Bijou/16

La bibliothèque libre.
Calmann-Levy / Nelson (p. 270-285).
◄  XV
XVII  ►

XVI


COUCHÉE à cinq heures du matin, Bijou dormit deux heures, et lorsqu’elle entra dans la matinée chez la marquise, elle était fraîche et reposée comme après une longue nuit.

— Grand’mère, — dit-elle,

— j’ai beaucoup réfléchi depuis hier...

— A quoi ?...

— À ce que vous m’avez dit pour M. de Clagny...

— Ah !... — fit madame de Bracieux, ennuyée de voir revenir cette affaire qu’elle croyait enterrée. Un peu égoïste comme presque tous les vieillards, elle jugeait inutile de s’occuper des choses pénibles et attristantes autrement que pour les liquider.

— J’ai réfléchi... — continua Bijou, — et puis... cette nuit au bal j’ai vu M. de Clagny...

La marquise demanda, un peu inquiète :

— Et... le résultat de ces réflexions et de cette entrevue ?...

— Cest que j’ai changé d’avis....

— Qu’est-ce que tu dis ?...

— Je dis que, avec votre permission, j’épouserai M. de Clagny... — Allons donc !... tu ne feras pas ça ?...

— Et pourquoi ?...

— Parce que ce serait de la folie !...

— Mais non, grand’mère... ce sera de la sagesse, au contraire... si je ne l’épousais pas, jamais plus, de toute ma vie, je n’aurais un instant de tranquillité...

— Parce que ?...

— Parce que je l’ai vu profondément, horriblement malheureux...

— Évidemment... mais ça passera !...

— Non... ça ne passerait pas !... et, je vous l’ai dit, j’aime M. de Clagny plus que je n’ai jamais aimé personne... excepté vous... alors, la pensée de le savoir malheureux par moi... et peut-être un peu par ma faute... me serait odieuse... et me rendrait malheureuse... beaucoup plus encore que lui...

— Mais tu le serais bien davantage, si tu l’épousais ! ... Écoute, mon Bijou, tu ne sais rien de la vie... ni du mariage... j’ai eu le tort peut-être de t’élever trop rigidement... de te laisser lire et entendre trop peu de chose... il est des devoirs, des obligations que le mariage impose, et que tu ignores... et ces devoirs, il faut que tu les connaisses avant de te lancer dans la terrible, aventure où tu veux courir...

— Non... — fit Bijou en arrêtant d’un geste madame de Bracieux qui voulait parler, — ne me dites rien, grand’mère... je n’ignore ni les responsabilités que j’accepte, ni les devoirs que je devrai remplir... et je suis décidée... décidée irrévocablement à devenir la femme de M. de Clagny que j’aime tendrement...

Et comme la marquise faisait un mouvement pour protester, elle appuya :

— Oui, tendrement... et la preuve, c’est que la pensée de l’épouser ne m’effraie pas... tandis que l’idée d’épouser les autres me causait une sorte de répulsion...

Elle s’agenouilla devant la marquise :

— Dites que vous consentez, grand’mère ?... dites-le, je vous en prie ?...

— Tu as bientôt vingt-deux ans... je ne peux pas te gouverner comme une petite fille... donc, je consens... mais sans enthousiasme, je te le promets !... et je te supplie de réfléchir encore, mon Bijou ?... tu vas, poussée par ton bon cœur, par ton exquise pitié, faire une irréparable bêtise...

— Je n’ai plus besoin de réfléchir... je n’ai fait que ça depms hier... et je sais que là seulement je trouverai le bonheur, ou, du moins, ce qui y ressemble le plus... Ne dites rien à personne, n’est-ce pas, grand’mère ?...

— Ah !... Seigneur !... tu peux être tranquille !... si tu crois que je suis pressée d’aller apprendre ce mariage-là !... de contempler les mines effarées et ahuries des uns et des autres, tu te trompes, ma chérie !...

— Ne dites surtout rien à M. de Clagny... je me réjouis tant de lui parler ce soir !...

— Mais il m’a dit qu’il ne viendrait pas !... — Il m’a promis, à moi, de venir... Elle ajouta, en tendant à sa grand’mère son gai visage :

— Et maintenant, il faut que j’aille m’occuper des décors... et de la rampe qui ne s’allume pas... et de mon costume qui n’est pas fini...

