Bijou/02

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Calmann-Levy / Nelson (p. 26-42).
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II


Le soir, comme ils traversaient en voiture Pont-sur-Loire pour rentrer à Bracieux, M. de Rueille dit à Denyse :

— Eh bien, vous savez, mon petit Bijou… avec vous, on ne passe pas inaperçu !… ah ! non !…

Elle regarda les passants, qui se retournaient vers elle avec une curiosité intense, et répondit :

— C’est ma robe rose qui…

— Non… ce n’est pas votre robe, c’est vous-même !…

Elle demanda, ses grands yeux violets encore élargis :

— Moi ?… pourquoi, moi ?…

— Oh !… petit Bijou !… ça n’est pas gentil de finasser avec le vieux cousin !…

L’air stupéfait de plus en plus, elle questionna :

— Je finasse ?…

— Dame !… ça m’en a l’air !… il n’est pas possible que vous ne sachiez pas à quel point vous êtes jolie ?… d’abord, vous avez des yeux… ensuite, on vous le dit assez pour que…

— On me le dit ?… qui ça ?…

— Mais tout le monde !… même moi, qui suis presque votre oncle… et presque un homme respectable…

— « Presque mon oncle », non !… attendu que Bertrade est ma cousine germaine… et quant à « presque respectable… »

Elle s’arrêta un instant, et conclut en riant :

— Vous vous flattez !…

— Hélas non !… je vais avoir quarante-deux ans…

Elle le regarda, l’air surpris :

— Ah bah !… vous n’en avez pas l’air !…

— Merci !… Tenez !… voyez-vous tous ces indigènes qui vous dévisagent ?… je vous affirme, Bijou, que quand je viens faire les commissions tout seul, ils ne me regardent pas avec cette avidité…

— Moi, je vous dis que c’est ce rose qui les étonne !…

— Pourquoi les étonnerait-il ?… ils y sont habitués, puisque vous venez souvent à Pont-sur-Loire, et que vous êtes toujours en rose…

Depuis qu’elle avait quitté le deuil de ses parents, morts quatre ans auparavant, Denyse avait adopté le rose comme unique couleur de robe. C’était, disait-elle, parce que sa grand’mère l’aimait mieux ainsi habillée. Dans tous les cas, le rose, un rose très doux, très mourant, sorte de feuille de rose effeuillée et pâlie, qu’elle portait toujours et qui était presque exactement du ton délicat de sa peau, lui allait à ravir. Quand le temps était froid ou mauvais, elle mettait de longs manteaux foncés qui la cachaient toute, et lorsqu’elle sortait, rose et fraîche comme une fleur, de cette enveloppe sombre, elle éclairait tout à l’entour d’elle. Ses robes étaient en batiste, en mousseline, en laine, en étoffes relativement peu chères. Tout au plus si elle se permettait un petit taffetas ou un foulard. Et quelle simplicité de forme !… toujours les mêmes petites blouses froncées, les mêmes jupes plates ; jamais le moindre ornement ; à peine l’hiver, un tout petit passepoil de fourrure.

Elle dit, semblant réfléchir :

— C’est vrai !… je suis toujours en rose !… vous trouvez ça mal ?…

— Mal ?… moi !… Eh ! grand Dieu !… je trouve ça ravissant !… je vous répète. Bijou, que si je n’étais pas un vieux monsieur… je vous ferais tout le temps la cour !…

— Vous n’êtes pas un vieux monsieur !…

— Remerci !… Si vous ne trouvez pas que je sois un tout à fait vieux monsieur… ce qui est, en effet, discutable… du moins, je suis un monsieur marié…

— C’est vrai !… et c’est tant mieux pour vous !… car rien n’est bête et ennuyeux comme les gens qui font la cour…

— Alors, vous devez trouver terriblement de gens bêtes et ennuyeux !…

— Pourquoi ?…

— Parce que tout le monde vous la fait plus ou moins, la cour ?…

— Mais non !… Songez donc !… j’ai été isolée comme une sauvage, moi !… quand papa et maman vivaient, toujours malades, j’étais enfermée comme eux… sans voir personne… et il y a à peine quatre ans que j’habite chez grand’mère où je vois du monde…

— Ah ! oui !… et à gogo !… c’est le cas de le dire !…

— On croirait que ça vous déplaît ?…

Elle regarda Rueille de côté, les yeux luisants entre les paupières à demi closes, tandis qu’il répondait, devenant malgré lui un peu nerveux :

