Bijou/15

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Calmann-Levy / Nelson (p. 257-269).
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XV


LA marquise n’avait pas voulu parler à Bijou le soir. Elle craignait de « troubler sa nuit », et ce fut le lendemain matin seulement qu’elle la fit appeler chez elle.

La jeune fille arriva toute gaie et fit une petite moue désappointée quand sa grand’mère lui annonça qu’elle avait des choses très sérieuses à lui dire.

— Il s’agit, commença madame de Bracieux, — d’un de mes bons amis, qui est aussi le tien...

Bijou l’interrompit :

— M. de Clagny ?...

— Oui... M . de Clagny... tu as dû t’aperce voir qu’il t’aime beaucoup, n’est-ce pas ?...

— Je l’aime beaucoup aussi... beaucoup !...

— Parfaitement... mais toi, tu l’aimes comme un père... ou un oncle charmant... et lui ne t’aime pas comme ime fille. .. ou comme ime nièce... enfui... tu vas être bien étonnée...

Elle demanda, craintive :

— Étonnée de quoi ?...

— De... il veut t’épouser... là !...

Bijou murmura, l’air stupéfait : — Lui aussi ?...

— Comment «lui aussi » ?... — fit la marquise, stupéfaite à son tour, — qui donc veut t’épouser, que tu dis : « Lui aussi » ?...

Denyse rougit.

— J’aurais dû vous raconter ça plus tôt, grand’mère, — dit-elle en s’asseyant sur un tabouret aux pieds de madame de Bracieux, — mais nous sommes si en l’air, tous ces jours-ci, avec les rallyes, le théâtre, les courses et les bals, que je n’ai pas trouvé un instant... ça n’avait d’ailleurs pas grand intérêt !...

— Ah !... tu trouves ça, toi ?...

— Dame !... puisque je n’ai envie d’épouser ni l’Un ni l’autre...

— Mais qui ?... qui ?... de qui parles-tu ?...

— D’Henry et de Jean... oui... Jean a d’abord parlé pour Henry... qui l’avait, paraît-il, chargé de savoir si je l’autorisais à vous demander ma main... J’ai répondu que c’était à vous et pas à moi qu’il devait s’adresser...

— Tu es un vrai Bijou, toi !...

— Mais que ça n’avait aucune importance, puisque je ne voulais pas l’épouser...

— Il n’a pas assez de fortune pour toi !...

— Ça, je n’en sais rien !... et puis, ça m’est bien égal !... mais Henry ne me plairait pas du tout comme mari... je le connais trop !... Ah !... et Jean ?...

— Jean non plus ne me plairait pas comme mari !... c’est ce que je lui ai dit quand, après avoir vu que je refusais Henry, il a repris l’affaire pour son propre compte…

— Ils vont bien, mes petits-enfants !… je m’explique à présent pourquoi, depuis plusieurs jours, ils font des têtes à porter le diable en terre !…

Et, après un silence, la marquise conclut :

— Je connais maintenant ta réponse à mon pauvre Clagny…

— Comment la connaissez-vous ?…

— Parce que, si tu ne veux pas de tes cousins, qui sont, chacim dans son genre, des êtres très réussis, il est peu probable que tu veuilles du vieil ami de ta grand’mère…

— Lui aussi, il est réussi !…

— C’est vrai !… mais il a près de soixante ans !…

— Il n’en a pas l’air !…

— Mais il les a !…

— Je le sais !… ce qui n’empêche que je n’aurais pas plus de répugnance à l’épouser qu’à épouser Jean ou Henry…

— Tu ne sais pas ce que c’est que le mariage… tu ne peux pas comprendre…

Bijou ferma à demi ses beaux yeux clairs :

— Si ! — fit-elle lentement, — je comprends très bien, grand’mère !…

— Tout ça ne me dit pas ce que je dois répondre à Clagny ?…

— Il va venir aujourd’hui ?…

— Il va venir tout à l’heure…


Elle fit un mouvement, puis, après im instant de réflexion, elle dit :

— Vous lui répondrez, grand’mère, que je suis très touchée, très flattée qu’il ait bien voulu penser à moi... mais que je n’ai pas envie de me marier encore...

Elle ajouta, appuyant sa tête sur les genoux de la marquise :

— Parce que je suis trop bien ici avec vous...

— Mon Bijou !... mon Bijou chéri !... — murmura madame de Bracieux, embrassant le joli visage tendu vers elle, — tu sais que tu es toute ma joie, mais tu ne pourras pas non plus rester toujours auprès de ta vieille grand’mère... je ne te dis pas ça pour t’ engager à faire un mariage qui serait fou...