La marquise prit dans ses belles mains restées blanches et lisses la tête de Bijou et répondit en l’embrassant :

— Va !... et fasse le ciel que nous ne regrettions pas, toi, ta trop grande bonté, et moi, ma trop grande faiblesse...

Les Dubuisson et M. Spiegel avaient promis de venir à quatre heures. On devait répéter encore une scène qui ne marchait pas. Bijou, occupée à cueillir des fleurs, alla au-devant du fiacre qui les amenait, et fut surprise d’en voir descendre Jeanne et son père seulement. Elle demanda :

— Qu’est-ce que vous avez fait de M. Spiegel ?... Ce fut M. Dubuisson qui répondit, l’air embarrassé :

— Il vient... il vient avec votre cousin de Rueille, qui était à Pont-sur-Loire et lui a offert de l’amener.

.. Jeanne dit, en prenant le bras de Bijou :

— Ne dérange pas ta grand’mère... papa n’entre pas maintenant... il a son cours à préparer... et il va faire ça en se promenant dans le parc... Et, dès que M. Dubuisson se fut éloigné, elle reprit : — Si M. Spiegel et moi nous n’avions pas des rôles dans la revue, et si nous n’avions pas eu peur de faire manquer tout, nous ne serions pas venus...

Bijou dit, étonnée :

— Vous ne seriez pas venus !... et pourquoi donc ça ?...

— Parce que nous sommes dans une situation très fausse et ridicule...

— Vous ?...

— Oui... nous !... notre mariage est démoli !...

— Démoli ?... — répéta Bijou consternée, — démoli !... et pourquoi ?...

Jeanne répondit, l’air très calme, mais les yeux voilés :

— Parce que j’avais la certitude qu’il m’aimait peu ou pas... alors je lui ai dit ce matin que je ne me sentais pas la force d’accepter la vie de souffrance que j’entrevoyais... et je lui ai rendu sa parole...

— Mon Dieu !... est-ce possible ?... tu as fait ça !... et tu ne regrettes rien ?...

— Rien !... je suis très malheureuse, mais plus tranquille...

Bijou la regarda au fond des yeux et demanda :

— Et c’est... c’est à cause de moi, n’est-ce pas ?... à cause de l’attitude que prenait avec moi M. Spiegel que tu as rompu ?...

Jeanne fît « oui » de la tête. Denyse reprit :

— Alors, tu as vraiment cru que ton fiancé me faisait la cour ?... — Qu’il te faisait la cour... non pas, peut-être... mais que, certainement, il t’aimait...

— Et puis ?...

— Comment, « et puis ?... »

— Oui... à quoi ça le menait-il ?...

— Mais... à souffrir... et, qui sait .. à espérer !...

— Espérer... m’ épouser ?.. . — Non !... oui... je ne sais pas !... espérer vaguement je ne sais quoi...

— Et tu crois que je vais supporter cette pensée que je fais... oh ! bien involontairement, ton malheur ?...

— Il n’est pas en ton pouvoir de changer ce qui est...

Bijou parut réfléchir :

— Si je me mariais ?... — demanda-t -elle brusquement.

Et, cachant son visage dans ses mains, elle dit d’une voix entre-coupée :

— M. de Clagny veut m’épouser...

— M. de Clagny ?... — fit Jeanne stupéfaite, — mais il a soixante ans, M. de Clagny !...

— J’avais dis non... je vais dire oui...

— Tu es folle !...

— Pas le moins du monde !... je suis pratique... le remède est peut-être un peu dur... mais que veux-tu ?... je t’aime, ma Jeanne, et la pensée de te voir du chagrin me fait horreur !...

— Je t’assure que, même si tu épousais M. de Clagny, je n’épouserais pas, moi, M. Spiegel... il m’a dit tantôt des choses qui m’ont été péni blés... et que, quoi que je fasse, je n’oublierai pas...

— Des choses pénibles ?... à quel sujet ?...

— Au sujet de ma jalousie... il m’a dit que c’était ridicule... et pourtant, je ne me plaignais de rien !... à lui, je l’ai dissimulée de mon mieux, ma jalousie !... seulement, cette nuit, à ce bal, j’ai été souffrante... j’ai demandé à papa de m’emmener. .. il a été mécontent... il a cru que je boudais...

