Bijou/01

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Calmann-Levy / Nelson (p. 8-25).
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I


La marquise de Bracieux travaillait pour ses pauvres ; elle piqua dans la pelote de laine bourrue son gros crochet d’écaille blonde et, posant la pelote sur ses genoux, leva la tête vers son petit-neveu Jean de Blaye :

— Jean ?… qu’est-ce que tu regardes donc de si intéressant ?… tu es là à t’écraser le nez contre la vitre, absolument comme quand tu étais petit… et insupportable…

Jean de Blaye redressa brusquement le front, qu’il appuyait aux carreaux de la baie, et répondit avec un peu d’hésitation :

— Moi ?… mais rien, ma tante !… rien du tout !…

— Rien du tout ?… Eh bien, tu regardes rien du tout avec beaucoup d’attention !…

— Ne le croyez pas, grand’mère !… — dit madame de Rueille de sa belle voix grave — il espère toujours voir paraître un fiacre au tournant de l’avenue…

La marquise demanda :

— Est-ce qu’il attend quelqu’un ?…

M. de Rueille expliqua en riant :

— Non !… mais un fiacre… même un fiacre de Pont-sur-Loire, lui rappellerait Paris !… c’est une taquinerie de Bertrade…

Jean murmura, sans bouger :

— Oh !… je ne tiens pas tant que ça à me rappeler Paris !…

Madame de Rueille le considéra avec étonnement, et, se tournant vers sa grand’mère :

— On dirait presque qu’il est sincère ?…

— Sincère, mais absorbé !… — fit la marquise. Et, s’adressant à un jeune abbé qui jouait au loto avec les petits de Rueille, elle demanda :

— Monsieur l’abbé, dites-nous donc s’il se passe sur la terrasse quelque chose d’intéressant ?…

L’abbé, assis le dos à la grande baie, regarda derrière lui par-dessus son épaule, et répondit aussitôt :

— Je ne vois pas la moindre chose intéressante, madame la marquise…

— Pas la moindre… — affirma Jean.

Et, quittant la fenêtre, il vint s’asseoir sur un divan. Un des petits de Rueille, négligeant ses cartons de loto, et laissant l’abbé répéter les numéros avec une inaltérable patience, s’était juché sur une chaise, et, grimaçant, semblait faire par la fenêtre, des signaux à quelqu’un.

La grand’mère intriguée demanda :

— À qui donc, petit Marcel, fais-tu ces horribles grimaces ?…

— À Bijou, — dit l’enfant ; — elle est là… qui cueille des fleurs…

— Est-ce qu’il y a longtemps qu’elle est là ?…

Ce fut l’abbé qui répondit :

— Il y a dix minutes ou un quart d’heure, madame la marquise…

— Et vous trouvez que Bijou n’est pas une chose intéressante à regarder ?… — s’écria la vieille femme en riant — vous êtes difficile, monsieur l’abbé !…

L’abbé Courteil, très nouveau venu dans la maison, et incroyablement timide, rougit de son rabat à la racine de ses cheveux d’un blond pâle, et balbutia, effaré :

— Mon Dieu, madame la marquise… je croyais qu’en demandant s’il se passait sur la terrasse quelque chose d’intéressant… vous vouliez dire quelque chose de… d’extraordinaire… et je ne pensais pas que la présence de mademoiselle Bij… de mademoiselle Denyse, veux- je dire… qui tous les jours, à cette heure, cueille à cette place des fleurs pour ses corbeilles… pût être considérée comme…

La phrase se termina de façon inintelligible, tandis que l’abbé, l’air éperdu, continuait à remuer les numéros dans un sac.

— Ce pauvre abbé !… — dit très bas Bertrade de Rueille, — vous l’ahurissez, grand’mère !…

— Mais non !… mais non !… je ne l’ahuris pas !… tu exagères, ma petite !...

