Bijou/14

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Calmann-Levy / Nelson (p. 236-256).
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XIV


— ENTREZ !… — cria Bijou.

Debout devant une glace, elle brossait lentement ses jolis cheveux qui frisaient à mesTire que la brosse passait sur eux, et imprégnaient l’air de leur délicat parfum.

Le domestique dit :

— C’est monsieur le comte de Clagny qui vient prendre des nouvelles de mademoiselle…

— De mes nouvelles ?…

— À cause de la chute de mademoiselle…

— Ah !… je n’y pensais plus !…

Et, allant à la fenêtre, elle demanda ;

— Il est en voiture ?…

— Monsieur le comte est venu à cheval, mms il est au salon…

— Ah ! bon !… alors je vais descendre !… Dès que le domestique fut sorti, Bijou changea rapidement de peignoir. Elle mit des mules de chevreau rose, qui rendaient délicieusement drôles ses petits pieds ; et, ses cheveux flottant sur la. collerette pUssée de sa longue robe sans taille, elle courut rejoindre M. de Clagny.

En la voyant entrer, le comte se leva vivement. Il avait les traits tirés, le visage fatigué et triste.

Bijou dit, en lui tendant ses mains qu’il baisa :

— Comme vous êtes bon de vous être dérangé pour moi de si bonne heure !… il est à peine huit heures !… vous avez dû partir de la Norinière joliment tôt !…

— Ne nous occupons pas de moi… et dites-moi plutôt comment vous allez ?…

— Mais je vais à merveille !… vous avez bien vu hier que j’ai suivi le rallye-paper comme si je n’étais pas tombée avant ?… et que le soir au théâtre je n’avais pas l’air malade ?…

— Non… pas précisément malade… mais je vous ai trouvée, au théâtre, un peu bruyante, un peu fébrile…

Et, tristement, il ajouta :

— Je vous ai d’ailleurs peu et mal vue… vous ne vous êtes guère occupée que d’Hubert de Bernés, et vous avez beaucoup délaissé votre vieil ami…

Elle se leva, et allant à lui, câline :

— Oh !… comment pouvez-vous croire…

— Je n’ai pas cru, hélas !… j’ai vu !… et je ne vous le reproche pas, ma pauvre petite !… la jeunesse va vers la jeunesse… c’est si naturel !…

— Mais non !… — dit Bijou avec sincérité, mais pas du tout !… je n’aime pas tant que ça la jeunesse en général… et je ne peux pas souffrir les petits jeunes gens de l’âge de M. de Bernés en particulier…

— Oui… je me souviens que vous m’avez déjà dit ça !… vous me l’avez dit la première fois que je vous ai vue... ici même, lorsque nous attendions ensemble les invités avant le dîner...

Denyse se mit à rire :

— Vous avez de la mémoire !...

— Toujours... quand il s’agit de vous !...

Et d’une voix qui tremblait un peu, il demanda :

— Vous souvenez-vous de ce que vous m’avez dit hier ?...

— Hier ?...

— Oui... hier... quand je vous tenais dans mes bras, blottie comme un petit oiseau frileux ?...

Elle dit, semblant chercher, ouvrant tout grands ses yeux qui, en ce moment, ressemblaient à des violettes pâles :

— Non... je ne sais pas !... je ne sais plus !... j’étais un peu abrutie de ma culbute, vous comprenez ?

... Et, comme M. de Clagny restait sans parler :

— Voyons ?... qu’est-ce que j’ai donc dit de si intéressant ?...

Il répéta lentement, en regardant avec attention Bijou qui l’écoutait l’air amusé, la bouche entr’ouverte :

— Vous avez dit : « Je suis si bien, si vous saviez !

je voudrais rester toujours ainsi... »

— Je ne me rappelle pas avoir dit ça !... mais, dans tous les cas, j’ai bien fait de le dire, parce que c’était très vrai, vous savez ?...

Il attira Bijou à lui et demanda :

— Est-ce que, vraiment, ça ne vous... effaroucherait pas de me voir comme ça de près toujours ?.., — Mais non, ça ne m’effaroucherait pas !... oh ! pas du tout !...