Denyse leva les yeux vers la marquise et demanda :

— Fou ?... pourquoi, fou ?...

— Parce que Clagny a trente-huit ans de plus que toi... qu’il sera tout à fait à bas quand tu battras ton plein... et que... ce genre de mariage a des inconvénients qui... que... enfin, tu serais la première à les reconnaître !..

Bijou s’était levée en entendant une voiture s’arrêter devant le perron.

Elle regarda par la fenêtre, et se sauva en disant :

— Le voilà !...


Pendant le déjeuner, madame de Bracieux annonça, d’un air indifférent : — Clagny part... il est venu me dire adieu ce matin...

Bijou dressa la tête, et Jean de Blaye dit :

— Il part ?... Tiens !... il avait pourtant l’air de prendre racine dans le pays !...

— Oh !... — fit M. de Rueille, — les racines du père Clagny ne sont jamais bien profondes...

Bijou se tourna vers sa grand’mère :

— Quand part-il ?... — demanda-t -elle inquiète.

— Mais... tout de suite... demain, je crois !.. du reste, nous le verrons ce soir à Tourville... il ira au bal pour rencontrer tous ceux à qui il veut dire adieu...

— Et il ne va pas aux courses ?...

— Non... il fait ses malles !...

— Et notre revue, demain ?... — s’écria Denyse navrée — il m’avait tant promis de venir la voir !...

La marquise regarda sa petite-fille, et pensa que décidément, même avec un cœur exqms, la jeunesse est sans pitié.

L’entrée de Bijou au bal des Tourville fut un véritable triomphe. Elle était, dans cette robe de crêpe rose qui se confondait avec sa peau, infiniment jolie et rare.

— Regardez donc la petite Dubuisson, — dit Louis de La Balue à M. de Juzencourt, — elle a cherché à ressembler à mademoiselle de Courtaix... elle a exactement copié sa toilette... et voyez de quoi elle a l’air ?... de sa femme de chambre... tout au plus... à quoi ça tient-il ?... M. de Juzencourt répondit avec un rire épais :

— C’est que, si le contenant est pareil, le contenu ne l’est pas !... Est-ce qu’elle ne se marie pas, la petite Dubuisson ?...

— Si... elle épouse un jeune huguenot qui doit être quelque part dans quelque coin... Ah !... non. . . il n’est pas dans un coin... le voilà qui papillonne comme les autres autour de « Bijou »... Juzencourt demanda :

— Et vous ?... vous ne papillonnez pas ?...

— Moi ?... j’épouserais bien, moi !,., parce que il faut un jour ou l’autre se marier... sans ça, les parents crient... à cause du nom, vous savez ?... mais papillonner ?... ah ! ma foi non !... ça ne me chante pas !...

Et, d’un pas traînant, il se dirigea vers Henry de Bracieux, auquel il dit, la voix et le regard voilés :

— Quelle chaleur, n’est-ce pas ?... vous avez de la chance de ne pas rougir... vous avez d’ailleurs une de ces peaux !... c’est vrai !... vous avez l’air d’un hercule... et malgré ça, la peau est d’une couleur... et d’un grain !...

Comme il se penchait vers lui, l’air attendri, Henry lui cria, de sa grosse voix sonore et pleine :

— Ah !... vous m’embêtez avec ma peau !... Et laissant le petit La Balue planté au milieu du salon, il alla retrouver Jean de Blaye, qui, de loin, regardait mélancoliquement Bijou s’embrouiller dans les danses pour lesquelles se présentaient à la fois six danseurs.


Quand M. de Clagny s’approcha voulant saluer Denyse, elle lui dit, sans même répondre à son salut :

— Grand’mère m’a dit que vous alliez partir… je suis sûre que c’est à cause de moi ?… Il fit signe que oui. Alors, elle lui prit le bras, et, l’entraînant dans un salon presque désert :

— Je vous en prie ?… — supplia-t -elle, — je vous en prie… ne partez pas !…

Il répondit, très ému :

— Je vous en prie à mon tour, Bijou, ne me demandez pas l’impossible… je n’ai pas su rester près de vous sans devenir aussi fou que les autres… j’ai rêvé… comme rêvent les fous !… à présent que tout est fini, il faut que je tâche de redevenir sage et d’oublier mon rêve… et pour ça, il faut que je m’en aille loin… très loin…

Elle demanda :

— Vous aviez cru que… que je dirais oui ?…

— Je vous voyais avec moi si bonne… si délicieusement gentille et confiante… que j’avais espéré… mon Dieu, oui !… que peut-être vous vous laisseriez aimer…

Elle dit, songeuse :

— Alors… c’est ma faute si vous avez espéré ça ?…

— Ce n’est pas votre faute… c’est la mienne… on espère ce qu’on désire…

— Si !… je suis sûre que j’ai été avec vous telle que je n’aurais pas dû être ?…

Ses yeux se remplirent de larmes et elle murmura, humble presque : — Je vous demande pardon...