Et après une minute de réflexion, madame de Bracieux reprit :

— Il est donc aveugle, ce garçon !…

— Quel garçon ?…

— Ton abbé, parbleu !… il fait des réponses stupides !…

— Mais, grand’mère…

— Jamais, vois-tu, je ne croirai qu’un homme peut regarder Bijou trifouiller dans les fleurs, et ne pas trouver ça « une chose intéressante » !… jamais !…

— Un homme… oui… mais l’abbé n’est pas précisément un homme…

— Ah ! qu’est-ce donc, s’il te plaît ?…

— Dame… un prêtre n’est pas…

— C’est pas un homme pour faire des bêtises !… non !… du moins, j’aime à le croire !… mais ça a des yeux, un prêtre, quand le diable y serait !… tu m’accorderas bien que si ça n’a pas des yeux d’homme, ça a au moins des yeux de femme ?… lui permets-tu, à ton abbé, d’avoir des yeux de femme ?…

— Mais, grand’mère, je lui permets d’avoir les yeux qu’il voudra…

— C’est heureux !… Eh bien, une femme qui regarde Bijou s’aperçoit qu’elle est délicieuse à regarder… pourquoi un abbé ne s’en apercevrait-il pas ?…

— Vous ne l’aimez pas, ce pauvre abbé !…

— Oh ! moi, tu sais… je trouve que les prêtres, c’est fait pour les églises et pas pour les maisons !… cette réserve faite, j’aime ton abbé autant que les autres abbés !… je l’aime… négativement… je le respecte…

Bertrade se mit à rire, et dit de sa voix caressante :

— Il n’y paraît guère !… vous le bousculez tout le temps !…

— Je le bouscule… comme je vous bouscule tous…

— Oui… mais nous… nous y sommes habitués… tandis que lui…

— Bon ! je ne le bousculerai plus !… je me surveillerai !… mais tu ne t’imagines pas à quel point ça me gênera !… moi qui aime tant avoir mon franc parler !… une drôle d’idée que tu as eue là, de prendre un abbé pour tes enfants !…

— C’est Paul… il tenait beaucoup à ce que l’éducation des enfants fût faite par un prêtre… au moins au début… il est très religieux…

— Mais moi aussi, je suis très religieuse !… et c’est pour ça que je n’aurais jamais un prêtre comme précepteur… Oui !… si c’est un homme intelligent, vous détournez au profit de un, ou de deux, ou de plusieurs enfants — mais enfin d’un petit nombre — une intelligence dont l’emploi indiqué et la destination véritable étaient de diriger un troupeau… de pardonner, d’instruire, de soulager des créatures, qui, pour la plupart, sont plus intéressantes que nous !… si c’est un imbécile, il se livre à une consciencieuse déformation du petit être qui lui est confié… et, dans l’un ou l’autre cas, vous êtes responsables du mal que vous faites, ou du bien que vous empêchez de faire… Tiens !… laisse-moi regarder Bijou !… ça m’amusera plus que de parler de ton abbé !…

Et la marquise désigna sa petite-fille qui entrait, semblable à une vivante corbeille de fleurs.

Denyse de Courtaix, surnommée Bijou, était une merveilleuse petite créature, svelte et fine, et pourtant capitonnée de fossettes, avec de grands yeux violets profonds et limpides ; un nez droit, à peine relevé du bout ; une bouche toute petite, très rouge, aux coins gaiement retroussés, laissant paraître les dents courtes, d’un blanc laiteux. Les cheveux, souples et soyeux, étaient de ce blond cendré, aujourd’hui presque perdu. Les oreilles, toutes petites, avaient des reflets de nacre rose. Ces mêmes reflets se retrouvaient non seulement sur les joues, mais sur le front, sur le cou, sur les mains. Ils éclairaient d’une grande lueur rose la peau tout entière. Les sourcils barraient d’une très fine ligne, presque noire et à peine interrompue, le front intelligent et pur. Seuls, ils indiquaient que ce frêle et joli petit être pouvait bien avoir une volonté. Bijou, qui paraissait avoir quinze ou seize ans, était depuis huit jours majeure ; mais de toute sa personne, parfaite et menue, s’envolait un parfum d’enfance et de candeur. Sa grâce, cependant, très pénétrante, très subtile, était bien celle d’une femme, et ce contraste rendait Bijou troublante et rare. Telle quelle, elle affolait les hommes, plaisait aux femmes, et se faisait adorer de tous.

Dès qu’elle entra dans le hall, toute rose dans le nuage de mousseline rosée de sa robe, avec, suspendu à son cou par des rubans roses aussi, une sorte d’éventaire débordant de roses, tous l’entourèrent, heureux de la gaieté qui entrait avec elle dans la grande pièce, un peu vide avant sa venue.

