Biographie nationale de Belgique/Tome 1/ARTEVELDE, Jacques D’

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ARTEVELDE (Jacques D’). On ignore l’époque de la naissance de Jacques d’Artevelde, mais il est hors de doute qu’il appartenait à une famille de la bourgeoisie de Gand, placée aussi haut par ses richesses que par ses alliances avec les maisons les plus illustres. Son père, Jean d’Artevelde, prenait une part active au mouvement de l’industrie flamande, alors si célèbre et si florissante, et l’on voit par les comptes de la ville de Gand qu’il envoyait ses draps jusqu’à Rome. On sait, d’ailleurs, qu’il remplit à diverses reprises les fonctions d’échevin et d’ambassadeur de sa ville natale. Bien qu’une tradition conservée par des chroniqueurs français rapporte que Jacques d’Artevelde prit part, pendant sa jeunesse, à une expédition contre les infidèles, on ne peut placer le commencement du rôle historique qu’il remplit, avant l’année 1337, où la ville de Gand, exempte, pendant quelque temps, des rigueurs qui avaient suivi la bataille de Cassel, trouva à la fois dans l’oppression du comte de Flandre et dans l’interruption de son commerce avec les Anglais, le symptôme de sa ruine prochaine. Froissart, qui a reproduit des témoignages hostiles aux communes flamandes, notamment celui de Jean le Bel, avoue qu’on l’appelait le saige homme et qu’on portait un grand respect à sa parole et à ses conseils. Jacques d’Artevelde promit aux Gantois, réunis dans le préau du monastère de la Biloke, qu’il assumerait volontiers la tâche de sauver le pays, s’ils lui promettaient « de demeurer avec lui en toutes choses ses frères, amis et compagnons, » promesse qui fut alors unanimement proclamée, mais qui devait être trop tôt violée et méconnue. Artevelde exhortait ses concitoyens à ne pas oublier qu’ils avaient avec eux toutes les communes de Brabant, de Hainaut, de Zélande et de Hollande. Il leur exposait qu’en traitant avec Édouard III sans rompre avec Philippe de Valois, ils pourraient s’assurer l’alliance de la France et de l’Angleterre. Le 3 janvier 1338, la ville de Gand rétablit les charges de capitaines de paroisse. Artevelde en fut investi dans la paroisse de Saint-Jean, qui était la plus considérable de la ville, avec une autorité supérieure que les actes publics nomment ’t beleet van der stede, et d’autres mesures furent prises pour prévenir la disette et les troubles et pour se préparer à repousser toutes les attaques du dehors. En même temps, des députés se rendaient en France et en Angleterre pour maintenir les franchises du commerce flamand. Les uns qu’accompagnait Artevelde, furent admis dans une assemblée générale tenue à Westminster, où l’on promit de faire droit à leurs plaintes ; les autres reçurent, à Paris, l’assurance que Philippe de Valois protégerait toujours les libertés de la ville de Gand. Cependant on ne tarda pas à apprendre que le roi de France réunissait ses hommes d’armes à Tournay pour surprendre les Gantois, et que le comte de Flandre, s’associant à ses projets, venait de faire décapiter, à Rupelmonde, Sohier de Courtray, le plus illustre et le plus vénéré des chevaliers de Flandre, dont Artevelde, selon une version vraisemblable, avait épousé la fille. Les efforts des Français furent déjoués, et les Gantois victorieux se portèrent vers Bruges, où ils forcèrent le comte à adhérer à la fédération des trois grandes communes de Flandre, Gand, Bruges et Ypres, que représenterait une assemblée permanente d’états : ce qu’on nomma depuis les trois membres de Flandre. Dès ce moment, sous l’influence des conseils de Jacques d’Artevelde, les réunions des députés des communes devinrent fréquentes. Non-seulement la paix fut rétablie dans tout le pays, mais l’on vit, à peu de jours d’intervalle, l’Angleterre et la France conclure avec la Flandre des traités qui consacraient sa neutralité en favorisant l’extension de ses relations commerciales. Les prétentions d’Édouard III au trône de France ne troublèrent pas cette heureuse situation, mais lorsque le