné de l’aversion au peuple pour la maison royale de Macédoine, ils firent venir Servius d’Argos, et, le laissant à Chalcis, ils passèrent dans le Péloponnèse. Néon, quelques jours après, se retira en Macédoine. Pour Isménias et Dicétas, ils furent jetés dans un cachot, où peu de temps après ils se donnèrent eux-mêmes la mort.

C’est ainsi que les Béotiens, pour avoir pris sans raison et par une légèreté impardonnable le parti de Persée, après avoir formé pendant long-temps une république qui, en différentes occasions, s’était heureusement délivrée des plus grands périls, se virent dispersés et gouvernés par autant de conseils qu’il y avait de villes dans la province. Pour revenir aux commissaires, quand Aulus et Marcius furent arrivés à Argos, ils traitèrent avec les magistrats des Achéens, et prièrent Archon, leur préteur, d’envoyer à Chalcis mille soldats pour garder la ville jusqu’à ce que les Romains y eussent conduit des troupes. Archon leur ayant accordé ce secours, ils furent joindre Publius, et se mirent ensuite sur mer pour retourner à Rome. (Ambassades.) Dom Thuillier.


Sage politique d’Hégésiloque, prytane des Rhodiens, pour conserver à sa nation l’amitié du peuple romain.

Vers cette époque, Tibérius et Postumius, parcourant les îles et les villes de l’Asie, séjournèrent long-temps dans Rhodes, quoique leur présence y fût alors peu nécessaire ; car Hégésiloque, homme d’une grande distinction, qui était prytane, et qui, dans la suite, fut envoyé à Rome en qualité d’ambassadeur, Hégésiloque, dis-je, n’eut pas plutôt découvert que les Romains devaient déclarer la guerre à Persée, qu’il exhorta ses concitoyens non-seulement de se joindre à eux, mais encore de radouber quarante vaisseaux, afin que si les Romains en avaient besoin, ils ne perdissent pas de temps à les attendre, mais qu’ils les trouvassent tout prêts. Il les montra tels, en effet, aux deux commissaires romains, qui sortirent très-satisfaits de la ville. Ils louèrent extrêmement son zèle et son attachement pour la république romaine, et revinrent ensuite à Rome. (Ibid.)


Persée envoie des ambassadeurs chez les Rhodiens pour sonder leurs intentions.


Persée, après avoir quitté les commissaires romains, renferma dans une lettre toutes les raisons sur lesquelles son droit était appuyé, et tout ce qui s’était dit de part et d’autre dans la conférence. Il avait pris cet expédient, tant parce qu’il s’imaginait que ses raisons l’emporteraient sur celles des commissaires, que parce qu’il voulait sonder par là quelles étaient à son égard les dispositions de chaque peuple. Il ne se servit que de courriers pour envoyer sa lettre dans les autres endroits, mais il distingua Rhodes, et y députa Anténor et Philippe, qui d’abord donnèrent la lettre du roi aux magistrats. Quelques jours après ils entrèrent dans le conseil. Là ils exhortèrent les Rhodiens à demeurer en repos, et à attendre, en simples spectateurs, le parti que prendraient les Romains. « S’ils entreprennent, dirent-ils, d’attaquer Persée et les Macédoniens malgré les traités qui ont été faits avec eux, vous serez, Rhodiens, les médiateurs entre les deux peuples ; tout le monde est intéressé à les voir vivre en paix, mais il ne sied à personne plus qu’à vous de travailler à les réunir. Défenseurs non-seulement de votre liberté, mais encore de celle de tout le reste de la Grèce, plus vous avez de zèle et d’ardeur pour la conservation d’un si grand bien, plus vous devez vous mettre en garde contre quiconque aurait ou pourrait vous inspirer des sentimens contraires. » Ils dirent plusieurs choses semblables, qui furent écoutées avec plaisir. Mais ils parlaient à des esprits prévenus en faveur des Romains, et dans lesquels l’autorité du meilleur parti avait pris le dessus. On fit beaucoup de civilités et de politesses aux ambassadeurs ; mais la réponse fut qu’on priait Persée de ne rien demander aux Rhodiens qui pût les faire passer pour contraires aux intérêts de Rome. Anténor ne prit pas cela pour une réponse ; mais, content d’ailleurs des amitiés qu’il avait reçues des Rhodiens, il prit la route de Macédoine. (Ibid.)