— Bien vrai ?...

— Bien vrai !... mais pourquoi me demandez-vous ça ?...

— Pour rien... Savez-vous si votre grand’mère est levée ?...

— Elle ne se lève pas avant huit heures et demie ou neuf heures, surtout quand elle se couche tard comme cette nuit... il était presque deux heures quand nous sommes rentrés ?...

— Et vous êtes aussi fraîche, aussi jolie que si vous aviez dormi toute la nuit... Dites-moi, je voudrais bien la voir, votre grand’mère ?...

— Vous avez à lui parler à elle-même... ou bien c’est quelque chose que je peux lui dire de votre part ?...

— Non... j’ai à lui parler à elle-même...

— C’est que, elle va probablement vous faire attendre « un brin »... comme on dit ici...

— Eh bien, j’attendrai... Bijou regardait avec étonnement M. de Clagny, qui faisait les cent pas à travers la grande pièce, et, curieuse, elle dit :

— Qu’est-ce que vous avez ?... car vous avez quelque chose, bien sûr !...

— Mais non !...

— Mais si !... vous allez... vous venez !... Tenez !.., un jour j’ai vu Paul de Rueille qui allait et venait comme ça...

— Moi aussi, je l’ai vu !... c’était le soir du dîner La Balue, Juzencourt et Cie ? .. . pendant que vous chantiez...

— Pas du tout !... c’est un jour où il avait un duel ridicule... et il ne savait pas s’il devait le dire ou ne pas le dire à Bertrade...

— Et... qu’est-ce qu’il a fait ?...

— Je crois qu’il n’a rien dit...

— Eh bien, il avait plus « d’estomac » que moi !...

Bijou dit impétueusement :

— Vous avez un duel ?...


— Un duel, si on veut... et ridicule, à coup sûr !... un duel contre l’impossible !... vous ne pouvez pas comprendre ça, mon pauvre cher petit Bijou !...

— Et vous croyez oue grand’mère le comprendra mieux que moi ?...

— Je ne sais pas !... dans tous les cas, elle m’écoutera. .. et elle me plaindra...

— Mais moi aussi... je vous écouterais et je vous plaindrais...

Il dit et son visage exprimait une vraie souffrance :

— Je ne veux pas être plaint par vous !...

— Vous ne m’aimez donc pas ?... M. de Clagny fit un mouvement, puis, s’ arrêtant, il dit avec un calme que démentaient le trouble de ses yeux et l’enrouement de sa voix :

— Si... je vous aime... je vous aime beaucoup !... Prenant son chapeau qu’il avait posé sur un meuble, il se dirigea rapidement vers la porte qui donnait sur la terrasse, en disant :

— Je vais attendre dans le parc que votre grand’mère soit prête à me recevoir…

Mais dès qu’il vit que Bijou avait quitté le salon, il rentra et s’assit dans une pose affaissée, subitement vieilli par quelque douloureuse préoccupation.

La marquise ne se fit pas longtemps attendre. Elle dit en entrant, toute souriante :

— Vous êtes joliment matinal, Clagny !… Puis, apercevant le visage bouleversé de son vieil ami, elle demanda, inquiète :

— Ah ! mon Dieu !… qu’est-ce qu’il vous est arrivé ?…

— Un malheur…

— Dites !…

— C’est pour ça précisément que je viens de si bonne heure… Vous souvenez-vous que lorsque je suis venu ici pour la première fois… il y a quinze jours… comme j’admirais Bijou, vous m’avez rappelé qu’elle était votre petite-fille et qu’elle pourrait être la mienne ?…

— Oui !…

— Je vous ai répondu que je le savais bien… mais que, tout ça, c’était du raisonnement… et que les cœurs jeunes raisonnaient peu ou mal…

— Parfaitement !… eh bien ?…

— Eh bien, aujourd’hui, j’aime Bijou !… je l’aime de toutes mes forces…

— Patatras !…

— Ah !… vous êtes consolante, vous !…

— Dame !… mon pauvre ami !… que voulez vous que je vous dise !… vous n’espérez pas épouser Bijou, n’est-ce pas ?…