— Me déplaire ?… et pourquoi ?… est-ce que quelque chose me regarde dans votre vie ?… ai-je donc voix au chapitre en ce qui vous concerne ?…

— Ce qui veut dire que si vous aviez voix au chapitre ?…

— Eh !… il est, certes, bien des changements, bien des réformes que je ferais… que je conseillerais, veux-je dire…

— Par exemple ?…

— Par exemple, je ne vous permettrais pas, si j’étais à la place de grand’mère, d’être aussi gentille, aussi accueillante pour tous… je voudrais vous garder pour moi un peu plus… vous empêcher de donner à des étrangers une aussi grande part de vous-même…

Elle dit, l’air pensif, triste presque :

— Oui… vous avez peut-être raison !…

— D’autant plus raison que nous vous avons à nous pour si peu de temps !…

Les grands yeux naïfs et bons se posèrent sur Paul de Rueille, qui reprit :

— Vous vous marierez bientôt ?… vous nous quitterez ?…

Bijou se mit à rire :

— Comme vous y allez !… il n’est pas question de mariage pour moi, que je sache ?…

— En fait, non !… du moins, je ne le crois pas !… mais en principe, il n’est question que de ça !… et grand’mère ne pense pas à autre chose…

— Ah ! bien !… je ne suis pas comme elle !… car je n’y pense guère, moi !…

Elle ajouta, devenue sérieuse tout à coup :

— Il est d’ailleurs problématique, mon mariage !…

— Problématique ?…

— Mon Dieu, oui !… d’abord, je veux que celui qui m’épousera m’aime…

— Ben, soyez tranquille !… vous n’aurez pas de peine à trouver ça !…

Elle acheva, et sa voix claire se fit presque grave :

— Je veux aussi l’aimer…

— Vous l’aimerez… on aime toujours son mari… pour commencer ! — fit étourdiment Rueille, qui s’arrêta court, trouvant que « pour commencer » était inutile.

Mais Bijou n’avait pas compris, ni même entendu, car elle demanda :

— Qu’est-ce que vous dites ?…

— Je dis… qu’il sera heureux !…

— Qui ?…

— Celui que vous aimerez !…

— Je l’espère !… je ferai tout ce qu’il faudra pour ça !…

M. de Rueille semblait agacé, irritable, grognon. Il dit, comme s’il eût voulu décourager Denyse de son rêve :

— Oui… mais si vous ne le rencontrez pas, celui-là ?…

— Eh bien, je coifferai sainte Catherine, voilà tout !… mais je ne vois pas pourquoi je ne le rencontrerais pas !… je ne désire pas l’impossible, après tout !…

Blagueur, un peu agressif, il répliqua :

— Est-il indiscret de vous demander ce que vous désirez ?…

— Oh ! pas indiscret le moins du monde !… car je ne puis vous répondre que ce que je vous ai répondu déjà : Je veux « l’aimer ! » tout bonnement !… je ne tiens pas à l’argent… je ne comprends pas, je n’admire pas l’argent !…

Elle se tourna vers son cousin, et conclut, le regardant bien en face :

— Ainsi, tenez !… je ferais très bien un mariage comme Bertrade !…

Il balbutia :

— Avec un autre mari ?…

Gentille, simple, sans le moindre embarras, elle dit, toute rieuse :

— Mais non !… mais non !… je trouve le mari très bien !…

M. de Rueille ne répondit pas. Il se sentait ému malgré lui à cette pensée que Bijou aurait pu l’aimer. Il trouvait l’air du soir délicieux, et jamais le soleil couchant, qui flambait s’enfonçant lentement dans la Loire, ne lui avait semblé plus lumineux. La petite charrette était si étroite, qu’à chaque oscillation de la voiture il frôlait de son coude le bras de la jeune fille, tandis que les fins cheveux blonds envolés du grand chapeau de paille balayaient sa joue qu’il sentait devenir brûlante.

Bijou s’aperçut de sa préoccupation. Elle dit en riant.