— Tout ça s’oubliera !...

— Non !... tu vois. Bijou, que tu ferais pour rien la pire des folies en épousant un vieillard...

— Un vieillard !... c’est drôle !... il ne me fait pas du tout l’effet d’un vieillard, M. de Clagny !... j’aimerais mieux certainement épouser un homme plus jeune... et qui me plairait tout à fait... mais enfin...

Jeanne passa son bras autour des épaules de Bijou, et, l’embrassant :

— Tu l’attendras paisiblement, celui qui doit « te plaire tout à fait » !... tu as bien le temps !...

— Non... je suis décidée !... tout ce que tu ferais à présent serait inutile... tu as beau dire... quand la cause de votre petite brouille aura disparu, la brouille disparaîtra de même... tiens, embrasse-moi encore... et dis-moi que tu m’aimes !

— -Eh bien ?... — demanda Jean de Blaye qui arrivait avec M. Spiegel, — est-on prêt ?... répétons-nous ? ...

Depuis quelques jours, il devenait nerveux, agité, ayant besoin de s’étourdir, cherchant à s’empêcher de penser.

Denyse répondit très cabne, en essuyant rapidement ses yeux :

— Mais oui... on est prêt... on n’attendait plus que vous !...

Et gracieuse et simple, elle tendit à M. Spiegel sa petite main qu’il baisa en disant :

— Vous n’êtes pas trop fatiguée d’avoir veillé si tard, mademoiselle ?...

D ajouta, regardant involontairement le teint im peu jauni de mademoiselle Dubuisson :

— Vous êtes encore plus fraîche qu’hier !... Jeanne s’approcha de Bijou et, désignant le professeur, lui dit, avec une douleur intense au fond de ses doux yeux :

— Tu vois !... ton remède serait inutile... il est incurable !...

La petite revue fut jouée devant un public nombreux et amusé.

Bijou était si jolie dans son costume d’Hébé, si virginale et si pure, si délicieuse à regarder que, lorsqu’elle voulut aller, après la pièce, mettre une robe de bal, tous la suppUèrent de rester telle qu’elle était.

Comme elle se sauvait dans un petit salon pour éviter les compliments des invités, elle fut arrêtée par M. de Rueille, qui lui dit d’un ton pointu :

— C’est ça, le costume qui devait être très correct !... ce costume que, pour me faire plaisir, vous deviez demander à Jean de changer ?..

Jean arrivait avec Henry de Bracieux et Pierrot, il l’interpella sèchement :

— Mes compliments !... tu t’entends à déshabiller les jolies femines, toi !... seulement, à ta place, quand il s’agit des femmes et surtout des jeunes filles de ma famille, j’aurais le crayon plus... respectueux...

Jean répondit, après avoir regardé Bijou :

— Je ne sais pas ce qui te prend !... il est correct et gentil, ce costume !...

Bijou intervint :

— D’ailleurs, — dit-elle paisiblement, — il n’y a que trois personnes qui aient le droit de s’en occuper, de mon costume !... grand’mère.. moi... ou mon mari...

— Si tu en avais un ?...

— Oui... eh bien, je vais en avoir un !... Jean de Blaye haussa les épaules, incrédule.

Bijou reprit :

— Je t’assure que c’est vrai !... je me marie...

— Avec qui ?... — demanda M. de Rueille, inquiet.

Pierrot dit :

— Ah ! la bonne blague !...

— Qui épouses-tu ? — demanda Henry de Bracieux, — qui ?...

Elle répondit, narquoise, en prenant le bras de M. de Clagny qui entrait :

— Je vais le dire à M. de Clagny... Se tournant vers lui, elle ajouta :

— Seulement, nous irons dehors !... on étouffe là-dedans !...

Pierrot murmura, suivant des yeux le péplum rosé de Bijou :

— Ce qu’elle est « esthétique » ce soir !... c’est M. Giraud qui doit la trouver pure !... lui qui dit qu’elle n’est pas faite pour les costimies modernes...

— Tiens !... au fait !... où est-il donc, Giraud ? — demanda Jean de Blaye, — il a disparu après le dîner... et on ne l’a plus revu !...

Pierrot expliqua qu’il avait dû aller se promener siu" le bord de la Loire, comme il le faisait presque chaque soir. Il devenait de plus en plus singulier : avec des crises a guës de gaîté et de mélancolie.