Il répondit, les yeux pleins de larmes, la parole étranglée :

— Non… je ne l’espère pas !… et pourtant je vous supplie de dire à votre petite-fille ce que je viens de vous avouer, à vous… j’ai cinquante-neuf ans… six cert mille francs de rente… je ne suis ni méchant ni répugnant… et je l’adore… comme jamais un autre ne l’adorera…

— Mais songez donc que vous avez…

— Trente-huit ans de plus qu’elle… c’est pour moi surtout que cette différence est chose redoutable… oui… je le sais… et j’accepte tous les dangers d’une telle disproportion…

— Mais elle ?…

— Elle ?… elle se prononcera pour ou contre moi… elle a vingt et un ans… ce n’est plus une enfant… elle sait ce qu’elle fait…

— N’empêche que j’ai, moi aussi, une responsabilité, et que…

— Ah !… vous voyez !… vous avez peur qu’elle consente…

— Peur ?… en vérité, non !… je suis convaincue que cette petite créature idéale a de celui qu’elle rêve pour son mari une vision toute différente de vous…

— Et si, par hasard… oh ! notez bien que je ne l’espère pas… vous vous trompiez ?… qu’est-ce que vous feriez ?…

— Qu’est-ce que vous voudriez que je fasse ?…

— Rien… et je crains précisément que vous n’usiez de votre influence sur Bijou…

— Non… je lui ferai les observations que je crois devoir lui faire… rien de plus…

— Alors, vous allez lui parler ?…

— Oui…

— Voulez-vous que je vienne tantôt ?…

— Ah ! non !… donnez-moi jusqu’à demain… je ne lui parlerai probablement que ce soir… mais, au fait !… ça ne vous empêche pas de venir dîner si ça vous plaît ?… c’est pour le… pour la réponse, que je vous remettais à demain…

— Si elle refuse… je partirai…

— Pour où ?…

— Est-ce que je sais ?… ma vie sera finie… j’irai crever dans un vieux coin…

— Vous raisonniez déjà comme ça il y a douze ans !… et vous voilà aujourd’hui, je ne dirai pas plus jeune…

La marquise s’arrêta et reprit en souriant :

— Et pourquoi ne le dirais-je pas ?… vous me paraissez plus jeune que dans ce temps-là… vous êtes surprenant, mon ami, on vous donnerait quarante-cinq ans !…

— Si c’était vrai, ce que vous dites ?…

— Ça l’est !… je vous assure !… mais ça n’empêche pas que vous en avez tout de même cinquante-neuf…

M. de Clagny se leva.

— Adieu !… — fit-il, — à demain…

Il ajouta, avec un sourire navré : — Ou à ce soir !… oui… quand arrivera la fin de la journée, je serai pris d’un-iolent désir de la revoir… et je viendrai… comme avant-hier… comme jeudi… comme tous les jours…

Il saisit la main de madame de Bracieux et la serra nerveusement en murmurant :

— Au nom de notre si vieille amitié… je vous en prie… soyez-moi bonne ?…

Pendant tout le déjeuner, la marquise parut préoccupée, et, à plusieurs reprises, M. de Jonzac demanda à sa sœur :

— Qu’est-ce qu’il y a donc ?… tu as tes papillons noirs ?…

Jean de Blaye dit :

— Ma tante a dû se coucher très tard… je vous ai entendus rentrer… il devait être deux heures… Et, s’adressant à Bijou :

— Eh bien, t’es-tu amusée ?… était-ce joli ?…

— Charmant !… — fit distraitement la jeune fille.

— Cette petite Lisette Renaud est vraiment délicieuse !… — dit M .de Rueille ; — elle a de grands beaux yeux tristes !… elle vous a plu aussi, n’est-ce pas, grand’mère ?…

— Oui… — répondit madame de Bracieux, elle est séduisante au possible et elle a une admirable voix !… j’ai été stupéfaite de trouver ça à Pontsur-Loire. .. stupéfaite aussi de l’élégance de la salle… il y avait beaucoup de joUes femmes bien habillées…

— Presque toutes en rose ! — s’écria Denyse, — j’ai remarqué ça !...