Paul de Rueille, qui jouait au billard avec son beau-frère Henry de Bracieux, vint demander une rose de la corbeille, tandis qu’Henry, le suivant, en prenait une sans la demander. Les petits de Rueille, abandonnant l’abbé qui continuait à annoncer d’un ton monotone les numéros du loto, s’élancèrent d’une glissade vers la jeune fille, à laquelle ils s’accrochèrent tous deux. Leur mère les rappela :

— Mais laissez donc Bijou tranquille, mes enfants !… vous l’assommez !…

— Robert !… Marcel !… venez donc ici, — dit l’abbé qui se leva.

Bijou protesta :

— Mais non… laissez-les donc !… ils me font plaisir !…

Elle ôta de son cou la corbeille, et allait la poser sur le billard, lorsqu’elle s’arrêta soudain.

— Ah !… non !… il faut respecter les carambolages !…

Henry de Bracieux murmura, presque attendri :

— Est-elle gentille !… elle pense à tout !…

— Viens m’embrasser, Bijou !… — demanda la marquise.

Denyse venait de placer sa corbeille sur un divan. Elle y choisit une rose largement épanouie, et courut vers sa grand’mère, qu’elle embrassa plusieurs fois de suite, avec des câlineries d’enfant. Puis, offrant sa rose :

— C’est la plus belle !…

Elle parlait un peu haut, un peu « dans la tête », peut-être, mais la voix était jeune et claire, et l’articulation d’une admirable netteté.

— Tu n’as pas vu Pierrot ?… — demanda la marquise.

— Pierrot ?… — fit Bijou qui sembla chercher dans son souvenir, — mais si, je l’ai vu !… il est même venu un instant m’aider à cueillir mes fleurs… et puis, il est allé rejoindre son père, qui est à tirer des lapins dans le petit bois…

— J’aurais dû m’en douter… il ne fait rien de rien, cet enfant-là !…

— Mais, grand’mère, il est en vacances !…

— En vacances, tant que tu voudras !… il n’en est pas moins vrai que si on lui a donné un répétiteur, c’est apparemment pour qu’il travaille…

— Mais il faut bien qu’il se repose de temps en temps, ce pauvre Pierrot !… et son répétiteur aussi !…

— Ils ne font que ça !… Enfin !… si mon frère le sait… et que ça lui convienne !…

— Ça lui convient aujourd’hui, toujours !… car c’est lui qui leur a dit d’aller le retrouver au bois…

— Qui « leur » a dit ?…

Et la vieille femme demanda, narquoisement :

— Ah !… il cueillait aussi des roses, le répétiteur ?…

— Oui… — fit Denyse, avec son beau sourire candide, sans remarquer l’intonation moqueuse de sa grand’mère, — il cueillait aussi des roses…

La marquise répliqua, en désignant un grand jeune homme qui entrait :

— Ça l’amusait probablement plus que de tirer des lapins… car s’il est allé rejoindre ton oncle au bois, il n’est pas resté longtemps avec lui !…

— Tiens !… non !… — fit Bijou étonnée.

Quittant sa grand’mère, elle alla au-devant du jeune homme :

— Est-ce que vous n’avez pas retrouvé mon oncle, monsieur Giraud ?…

Il devint très rouge.

— Si, mademoiselle… si !… nous avons très bien retrouvé M. de Jonzac… seulement, moi… j’ai dû rentrer… pour corriger les devoirs de Pierre…

Voulant expliquer, sans doute, son entrée dans le hall, il continua, avec un peu d’embarras :

— Et… je venais voir si je n’avais pas oublié ici mes livres… je croyais… mais je ne les vois pas…

Comme il sortait, sans cesser de regarder Bijou, la marquise, l’air indulgent et amusé, le rappela :

— Vous ne restez pas à fumer ici, monsieur Giraud ?… la correction de ces devoirs est-elle donc si pressée ?…

— Non, madame !… — dit vivement le répétiteur, qui revint sur ses pas ; — elle n’est pas pressée du tout !…

La vieille femme se pencha vers madame de Rueille, qui, silencieuse, travaillait à une admirable tapisserie, et lui dit en souriant.