Ambassades réciproques de Persée chez les Béotiens, et des Béotiens chez Persée.


Persée, informé que quelques villes de Béotie lui étaient encore attachées, leur envoya Antigone, fils d’Alexandre, en qualité d’ambassadeur. Antigone arriva dans la Béotie, et passa devant plusieurs villes sans y entrer, parce qu’il n’avait nul prétexte pour les engager à faire alliance avec son maître. Il entra dans Corone, dans Thèbes, dans Haliarte, et en exhorta les citoyens à se ranger au parti des Macédoniens. Ils se rendirent à ses prières, et résolurent de dépêcher des ambassadeurs en Macédoine. Antigone retourne à Persée, et lui apprend l’heureux succès de ses négociations. Peu de temps après, arrivent des ambassadeurs de Béotie, et ils prient le roi d’envoyer du secours aux villes qui s’étaient mises de son côté, parce que les Thébains, irrités de ce que les villes ne se joignaient pas comme eux aux Romains, les menaçaient, et commençaient même à les inquiéter. Le roi leur répondit que pour le présent la trève faite avec les Romains ne lui permettait pas de donner du secours ; qu’il leur conseillait de se défendre contre les Thébains du mieux qu’il leur serait possible, et de vivre en paix avec les Romains. (Ambassades.) Dom Thuillier.


Faction à Rhodes contre les Romains.


Caïus Lucrétius écrivit de Céphallénie, où sa flotte était à l’ancre, une lettre aux Rhodiens, pour leur demander des vaisseaux, et fit porteur de sa lettre un certain Socrates, qui gagnait sa vie à frotter d’huile les lutteurs. Stratocles était alors prytane du dernier semestre. Il assembla le conseil, et, mit en délibération ce que l’on devait faire sur cette lettre. Agathagète, Rodophon, Astymèdes et plusieurs autres, furent d’avis d’envoyer des vaisseaux sans délai, et de se joindre aux Romains dès le commencement de la guerre ; mais Dinon et Polyarate, chagrins de ce qui s’était déjà fait en faveur des Romains, se servirent des soupçons qu’on avait contre Eumène pour empêcher qu’on eût égard à ce que Lucrétius demandait. Ce prince était suspect, et l’on était brouillé avec lui, depuis que, pendant la guerre contre Pharnace, il s’était posté sur l’Hellespont pour arrêter les vaisseaux qui passaient dans le Pont-Euxin, et que les Rhodiens s’y étaient opposés. Cette querelle s’était aigrie quelque temps auparavant à l’occasion de certains châteaux et de la Perée, pays situé à l’extrémité du continent opposé à l’île de Rhodes, et où les troupes d’Eumène faisaient continuellement des courses. Ces mécontentemens étaient cause que tout ce que l’on disait contre ce prince était écouté volontiers. Les factieux saisirent ce prétexte pour faire mépriser la lettre de Lucrétius. Ils dirent qu’elle ne venait pas de ce Romain, mais d’Eumène, qui voulait, de quelque manière que ce fût, les engager dans une guerre, et les jeter dans des dépenses et des fatigues inutiles. Le porteur même de la lettre leur aidait à soutenir ce qu’ils avançaient : que les Romains, loin de se servir de gens d’une condition si basse pour envoyer leurs ordres, choisissaient pour cela les personnes les plus distinguées. Ce n’est pas qu’ils ne sussent fort bien que la lettre avait été véritablement écrite par Lucrétius ; mais ils voulaient ralentir l’ardeur de la multitude, retarder le secours qu’on devait donner aux Romains, et faire naître par là quelques occasions de brouillerie avec eux : car ils n’avaient d’autres vues que d’aliéner des Romains l’esprit des peuples et de les gagner à Persée, dont ils étaient fauteurs : l’un, savoir, Polyarate, parce qu’ayant fait des dépenses pour contenter son faste et son ostentation, il n’avait plus rien qui ne fût au pouvoir de ses créanciers ; et Dinon, parce que, avare et sans pudeur, il s’était toujours étudié à augmenter ses biens par les largesses des grands et des rois. Stratocles s’éleva vivement contre ces factieux ; il dit beaucoup de choses contre Persée ; il fit, au contraire, un grand éloge des Romains ; enfin il obtint du peuple un décret qui ordonnait d’envoyer les vaisseaux. Sur-le-champ on équipa six galères, dont on envoya cinq à Chalcis, sous la conduite de Timagoras, et la sixième à Ténédos. Un autre Timagoras qui la commandait rencontra à Ténédos Diophane, à qui Persée avait donné ordre d’aller vers Antiochus, Il ne put pas s’en rendre maître, mais il prit le vaisseau. Lucrétius reçut avec politesse tous les alliés qui étaient arrivés par mer ; mais il les remercia de leurs services, parce que, dit-il, les affaires ne demandaient pas de secours maritime. (Ibid.)