M. de Rueille dit :

— Ça, c’est à cavise de vous !... les dames de Pont-sur -Loire vous voient toujours en rose... et comme vous êtes pour elles le « dernier cri »... elles se mettent en rose aussi...

Voyant que Bijou avait l’air surpris, il demanda :

— Est-ce qu’elle n’est pas claire, ma petite explication ?...

Elle répondit en riant :

— Elle est claire... mais fantaisiste !... personne, mon pauvre Paul, ne fait attention à moi...

Comme madame de Rueille se tournait vers elle, elle la prit à partie :

— Qu’est-ce que tu en penses, Bertrade ?...

— Je pense que tu es beaucoup trop modeste...

— Oh ! oui !... — dit Giraud, qui enveloppa la jeune fille d’un regard pénétré d’admiration, — mademoiselle Denyse est trop modeste !... hier, toute la salle avait les yeux sur elle... et la chanteuse elle-même ne cessait pas de...

Bijou l’interrompit vivement :

— Vous rêvez, monsieur Giraud !... Je n’ai pas remarqué qu’on s’occupât de notre loge... mais quand même cela serait, il ne s’ensuit pas nécessairement que ce soit moi qui...

— Évidemment !... — fit Henry de Bracieux, gouailleur, — c’est grand’mère qui intéressait si fort les indigènes !... — Non !... mais ça pouvait être Jeanne Dubuisson ! ...

— C’est vrai !... elle n’est pas connue à Pont-sur -Loire, la petite Dubuisson !... sa vue doit évidemment faire sensation !...

Bijou haussa les épaules.

— Vous savez tous que j’ai horreur qu’on s’occupe de moi... et vous me dites tout le temps des choses pour me taquiner....

Pierrot s’écria :

— Si tu as horreur de faire de l’effet, la grosse Gisèle de La Balue n’est pas la même chose, va !... en v’ià une qui changerait bien avec toi !,. . Hier, au goûter du rallye... elle était là qui tournait autour de tout le monde comme une grosse mouche... même que Bernés l’a envoyée promener.

— Il est gentil, ce petit Bemès !... — dit la marquise, — je l’ai vu pendant toute cette soirée d’hier, et il m’a plu beaucoup... il est simple... bien élevé... pas bête...

Jean de Blaye vit que Bijou faisait ime moue indifférente, et il demanda :

— Tu n’as pas l’air d’être de l’avis de grand’mère ? ...

— Oh !... mon Dieu ! si !...

— Tu manques d’enthousiasme, avoue-le ?...

— Mais je l’avoue...

La marquise se tourna vers sa petite-fille.

— Ah !... et qu’est-ce que tu lui reproches ?...

— Mais rien, grand’mère !... rien !... je le trouve comme tout le monde... et en le voyant, je ne pousse pas des cris d’admiration... voilà tout !...

— Je crois, — dit M. de Rueille, — que celui qui vous fera pousser des cris d’admiration est encore à naître !... vous êtes très bonne, très indulgente... vous trouvez tout le monde négativement bien... mais, effectivement, c’est une autre affaire...

— Vous exagérez !...

— J’exagère ?... Eh bien, citez-moi donc un homme... un seul, que vous trouviez vraiment à votre gré ?...

— Mais... M. de Clagny, par exemple !... La marquise demanda :

— Tu le trouves bien... tu le trouves bien... mais comment ?... pas pour l’épouser, je présume ?... Bijou répondit en riant :

— Ah ! non !... pas pour l’épouser !... On sortait de table. Jean de Blaye dit :

— Quelqu’un a-t-il des commissions pour Pont-sur-Loire ?...

— Tiens !... — fit Bijou surprise, — tu vas à Pont-sur-Loire, comme ça, tout seul ?... qu’est-ce que tu peux bien aller y faire ?...

— Ce que j’y vais faire ?... — répondit-il un peu troublé — des commissions...