— Il n’est pas comme l’abbé, celui-là !…

Bertrade releva sa jolie tête et répondit, sérieuse :

— Non !…

— Tu as l’air de le plaindre ?…

— Tant que je peux !…

— Et pourquoi ?…

— Parce que ce gentil garçon, arrivé gai comme un pinson il y a quinze jours, et qui s’est fait aimer de nous tous, partira d’ici triste et malheureux… avec du chagrin ou de la rancune plein le cœur…

— Oh !… tu pousses toujours les choses au noir !… il trouve Bijou un amour… il l’admire… il se plaît auprès d’elle… et puis voilà !…

— Vous savez bien, grand’mère, que Bijou est adorable… et si attirante que tous s’y prennent. ..

La marquise montra son petit-neveu de Blaye, qui, depuis qu’il avait quitté la fenêtre, semblait étranger à tout ce qui se passait autour de lui, et dit, presque rageuse :

— Tous ?… non pas tous !… regarde Jean !… il est aussi aveugle que l’abbé !…

La figure impassible, immobile dans son grand fauteuil, Jean de Blaye semblait rêver, les yeux au loin. La jeune femme le regarda et répondit :

— J’ai peur que, lui, ne soit un faux aveugle !…

— Ah bah ! — fit madame de Bracieux, ravie — tu crois que Bijou pourrait intéresser Jean ?… assez pour l’enlever, au moins pour un temps, à ses cocottes, à ses chevaux, à ses théâtres, à sa vie stupide ?… tu le crois ?…

— Je le crois !…

— Depuis quand ?…

— Depuis tout à l’heure !… quand il nous a dit avec une telle conviction qu’il ne « tenait pas tant que ça à se rappeler Paris » ! j’ai senti qu’il disait vrai… alors, je me suis demandé ce qui avait pu le lui faire oublier, j’ai cherché… et j’ai trouvé…

— Bijou ?…

— Justement !…

— Tant mieux si cela est !… mais à moi, ça ne m’en a pas l’air !… il ne s’occupe pas d’elle !…

— Quand on le voit, non !…

— Il paraît triste… préoccupé…

— On le serait à moins !… il ne fait pas à moitié les choses. Jean !… si il aime — j’entends pour tout de bon — il aimera violemment… et s’il aime violemment Bijou, ou s’il s’aperçoit qu’il va l’aimer, il n’y a là rien qui doive le réjouir… il ne peut pas — quelque envie qu’il en ait — épouser Bijou, n’est-ce pas ?… non seulement il est son cousin, mais encore il n’a pas la fortune qu’il faudrait…

— Il a cinq cent mille francs environ… Bijou en a deux cents, auxquels j’en ajoute cent… ça fait trois cents… total, à eux deux, huit cent mille francs…

— Eh bien, voyez-vous Bijou avec vingt-quatre mille francs de rente ?…

— Non !… je sais bien que, elle, trouverait ça très suffisant… elle fait — on dit toujours ça, mais, cette fois, c’est vrai — ses robes elle-même… elle est industrieuse et adroite… elle s’entend à merveille à tenir une maison, c’est elle qui, depuis quatre ans, dirige tout ici et à Paris… mais c’est moi qui ne pourrais pas me faire à l’idée de lui voir une existence médiocre… et elle l’aurait en plein !… Pourvu, mon Dieu ! qu’elle n’aille pas se mettre à aimer Jean !…

— Oh !… je ne pense pas !…

— C’est qu’il est charmant, l’animal !… et, paraît-il, très aimé ?…

— Très !… mais Bijou est si adulée, si entourée, si adorée, qu’elle n’a pas beaucoup le loisir d’aimer elle-même !…

— Et puis, elle est si enfant !…

Et la marquise regarda sa petite-fille avec une infinie tendresse.

Debout près du billard, Bijou observait la partie, et taquinait en riant les joueurs. À quelques pas d’elle, le jeune professeur immobile la contemplait l’œil extasié. Tout à coup, Jean de Blaye se leva brusquement, l’air agacé, et se dirigea vers la porte qui conduisait au perron.

— Attends !… — cria Denyse, — attends que je te donne une rose !…

Elle s’approcha de la corbeille, et y prit une rose jaune, à peine entr’ouverte, qu’elle vint passer à la boutonnière de son cousin.