Le sénat ordonne que les ambassadeurs de Persée sortent de Rome et de l’Italie.


Les commissaires romains, étant revenus d’Asie, firent au sénat leur rapport sur ce qu’ils avaient vu à Rhodes et dans les autres villes. Ensuite on fit entrer les ambassadeurs de Persée. Solon et Hippas firent tous leurs efforts pour justifier leur maître sur tout, et pour apaiser la colère du sénat. Ils le défendirent principalement sur l’attentat qu’on l’accusait d’avoir commis sur la personne d’Eumène. Quand ils eurent fini, le sénat, qui, depuis long-temps, avait résolu la guerre, leur ordonna, et à tous les Macédoniens qui étaient à Rome, de sortir incessamment de la ville et de Italie dans trente jours. On appela ensuite les consuls, et on leur recommanda de ne pas perdre de temps et de donner tous leurs soins à cette guerre. (Ibid.)


Persée, quoique victorieux, demande la paix et ne peut l’obtenir.


Après la victoire remportée par les Macédoniens, Persée assembla son conseil. Il s’y trouva quelques-uns de ses amis qui lui dirent qu’il ferait bien de députer au consul, de lui demander la paix, et, pour l’obtenir, de lui offrir, quoique victorieux, les mêmes tributs et les mêmes places que Philippe, vaincu, avait promis de céder. « Car, dirent-ils, s’il accorde la paix, premièrement, vous vous faites un très-grand honneur en finissant la guerre après une victoire, et en second lieu, les Romains, après avoir éprouvé la valeur de vos troupes, ne seront plus si hardis à donner des lois dures ou injustes aux Macédoniens ; que si, piqués de leur défaite, ils s’opiniâtrent à s’en venger, autant qu’ils auront à craindre la juste colère des dieux, autant vous aurez lieu d’espérer que les dieux et les hommes favoriseront votre modération. » Cet avis ayant été approuvé de la part des membres du conseil et du roi même, on choisit sur-le-champ pour ambassadeurs Pantauchus, fils de Balacre, et Medon de Beroé. Ils arrivent chez Licinius, on tient conseil, les ambassadeurs déclarent les ordres dont ils étaient chargés, on les fait retirer, on délibère. Le sentiment unanime fut qu’il fallait répondre le plus fièrement qu’il se pourrait ; car telle est la coutume qu’observent les Romains, et qu’ils ont reçue de leurs ancêtres : dans la mauvaise fortune, ils affectent de paraître hauts et fiers, et dans la bonne, doux et modestes. Cette politique est belle, on n’en peut douter, mais je ne sais si, dans certaines conjonctures, il est bien possible de la garder. Quoi qu’il en soit, voici la réponse qu’on donna aux ambassadeurs. « Point de paix pour Persée, s’il ne laisse au pouvoir du sénat de disposer de sa personne et de son royaume comme il lui plaira. » Cette réponse portée au roi et à ses amis, on fut frappé d’un orgueil si insupportable. Le conseil en fut choqué au point qu’on dit au roi que, quoi qu’il arrivât, il ne devait plus envoyer personne aux Romains. Persée ne fut pas de leur avis : non-seulement il y envoya plusieurs fois, mais il offrit un tribut plus considérable encore que celui dont Philippe avait été chargé. Toutes ses instances ne servirent qu’à lui faire reprocher par ses amis, que, victorieux, il se rabaissait autant que s’il eût été vaincu. N’ayant donc plus de paix à attendre, il revint à son premier camp de Sycurium. (Ambassades.) Dom Thuillier.