— Veux-tu m’emmener ?...

— T’emmener ?... mais...

Depuis le soir où il avait avoué à Bijou qu’il l’aimait, il évitait toutes les occasions de se trouver seul près d’elle. Quant à elle, sa façon d’être avec lui et avec Henry de Bracieux ne s’était modifiée en rien. Elle restait aussi libre, aussi cordiale qu’avant de leur avoir refusé sa main, et semblait oublier même qu’ils l’eussent demandée.

Elle dit, l’air étonné :

— Mais quoi ?... tu ne veux pas m’emmener ?...

Mal à l’aise, appréhendant le tête-à -tête et n’osant pas devant tous refuser d’emmener Bijou, il répondit, affectant de plaisanter :

— Mais si !... je suis, au contraire, très flatté de l’honneur que tu veux bien me faire !...

— A la bonne heure !... tu es gentil !...

— Je suis charmant !... mais il faut que tu aies, en plus de moi, quelqu’un pour t’ accompagner, parce que, moi, j’ai des affaires...

— Oh !... — fît Denyse d’un ton chagrin, — tu ne veux pas me garder avec toi là-bas ?...

Madame de Bracieux intervint :

— Mais, mon Bijou, vous ne pouvez , dans aucun cas, vous en aller comme ça tous les deux !... Jean a beau être ton cousin germain, ça ne se fait pas, ces choses-là !... il faut que vous emmeniez la vieille Joséphine... et encore, c’est convenable tout juste !..

Après un silence, la marquise reprit :

— Mais, qu’est-ce que tu y feras, à Pont-sur-Loire ? ...

— Des courses, grand’ mère... vous oubliez qu’il y en a toujours pour la maison, des courses !... et puis, j’irai voir Jeanne... c’est justement le jour où M. Spiegel est pris tout le temps... je ne les empêcherai pas de roucouler !...

M. de Jonzac dit :

— Ils ne m’ont pas l’air de roucouler beaucoup !… je les regardais hier pendant le rallye-paper… ou je me trompe fort, ou ça ne bat que d’une aile, ce mariage-là !…

— Pourquoi croyez-vous ça, oncle Alexis ?… demanda Bijou, l’air inquiet.

— Parce que je trouve la petite triste et le professeur indifférent !… tu n’as pas remarqué ça ?…

Elle répondit :

— Non !… je ne remarque pas grand’chose, moi !…

De Bracieux à Pont-sur-Loire, Bijou et Jean furent silencieux.

En ville, ils croisèrent, près de la gare, madame de Nézel qui arrivait des Pins par le train de deux heures et demie. En la voyant. Bijou fit un mouvement et ses lèvres remuèrent comme si elle allait parler, mais elle se contenta de glisser vers son cousin un regard luisant et doux. Jean, maladroit et troublé, avait eu l’air de ne pas voir la jeune femme, qui, au lieu d’aller vers le centre de la ville, tournait dans une ruelle tracée au milieu de terrains vagues et de jardins.

En descendant de voiture avec la vieille Joséphine à la porte des Dubuisson, Bijou demanda :

— Où te retrouverai-je ?… et à quelle heure ?…

— À l’hôtel… je dirai d’atteler pour six heures, si ça te va ?…

Elle dit, étonnée :

— Six heures !… ben, tu en as des courses !… trois heures et demie de courses... dans Pont-sur -Loire !

... Impatienté, et voulant avant tout éviter l’innocente enquête de Bijou, Jean lui offrit de partir plus tôt, mais elle refusa :

— Non... pourquoi ça ?... je suis enchantée de rester longtemps avec Jeanne, moi !...

Mademoiselle Dubuisson était chez elle. Denyse lui trouva la mine attristée et les yeux battus. Elle demanda :

— Qu’est-ce qu’il y a encore ?... est-ce que ça ne va pas ?...

— Pas très bien...

— Est-ce que... ton fiancé ?...

— Toujours le même... —

Ce qui veut dire ?...

— Que je le trouve devenu un peu bien calme... mais il y a autre chose qui m’a secouée ce matin...