— Il me semble que vous n’écoutez pas beaucoup la description de mon « idéal » ?…

— Mais si !…

— Mais non !… à propos !… avons-nous bien fait toutes les commissions ?…

Elle prit dans sa poche une longue liste qu’elle se mit à relire :

« Glace.
« Petits fours.
« Fruits.
« Poisson.
« Les Dubuisson.
« Parler au boucher.
« Gaze rose.
« Mère Rafut.
« Chapeau.
« Livres de Pierrot.
« Cartouches d’Henry (16). »

M. de Rueille, qui regardait la liste, demanda :

— Comment ?… Henry vous a chargée de rapporter des cartouches… au lieu de m’en charger, moi ?…

— Oui !… l’avant-dernière fois, vous les avez oubliées !… la dernière, vous lui avez rapporté des cartouches de 12, et il a un 16 !… alors, il a mieux aimé…

— Je comprends ça !… mais on abuse de vous !… et les enfants aussi ont abusé… « Ballon de Marcel… Crayons de Robert… » il n’y a que Fred qui ne vous ait pas donné de commissions… mais il ne faut pas désespérer… il n’a que trois ans !… ce sera pour l’année prochaine !…

— Il ne m’a pas donné de commissions, mais je lui ai rapporté des images… « le Chat botté »… il adore les chats, ça l’amusera !…

— Que vous êtes délicieuse !…

— Délicieuse ?… est-ce assez dire ?… vous ne pourriez pas trouver quelque chose d’un peu plus élogieux ?… voyons, en cherchant bien ?…

Elle continuait à parcourir des yeux sa liste. Paul de Rueille indiqua du manche de son fouet une ligne écrite au crayon et demanda :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?… « Dire à grand’mère pour la Norinière » ?…

— C’est les Juzencourt que j’ai rencontrés… et qui m’ont bien recommandé de dire à grand’mère que la Norinière va être habitée…

— Ah !… Clagny a vendu ?…

— Non… c’est lui qui revient… il paraît qu’il viendra tous les étés !…

— Ah ! tant mieux !… ça va faire bien à grand’mère !…

— Oui… elle l’aime beaucoup !… Je ne le connais pas. M. de Clagny mais j'ai souvent parler de lui…

— Vous ne vous rappelez pas l’avoir vu autrefois ?…

— Mais non !…

— C’est lui pourtant qui a été votre parrain !…

— Vous rêvez !… c'est l'oncle Alexis, mon parrain!…

— L’oncle Jonzac est le parrain de Denyse, mais c’est M. de Clagny qui est le parrain de «Bijou»… oui !… c’est lui qui, quand vous étiez petite, disait en parlant de vous : «le Bijou »… le nom vous allait si bien qu’il vous est resté…

— Vous ne trouvez pas que c'est un peu ridicule de m’appeler Bijou, à présent que je suis vieille ?…

— Vous avez l'air d’avoir quatorze ans !… et vous aurez toujours cet air-là … je vous le promets !…

— Vous vous aventurez peut-être un peu ?…

Elle le regarda en riant. Lui aussi la regardait, sans pouvoir se détacher du jolie visage frais tourné vers lui. Et, comme il ne faisait aucune attention au chemin de traverse qui était très mauvais la roue droite se prit dans une ornière et la petite charrette pencha brusquement, jetant sur lui Denyse, qui se raccrocha de toutes forces ses forces à son bras. Ils restèrent un instant balancés, puis la roue sortit tant bien que mal du trou profond où elle était serrée, et le cheval reprit son train rapide.

— Ouf !… — dit Bijou, qui riait de tout son cœur — j’ai bien cru que nous versions !…

Il répondit, sérieux :

— Il ne s’en est guère fallu !…

Elle desserra ses petits doigts, qui s’incrustaient dans l’épaule de son cousin, et demanda :

— Est-ce bien fini ?… vous n’allez pas recommencer, au moins ? …

M. de Rueille la contemplait sans répondre, distrait, l’air troublé. Elle reprit :

— Mais au lieu de me regarder, regardez donc devant vous !… nous allons retomber encore dans une ornière… vous allez voir ça !…

Il murmura :

— Mais non !… mais non !…

Il parlait comme dans un rêve. Bijou dit :

— Je parie que nous allons être en retard pour le dîner… et vous savez que grand’mère n’aime pas bien ça !…

Rueille caressa de son fouet l’épaule du poney, qui bondit, secouant violemment la petite voiture, et partit à une allure folle.