Cestre (ou cestrosphendones). Ce nouveau genre de trait, inventé pendant la guerre persique, était long de deux palmes, et se terminait par un fer dont la douille occupait moitié. On y adaptait une hampe d’un empan et de la grosseur d’un doigt, au milieu de laquelle étaient fixés trois petits ailerons de bois. Ce javelot, placé à la jonction des deux courroies inégales d’une fronde, s’y trouvait en quelque sorte attaché, mais de manière à pouvoir se dégager facilement. En effet, dans le mouvement de rotation imprimé à la fronde, tant que les courroies étaient tendues, le trait restait en suspens ; mais dès qu’on lâchait une des courroies de la fronde, il s’en échappait vivement, et, tombant avec la rapidité d’une balle, blessait grièvement ceux qui en étaient atteints. (Suidas in Κέστρος.)


Cotys, roi de Thrace.


Outre une mine avantageuse et une force infatigable pour la guerre, on remarquait dans ce roi un caractère d’esprit fort différent de celui des Thraces : il était sobre, doux et d’une prudence peu commune. (Vertus et Vices.) Dom Thuillier.


Convention des Rhodiens avec Persée pour la rançon des prisonniers.


Quand la guerre de Persée contre les Romains fut finie, Anténor vint de sa part à Rhodes pour traiter de la rançon des prisonniers qui étaient sur mer avec Diophane. Le sénat rhodien fut partagé sur le parti que l’on devait prendre. Phîlophron et Théætète ne voulaient nulle liaison, nul traité avec le roi de Macédoine ; Dinon et Polyarate étaient d’un autre sentiment. Enfin les avis se réunirent, et l’on convint avec Persée pour la rançon de ces prisonniers. (Ibid.)


II.


Ptolémée gouverneur de Chypre.


Cet Égyptien était fort au-dessus des autres hommes de son pays, il était judicieux et entendu dans les affaires. Lorsqu’on lui confia le gouvernement de l’île de Chypre, le roi était encore jeune. Il mit tous ses soins à ramasser de l’argent, et n’en donnait rien à personne, quelques instances que lui fissent les économes royaux. Sa fermeté sur ce point allait si loin, qu’on l’accusait ouvertement de s’approprier les revenus de l’île. Mais quand Ptolémée fut en âge de gouverner par lui-même, et que le gouverneur lui eut envoyé l’argent qu’il avait ramassé, et qui montait à une assez grosse somme, alors et le roi et toute la cour donnèrent de grandes louanges à sa fidélité et à son épargne. (Ibid.)


III.


Céphale.


Céphale arriva ainsi d’Épire. Déjà auparavant affectionné à la famille du roi de Macédoine, il fut alors comme forcé de prendre parti pour Persée. Voici pourquoi : Charops, Épirote, homme d’honneur et de probité, ami des Romains, et qui, pendant que Philippe occupait les détroits de l’Épire, avait été cause que ce prince avait été chassé de ce royaume, et que Titus s’en était rendu maître, ainsi que de la Macédoine ; Charops, dis-je, avait un fils nommé Machatas, qui en eut un qu’il nomma Charops. Machatas, étant venu à mourir, laissa son fils fort jeune. Charops, son aïeul, prit soin de son éducation, et l’envoya à Rome avec un équipage sortable pour y être instruit dans la langue latine et dans les belles-lettres. Le jeune Charops se fit beaucoup d’amis dans cette ville, et après quelque séjour, il revint dans sa patrie. Son aïeul alors était mort. Naturellement haut, orgueilleux et plein de mauvaises inclinations, il se mit à contredire et à décrier les personnes du premier rang. D’abord, on n’y fit nulle attention, et Antinoïs, plus âgé et plus en considération que lui, n’en gouvernait pas moins à son gré. La guerre déclarée contre Persée, Charops indisposa les Romains contre Antinoüs, et pour cela leur exagéra l’ancienne liaison qu’avait cet Étolien avec la maison royale de Macédoine. Tantôt il observait ses démarches, tantôt il interprétait en mauvaise part ses paroles ou ses actions ; il retranchait de quelques-unes, il ajoutait à d’autres, et vint enfin à bout par ces artifices de faire croire tout ce qu’il inventait contre ceux qu’il voulait perdre. Céphale n’en fut pas ébranlé. C’était un homme d’une sagesse et d’une prudence singulières. Il persista dans le meilleur parti. Il pria d’abord les dieux de ne pas permettre que les affaires se décidassent par les armes. Quand la guerre eut été déclarée, il fut d’avis qu’on n’accordât aux Romains que ce à quoi l’on s’était obligé par le traité d’alliance, et qu’on ne se déshonorât point jusqu’à se soumettre lâchement à tout ce qu’il leur plairait d’ordonner. Cette fermeté déplut à Charops, et il se déchaîna contre Céphale. On ne pouvait rien faire où il ne soupçonnât du mal dès que ce qui se faisait n’était pas favorable aux Romains. Dans les commencemens, Antinoüs et Céphale, n’ayant point à se reprocher d’avoir rien proposé de contraire à la république romaine, crurent devoir mépriser les calomnies qui se répandaient contre eux ; mais quand, après le combat de cavalerie, ils virent que sans raison l’on conduisait à Rome les Étoliens, Hippoloque, Nicandre et Loquague, et qu’on ajoutait foi aux calomnies que publiait Lycisque, qui, dans l’Étolie, suivait la même route que Charops ; alors, prévoyant l’avenir, ils prirent des mesures pour se mettre à couvert de ce calomniateur, et résolurent de tout tenter pour éviter d’être mis dans les fers, et d’être menés à Rome sans avoir été entendus. Pour cela ils furent obligés, quoique ce fût contre leur intention, d’embrasser le parti de Persée. (Ibid.)