— Quoi ?... —

Oh !... un événement qui ne me touche en rien... mais qui m’a fait de la peine tout de même...

Et, évitant de regarder Bijou, elle continua :

— Tu sais bien... Lisette Renaud ?...

— Oui... Eh bien ?...

— Eh bien... elle est morte ce matin !...

— Morte ?... de quoi ?...

Jeanne dit, très bas :

— On croit qu’elle s’est tuée :

— Comment ça ?...

— Avec de la morphine... tu sais, on n’a pas beaucoup parlé de ça devant moi... mais j’ai com pris que c’est à la suite d’une explication qu’elle a eue avec M. de Bernès...

— Quand ?...

— Hier après le théâtre... ou ce matin... papa et M. Spiegel ont parlé de ça à déjeuner, mais vaguement... à mots couverts...

— C’est affreusement triste !... et je comprends que tu aies été impressionnée...

— Oui, n’est-ce pas ?... d’autant plus que, pour l’instant, les chagrins d’amour me touchent beaucoup. ..

Elle ajouta, avec un sourire désolé :

— Et pour cause !...

Bijou dit, d’un ton de regret :

— Cette pauvre petite chanteuse !... moi, par goût, je n’aime pas beaucoup les femmes de théâtre... mais celle-là paraissait gentille et chantait vraiment bien !... c’est dommage !... et M. de Bernès doit être bien malheureux !...

Jeanne demanda, toujours sans regarder Denyse :

— Crois-tu que l’on soit si malheureux de faire souffrir ?... moi, je ne le pense pas !... les inconscients font souffrir sans le savoir... les autres font souffrir parce que ça les amuse... ni ceux-ci ni ceux-là ne doivent avoir de remords...

Comme elle restait pensive, le regard perdu. Bijou lui passa doucement la main devant les yeux : —

Ne pense plus à ces choses tristes, ma Jeanne ! ta peine ne changera rien à un fait accompli... et tu te fais inutilement du mal !... Allons ! parlons de la revue, de chiffons... de n’importe quoi... Ah !... à propos de chiffons, ta robe va-t -elle enfin ?...

— Elle va... mais elle me va mal !...

— Pas possible !...

— Très naturel, au contraire !... je n’ai pas ton teint, moi !... je suis plus pâle que toi... et ce rose me pâlit encore... et puis je suis presque maigre... alors, ce petit corsage froncé qui habille si coquettement ce que ton oncle appelle tes « rondeurs », me fait, moi, un peu trop planche... c’est d’ailleurs sans importance !...

— Comment, sans importance ?...

— Oui !... vois-tu, mon Bijou, qu’elle soit bien ou mal habDlée, la médiocrité que je suis passe toujours inaperçue à côté de la beauté que tu es...

Bijou dit, en levant les yeux au ciel, d’un air à moitié sérieux, à moitié blagueur :

— Tu es en train de divaguer complètement, ma pauvre chérie !...

Puis, changeant brusquement de ton :

— A quelle heure iras-tu aux courses demain ? ...

— Je ne sais pas... c’est papa qui a dû décider ça avec M. Spiegel... Ah !... dis donc ?... irez-vous de bonne heure au bal des TourviUe ?... je voudrais bien ne pas y arriver avant toi...

Denyse regarda sa montre :

— Il faut que je me sauve !... on veut, à la maison, des gardénias pour les boutonnières... je ne sais pas où en trouver… on m’a parlé d’un jardinier… dans les environs de la gare…

— De la gare ?… je ne vois que des maraîchers, mais pas de fleuristes…

— Si… il paraît que c’est dans cette ruelle… tu sais, à droite du quai ?…

— La venelle des Lilas ;.. je sais bien ce que tu veux dire… mais il n’y a là que des jardins potagers, des terrains à vendre et quelques petites maisons… que les officiers louent parce que c’est près du quartier…

Bijou se leva.

— Enfin, dit-elle, je vais toujours chercher de ce côté-là !…

Denyse fut la première à l’hôtel. Jean de Blaye arriva un peu en retard, l’air triste et le visage défait.