— Là !… — fit-elle en reculant, l’air heureux, — tu es très beau comme ça !…

Puis, allant au répétiteur, elle dit, délicieusement chatte et souple :

— Monsieur Giraud, voulez-vous aussi un bouton de rose ?…

Et comme, interdit, tremblant presque, le jeune homme cherchait, sans y parvenir, à placer la fleur, elle la lui enleva d’un mouvement très doux :

— Vous ne savez pas !… laissez-moi arranger ça, voulez vous ?…

Il était si grand qu’elle fut forcée, pour atteindre sa boutonnière, de se dresser sur la pointe des pieds. Elle glissa alors la fleur lentement, avec un soin extrême ; et quand ce fut fait, elle affirma, aimable et souriante, en tapotant le revers luisant de la pauvre jaquette qui n’avait plus ni forme ni couleur :

— À la bonne heure !… comme ça, c’est tout plein joli !…

Les yeux brillants de tendresse, la marquise la contemplait. Elle dit à Bertrade, qui elle aussi, semblait admirer Bijou :

— Hein ?… est-elle assez gentille ?…

Madame de Rueille regarda le jeune répétiteur, qui restait planté, tout pâle, au milieu du hall, et répondit avec tristesse :

— Pauvre garçon !…

— Encore !… Ah ça ! décidément, il t’intéresse beaucoup, monsieur Giraud !…

— Beaucoup !… j’aime les délicats et les tristes… moi qui suis une gaie !…

— Oh !… une gaie !… si on veut !… tu disais tout à l’heure que Jean était un faux aveugle… eh bien, toi, tu es une fausse gaie… une gaie quand il y a quelqu’un qui te regarde…

Sans répondre, la jeune femme montra Bijou.

— C’est une vraie gaie, celle-là !… n’est-ce pas, grand’mère ?…

Bijou, après avoir distribué des fleurs aux enfants, disait à l’abbé Courteil :

— Vous aussi, monsieur l’abbé, je veux vous fleurir !… tenez !… dites un peu qu’elle n’est pas belle, cette rose ?… ah !… pour une belle rose, c’est une belle rose !…

Et elle lui tendait une rose énorme, étalée et épaisse, qui ressemblait à un chou.

L’abbé s’était levé sans lâcher le sac qui contenait les numéros du loto, et il reculait effaré, balbutiant :

— Mademoiselle… cette fleur est superbe… seulement… je ne saurais où la mettre… les boutonnières de ma soutane sont toutes petites… jamais la queue n’y entrera… je vous suis reconnaissant, mademoiselle… je suis très touché… je… mais il n’y a pas de place… il…

Elle répondit en riant :

— Il y en a dans votre ceinture de la place, monsieur l’abbé !… là !… tenez !… on dirait qu’elle est faite pour ça !…

De très loin, elle planta la longue queue de la fleur entre la ceinture et la soutane de l’abbé, qui remercia, saluant gauchement :

— Je vous remercie, mademoiselle, de votre bonté… je suis touché… très touché…

La rose, à chaque mouvement, basculait dans la ceinture trop lâche. Elle remuait drôlement, avec des petits ressauts ridicules, se détachant sur la soutane qui s’enroulait en vis au corps maigre de l’abbé.

Quand elle eut fleuri tout le monde, Bijou déclara :

— À présent, je vais arranger mes corbeilles !…

— Où ça ?… — demanda M. de Rueille.

— Mais à la salle à manger, au salon, dans le vestibule, ici, partout…

Plusieurs voix dirent :

— Nous allons vous aider !…

— Ah ! mais non !… au lieu de m’aider vous me dérangeriez beaucoup !…

Elle reprit sa corbeille et sortit, gaie et rose, dans l’envolement de ses jupes roses comme elle. Et quand elle eut disparu, un voile de tristesse s’étendit sur la grande pièce. Personne ne parlait plus. On n’entendait que le choc des billes et le bruissement des numéros que l’abbé agitait toujours régulièrement, apportant en cela comme en tout, de la méthode. À la fin, Henry de Bracieux dit :

— Grand’mère, vous ne devriez jamais permettre à Bijou de nous lâcher comme ça !… à Bracieux surtout, parce que, à Paris ça va encore !… mais ici, quand, elle nous lâche, nous sommes perdus !… c’est le rayon qui éclaire toute la maison !…

La marquise haussa les épaules.