comte Louis de Male réunit les Leliaerts à Dixmude, Artevelde se vit réduit à convoquer les milices nationales, et ce fut grâce à ces armements que la Flandre se trouva délivrée du péril d’une autre invasion par laquelle les Français seraient venus en aide aux Leliaerts. Telles furent les circonstances au milieu desquelles Artevelde résolut de reconnaître comme roi de France le roi d’Angleterre Édouard III, qui en prit le titre à Gand le 23 janvier 1340. Trois traités importants furent conclus peu après. Par le premier, Édouard III établit en Flandre l’étape des laines, promit de s’y rendre lui-même avec ses hommes d’armes, si jamais elle était exposée à quelque danger, et autorisa dans tous ses États la libre circulation des draps de Flandre. Le second assure la sécurité du commerce maritime ; le troisième renferme l’engagement de réunir à la Flandre l’Artois, Tournay, Lille, Béthune et Orchies, de maintenir les priviléges qui remontent à la journée de Courtray, de ne jamais y introduire ni tailles, ni tonlieux et de frapper une bonne monnaie, qui aura également cours en France, en Angleterre et en Flandre. Évidemment ces clauses si remarquables avaient été dictées par Artevelde. On retrouve la même pensée dans le traité qui fut conclu, vers cette époque, entre les communes de Flandre, de Brabant et de Hainaut. On y déclare que la liberté et la paix forment la base de l’union des communes qui ne se soutiennent que par leur travail et leur industrie, et qu’il importe de prévenir désormais toute discussion et toute guerre. Pour atteindre ce but, une étroite alliance est conclue entre les trois pays ; aucune guerre ne sera entreprise si ce n’est de leur assentiment ; il y aura liberté de commerce, monnaie commune, justice prompte, prohibition sévère des querelles et des haines privées. Enfin, trois fois chaque année, les princes et les députés des bonnes villes se réuniront en parlement pour veiller au développement de la prospérité publique. La guerre entreprise par Édouard III ne lui permit pas d’accomplir la promesse qu’il avait faite d’étendre les frontières de la Flandre jusqu’à Arras. Artevelde, qui, à Valenciennes, venait d’exposer, avec une éloquence louée par Froissart, les droits du monarque anglais, lui avait amené une armée nombreuse où l’on remarquait des canons, arme alors toute nouvelle ; mais ce fut en vain qu’on forma le siége de Tournay. Artevelde, qui occupait la position la plus périlleuse, y prit une part honorable, et lorsqu’on conclut la trêve d’Esplechin, il fut en quelque sorte médiateur entre les rois de France et d’Angleterre. Ceci explique comment on imposa au comte la défense de conduire avec lui en Flandre des chevaliers Leliaerts et comment Philippe de Valois lui-même s’engagea à renoncer à la prétention des rois de France de faire excommunier les rebelles de Flandre sans l’intervention de l’autorité pontificale. Les bulles arrachées par Philippe le Bel au pape Clément V, sur lesquelles reposait ce droit si excessif, furent restituées, et ce fut alors qu’Artevelde, rentrant à Gand, les fit lacérer publiquement par les échevins. Artevelde jouissait en ce moment d’une grande influence sur l’esprit d’Édouard III, qui, selon Froissart, le nommait « son compère ; » il lui prêtait des sommes considérables et allait jusqu’à lui dire que si les revenus de l’Angleterre lui faisaient défaut, la Flandre y suppléerait aisément. La prospérité intérieure du pays semblait justifier ce langage. Le canal de la Lieve, amélioré par d’utiles travaux, facilitait le mouvement commercial, et une monnaie de bon aloi rendait aux transactions une sécurité que depuis longtemps on ne connaissait plus. Cependant une nouvelle tentative de Louis de Male pour rallier les Leliaerts fut suivie de près par un violent demêlé qui éclata à Gand entre Jacques d’Artevelde et un bourgeois nommé Jean de Steenbeke. Le sang allait couler quand Artevelde, donnant un mémorable exemple du respect des lois, alla se constituer prisonnier en même temps que son adversaire. Artevelde ne tarda