Cette fois. Bijou parut stupéfaite :

— Ah çà ?… — questionna-t-elle — qu’est-ce que vous avez donc aujourd’hui ?… tout à l’heure, vous manquez nous verser !… à présent vous touchez Colonel avec votre fouet, alors qu’il ne faudrait pas même lui laisser deviner que vous en avez un, et vous nous faites emballer ?…

Elle ajouta, voyant que le cheval se calmait :

— … Ou à peu près !… vous n’êtes pas dans votre assiette…

Il répondit machinalement :

— Non !… Je ne suis pas dans mon assiette !…

Au premier bond du poney, Denyse avait repris le bras de M. de Rueille. Non qu’elle eût peur le moins du monde, mais parce que, assise sur la banquette trop haute pour elle, elle n’avait aucun aplomb et essayait de s’accrocher à quelque chose de solide. Sans quitter le bras où elle s’était suspendue, elle demanda avec intérêt, se penchant vers son cousin :

— Pas dans votre assiette ?… qu’est-ce que vous avez ?… vous êtes malade ?…

— Malade… non !… c’est-à-dire… pas précisément !…

— Comment, « pas précisément » ?… Ah ! il ne faut pas l’être, malade !… nous avons à travailler à la revue, ce soir !… si vous ne vous y mettez pas tous, et tout de bon… elle ne sera jamais finie pour le bal des courses !…

— Je m’en fiche un peu, de la revue… et… je… à votre place…

Il s’arrêta, embarrassé. Bijou demanda :

— Quoi ?… qu’est-ce ?… vous alliez dire quelque chose ?…

Il balbutia, cherchant ses mots :

— Oui… en effet !… je voulais vous dire que le dessin qu’a fait Jean pour votre… pour le costume d’Hébé…

— Eh bien ?…

— Eh bien !… il est infiniment trop déshabillé, ce costume !…

— Mais il n’est pas déshabillé du tout !…

— Allons donc !… est-ce qu’une femme comme vous, une jeune fille, doit se montrer ainsi presque nue ?… mais c’est honteux !…

Bijou regarda d’un air ahuri Paul de Rueille, et, lui riant au nez :

— Oh !… que vous êtes drôle !… vous avez absolument l’air d’un mari jaloux !…

Il balbutia, vexé et mal à l’aise :

— Jaloux ?… je n’ai pas à être jaloux… je…

— Sans doute !… mais sans être jaloux, vous ne voulez pas, vous, les hommes, qu’une femme semble jolie, ou gracieuse, ou amusante, à un autre que vous-même ?…

— Mais… en admettant que ce soit… c’est assez naturel !…

— Vous trouvez ça ?… Eh bien, une femme, au contraire, est heureuse du succès des hommes qu’elle aime bien !… il lui plaît de les voir plaire…

— Turlututu !… vous ne savez pas ce que vous dites, petit Bijou !… vous avez de ces choses une inexpérience… délicieuse… heureusement !…

Elle demanda, en ouvrant très grands ses doux yeux candides :

— Pourquoi « heureusement » ?…

— Parce que…

Il s’arrêta court. Bijou reprit, en lui pinçant le bras :

— Mais dites ?… dites donc ?…

Il répondit, visiblement gêné, essayant de secouer l’étreinte de la solide petite main :

— Ce serait trop compliqué !…

Bijou rougit :

— Trop compliqué ?… voilà encore une de ces défaites que je déteste !… pourquoi ne pas vouloir expliquer votre pensée ?…

Il dit, avec une sorte d’effroi :

— Expliquer ma pensée ?… oh ! non !…

— Non ?… c’est pas gentil !…

Ils restèrent un instant sans parler. Elle, souriante et tranquille ; lui, sérieux et troublé. Au moment où la voiture entrait dans l’avenue. Bijou se tourna vers M. de Rueille, et le touchant, très doucement cette fois, de sa main fine, elle lui dit d’une voix pénétrante, qui acheva de le remplir d’émoi :

— Puisque ça vous déplaît si fort, je ne mettrai pas ce costume !… nous en ferons dessiner un autre à Jean…

Il saisit la main qui s’appuyait à son bras et la serra contre ses lèvres avec une tendresse presque brutale.

Bijou ne parut pas remarquer cet emportement. Elle dit seulement, en retirant sa main, tandis qu’à travers ses cils glissait une étrange lueur :

— Prenez garde à la grille !… vous savez que le tournant est raide… vous n’êtes pas en veine aujourd’hui !…

Puis elle se mit à rassembler avec calme tous ses petits paquets, et, jusqu’au château, demeura silencieuse et affairée.