Théodote et Philostrate.

On ne peut excuser l’action détestable de ces deux traîtres. Sur la nouvelle que le consul romain Aulus Hostilius devait incessamment arriver à son camp dans la Thessalie, ils se persuadèrent qu’en le livrant à Persée, ils rendraient à ce prince un service qu’il ne manquerait pas de payer de toute sa confiance, et mettraient pour le présent un très-grand obstacle à l’entreprise des Romains. Ils écrivirent donc à Persée de se mettre en marche au plus tôt. Ce prince s’y mit en effet ; mais il fut arrêté sur sa route par les Molosses, qui s’étaient emparés du pont qui est sur le Loüs, et il fallut les combattre. Le consul, arrivé à Phanote, logea chez Nestor Cropius. Là il était aisé à ses ennemis de le prendre, et sa perte était inévitable, si la fortune ne l’eût favorisé. Son hôte, ayant pressenti, comme par inspiration, le malheur dont Hostilius était menacé, l’obligea de sortir de la ville pendant la nuit, et de passer dans une ville voisine. Il le fit, et, quittant la route d’Épire, il se mit en mer, cingla vers Anticyre, et de là il marcha vers la Thessalie. (Vertus et Vices.) Dom Thuillier.


IV.


Pharnace et Attalus.


Le premier de ces deux princes était le plus injuste roi qu’on eût vu avant lui.

L’autre était en quartier d’hiver à Élatéa, lorsqu’instruit du chagrin mortel que les Péloponnésiens avaient fait à Eumène son frère, en lui retranchant, par un décret public, les honneurs qu’ils lui avaient autrefois décernés, il résolut, sans communiquer son dessein à personne, de députer chez les Achéens pour demander qu’on relevât les statues qui avaient été érigées à Eumène, et qu’on rétablît les inscriptions faites en son honneur. Deux motifs engagèrent à prendre cette résolution : premièrement la persuasion où il était qu’il ne pouvait faire un plus grand plaisir à Eumène ; en second lieu, l’honneur que lui faisait dans la Grèce cette preuve manifeste et de sa grandeur d’âme et de son affection pour son frère. (Ambassades.) Dom Thuillier.


V.


Les Crétois.


Voici une perfidie criante de ces insulaires. C’est un crime qui leur est assez ordinaire ; mais, dans cette occasion, ils ont paru se surpasser eux-mêmes. Ils étaient amis des Apolloniates ; bien plus, ils vivaient sous les mêmes lois, composaient ensemble un même état, jouissaient en commun de tout ce qui s’appelle droits parmi les hommes, et le traité qui les contenait, gravé sur l’airain, se voyait auprès de la statue de Jupiter Idéen. Toutes ces barrières ne furent pas assez fortes pour mettre les Apolloniates à couvert de leurs violences. Ils s’emparèrent d’Apollonie, en massacrèrent les habitans, mirent leurs biens au pillage, et partagèrent entre eux les femmes, les enfans et tout le pays. (Ibid.)


VI.


Ambassade à Rome de la part d’Antiochus.


Ce prince, ne pouvant plus douter que le roi d’Égypte ne se disposât à porter la guerre dans la Cœlé-Syrie, députa Méléagre à Rome, avec ordre de dire, et de prouver au sénat, par les traités faits avec Ptolémée, que ce roi l’attaquait contre tout droit et raison. Dans toute cette expédition, le roi Antiochus se montra fort courageux et vraiment digne du nom de roi, si on en excepte les ruses dont il fit usage à l’égard de Pelus. (Excerpta Valesiana.) Schweigh. (Vertus et Vices.) Dom Thuillier.