pas à recouvrer la liberté, mais Jean de Steenbeke fut condamné à un exil de cinquante années. Il semble toutefois que, depuis ce moment, l’influence d’Artevelde se soit affaiblie et que la prospérité de la commune ait partagé la même décadence. Des rivalités industrielles rendaient oppressive l’autorité que les grandes villes exerçaient sur les bourgs où florissaient les mêmes métiers. Au sein même des cités, de funestes discordes éclataient entre les corporations, et l’on voyait se propager ces passions et ces haines par lesquelles l’anarchie, tôt ou tard, étouffe la liberté. Une émeute qui eut lieu le lundi 2 mai 1345 (den quaden maendag) et où périrent beaucoup de tisserands et de foulons, marqua cette période de désorganisation. Nous ne savons pas exactement dans quelles circonstances on établit une nouvelle division de la commune en trois classes : les bourgeois, les tisserands et les petits métiers ; mais il n’est pas sans intérêt de faire observer qu’Artevelde quittale métier des tisserands, qui était celui de sa famille, pour se faire inscrire dans le métier des brasseurs et pour devenir le premier doyen des petits métiers. Le moment était venu où le comte de Flandre pouvait espérer de rallier ses partisans avec des chances de succès. Soutenu par le duc de Brabant, déjà maître de Termonde, il menaçait Alost et Audenarde, et envoyait chaque jour des messages aux bonnes villes pour les exhorter à se séparer d’Édouard III. Le roi d’Angleterre se préparait à conduire une expédition en Normandie quand il apprit ce qui se passait en Flandre, et, changeant aussitôt de projet, il arriva inopinément à l’Écluse. Jacques d’Artevelde s’y rendit auprès de lui et l’engagea à se montrer à Gand. Soit méfiance, soit hâte de retourner en Angleterre, Édouard III n’accepta pas cette invitation ; mais, loin de proposer aux députés des communes de Flandre de remplacer leur comte par un duc, qui aurait été son propre fils, il scella, à l’Écluse, le 19 juillet 1345, une charte par laquelle il s’engageait à laisser intacts les droits du comte et de ses héritiers, espérant que tôt ou tard ils le reconnaîtraient comme suzerain et se bornant à pourvoir jusqu’à ce moment à une délégation provisoire de l’autorité.

En effet, vers la même époque, un rewaert fut choisi pour diriger le gouvernement du pays jusqu’à ce que le but de la convention de l’Écluse eût été atteint. Ce rewaert était un fils de Sohier de Courtray. Quoi qu’il en soit, de vagues rumeurs se répandirent. On rapportait qu’Artevelde avait promis de livrer à un prince anglais l’héritage de Robert de Jérusalem et de Baudouin de Constantinople ; d’autres ajoutent qu’il ramenait avec lui de l’Écluse des archers anglais avides de pillage. Aussi, lorsqu’il rentra à Gand, aux acclamations qui le saluaient autrefois succédèrent des murmures sinistres, et le même soir son hôtel du Calander-Berg fut entouré de vagabonds, d’ouvriers sans travail, de tisserands mécontents guidés par leur doyen Gérard Denys. Celui-ci porta la parole. Il somma Artevelde de rendre compte du grand trésor de Flandre qui a été prêté au roi d’Angleterre, et, par de fausses accusations, il excita la foule aveuglée à une odieuse vengeance : il ne restera à Gérard Denys qu’à semer, le lendemain, de l’argent (les comptes de la ville de Gand le constatent) dans cette plèbe qu’il a soulevée et qu’il s’efforcera de calmer lorsque le crime sera accompli. Cependant Artevelde parut à une fenêtre de son hôtel ; il se justifia, il rappela tout ce qu’il a fait pour le bien du pays. Des voix tumultueuses s’élèvent pour lui répondre : A la mort ! à la mort ! Déjà son hôtel était envahi, et cédant aux prières de ses serviteurs qui s’efforçaient en vain de le défendre, il se retirait pour se réfugier dans une église voisine, lorsqu’un tisserand, selon une version, un savetier, selon une autre, le frappa d’un coup de hache. Dès que la nouvelle de la mort d’Artevelde se répandit, les échevins et les doyens des grandes communes du pays accoururent à Gand pour rétablir l’ordre.