Ce matin encore, il était sorti de la salle d’études pour aller chez madame de Bracieux qui le faisait appeler pour traduire une lettre anglaise... et puis, il était revenu assez longtemps après, expliquant qu’il n’avait pas osé frapper parce qu’il entendait la marquise qui causait avec mademoiselle Denyse. Et à partir de ce moment-là, il n’avait plus dit im mot.

— Où diable est-il passé ?... — demanda Jean.

Et Pierrot nasilla, imitant les camelots du boulevard :

— Où est le Bulgare ?... cherchez le Bulgare !... Quand elle fut seule avec M. de Clagny sous les grands arbres, Bijou dit, très douce : — Je suis rentrée, ce matin, malheureuse de vous avoir fait du chagrin... j’ai pensé que, peut-être, j’avais été avec vous trop affectueuse, trop abandonnée... que je vous avais fait croire... ce qui n’est pas ?... Est-ce vrai ?...

— C’est vrai !... alors, vous n’avez pas du tout d’affection pour moi ?...

— Vous savez bien que si !...

— Je veux dire que vous m’aimez comme... comme on aime un vieux parent quelconque ?...

— Mieux que ça !...

— Enfin... vous ne m’aimez pas assez... pour... m ’aimer comme mari ?...

— Je n’en sais rien !... je m’explique maJ ce que j’éprouve pour vous !... d’abord, je vous trouve très beau... et très charmant aussi... et puis, je me sens, quand vous êtes là, enveloppée de tendresse et de douceur... il me semble que je respire plus librement, que je suis plus gaie, plus heureuse... et jamais, jamais, je n’avais encore éprouvé ça !...

Très ému de ce qu’elle disait, inquiet aussi de ce qu’elle allait dire, le comte serra contre lui sans répondre le bras de Bijou.

Elle reprit :

— Alors, j’ai pensé que, comme je vous aimais plus que je n’avais encore aimé personne, et que, d’autre part, je ne me consolerais jamais de vous avoir causé un grand chagrin., le mieux était de vous épouser...

M. de Clagny s’arrêta court, et demanda, la voix étranglée : — Alors... vous consentez ?...

— Oui...

Il balbutia :

— Ma chérie !... ma chérie !...

— Je l’ai dit ce matin à grand’mère, — continua Bijou, — et je dois vous avouer qu’elle n’a pas été très contente... elle a fait tout ce qu’elle a pu pour me faire changer d’avis...

— Je comprends ça !...

— Elle trouve que c’est fou, pour vous comme pour moi, de se marier lorsqu’il y a une telle disproportion d’âge... et puis... elle ne me l’a pas dit, mais j’ai bien vu que quelque chose la préoccupe, qui me préoccupe, moi, à un degré beaucoup moindre...

— Et c’est...

— La disproportion de fortune... oui... il paraît que vous êtes horriblement riche... grand’mère me l’a dit hier quand elle m’a appris que vous demandiez ma main...

— Qu’est-ce que ça fait, mon Bijou, que je sois un peu plus on un peu moins riche ?...

— Ça fait beaucoup !...avec les idées de grand’mère surtout !... Oh !... non pas qu’elle trouve humiliant pour moi d’être épousée sans rien... car je n’ai rien en comparaison de ce que vous avez !... non ! elle considère que le mariage est une association ou un échange de valeurs : « Donnemoi d’quoi qu’t'as... j’te donnerai d’quoi qu’j'ai... » disent les gens d’ici... Vous avez, vous, votre nom qui est beau, et votre argent qui est con sidérable...

j’ai, moi, mon nom qui est aussi assez coquet, et ma jeunesse qui compte bien pour quelque chose...

— Eh bien ! alors ?... en quoi la disproportion de nos fortunes gêne-t -elle votre grand’mère ?...

— Ah ! voilà !... elle m’adore, grand’mère, et elle calcule que j’ai trente-huit ans de moins que vous... que vous pouvez mourir avant moi... et que, après avoir vécu pendant des années dans un très grand luxe... après m ’être habituée à un bien-être excessif, que j’ignore jusqu’ici... je me trouverai très gênée et très malheureuse à l’âge où l’on ne recommence plus sa vie... et où l’on souffre des mauvaises habitudes qu’on ne sait plus perdre...