— Bijou !... — s’écria M. de Clagny affolé, mon Bijou !... c’est moi qui dois vous demander pardon de vous avoir un instant attristée...

— Eh bien, soyez bon... ne partez pas ?.., pas demain, du moins ?... promettez-moi que vous viendrez demain à Bracieux voir jouer la revue ?... Oh !... ne me dites pas non !... et après... je vous parlerai... mieux que ce soir...

Elle ajouta, en posant sur lui son regard lumineux :

— Vous ne regretterez pas d’être venu !...

Puis, arrêtant Jean de Blaye qui passait, elle demanda câline :

— Veux-tu me faire valser, dis ?... tu valses si bien !...

Et, s’ appuyant à son épaule, elle disparut au nez de Pierrot qui accourait pour réclamer « sa valse »

— Laisse donc ta cousine tranquille !... — fit M. de Jonzac, qui, assis sur un divan, regardait danser, — tu es beaucoup trop jeune pour inviter des jeunes filles... des vraies jeunes filles comme Bijou...

— Ah !... à quel âge est-ce que je les inviterai ?... c’est pas non plus au tien, j’imagine !...

— Tu as vraiment des façons de parler !...

— Dis donc, p’pa ?... pourquoi Jean et Henry disent-ils que le petit La Balue marque de plus en plus mal ?... —

Le petit La Balue ?... mais je ne seiis pas...

— Ils ont dit qu’il se peinturlurait…

— C’est vrai !…

— Et qu’il marquait de plus en plus mal ?… pourquoi ?…

— Si tu as si envie de savoir pourquoi… tu n’as qu’à le demander à tes cousins… ils te le diront…

— Ils ne veulent pas !… je le leur ai demandé… et Jean m’a répondu : « Fiche-nous la paix ! »… Est-ce qu’on va bientôt s’en aller ?…

— S’en aller ?… mais ta cousine danse certainement le cotillon…

— C’est moi qui ai été bête de venir ici, au lieu de rester avec M. Giraud et M. l’abbé !…

— Tiens… au fait !… pourquoi n’est-il pas venu, M. Giraud ?… Bijou avait demandé une invitation pour lui…

— Oui… mais il n’a pas voulu !… il est triste, triste, depuis quelque temps… il ne mange pas… il ne dort pas non plus !… au lieu de se coucher, il s’en va se promener toute la nuit au bord de la Loire…

— Tu ne sais pas ce qu’il a ?…

— Je crois qu’il a Bijou…

— Comment, il a Bijou ?…

— Oui… comme Jean… comme Henry, comme Paul… tu vois bien p’pa, qu’ils sont tous à courir après elle, s’pas ?… sans parler du père Clagny qui ne compte plus…

Il s’arrêta un instant, et acheva, l’air attristé :

— Et de moi, qui ne compte pas encore…

— Tu exagères beaucoup tout ça ! — dit M. de Jonzac, très convaincu que son fils voyait juste, mais n’en voulant pas convenir, — Bijou est certainement très jolie, et il n’est pas surprenant que... Pierrot l’interrompit vivement :

— C’est pas seulement jolie qu’elle est !... c’est bonne, et intelligente, et gaie, et tout !... on a rudement raison de l’aimer, allez, p’pa !... et si j’avais seulement vingt-cinq ans !...

— Si tu avais vingt-cinq ans, mon pauvre bonhomme, elle t’enverrait promener comme les autres...

Pierrot répondit philosophe, mais chagrin tout de même :

— C’est bien possible !...

Et, montrant Bijou qui, debout au milieu du salon, causait avec Jeanne Dubuisson :

— Est-elle assez jolie, hein, p’pa ! regarde la ?

... elle est habillée absolument comme Jeanne... leurs robes sont pareilles « point sur point », comme dit la mère Rafut... je suis sûr que si on les mélangeait quand elles ne sont pas dedans, on ne pourrait plus les démêler après... et comme ça... sur leur dos... ça ne se ressemble pas !... crois-tu que je peux me risquer à l’inviter, dis, p’pa, Jeanne Dubuisson ?...