VII.


La nouvelle du combat de cavalerie s’étant répandue dans la Grèce après la victoire des Macédoniens, les dispositions bienveillantes que son cœur éprouvait pour Persée se manifestèrent tout à coup comme un feu long-temps caché. Voici, ce me semble, quelles étaient ces dispositions : on eût dit à peu près ce qui arrive aux jeux publics. Là, en effet, lorsqu’en face d’un athlète illustre, et que l’on regarde comme invincible, se présente un antagoniste humble et de beaucoup inférieur, la foule lui donne aussitôt sa bienveillance ; elle l’encourage, et lui aide pour ainsi dire de ses efforts. Mais s’il a touché l’autre au visage, s’il lui a fait un semblant de blessure, sur-le-champ les avis se trouvent partagés pour les chances du combat. On raille l’athlète frappé, non par aversion ou par mépris, mais par une sympathie subite et inattendue, par l’effet de cette bienveillance naturelle qu’on a pour le moins fort. Que quelqu’un en fasse un reproche à propos, cette foule change vite, et se repent de sa méprise.

C’est ce que fit, dit-on, Clitomaque. C’était un athlète sans égal, et dont la gloire s’était répandue par tout l’univers. Le roi Ptolémée, jaloux de flétrir cette réputation, fit exercer, avec un soin particulier, le pugile Aristonicus, dont la vigueur lui parut capable de répondre à ce qu’il se proposait. Celui-ci arrive aux jeux Olympiques, et présente le combat à Clitomaque. Beaucoup de gens regardaient favorablement Aristonicus, et trouvaient beau qu’on osât lutter contre un Clitomaque. Le combat s’engage ; Aristonicus saisit le temps et blesse son adversaire : un tonnerre d’applaudissemens s’élève, chacun manifeste son approbation et sa faveur pour Aristonicus. C’est alors que Clitomaque, dit-on, s’étant un peu écarté, et ayant repris haleine, se tourna vers l’assemblée, et demanda : « Que voulez-vous faire, en encourageant Aristonicus, en vous déclarant ses champions autant que vous le pouvez ? Ne trouvez-vous pas en moi un athlète accomplissant les devoirs de sa profession ? ou plutôt ignorez-vous qu’en ce moment Clitomaque combat pour la gloire de la Grèce et Aristonicus pour celle du roi Ptolémée ? Lequel préférez-vous, qu’un Égyptien remporte la couronne olympique sur des Grecs, ou plutôt qu’un Thébain, un Béotien soit proclamé vainqueur au pugilat sur des Égyptiens ? » Après ces paroles de Clitomaque, il s’opéra dans les esprits une telle métamorphose, qu’Aristonicus fut vaincu plutôt par le changement de l’assemblée que par le bras de Clitomaque.

Voilà donc à peu près ce qui avait lieu parmi les peuples à l’égard de Persée. Si on leur eût demandé sérieusement s’ils voulaient abandonner à un seul homme une monarchie qui lui donnait un pouvoir si étendu, nul doute qu’ils n’eussent de suite changé d’avis, et ne se fussent jetés dans des désirs contraires ; que si on leur eût rappelé en peu de mots tous les malheurs causés à la Grèce par la maison de Macédoine, tous les avantages apportés par les Romains, je pense qu’ils auraient bien vite abandonné leur première détermination. Toutefois l’événement était si imprévu, que l’opinion générale avait manifesté de suite une singulière faveur pour l’adversaire qui osait se placer en face des Romains. Ne doit-on pas faire là quelques réflexions utiles, pour que personne, par ignorance de la nature humaine, ne soit tenté de reprocher aux Grecs leur disposition présente comme une ingratitude ?

Il faut qu’en toutes choses les hommes mesurent leurs actions à l’opportunité ; car l’occasion est une chose bien puissante ; dans la guerre surtout, elle donne à tout sa valeur : la négliger est une faute grave.

C’est que beaucoup d’hommes aspirent à ce qui est beau ; que peu osent se mettre à l’œuvre, et que de ceux qui s’y mettent, un petit nombre sait mener une entreprise jusqu’à sa fin. (Angelo Mai et Jacobus Geel, ubi suprà.)