— Vous sentez bien, mon adoré Bijou, que tout ce que je possède est et sera à vous... mon testament est fait déjà... qui vous donne tout... même si vous ne devenez pas ma femme...

— Bah !... elle dit qu’un testament... ça se déchire !...

— Si votre grand’mère le préfère, je vous assurerai tout par contrat de mariage ?...

Bijou se mit à rire :

— Alors, elle s’imaginera que nous divorcerons. .. et que le divorce détruit les choses faites...

— Et si je reconnais au contrat que vous apportez la moitié de ce que je possède... et si je vous donne encore le reste en m’en réservant seulement l’usufruit ?...

Bijou secoua la tête, et nouant, dans un mouve ment tout plein de câline tendresse, ses jolis bras frais autour de cou de M. de Clagny, elle lui dit :

— Je ne veux de vous que du bonheur… et je suis sûre que vous m’en donnerez beaucoup… j’espère bien que vous vivrez très, très longtemps… et il m’importera peu, quand je serai vieille, de me retrouver pauvre… relativement ?…

Il répondit, en couvrant de baisers affolés le visage et les cheveux de Denyse :

— Et moi, je ne vivrais plus à la pensée que la mort peut me prendre sans que l’avenir, tel que je le veux pour vous, soit assuré…

Elle murmura :

— Ne parlez pas de toutes ces choses !… je veux croire que je ne vous quitterai plus jamais, jamais !…

Cherchant à voir dans la nuit les yeux de Bijou, il demanda, anxieux :

— Est-ce que vous pourrez m’aimer un peu… comme je vous aime ?…

Sans répondre, elle lui tendit ses lèvres, et, à ce moment, un bruit de voix les fit se séparer brusquement. À quelques mètres d’eux, plusieurs personnes parlaient bas, et l’on entendait des pas pesants et cadencés. Il semblait que là, tout près, on portait un fardeau très lourd. Dans l’obscurité, des lueurs passèrent, et M. de Clagny dit :

— C’est singulier !… on dirait qu’il est arrivé quelque chose ?…

Mais Bijou, qui s’était arrêtée, inquiète, le cœur battant à coups pressés, frappée, elle aussi, de la bizarrerie de ce cortège, répondit paisiblement, en retenant le comte par le bras :

— Mais non !... ce sont des gens qui rentrent à la ferme... dans ce moment-ci, on les emploie au château pendant la journée, et, quand ils ont mangé, ils s’en retournent chez eux...

— Il me semblait, au contraire, que les lanternes allaient vers le château ?...

Elle avait repris son bras, et de nouveau il frissonnait de bonheur, se serrant éperdument contre la jolie créature qui venait de se promettre à lui.

Ils revinrent lentement, par les avenues, et croisèrent plusieurs voitures qui emmenaient les invités.

Bijou dit, surprise :

— Tiens !... on s’en va déjà !... et le cotillon ?... est-ce qu’il est bien tard ?...

Comme ils arrivaient au perron, ils rencontrèrent les La Balue qui allaient monter en voiture.

Denyse demanda :

— Comment ?... vous partez ?... pourquoi ? M. de La Balue bafouilla quelques inintelligibles paroles, tandis que sa fille et son fils secouaient avec des mines attristées les mains de Bijou.

Et M. de Clagny, commençant à s’inquiéter, dit à son tour :

— Ils ont de drôles de têtes !... Ah çà ! qu’est-ce qu’il y a donc ?...


Dans le vestibule, qu’une large traînée d’eau sillonnait, des domestiques traversaient rapides et effarés, et Pierrot parut, les yeux gros de larmes et les mains pleines de fleurs.

Madame de Rueille le suivait, portant aussi des fleurs.

Bijou s’arrêta, interdite ; mais M. de Clagny courut à la jeune femme et demanda :

— Qu’est-ce qui est arrivé ?...

Bertrade répondit :

— M. Giraud s’est noyé... on vient de le rapporter. .. c’est le meunier qui l’a retrouvé près de l’échise...

Et comme Pierrot la regardait, consterné, agitant désespérément les fleurs au bout de ses longs bras, elle ajouta, la voix dure :

— Oui... je sais bien... grand’mère avait défendu de le dire devant Bijou... mais moi, je veux qu’elle le sache !...