— Tu dis des bêtises !… tu oublies que prochainement Bijou nous « lâchera » — comme tu le dis si élégamment — d’une façon définitive…

— Comment !… elle va se marier ?…

— Dame… je l’espère !…

— Vous avez quelqu’un en vue ?… — demanda M. de Rueille, mécontent.

— Non, pas du tout !… mais enfin, ce quelqu’un peut se présenter d’un jour à l’autre… non pas ici, bien entendu… il n’y a, dans le pays, rien qui puisse convenir à Bijou… mais il est probable qu’à Paris, cet hiver…

Henry de Bracieux, un beau garçon de vingt-cinq ans qui ressemblait beaucoup à sa sœur Bertrade, écoutait, les sourcils rapprochés, le visage sérieux. Il manqua un carambolage facile, et, comme son beau-frère s’en étonnait :

— Ah zut !… il fait trop chaud pour jouer au billard !… je vais dormir dans le hamac !…

Sa sœur le regarda sortir et murmura à l’oreille de la marquise :

— Lui aussi !…

La vieille femme répliqua, avec un peu d’humeur :

— Bijou ne peut pourtant pas épouser toute la famille !… Et puis, taisons-nous… la voilà !…

Et effet, la silhouette fine de la jeune fille apparaissait dans la porte qui ouvrait sur le perron. Sans entrer, elle demanda :

— Combien de personnes à dîner jeudi, grand’mère ?…

— Dame !… je n’ai pas fait le compte… il y a les La Balue…

— Ça fait quatre…

— Les Juzencourt…

— Six…

— Le petit Bernès…

— Sept…

— Madame de Nézel…

— Huit…

— C’est tout !…

— Et dix que nous sommes de fondation, ça fait dix-huit… on peut être vingt… voulez-vous inviter les Dubuisson, grand’mère ?… ça me fera bien plaisir d’avoir Jeanne…

— Je ne demande pas mieux… je vais leur écrire…

— C’est pas la peine… il faut que j’aille à Pont-sur-Loire pour les commissions, je les inviterai…

— Comment, mon pauvre petit !… tu vas aller en ville par cette chaleur ?…

— Il faut bien s’occuper du dîner !… c’est aujourd’hui mardi… et puis, j’ai à parler à la mère Rafut pour lui demander des journées… je n’ai pas de robes… il va y avoir les courses… des bals…

— Oh !… — fit la marquise avec ennui — tu vas encore avoir ici cette affreuse vieille !…

— C’est une si brave femme !… et elle travaille si bien !…

— Possible !… mais elle marque terriblement mal !…

— Oh ! grand’mère… c’est vrai… qu’elle n’est pas jolie… elle est vieille et pauvre, la mère Rafut… et ça n’embellit pas, la vieillesse et la pauvreté !… mais elle m’est si commode !… et elle est si heureuse, elle que ses actrices paient très mal ou pas du tout, d’être ici bien payée, bien nourrie, et bien traitée…

Elle était debout derrière le fauteuil de madame de Bracieux. Elle ajouta, câline, en lui entourant le cou de ses jolis bras roses :

— C’est une charité, grand’mère !… et une charité que vous faites, non seulement à la mère Rafut, mais à moi…

La marquise répondit :

— Prends-la, ton affreuse bonne femme !… prends-la tant que tu voudras !…

— Alors, au revoir… à tantôt !…

— Comment vas-tu là-bas ? avec la Victoria ?

— Non… avec la charrette… j’irai plus vite avec la charrette, je vais en vingt-cinq minutes.

— Et tu vas conduire ?…

— Mais oui, grand’mère…

— Par ce soleil ?… tu auras une insolation !…

M. de Rueille proposa :

— Voulez-vous que je vous conduise, moi. Bijou ?… j’ai du tabac à acheter… et de la poudre… et deux cannes à pêche, pour remplacer celles que Pierrot a cassées… je serai bien aise d’aller en ville…

— Et moi enchantée que vous m’y conduisiez…

— Quand partons-nous ?…

— Tout de suite, s’il vous plaît ?…

Comme ils sortaient, la marquise leur cria :

— Prenez garde aux accidents !… n’allez pas trop vite dans les côtes !…

Et Bijou répondit en riant :

— Soyez tranquille, grand’mère, je ne m’emballe jamais !…