— Ma foi, oui !... elle est assez bonne fille pour accepter !...

Elle accepta, en effet, et s’éloigna au bras de Pierrot. Alors, M. Spiegel vint à Denyse et l’invita pour la valse qui commençait, mais elle fit a non » de la tête, en disant :

— Je suis si fatiguée, si vous saviez !…

Il insista :

— Rien qu’un tout petit tour, voulez-vous ?… je n’ai pas, depuis le commencement de la soirée, pu obtenir une pauvre valse de vous…

— Non… je vous en prie !… je voudrais me reposer… je…

Et, prenant tout à coup son parti :

— Eh bien, non !… je sens que je mens très mal !… je ne suis pas fatiguée du tout… mais je ne veux pas valser avec vous, parce que…

— Parce que ?…

— Parce que j’ai peur de faire de la peine à Jeanne, là !…

Il répéta, surpris.

— De la peine à Jeanne, pourquoi ?…

— Ça a l’air très vaniteux ce que je vais vous dire là… mais il faut que je vous le dise tout de même… eh bien, je crois que Jeanne vous adore… à tel point qu’elle est jalouse de qui vous approche… ou vous parle… ou vous voit, même !…

Mécontent, les sourcils relevés, son doux visage subitement durci, M. Spiegel demanda :

— Elle vous l’a dit ?…

Bijou répondit, avec l’empressement gêné et maladroit de quelqu’un qui se voit obligé de mentir :

— Mais non… mais non !… c’est moi qui ai deviné ça !… moi toute seule… j’aime tant Jeanne, voyez-vous !… je sais tout ce qui se passe en elle… et je serais si malheureuse de lui causer im chagrin… ou même l’ombre d’une inquiétude... comprenez-vous ce que je vous dis là ?...

— Je comprends que vous êtes un ange de bonté, mademoiselle... et qu’ils ont raison, ceux qui vous aiment !...

Bijou, les yeux à terre, la respiration un peu oppressée, le teint subitement coloré, les narines agitées d’un imperceptible battement, écoutait sans répondre le jeime professeur.

Alors il passa son bras autour d’elle, saisit la petite main souple qu’elle lui abandonna, et l’entraîna au milieu des valseurs.

M. Spiegel valsait à ravir à trois temps, et Bijou adorait la valse. Toute rose, les yeux à demi fermés, les lèvres entr’ouvertes sur ses petites dents éclatantes, la taille cambrée contre le bras du jevme homme, elle tomma tant que l’orchestre joua. Plusieurs fois elle passa sans la voir près de la pauvre Jeanne cahotée par Pierrot, qui lui sautait sur les pieds ou la cognait éperdument à un meuble quelconque.

Et lorsque, entre temps, Jeanne s’arrêtait pour reprendre haleine, Pierrot lui parlait avec volubilité de sports ignorés d’elle absolument.

— Voyez-vous, — disait-il en avançant fièrement son pied énorme et son formidable genou, — je suis un médiocre danseur, mais un très bon joueur de football... L’équipe de notre lycée viendra cet hiver courir un match avec l’équipe de Pont-sur -Loire... vous devriez voir ça... ça sera très chic !… moi, je joue arrière… vous verriez quels beaux plaquages !…

Comme Jeanne, sans répondre, suivait d’un œil inquiet son fiancé qui passait et repassait devant elle, heureux d’emporter Bijou dans ce tournoiement rapide et doux, il demanda :

— Je vous ennuie ?… voulez-vous que nous repartions ?…

— Non !… — dit-elle, la voix changée, — je me sens un peu mal à l’aise… j’ai trop chaud !… voulez-vous me conduire auprès de papa qui joue là-bas… je voudrais m’en aller !…

Tandis qu’ils allaient retrouver le paisible M. Dubuisson. Bijou arrêtait M. Spiegel à côté de l’orchestre et lui disait en riant :

— Mais vous êtes donc enragé !… il faut souffler un peu, pourtant !… d’ailleurs, voilà la valse qui finit !…

Elle regarda les quatre malheureux musiciens, piteux à voir, avec leurs habits graisseux, leurs chemises fripées et leurs fronts ruisselants, et tout à coup, s’écria :

— Ah !… monsieur Sylvestre !… bonsoir, monsieur Sylvestre !… Ah ! bien !… si je m’attendais à vous voir !…

Le pauvre garçon releva brusquement la tête et balbutia, en fixant sur Bijou ses yeux d’un bleu tendre, où se lisait une détresse infinie :

— Je ne m’attendais pas non plus à être vu, mademoiselle !…