Artevelde périt, selon quelques chroniqueurs, le 17 juillet 1345, selon d’autres, le 24 du même mois. Cette dernière date paraît la plus exacte ; en effet, Édouard III, qui avait mis à la voile le 24 du port de l’Écluse, se félicitait le 3 août, huit jours après son retour en Angleterre, d’avoir affermi la Flandre dans son alliance, et ce ne fut que le 8 août qu’il donna l’ordre de saisir les lettres arrivées dans les ports de l’Angleterre, où se trouvait, sans doute, rapporté un événement si important et si funeste à sa politique. Édouard, d’abord vivement irrité, s’apaisa lorsqu’il apprit, par des députés que lui envoyaient les villes de Flandre pour lui représenter qu’Artevelde avait été la victime d’un attentat isolé, d’une haine privée ; les échevins de Gand paraissent avoir considéré sous le même aspect la sanglante catastrophe dont leur ville avait été le théâtre ; car trente ans après la mort d’Artevelde, en vertu d’une sentence qui frappait les familles de ceux qui y avaient pris part, une lampe expiatoire brûlait encore devant le grand autel du monastère de la Biloke. « Artevelde, dit une chronique contemporaine écrite à Valenciennes, avait sagement et paisiblement gouverné la Flandre. Son assassinat fut une male emprinse, une dommageuse forfaiture. » D’autre part, on lit dans les Memorie boeken de la ville de Gand : « Tant qu’il vécut, il maintint le pays en paix et en repos. De son temps on vit fleurir la Flandre par son industrie et son commerce, aussi bien que par ses richesses et sa prospérité. » Néanmoins, Jean le Bel, Froissart et d’autres chroniqueurs le dépeignent orgueilleux et astucieux, impitoyable dans ses haines, avide de confiscations. Ces reproches n’ont pas été jusqu’ici confirmés par l’étude des documents authentiques. On ne peut perdre de vue que les chroniqueurs qui lui reprochent (et probablement à tort) de s’être entouré de gardes armés, reconnaissent eux-mêmes que le comte de Flandre chercha à le faire périr perfidement, et d’autres accusations ne semblent pas davantage pouvoir se concilier avec les souvenirs et les regrets qui, d’après Froissart lui-même, honorèrent sa mémoire. Il est en dehors de toute contestation que Jacques d’Artevelde régla la représentation politique des trois grandes communes de Gand, de Bruges et d’Ypres, ainsi que l’organisation intérieure de l’autorité communale à Gand, mémorables réformes qui se maintinrent pendant plus de quatre siècles. En cherchant l’avenir du commerce et de l’industrie de son pays dans sa neutralité au milieu des guerres les plus sanglantes, il pressentit les destinées de la Belgique moderne, et l’on comprend que toutes nos provinces se soient associées à l’hommage récent qui lui a été rendu par l’érection de sa statue au Marché du Vendredi à Gand, puisque, par le traité de 1339, il s’assura l’éternel honneur d’avoir préparé l’union de ces pays également riches et industrieux, que son génie voulait rapprocher de plus en plus par les mêmes institutions et les mêmes libertés.

Kervyn de Lettenhove.