Le premier coup du dîner sonnait. Bijou monta en courant chez elle, et, dix minutes après, elle entrait au salon toute pomponnée, dans une fraîche robe de chiffon feuille de rose, avec, à l’épaule, un gros paquet de roses pompon.

— Comment !… te voilà déjà !… — fit madame de Rueille avec admiration — je parie que ce lambin de Paul n’est pas prêt ?…

La marquise demanda :

— Tu as fait toutes tes commissions ?…

— Oui, grand’mère… et j’en ai une pour vous, de commission !… les Juzencourt m’ont chargée de vous dire que M. de Clagny revient habiter la Norinière… et qu’il y reviendra tous les ans…

— Oh !… — fit madame de Bracieux, l’air vraiment heureux ; — oh !… ça me fait une grande joie… je n’espérais pas le voir revenir jamais ici !…

Bijou demanda :

— Pourquoi ?…

— Parce que… il a eu dans ce pays un très gros chagrin… à un âge où les impressions pénibles ne s’effacent plus…

— Quel âge, ma tante ?… — dit Jean de Blaye, un peu narquois.

— Quarante-huit ans !… tu seras, à cet âge, moins blagueur qu’aujourd’hui, mon garçon !… et tu y arriveras plus vite que tu ne penses…

Il répondit en souriant :

— Tant mieux !… ça doit être l’âge idéal !… l’âge où le cœur s’endort…

La marquise dit, maligne, en regardant son neveu :

— Il s’endort quelquefois plus tôt !…

Jean haussa les épaules :

— Oui… mais il se réveille !… ou il peut se réveiller… on n’est pas tranquille !… tandis qu’à quarante-huit ans…

— Tu crois ça ?… il y a douze ans que mon vieil ami Clagny avait quarante-huit ans… il en a donc aujourd’hui soixante… eh bien, je parie que son cœur ne s’est jamais endormi !… jamais, tu m’entends ?…

Et elle ajouta, plus bas, pour n’être pas entendue de Bijou qui causait avec Bertrade :

— Le cœur ni le reste !…

Jean se mit à rire.

— Bigre !… mais c’est un phénomène, votre ami !… il gagnerait, à se montrer, beaucoup d’argent !…

— Il n’a pas besoin de ça !…

— Il est riche ?…

— Dégoûtamment !…

— Mais encore ?…

— Quatre cent mille livres de rente… tu ne trouves pas ça gentil ?…

Il dit, sans enthousiasme :

— Si… évidemment, c’est gentil !… pour quel qu’un qui n’a rien volé…

Puis il demanda :

— Qu’est-ce que ce gros chagrin qu’il a eu ?…

— Je te dirai ça quand Bijou ne sera pas là…

Bijou, pourtant, ne devait rien entendre. Elle jouait avec Pierrot qui venait d’entrer. Elle lui refaisait sa raie. Pierrot, un grand gamin de dix-sept ans, vigoureux, mais grandi trop vite, avec de longs pieds et de longues mains, et un front tourmenté d’invraisemblables bosses, se faisait tout petit, pour que la jeune fille pût atteindre ses cheveux embroussaillés et ternes. Il avait le cou tendu, le regard vague, l’air heureux sous l’effleurement des petites pattes adroites.

Madame de Bracieux vit que Bijou était à cent lieues, et, à demi-voix, elle raconta à son neveu la banale aventure d’amour qui avait, en quelque sorte, interrompu la vie de son vieil ami. Tout à coup, Denyse revint vers la marquise :

— Grand-mère !… j’oubliais !… les Dubuisson ne peuvent pas venir dîner jeudi, mais M. Dubuisson amènera Jeanne vendredi et nous la laissera huit jours…

— Alors nous ne sommes plus que dix-huit à dîner ?…

— Nous sommes toujours vingt !… parce que j’ai vu les Tourville, et je les ai invités de votre part… j’ai pensé que…

— Tu as très bien fait !…

— Oh ! — dit Bertrade — les Tourville en même temps que les Juzencourt !… c’est pour le coup que nous les entendrons, les histoires de Guillaume le Conquérant et de Charles le Téméraire !…

Bijou s’écria en riant :

— Ça vaut mieux !… comme ça, nous les entendrons en une seule fois, au moins !…

Au moment où on annonçait le dîner, M. de Rueille entra, l’air préoccupé, les yeux brillants. Silencieux il s’assit à table, et y demeura sans parler.