Madame de Nézel était venue au rendez-vous qu’il lui avait donné, mais seulement pour lui rendre une liberté dont il n’avait plus que faire, et qu’il n’avait pas osé refuser. Et, malheureux, mécontents l’un de l’autre, ils avaient dû rester longtemps enfermés dans la petite maison, parce que Bijou, escortée de la vieille Joséphine, avait ôdé dans la ruelle déserte pendant une partie de l.’après-midi. Elle allait et venait, le nez en l’air, semblant chercher une trace, avec une insistance que Jean ne s’expliquait pas et qui l’inquiétait beaucoup. Elle avait peut-être vu, à trois heures, lorsqu’ils traversaient en voiture la place de la gare, madame de Nézel qui entrait dans la venelle des Lilas. Et, dans ce cas, avait-elle voulu s’assurer de ce qu’elle soupçonnait ? était-elle donc retorse et curieuse, cette Denyse qu’il aimait tant, et qui venait de démolir, sans le savoir, toute sa vie ?…

Il s’excusa de son retard et fit monter en voiture Bijou qui lui affirmait gentiment qu’il arrivait à l’heure. Au moment même où il cherchait un moyen de la questionner, elle dit :

— Tu sais !… vous aurez vos gardénias pour demain !… mais ç’a été difficile, va !… j’ai couru pour eux tout Pont-sur -Loire une partie de la journée… on m’a envoyée dans des petites rues impossibles… où je me suis perdue… et où je n’ai rien trouvé…

Heureux de voir éclater l’innocence de Bijou, Jean s’écria malgré lui :

— Ah !… c’est donc pour ça que tu es allé traîner dans la venelle des Lilas ?… Elle posa sur lui ses grands yeux surpris et demanda :

— Comment sais-tu ça ?… tu m’as vue ?… Il répondit vivement :

— Pas moi !… un de mes amis…

— Qui donc ?… est-ce que je le connais, ton ami ?…

— Je ne pense pas !… c’est un ofi&cier du régiment de Bernés… Ah !… si tu savais !… la pauvre petite chanteuse que tu as entendue hier soir ?… Eh bien, elle s’est tuée !… Bijou dit, d’un ton qui enrayait toute espèce de conversation sur ce sujet :

— Oui... je le sais !... c’est bien dommage !... C’était si digne, si net, que Jean se reprocha presque d’avoir parlé de cette histoire un peu scabreuse ; mais Bijou n’était plus une petite fille, que diable !... elle allait avoir vingt-deux ans !...

A quatre heures, M. de Clagny était arrivé à Bracieux, le cœur battant à la pensée de revoir Bijou, et de la revoir libre et abandonnée comme chaque jour, puisqu’elle ignorerait encore sa demande. Il fut très désappointé d’apprendre qu’elle était à Pont-sur-Loire et qu’elle y était avec Jean. Et comme il demandait à la marquise de lui dire franchement ce qu’elle augmrait de sa démarche auprès de la jeune fille, elle lui répondit qu’elle n’osait même plus parler, Denyse leur ayant déclaré à tous, le matin même, qu’ « elle trouvait M. de Clagny charmant... mais pas pour l’épouser ».

n reçut le choc sans trop faiblir, et insista pour que Bijou fût instruite le soir de sa demande. Elle aurait jusqu’au lendemain pour réfléchir, c’était ce qu’il voulait.

Denyse et Jean rentrèrent juste à l’heure du dîner. Quand ils descendirent de leur chambre, on était à table et chacim parlait de la mort de la pauvre Lisette Renaud. M. de Rueille était allé se promener à cheval ; il avait rencontré des officiers qui faisaient du service en campagne, et qui, bien entendu, lui avaient raconté l’histoire.

— C’est affreux !... — fit Bertrade, — de penser que cette petite s’est tuée !... elle était si gentille et si jeune !...

Giraud dit, d’une voix étrange qui résonna dans la grande salle à manger :

— C’est justement parce qu’on est jeune qu’il faut se tuer quand on est malheureux... on aurait trop longtemps à souffrir !...